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Date : 20230823


Dossier : T-887-22

Référence : 2023 CF 1126

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 23 août 2023

En présence de madame la juge McVeigh

ENTRE :

MARCUS WILLIAMS

demandeur

et

LA BANQUE DE LA NOUVELLE-ÉCOSSE

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Le demandeur, M. Williams, agit pour son propre compte à l’audience, même s’il était représenté par un avocat lors de ses autres comparutions devant la Cour fédérale dans la présente affaire. La décision désigne la décision rendue par la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») le 28 mars 2022 à l’issue d’un réexamen.

II. Le contexte

[2] Pour comprendre le présent contrôle judiciaire, il faut regarder l’historique des instances dans ce dossier. La Banque de Nouvelle-Écosse (la « Banque Scotia ») a mis fin à l’emploi occasionnel qu’occupait le demandeur depuis environ deux ans et demi. Le demandeur, qui s’identifie comme un homme noir, a déposé une plainte pour atteinte aux droits de la personne auprès de la Commission le 15 novembre 2017, dans laquelle il alléguait que la Banque Scotia avait fait preuve de discrimination envers lui, en violation de l’article 7 de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H-6 [la LCDP]. Il a déposé une plainte modifiée le 10 avril 2018 parce que la Commission avait refusé de recevoir sa plainte initiale au motif qu’il n’avait pas établi de lien entre le mauvais traitement allégué et un motif de distinction illicite.

[3] Le demandeur a déposé une plainte auprès de la Commission dans laquelle il allègue qu’il a fait l’objet de discrimination dans le cadre de son emploi à la Banque Scotia pour des motifs fondés sur la couleur, l’origine nationale ou ethnique, la race, le sexe ou l’âge. À l’appui de sa plainte, il a déclaré qu’il avait présenté sa candidature à 15 postes contractuels et non occasionnels et à environ 200 offres d’emploi internes, sans succès, qu’il n’avait touché aucune prime annuelle ni augmentation de salaire et qu’il avait été congédié pour des motifs discriminatoires.

[4] Le 13 mars 2019, une agente des droits de la personne a recommandé dans son rapport d’examen préalable de rejeter la plainte en raison de son caractère frivole. Le 12 juin 2019, la Commission a rejeté cette recommandation et décidé de statuer sur la plainte. Le 7 décembre 2020, la Banque Scotia a sollicité le contrôle judiciaire de la décision de la Commission, mais le juge McHaffie a rejeté la demande au motif qu’elle était prématurée : Banque de Nouvelle-Écosse c Williams, 2020 CF 1127 [Williams 1].

[5] Le traitement de la plainte s’est donc poursuivi. Une autre agente des droits de la personne (l’ «agente ») a produit un rapport d’enquête (aussi appelé le « rapport de décision ») le 11 septembre 2020, dans lequel elle a conclu que certaines allégations de discrimination faites par le demandeur étaient frappées de prescription, car les faits sur lesquels elles étaient fondées se seraient produits plus d’un an avant qu’il dépose sa plainte à la Commission. L’agente a recommandé que seuls les éléments de la plainte qui n’étaient pas frappés de prescription soient renvoyés au Tribunal canadien des droits de la personne (le « Tribunal ») aux fins d’enquête, et que les autres éléments soient retranchés de la plainte. La Commission n’a pas suivi la recommandation de scinder la plainte et a plutôt renvoyé la plainte au Tribunal dans son intégralité le 4 novembre 2020.

[6] La Banque Scotia a de nouveau demandé le contrôle judiciaire de la décision de la Commission. Elle a contesté les conclusions de la Commission selon lesquelles la plainte du demandeur n’était ni frivole ni vexatoire et respectait le délai prescrit dans son intégralité. Le 21 octobre 2021, le juge Fothergill a rejeté les deux premiers arguments de la Banque Scotia, mais a accueilli en partie la demande de contrôle judiciaire au motif que la Commission n’avait pas suffisamment expliqué pourquoi elle n’avait pas suivi la recommandation formulée dans le rapport concernant la prescription : Banque de Nouvelle-Écosse c Williams, 2021 CF 1122 aux para 26, 34, 38-43 [Williams 2].

