Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20230804


Dossier : IMM-9542-23

Référence : 2023 CF 1080

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 4 août 2023

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

HASAN ATHULA THILANKA KURUNGURE NANAYAKKARAGE

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, M. Nanayakkarage, a présenté une requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi du Canada qui avait été prise contre lui. Son renvoi doit avoir lieu le 9 août 2023.

[2] Le demandeur prie la Cour de surseoir à son renvoi au Sri Lanka jusqu’à ce qu’une décision soit rendue sur la demande sous‑jacente d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs (l’agent) de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) a rejeté sa demande de report.

[3] Pour les motifs qui suivent, la présente requête sera rejetée. Je conclus que le demandeur ne satisfait pas au critère à trois volets qui doit être respecté pour qu’un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi soit accordé.

II. Les faits et les décisions sous-jacentes

[4] Le demandeur, citoyen du Sri Lanka, est arrivé au Canada à bord du navire MV AS Elenia en novembre 2020. Sa femme est restée au Sri Lanka, et il se définit comme un bisexuel.

[5] Le demandeur affirme qu’il a été la cible de persécution pour des motifs politiques et qu’on lui a fait porter la responsabilité de la mort d’un cycliste. Il ajoute que, s’il était forcé de retourner au Sri Lanka, il serait exposé à d’énormes difficultés, qu’il serait sans aucun doute rapidement arrêté et qu’il ne bénéficierait pas de la protection de l’État.

[6] Le 10 décembre 2021, le demandeur a présenté une demande d’examen des risques avant renvoi (l’ERAR), laquelle a été rejetée par Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) le 12 janvier 2022 (la première demande d’ERAR).

[7] La Cour lui a précédemment accordé un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi le 3 février 2022. IRCC a ensuite réexaminé la demande d’ERAR, puis, le 17 janvier 2023, elle l’a de nouveau rejetée.

[8] Le 24 avril 2023, le demandeur a présenté une demande de réexamen de sa demande d’ERAR contenant de nouveaux renseignements qu’il avait obtenus au sujet d’un mandat d’arrestation délivré contre lui au Sri Lanka. Cette demande de réexamen comprenait des lettres de membres de sa famille dans lesquelles ceux-ci attestaient que la police les avait contactés et qu’elle les avait questionnés au sujet du lieu où se trouvait le demandeur.

[9] Le 9 avril 2023, l’ASFC a pris une mesure de renvoi contre le demandeur. Le 17 juillet 2023, le demandeur a présenté une demande de report du renvoi, laquelle a été rejetée par l’agent le 3 août 2023.

[10] Le 1er août 2023, IRCC a décidé qu’elle n’exercerait pas son pouvoir de réexaminer la demande d’ERAR du demandeur.

[11] Le 28 juillet 2023, le demandeur a présenté à la Cour une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision par laquelle l’agent avait rejeté sa demande.

III. L’analyse

[12] Le critère à trois volets régissant l’octroi d’un sursis à l’exécution d’une mesure de renvoi est bien établi : Toth c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1988 CanLII 1420 (CAF), [1988] ACF no 587 (CAF) (Toth); Manitoba (PG) c Metropolitan Stores Ltd, 1987 CanLII 79 (CSC), [1987] 1 RCS 110 (Metropolitan Stores Ltd); RJR-MacDonald Inc c Canada (Procureur général), 1994 CanLII 117 (CSC), [1994] 1 RCS 311 (RJR-MacDonald); R c Société Radio-Canada, 2018 CSC 5 (CanLII), [2018] 1 RCS 196.

[13] Le critère énoncé dans l’arrêt Toth est conjonctif, c’est-à-dire que, pour qu’un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi lui soit accordé, le demandeur doit établir : i) que la demande de contrôle judiciaire sous‑jacente soulève une question sérieuse; ii) qu’un préjudice irréparable sera causé s’il est renvoyé; iii) que la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi du sursis.

A. L’existence d’une question sérieuse

[14] Dans l’arrêt RJR-MacDonald, la Cour suprême du Canada a conclu que, pour décider si le premier volet du critère est respecté, il faut procéder à « un examen extrêmement restreint du fond de l’affaire » (RJR-MacDonald, à la p 314). La Cour doit également garder à l’esprit que le pouvoir discrétionnaire de reporter l’exécution d’une mesure de renvoi prise contre une personne est limité. La norme de contrôle applicable à la décision d’un agent d’exécution est celle de la décision raisonnable (Baron c Canada (Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile), 2009 CAF 81 (CanLII), [2010] 2 RCF 311 au para 67) (Baron).

