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Date : 20230822


Dossier : IMM-9744-22

Référence : 2023 CF 1127

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 22 août 2023

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

RENBIN WEN

ZHIZHEN WANG

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Contexte

[1] Les demandeurs contestent le rejet de leur demande de résidence permanente reposant sur une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire aux termes du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, demande que j’ai accueillie à l’audience avec promesse de produire les présents motifs ultérieurement.

[2] Les demandeurs sont originaires de Chine et sont venus au Canada en décembre 2019 pour rendre visite à leur petit-fils. Ils avaient prévu de ne rester que quelques mois, mais leur départ a été retardé par l’éclosion de la pandémie de Covid-19. Ils se sont principalement occupés de leur petit-fils après que sa mère eut quitté le domicile familial en mars 2021. Ils ont conservé leur statut de visiteur pendant toute la durée de leur séjour, et ont fini par présenter leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire en décembre 2021 afin de pouvoir habiter avec leur fils et de continuer à s’occuper de leur petit-fils pendant que leur fils travaillait.

[3] L’agent a conclu qu’il n’y avait pas de circonstances exceptionnelles justifiant l’octroi de la dispense, en faisant valoir le manque de preuves d’établissement hormis la relation des demandeurs avec leur famille immédiate. Même s’il a accepté le rapport du psychologue [le Rapport], selon lequel la présence des demandeurs était essentielle au bien-être de leur petit-fils, l’agent a relevé peu de preuves que leur fils (son père) ne serait pas en mesure de prendre soin de leur petit-fils - tant financièrement qu’à d’autres égards. Enfin, l’agent a rejeté les observations concernant les conditions défavorables post-Covid et la situation générale en Chine.

II. Analyse

[4] La norme de contrôle qui s’applique à la décision est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]). Les demandeurs soutiennent que la décision était déraisonnable parce qu’elle n’était pas réceptive, attentive ou sensible à l’intérêt supérieur de leur petit-fils : un seul paragraphe n’était pas suffisant pour répondre aux preuves importantes qui ont été présentées, y compris le Rapport concluant qu’ils [traduction] « sont essentiels au bien-être de leur petit-fils ».

[5] Le ministre réplique que l’agent a raisonnablement pris en compte l’intérêt supérieur de l’enfant, en le pondérant avec d’autres facteurs énoncés dans la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire des demandeurs, et il invoque principalement la décision Gao c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 1238 au para 31 [Gao] pour soutenir que (i) les grands-parents ne sont pas ses principaux pourvoyeurs de soins même s’ils prétendent l’être; et (ii) la séparation d’un enfant d’avec des membres de sa famille élargie est certes difficile, mais cette difficulté ne rend pas déraisonnable à elle seule le refus de prendre des mesures spéciales pour des considérations d’ordre humanitaire. Le ministre affirme que les demandeurs n’ont pas présenté de preuve d’une [traduction] « relation fortement interdépendante » entre eux et leur petit-fils, comme l’exige la jurisprudence de la Cour eu égard à l’intérêt supérieur de l’enfant quand il s’agit des grands-parents (Toor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 773 aux para 29‑30 [Toor]).

[6] Cette conclusion ne tient toutefois pas compte de preuves convaincantes d’une relation fortement interdépendante énoncées dans le Rapport, dont l’agent n’a pas raisonnablement tenu compte. En dépit du fait que l’agent a admis que le psychologue était un expert et a reconnu l’affirmation selon laquelle les demandeurs sont essentiels au bien-être de leur petit-fils, sa décision de n’accorder néanmoins que peu de poids à l’intérêt supérieur de l’enfant parce que [traduction] « le renvoi des demandeurs ne compromettrait pas l’intérêt supérieur de leur petit-fils » fait problème à la lumière des conclusions du Rapport, et – faute d’une analyse des facteurs relatifs à l’intérêt supérieur de l’enfant qui ont été soulevés – ne justifie pas la décision en faveur de cet élément et d’autres affirmations tout simplement non étayées.

[7] À titre d’autre exemple d’une de ces conclusions non étayées concernant l’intérêt de l’enfant, l’agent fait remarquer que [traduction] « cet enfant aura toujours son père pour satisfaire à ses besoins émotionnels, financiers et autres et pour s’occuper de lui ». Cette affirmation, semblable à celle citée dans le paragraphe précédent, vient directement contredire le Rapport, selon lequel le développement sain de l’enfant pourrait être compromis si son père, le seul parent qui lui reste, [traduction] « se trouvait stressé et préoccupé par les soins à donner, le travail et la gestion du ménage » sans ses grands-parents. Le Rapport indique plutôt que le développement de l’enfant est déjà à risque en raison de l’absence de sa mère et que la présence des demandeurs et les soins qu’ils prodiguent sont essentiels pour atténuer l’incidence de cette absence, ce qui démontre que l’enfant a des besoins particuliers qui requièrent les soins supplémentaires venant d’un grand-parent.

[8] Il va de soi que l’agent n’était pas tenu d’accepter sans réserve les conclusions du Rapport ou de les faire siennes. Toutefois, étant donné que l’intérêt supérieur de l’enfant était au centre des considérations d’ordre humanitaire en l’espèce, l’agent devait examiner les preuves avec suffisamment d’attention et expliquer pourquoi il n’était pas d’accord avec elles ou leur avait accordé peu de poids. L’agent ne l’a pas fait. L’omission d’aborder ces éléments dans les demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire quand il s’agit de grands-parents a été considérée comme une erreur susceptible de contrôle (voir, par exemple, la décision Toor au para 29, citant Le c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 427 aux para 18, 22).