[7] La Commission a réexaminé sa décision, comme l’a ordonné le juge Fothergill. Le 28 mars 2022, elle a, pour l’essentiel, souscrit à la recommandation du rapport d’enquête et retranché les éléments de la plainte du demandeur qui étaient frappés de prescription, renvoyant au tribunal uniquement les éléments qui n’étaient pas frappés de prescription (la « décision »). C’est cette décision qui fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire du demandeur.

[8] Le demandeur a par ailleurs déposé une plainte pour congédiement injuste sous le régime du Code canadien du travail, RSC 1985 c L-2 [le Code canadien du travail]. La plainte du demandeur a été instruite le 28 juin et le 13 juillet 2018, et l’arbitre a conclu que le demandeur avait été licencié en raison du manque de travail ou de la suppression d’un poste conformément au paragraphe 242(3.1) du Code canadien du travail et a rejeté la plainte.

III. La question en litige

[9] La seule question en litige est celle de savoir si la décision est raisonnable.

IV. La norme de contrôle

[10] La norme de contrôle applicable à la décision de la Commission est celle de la décision raisonnable : Givogue c Canada (Procureur général), 2023 CF 864 au para 22, citant Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 33 et Bergeron c Canada (Procureur général), 2022 CAF 209 au para 22.

V. Analyse

[11] Les dispositions législatives applicables figurent à l’annexe A.

[12] Malheureusement, peu des observations orales et écrites du demandeur concernaient la décision dont il sollicite le contrôle judiciaire. Ses observations portaient surtout sur l’annulation de la décision du juge Fothergill (la partie de cette décision ne lui donnant pas gain de cause). La présente demande de contrôle judiciaire vise à déterminer, à la lumière de l’argument de la Banque Scotia à l’égard du respect du délai, si la plainte du demandeur doit être instruite, en totalité ou en partie, par le Tribunal. Cette décision fait suite à l’ordonnance du juge Fothergill confirmant en partie la décision antérieure de la Commission à l’égard de la plainte du demandeur. Cependant, le demandeur soutient que la décision du juge Fothergill d’accueillir en partie la demande de contrôle judiciaire antérieure était [traduction] « étrange, illogique et injuste ». En réalité, le demandeur soulève des arguments qui expliquent pourquoi la première décision de la Commission de renvoyer l’affaire au Tribunal était raisonnable et pourquoi la décision du juge Fothergill ne l’était pas. Le demandeur ne comprend pas pourquoi la décision rendue le 16 novembre 2020, qui avait déjà traité toutes ces questions, n’est pas maintenue. Selon lui, la décision de la Commission est contraire à l’intérêt du public et manque d’intégrité et d’équité.

[13] Dans sa plaidoirie, il a soutenu que, puisqu’il avait obtenu gain de cause concernant deux des trois questions tranchées par le juge Fothergill, sa demande aurait dû être accueillie et sa [traduction] « victoire » n’aurait pas dû être divisée en deux. Cet argument est un simple calcul qui ne s’applique pas aux décisions judiciaires et constitue un type d’arguments à présenter en appel de la décision du juge Fothergill.

[14] Le demandeur fait valoir que la [traduction] « décision rendue à l’égard de sa plainte était raisonnable » parce qu’(i) il était raisonnable pour la Commission de conclure que sa plainte n’était pas frivole, que (ii) la Commission n’était pas tenue de répondre à l’argument de la Banque Scotia quant au respect du délai et que (iii) les motifs de la Commission étaient suffisants. Le premier argument ne s’applique pas à la présente demande, qui ne porte pas sur la question du caractère frivole de la plainte du demandeur. Le deuxième argument n’est pas un contre-argument à la présente demande, car la décision porte directement sur l’argument de la Banque Scotia quant au respect du délai, contrairement à la première décision de renvoyer l’affaire au Tribunal, qui n’abordait pas la question. L’argument du demandeur sur ce point semble plutôt être une réponse à la conclusion du juge Fothergill selon laquelle la décision de la Commission était déraisonnable, puisqu’il ne répond pas à l’argument du respect du délai. Comme troisième argument, le demandeur soutient que les motifs de [traduction] « la décision » étaient adéquats, mais il confond ici manifestement la décision faisant l’objet de la présente demande avec la première décision de la Commission de renvoyer l’affaire au Tribunal, principalement parce qu’il ne serait pas dans l’intérêt du demandeur de soutenir, dans la présente demande de contrôle judiciaire, que la décision est [traduction] « raisonnable ».