[15] Selon l’arrêt Baron, le demandeur qui conteste le refus de reporter l’exécution d’une mesure de renvoi de prise contre lui est tenu de satisfaire à une norme élevée quant au premier volet du critère de l’arrêt Toth, qui est d’établir l’existence d’une question sérieuse à trancher.

[16] Concernant ce premier des trois volets du critère, le demandeur soutient que trois questions sérieuses sont soulevées. Premièrement, il fait valoir que les motifs de l’agent soulèvent une question d’équité procédurale. Deuxièmement, il affirme que le fait qu’il serait rapidement arrêté au Sri Lanka soulève des préoccupations considérables en ce qui a trait à sa sécurité personnelle. Troisièmement, il allègue que le changement de gouvernement au Sri Lanka ne dissipe pas le risque de persécution pour des motifs politiques auquel il serait exposé s’il était forcé d’y retourner.

[17] Le défendeur explique qu’aucune question sérieuse n’est soulevée, parce que la situation du demandeur n’étaye pas l’affirmation selon laquelle il existe un risque de préjudice ou de persécution. Il soutient que le demandeur ne s’est pas acquitté de son fardeau de preuve et que le risque auquel le demandeur serait exposé a été exhaustivement examiné dans le cadre de la première demande d’ERAR et de la demande de réexamen.

[18] Je conviens avec le demandeur qu’il existe une question sérieuse à trancher. La demande de contrôle judiciaire sous-jacente soulève des questions concernant le caractère approprié de l’examen de l’agent en ce qui concerne les risques auxquels le demandeur serait confronté, ainsi que des considérations relatives à l’équité procédurale. Cela suffit pour que la norme élevée exposée dans l’arrêt Baron soit respectée.

B. L’existence d’un préjudice irréparable

[19] Pour satisfaire au deuxième volet du critère, les demandeurs doivent démontrer qu’un préjudice irréparable sera causé si le sursis n’est pas accordé. Le terme « irréparable » n’a pas trait à l’étendue du préjudice; il indique plutôt qu’il s’agit d’un préjudice auquel il ne peut être remédié ou qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire (RJR‑MacDonald, à la p 341). La Cour doit être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que le préjudice n’est pas hypothétique, mais elle n’a pas à être convaincue que le préjudice sera causé (Xu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1994] ACF no 746, 79 FTR 107 (CF 1re inst); Horii c Canada (CA), [1991] ACF no 984, [1992] 1 CF 142 (CAF)).

[20] Le demandeur allègue que le risque personnel auquel il serait exposé au Sri Lanka lui causerait un préjudice irréparable, car il risque d’être persécuté pour des motifs politiques par le parti Sri Lanka Podujana Peramuna (le SLPP) pour avoir soutenu le United National Party (l’UNP) et le Samagi Jana Balawegaya. Il soutient que, s’il retournait au Sri Lanka et que les membres du SLPP le poursuivaient, la police n’interviendrait pas pour le protéger. Il affirme que l’agent n’a pas tenu compte des [traduction] « nombreux éléments de preuve » qui attestent que le pays est actuellement en proie à l’instabilité politique, à une crise économique et à une hausse de la violence.

[21] Le défendeur fait observer que, pour établir l’existence d’un préjudice irréparable, il faut produire des éléments de preuve suffisamment probants, dont il ressort une forte probabilité que, faute de sursis, un tel préjudice sera inévitablement causé : Adams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 256 au para 25, et Al Salous c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 990 au para 7. Il fait également observer qu’aucun élément de preuve n’établit en l’espèce qu’un mandat a véritablement été délivré.

[22] Le demandeur n’a pas réussi à établir l’existence d’un préjudice irréparable et, à mon avis, il s’agit de la question déterminante quant à la présente requête.

[23] Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que le climat politique et social du Sri Lanka a considérablement changé depuis le départ du demandeur en 2020. Dans sa demande de report, le demandeur a relaté qu’en 2015, il avait travaillé pour Ranil Wickremesinghe, candidat à un siège à Homagama, et que son travail consistait à distribuer des tracts politiques et à organiser des réunions. Le demandeur a allégué qu’il risquait d’être persécuté pour des motifs politiques lorsque le parti de Mahinda Rajapaksa était au pouvoir, mais ce n’est plus le cas. Comme l’a fait remarquer l’agent qui a examiné la première demande d’ERAR, Mahinda Rajapaksa a démissionné de son poste de premier ministre et Basil Rajapaksa a démissionné de son poste de député. Qui plus est, Ranil Wickremesinghe, le candidat que le demandeur a soutenu en 2015, est l’actuel président du Sri Lanka.