[9] L’analyse limitée de l’intérêt supérieur de l’enfant reconnaît que l’enfant a grandement bénéficié de la présence des demandeurs au Canada à ce jour, mais omet de prendre en compte la question de savoir s’il serait dans l’intérêt supérieur de l’enfant que ses grands-parents demeurent désormais avec lui au Canada (Jimenez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 527 au para 27). En fait, les observations formulées par l’agent selon lesquelles les demandeurs peuvent encore se prévaloir [traduction] « des voies d’immigration régulières » comme le parrainage dans la catégorie du regroupement familial ou le super visa – qui sont toutes des options à l’issue incertaine dans le meilleur des cas – illustrent la lacune fondamentale dans la décision.

[10] Là encore, cette erreur s’est produite lorsque l’agent n’a pas examiné la solution proposée qui a été présentée comme étant dans l’intérêt supérieur de l’enfant, mais qu’il a préféré en examiner d’autres, qui ne constituaient pas l’objet de la demande. En s’écartant de la demande qui a été présentée et en soulignant d’autres voies qui auraient pu être suivies, l’agent a omis d’analyser dûment les répercussions du renvoi des demandeurs sur l’intérêt supérieur de l’enfant, étant donné sa situation particulière, comme l’étayaient la demande en l’espèce et les preuves qui étaient présentées avec elle (Charles c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 772 aux para 32 et 60).

[11] Pour donner un autre exemple du problème, le psychologue écrit que l’enfant [traduction] « sait déjà ce que c’est que de perdre quelqu’un étant donné le départ soudain de sa mère. Si les demandeurs disparaissaient de la même façon de sa vie quotidienne, l’enfant souffrira beaucoup étant donné que ce départ lui semblera soudain et catastrophique. Il deviendra probablement dépressif ».

[12] Dans le même ordre d’idées, le rapport du psychologue fait valoir le rôle des grands-parents en tant que principaux pourvoyeurs de soins à l’enfant, précisément, du fait que ces derniers [traduction] « apportent un soutien et une sécurité essentiels » aux premiers stades du développement de l’enfant. Aucun de ces éléments n’a été abordé dans l’analyse menant à la conclusion selon laquelle le père serait en mesure de s’occuper de lui. En fin de compte, l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant effectuée par l’agent montre que ce dernier n’a pas examiné les intérêts de l’enfant « avec beaucoup d’attention » (Legault c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CAF 125 aux para 12 et 31; voir aussi Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 39).

[13] À l’audience, le défendeur a soulevé l’argument selon lequel l’agent ne disposait pas de suffisamment de preuve. Cet argument ne peut absolument pas être retenu. Le demandeur a présenté un dossier exhaustif dans le cadre des considérations d’ordre humanitaire, qui comprenait le Rapport long et approfondi, avec une annexe additionnelle du psychologue renfermant d’autres informations concernant les répercussions psychologiques sur l’enfant. La demande comportait aussi des preuves exposant les raisons pour lesquelles les autres filières d’immigration n’étaient pas viables.

[14] De plus, le défendeur a invoqué la décision Luciano c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1557 aux para 41, 43 [Luciano] pour souligner la nature exceptionnelle des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire. Cependant, dans la décision Luciano, la Cour a estimé qu’il était déraisonnable de proposer d’autres moyens d’immigrer, d’autant plus que l’appréciation de ces autres moyens semble l’avoir emporté sur les preuves présentées par la demanderesse sur ses liens familiaux et l’intérêt supérieur de l’enfant (Luciano au para 44).

[15] Même s’il est bien établi que l’analyse de l’intérêt supérieur de l’enfant n’est pas déterminante quant à l’issue d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (Li c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 754 au para 56), une analyse déficiente de l’intérêt supérieur de l’enfant peut rendre une décision déraisonnable (Monga c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 848 au para 27). En l’espèce, l’examen effectué par l’agent de l’intérêt supérieur du petit-fils des demandeurs était déraisonnable et représente une erreur fatale qui est suffisamment grave pour que la décision soit infirmée (Vavilov au para 100).

III. Conclusion

[16] En résumé, les preuves présentées dans le Rapport soulignaient la relation d’interdépendance entre l’enfant et ses grands-parents, le rôle de ceux-ci en tant que principaux pourvoyeurs de soins dans la vie de l’enfant et le risque sérieux de préjudices psychologiques pour l’enfant en cas de séparation. L’agent a omis d’examiner ces éléments de preuve dans sa décision. Étant donné que l’intérêt supérieur de l’enfant était la principale question soulevée dans la demande, et que l’analyse qui en a été faite était fondamentalement erronée, je renvoie l’affaire pour un nouvel examen. Les parties conviennent que l’affaire ne soulève aucune question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-9744-22

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2. Aucune question à certifier n’est soulevée.

3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Alan S. Diner »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-9744-22

INTITULÉ :

RENBIN WEN, ZHIZHEN WANG c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

CALGARY (ALBERTA)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 AOÛT 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE DINER

DATE DES MOTIFS :

LE 22 AOÛT 2023

COMPARUTIONS :

Peter Wong

Lucinda Wong

 

POUR LES DEMANDEURS

Meenu Ahluwalia

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

CARON & PARTNERS LLP

Avocats

Calgary (Alberta)

 

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Calgary (Alberta)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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