[15] Si le demandeur est en désaccord avec la décision Williams 2 et estime que la demande de contrôle judiciaire de la Banque Scotia aurait dû être [traduction] « rejetée dans son intégralité » puisqu’il était, à son avis « non seulement étrange, mais illogique et injuste » d’accueillir la demande en partie seulement, il aurait dû interjeter appel de la décision Williams 2. Il a été confirmé à l’audience que le demandeur n’avait pas interjeté appel de cette décision. Ainsi, la décision Williams 2 demeure valide et bénéficie du principe de l’autorité de la chose jugée : voir Régie des rentes du Québec c Canada Bread Company Ltd., 2013 CSC 46 au para 55.

[16] L’alinéa 41(1)e) de la LCDP prévoit que la Commission ne doit statuer que sur les plaintes déposées avant l’expiration d’un délai d’un an après le dernier des faits sur lesquels elles sont fondées, bien qu’elle puisse, à sa discrétion, proroger ce délai. Il s’agit d’un point important pour chacune des trois conclusions tirées par l’agente dans la décision.

[17] Premièrement, l’établissement de la date de dépôt de la plainte a une incidence sur la date de fin du délai d’un an. Deuxièmement, si toutes les allégations, y compris celles fondées sur des faits qui ne sont pas survenus dans le délai d’un an, s’inscrivent dans des pratiques de discrimination plus générales adoptées par la Banque Scotia, il conviendrait d’examiner les allégations connexes frappées de prescription puisqu’il suffit que le dernier des faits se soit produit un an ou moins avant le dépôt de la plainte. Troisièmement, si le demandeur souhaite obtenir une prorogation du délai d’un an, il doit démontrer en quoi il est indiqué pour la Commission d’exercer son pouvoir discrétionnaire à cette fin dans les circonstances. La Banque Scotia a soutenu que l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire pour proroger le délai lui serait préjudiciable.

[18] La Commission a retenu le 10 avril 2018 plutôt que le 15 novembre 2017 comme point de départ du délai, ce qui est favorable au demandeur. La Banque Scotia admet que la date du 15 novembre 2017 était un choix raisonnable, même si elle n’est pas nécessairement d’accord avec cette conclusion.

[19] Le demandeur affirme que la Banque Scotia a recours de façon systématique et continue à des traitements différents qui permettent d’inférer l’existence probable de discrimination. Le demandeur maintient cette position depuis le début. Le demandeur soutient que (1) non seulement chaque fait allégué (c’est-à-dire chaque demande d’emploi infructueuse, chaque prime qui ne lui a pas été accordée, l’absence de réponse à sa demande d’augmentation de salaire et son congédiement) est le résultat d’une discrimination, mais aussi que (2) toutes les allégations, prises ensemble, démontrent l’existence de pratiques systématiques de discriminations. Si tel est le cas, il serait inopportun de retrancher les allégations frappées de prescription.

[20] La Banque Scotia soutient qu’il était raisonnable pour la Commission de conclure que les faits allégués étaient des événements séparés et distincts, et non une série continue d’événements. La Banque Scotia souligne de nombreux facteurs à l’appui de cette conclusion : (i) différents recruteurs ont participé à l’examen des diverses demandes d’emploi; (ii) chaque offre d’emploi était unique et exigeait des qualifications particulières; (iii) les raisons du rejet de la candidature du demandeur ont varié selon l’emploi; (iv) il n’y a pas de lien entre les allégations relatives aux demandes d’emploi et les autres allégations; (v) dans bien des cas, la race du demandeur n’était pas connue du recruteur au moment du rejet de sa candidature, car sa candidature a été écartée à l’étape du recrutement; (vi) rien n’indique qu’un motif de discrimination illicite ait été un facteur dans la décision ni que le demandeur avait inclus de l’information sur sa race, sa couleur ou son origine ethnique dans les demandes; (vii) un certain laps de temps s’est écoulé entre les événements puisque les allégations s’étendent sur plusieurs années.

[21] Il ressort du dossier certifié du tribunal que, le 20 mai 2020, la Commission a demandé à la Banque Scotia certains renseignements précis sur les demandes d’emploi et les qualifications du demandeur. En réponse à ce courriel, la Banque Scotia a fourni : le titre des postes auxquels le demandeur a posé sa candidature; la date et la raison du rejet de chacune des demandes d’emploi présentées par le demandeur; l’étape à laquelle sa candidature a été écartée, ce qui a démontré que, dans la grande majorité des cas, le recruteur qui avait rejeté la candidature n’avait connaissance d’aucun élément couvert par un motif de distinction, comme la race; et le curriculum vitæ du demandeur qui ne mentionnait aucun motif de distinction.