[24] La plupart des éléments de preuve que le demandeur a présentés se rapportent à la crainte qu’il avait d’être persécuté avant le changement de gouvernement de 2022. Je reconnais que les documents du poste de police datent d’après ce changement de gouvernement, tout comme plusieurs des lettres des membres de la famille du demandeur selon lesquelles la police est encore à sa recherche. Toutefois, le demandeur n’aborde pas ce changement de gouvernement et s’appuie sur les lettres de sa famille selon lesquelles la police est encore à sa recherche.

[25] Il était loisible à l’agent de conclure que les lettres et les documents de la police étaient insuffisants à la lumière des renseignements sur la situation dans le pays et de l’analyse de la première demande d’ERAR. De plus, rien dans la preuve présentée à l’appui de la présente requête ne démontre que le demandeur serait toujours exposé à des persécutions pour des motifs politiques, cette fois de la part du parti même dont il était au service lorsqu’il vivait au Sri Lanka. Le dossier et les observations du demandeur sont muets sur les motifs pour lesquels l’UNP le persécuterait.

[26] En somme, l’agent a examiné de façon appropriée la preuve et a tiré une conclusion raisonnable compatible avec les éléments au dossier. Les arguments du demandeur sur l’État en tant qu’agent de persécution et sur l’absence d’une possibilité de refuge intérieur viable ne sauraient être retenus compte tenu des changements politiques importants que le pays a connus depuis 2022.

C. La prépondérance des inconvénients

[27] Le troisième volet du critère nécessite l’appréciation de la prépondérance des inconvénients, qui consiste à déterminer laquelle des deux parties subira le plus grand préjudice selon que l’on accorde ou refuse une injonction interlocutoire en attendant une décision sur le fond (RJR‑MacDonald, à la p 342; Metropolitan Stores Ltd, à la p 129). Il a parfois été dit que, « [l]orsque la Cour est convaincue que l’existence d’une question sérieuse et d’un préjudice irréparable a été établie, la prépondérance des inconvénients militera en faveur du demandeur » (Mauricette c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2008 CF 420 au para 48). Toutefois, la Cour doit également tenir compte de l’intérêt public d’assurer la bonne administration du système d’immigration.

[28] Le demandeur soutient que la prépondérance des inconvénients milite en sa faveur parce qu’il subirait des dommages physiques et psychologiques. À son avis, il pourrait être remédié au préjudice à l’intérêt du ministre à exécuter rapidement la mesure de renvoi par une reprise rapide de la procédure de renvoi si la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire était rejetée.

[29] Le défendeur, s’appuyant sur le paragraphe 42 de la décision Vieira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2007 CF 626, et le paragraphe 29 de la décision Fucito c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 379, soutient que, pour démontrer que la prépondérance des inconvénients milite en faveur du demandeur, ce dernier doit établir qu’il est dans l’intérêt du public qu’il ne soit pas renvoyé.

[30] La prépondérance des inconvénients ne milite pas en faveur du demandeur, en particulier à la lumière de ma conclusion selon laquelle il n’a pas établi l’existence d’un préjudice irréparable tel qu’il est exigé pour que le critère de l’arrêt Toth soit respecté. Lorsque « l’intérêt public [visé par le principe de la légalité] est plus important que ne l’est le préjudice (irréparable ou non) ou l’inconvénient que subirait la seule partie, on ne saurait autoriser cette partie à passer outre à la légalité » (Janssen Inc c Abbvie Corporation, 2014 CAF 112 (CanLII) au para 25). S’il n’établit pas l’existence d’un préjudice irréparable, le demandeur ne peut pas me persuader que la prépondérance des inconvénients milite en sa faveur.

[31] En définitive, le demandeur ne satisfait pas au critère à trois volets qui doit être respecté pour qu’un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi soit accordé. La présente requête sera donc rejetée.


ORDONNANCE dans le dossier IMM-9542-23

LA COUR ORDONNE QUE la requête en sursis à l’exécution de la mesure de renvoi prise contre le demandeur est rejetée.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

N. Belhumeur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-9542-23

 

INTITULÉ :

HASAN ATHULA THILANKA KURUNGURE NANAYAKKARAGE c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 4 AOÛT 2023

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

LE 4 AOÛT 2023

 

COMPARUTIONS :

Alexander Fomcenco

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Michael Butterfield

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Fomcenco Law

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.