[22] À la lumière de ce qui précède, je suis convaincue que la Commission a tenu compte de tous les arguments présentés par la Banque Scotia devant la Cour pour rendre sa décision. Il existe une présomption selon laquelle le décideur a pris en compte l’ensemble de la preuve au dossier dont il est saisi : voir Estrada Alejandro c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1073 au para 19. Ainsi, il est présumé que la Commission a tenu compte des éléments de preuve et observations mentionnés précédemment. À mon avis, il faut accorder une grande force à cette présomption en l’espèce, puisque la Commission a expressément demandé ces renseignements à la Banque Scotia.

[23] La Cour n’a pas rendu un grand nombre de décisions qui examinent la question de ce qui pourrait raisonnablement constituer ou non un « comportement [...] de discrimination ». Dans l’affaire Alcock c Canada (Forces armées), 2022 CF 708 [Alcock], un plaignant alléguait avoir fait l’objet de discrimination pour certains motifs (la race, la couleur, la religion, l’origine nationale ou ethnique et la situation de famille) se rapportant à des événements qui ne sont pas survenus dans le délai prescrit et de discrimination fondée sur la déficience se rapportant à des événements qui sont survenus dans le délai prescrit. La Cour a conclu qu’il était raisonnable pour la Commission de retrancher les allégations se rapportant à des faits qui ne sont pas survenus dans le délai prescrit, puisqu’elles mettaient en cause des personnes, des circonstances et des lieux différents (tels que des commentaires stéréotypés dans le premier cas, et des mesures d’adaptation en milieu de travail dans le deuxième cas) : Alcock, au para 44; Syed c Canada (Procureur général), 2020 CF 608 aux para 1, 12, 45; Cheng c Société canadienne des postes, 2006 CF 1304 au para 7.

[24] À l’opposé, dans la décision Khanna c Canada (Procureur général), 2008 CF 576 [Khanna], la Cour a conclu qu’il était déraisonnable pour la Commission de suivre la recommandation du rapport d’enquête de retrancher les événements qui ne sont pas survenus dans le délai prescrit. Bien que, dans cette affaire, le contexte factuel soit un peu plus complexe que nécessaire quant à la date de dépôt retenue, ce qui importe, c’est que M. Khanna avait un contrat d’un an et que, compte tenu de la date de dépôt de la plainte, seuls les deux derniers mois du contrat étaient compris dans le délai d’un an. Dans sa plainte, M. Khanna a fait état d’une série d’actes subis pendant toute la durée de son contrat en raison de son origine nationale ou ethnique et de son orientation sexuelle perçue. Bon nombre de ces événements, mais pas tous, concernaient un supérieur et un collègue, qui étaient tous deux désignés comme intimés dans sa plainte relative aux droits de la personne : Khanna, aux para 3-5. La Cour a estimé que rien n’expliquait la conclusion selon laquelle la plainte de M. Khanna s’étalait sur deux périodes distinctes, de sorte que la décision était déraisonnable : Khanna, aux para 27-29.

[25] Les faits en l’espèce correspondent, en partie, aux faits dans ces deux affaires. Si elle diffère de l’affaire Alcock, dans laquelle les événements qui ne sont pas survenus dans le délai reposaient (essentiellement ou explicitement) sur différents motifs de discrimination, elle se distingue également de l’affaire Khanna dans laquelle les allégations mettaient toujours en cause les mêmes personnes. L’affaire Cheng met en cause des personnes, des circonstances et des lieux différents. Dans la présente affaire, les personnes et les circonstances variaient selon les allégations, d’autant plus que les demandes d’emploi avaient été traitées manuellement (les gestionnaires directs agissaient comme gestionnaires d’embauche) avant le déploiement de SuccessFactors (système centralisé et automatisé de traitement des demandes d’emploi) le 26 juin 2017.

[26] Toutefois, comme l’a souligné la décision Alcock, la Commission peut retrancher une plainte « en cas de ruptures dans la continuité des événements qui se sont déroulés au travail, comme des événements mettant en cause des personnes, des circonstances et des lieux différents » : Alcock, au para 42, citant Cheng, au para 7.

[27] Il n’était pas déraisonnable de conclure qu’il n’y avait aucune pratique de discrimination continue. Il était raisonnable pour la Commission de conclure que les allégations étaient des événements distincts et indépendants. La décision tient compte des éléments de preuve présentés par la Banque Scotia. Ces éléments de preuve viennent étayer l’argument de la Banque Scotia selon lequel chaque allégation est séparée et distincte, puisque de nombreux facteurs différaient d’une allégation à l’autre. Le demandeur n’a présenté aucun élément de preuve en réponse ou contradictoire qui laisse entendre qu’il existait malgré tout des pratiques de discrimination continue. Le raisonnement de la Commission se suit aisément, de la preuve à la conclusion, et ne contient pas d’erreurs sur le plan rationnel.

[28] Le demandeur a fait valoir que la Banque Scotia ne subirait aucun préjudice s’il y avait une enquête sur les allégations frappées de prescription puisque l’arbitre n’a pas examiné ces allégations lors de l’audience pour congédiement injuste, de sorte que le motif de congédiement n’a pas fait l’objet d’une décision. Autrement dit, selon les observations du demandeur, le préjudice invoqué par la Banque Scotia découlerait de son obligation de répondre deux fois aux mêmes allégations, ce que, selon lui, elle n’aurait pas à faire en l’espèce s’il y avait une enquête sur les allégations frappées de prescription. Il a ajouté que la Banque Scotia serait en mesure de localiser tous les employés anciens ou actuels puisqu’il lui a fourni toute l’information sur ses demandes d’emploi, en plus d’autres documents. Il a inclus dans sa feuille de calcul tous les emplois auxquels il a postulé, le nom du gestionnaire d’embauche et ses lettres de motivation. Il ne comprend pas comment la Banque Scotia pourrait subir un préjudice compte tenu de toute l’information qu’il a fournie et de ses propres dossiers. À l’audience, il a précisé que la Banque Scotia avait mis en place un système fondé sur l’infonuagique en juin, et non en janvier, et qu’elle pouvait donc obtenir les dossiers.

[29] En réponse, la Banque Scotia affirme qu’elle a présenté à la Commission des observations détaillées sur le préjudice important qu’elle subirait. Elle souligne les éléments de preuve et les observations soumis à la Commission. Ces éléments de preuve font état de difficultés concernant les demandes d’emploi antérieures à la transition vers le système centralisé : la version originale de certaines annonces d’emploi n’a pas pu être localisée; aucun courriel n’a été trouvé pour de nombreuses demandes d’emploi; l’identité du candidat retenu n’a été établie que dans quatre cas; dans 27 % des cas, le gestionnaire d’embauche ne travaille plus à la Banque Scotia; dans 15 % des cas, le demandeur a transmis la demande d’emploi à un courriel d’embauche générique de sorte que la Banque Scotia ne pouvait pas retrouver le gestionnaire d’embauche. La Banque Scotia mentionne d’autres difficultés rencontrées à l’égard du refus d’accorder une prime et de l’absence d’examen de la demande d’augmentation de salaire, notamment le fait que le gestionnaire direct du demandeur, un témoin essentiel, ne travaille plus à la Banque Scotia. La Banque Scotia s’est de nouveau appuyée sur la décision Williams 2, au paragraphe 39, qui mentionne certaines des difficultés qu’elle rencontrerait. La Banque Scotia soutient que la conclusion de la Commission selon laquelle elle subirait un préjudice important commande la retenue, puisqu’il s’agit d’une conclusion de fait.

[30] Elle fait de plus valoir que la décision de la Commission de refuser d’exercer son pouvoir discrétionnaire afin de proroger le délai est équitable à la lumière d’autres facteurs, notamment l’absence d’une explication suffisante pour justifier l’important retard dans le dépôt de la plainte.

[31] Je souligne que la LCDP ne précise pas les critères qui devraient guider la Commission dans son choix d’exercer ou non son pouvoir discrétionnaire. Cependant, il ressort des décisions rendues par la Cour concernant l’alinéa 41(1)e) de la LCDP que la Commission peut tenir compte de la bonne foi du plaignant, des explications fournies pour justifier le retard, du caractère futile, frivole ou vexatoire de la plainte et du préjudice ou de l’injustice causés au défendeur en raison du dépôt tardif de la plainte : Temate c Canada (Procureur général), 2018 CF 1004 [Temate] au para 26, citant Richard c Canada (Conseil du Trésor), 2008 CF 789 [Richard] aux para 8-9.

[32] L’idée qu’une entreprise puisse être à l’abri des plaintes en raison de difficultés créées par ses procédures (comme la manière dont elle a choisi d’organiser son processus de recrutement) ou de circonstances entièrement indépendantes de la volonté du plaignant (comme le départ d’un témoin important de l’entreprise) me pose problème. Cela dit, la Banque Scotia ne demandait pas à échapper à la plainte; elle demandait uniquement que la Commission n’exerce pas son pouvoir discrétionnaire pour éviter la prorogation du délai d’un an. En effet, lorsque la Commission a demandé de l’information sur les demandes d’emploi, la Banque Scotia a effectué une recherche dans ses dossiers, apparemment de bonne foi, et trouvé une bonne partie de l’information, même si les procédures qu’elle avait choisi d’adopter ont occasionné quelques difficultés. Il était raisonnable pour la Commission de considérer ces difficultés comme un facteur.

[33] La Commission a relativement rapidement rejeté l’explication avancée par le demandeur pour justifier le délai (que tant qu’il était à l’emploi occasionnel de la Banque Scotia, il craignait des représailles). J’estime qu’elle aurait pu expliquer son raisonnement plus en détail. Elle a simplement écrit que [traduction] « [m]ême si le plaignant craignait des représailles, il aurait pu déposer plus tôt une plainte auprès de la Commission au sujet des faits allégués antérieurs ». La décision ne traite pas ce point directement.

[34] Bien que j’aie quelques réserves quant à la pleine transparence dont a fait preuve la Commission en rejetant les craintes de représailles du demandeur, je constate que la Cour a, au moins dans une autre décision, tenu compte de la capacité d’une personne à porter plainte. Dans la décision Bredin c Canada (Procureur général), 2007 CF 1361 [Bredin], la Cour a jugé qu’une invalidité psychologique constituait une raison valable pour justifier le dépôt tardif de la plainte s’il est « démontré qu’elle a empêché le plaignant de déposer sa plainte dans le délai d’un an prévu par la loi » : Bredin, au para 32, conf. par 2008 CFA 360. D’autres décisions qui ont accueilli des demandes à cet égard reprochent au décideur de n’avoir tenu aucun compte des observations du plaignant : voir Temate, au para 33; Richard, au para 16. En l’espèce, la Commission a au moins pris en considération l’explication du demandeur avant de prendre sa décision, il convient donc de faire preuve de déférence : voir Temate, au para 32, et les décisions qui y sont citées. Quoique les motifs sur ce point ne soient pas parfaits, ils ne sont pas lacunaires au point de rendre la décision déraisonnable.

[35] Je suis d’avis que la décision et le rapport d’enquête tiennent compte du préjudice que subirait la Banque Scotia et de l’explication donnée par le demandeur pour justifier le dépôt tardif de la plainte. La question du préjudice joue en faveur de la Banque Scotia, tout comme l’absence d’explication.

[36] À l’audience, le demandeur a dit que cette affaire n’avait que trop duré. Je suis d’accord et je conclus qu’il doit soulever le bien-fondé de sa plainte (actuellement en suspens) devant la Commission.

VI. Conclusion

[37] La demande de contrôle judiciaire du demandeur est rejetée. La Commission a raisonnablement établi la date de dépôt de la plainte, conclu à l’absence de pratiques de discrimination continue et refusé d’exercer le pouvoir discrétionnaire que lui confère l’alinéa 41(1)e) de la LCDP de proroger le délai d’un an.

VII. Les dépens

[38] La défenderesse a réclamé des dépens, car elle a défendu sa position sans argument frivole susceptible d’entraîner un gaspillage de ressources judiciaires ou une perte de temps pour le demandeur, et a agi de bonne foi, notamment en consentant à des prorogations de délai pour le dépôt des documents du demandeur. La défenderesse a présenté un mémoire de dépens de 6 339,39 $ au titre des honoraires et des taxes. Les facteurs à prendre en compte sont notamment le fait que le demandeur n’a pas retenu les services d’un avocat et qu’il a une cause valide devant la Commission depuis 2017, qui n’a pas encore été instruite en raison de plusieurs instances judiciaires. Le demandeur semble être sans emploi et a dit ne pas avoir les moyens de retenir les services d’un avocat. Après avoir évalué les différents facteurs, j’accorde à la défenderesse des dépens d’un montant forfaitaire de 200 $, taxes et débours compris, payables immédiatement par le demandeur.


JUGEMENT dans le dossier T-887-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande est rejetée.

  2. Les dépens sont adjugés à la défenderesse pour la somme forfaitaire de 200 $, taxes et débours compris, payables immédiatement par le demandeur.

« Glennys L. McVeigh »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claudia De Angelis


ANNEXE A

L’article 7 et les alinéas 41(1)e) et 44(3)a) de la LCDP s’appliquent en l’espèce :

 

Emploi

Employment

7 Constitue un acte discriminatoire, s'il est fonde sur un motif de distinction illicite, le fait, par des moyens directs ou indirects

7 It is a discriminatory practice, directly or indirectly,

De refuser d'employer ou de continuer d'employer un individu;

to refuse to employ or continue to employ any individual, or

de de le defavoriser en cours d'emploi.

in the course of employment, to differentiate adversely in relation to an employee,

 

on a prohibited ground of discrimination.

[…]

[…]

Irrecevabffite

Commission to deal With complaint

 

41 (1) Sous reserve de l'article 40, la Commission statue sur toute plainte dont elle est saisie a moins qu'elle estime celle-ci irrecevable pour un des motifs suivants :

41 (1) Subject to section 40, the Commission shall deal with any complaint filed with it unless in respect of that complaint it appears to the Commission that

[…]

[…]

la plainte a ete deposee apres l'expiration d'un delai d'un an apres le denier des faits sur lesquels elle est fondee, ou de tout delai superieur que la Commission estime indique dans les circonstances.

(e) the complaint is based on acts or omissions the last of which occurred more than one year, or such longer period of time as the Commission considers appropriate in the circumstances, before receipt of the complaint.

[…]

[…]

Rapport

Report

44 […]

44 […]

Idem

Idem

3) Sur reception du rapport d'enquete prevu au paragraphe (1), la Commission :

(3) On receipt of a report referred to in subsection (1), the Commission

a) peut demander au president du Tribunal de designer, en application de l'article 49, un membre pour instruire la plainte visee par le rapport, si elle est convaincue :

(a) may request the

Chairperson of the Tribunal to institute an inquiry under section 49 into the complaint to which the report relates if the Commission is satisfied

  • (i)d'une part, que, compte tenu des circonstances relatives a la plainte, l'examen de celle-ci est justifie,

  • (i)  

  • (ii)that, having regard to all the circumstances of the complaint, an inquiry into the complaint is warranted, and

 

  • (ii)d'autre part, qu'il n'y a pas lieu de renvoyer la plainte en application du paragraphe (2) ni de la rejeter aux termes des alineas 41c) a e);

  • (iii)  

  • (iv)that the complaint to which the report relates should not be referred pursuant to subsection (2) or dismissed on any ground mentioned in paragraphs 41(c) to (e); or

 

[…]

[…]

 

Les alinéas 242(3)a) et 242(3.1)a) du Code canadien du travail :

 

242 [...]

242 [...]

Décision du conseil

Decision of the Board

(3) Sous reserve du paragraphe (3.1), le Conseil, une fois saisi d'une plainte :

(3) Subject to subsection (3.1), the Board, after a complaint has been referred to it, shall

a) decide si le congediement etait injuste;

(a) consider whether the dismissal of the person who made the complaint was unjust and render a decision thereon;

and

[…]

[…]

Restriction

Limitation on complaints

(3.1) Le Conseil ne peut proceder a l'instruction de la plainte dans l'un ou 1'autre des cas suivants :

(3.1) No complaint shall be considered by the Board under subsection (3) in respect of a person if

a) le plaignant a ete licencie en raison du manque de travail ou de la suppression d'un poste;

(a) that person has been laid off because of lack of work or because of the discontinuance of a function; or

[…]

[…]

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-887-22

 

INTITULÉ :

MARCUS WILLIAMS c LA BANQUE DE LA NOUVELLE-ÉCOSSE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 6 juillet 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCVEIGH

 

DATE DES MOTIFS :

LE 23 AOÛT 2023

 

COMPARUTIONS :

Marcus Williams

 

Pour le demandeur

(POUR SON PROPRE COMPTE)

 

Tiffany O’Hearn Davies

 

POUR LA DÉFENDERESSE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Norton Rose Fulbright Canada LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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