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Date : 20230727

Dossier : T-738-22

Référence : 2023 CF 1029

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 27 juillet 2023

En présence de monsieur le juge Andrew D. Little

ENTRE :

CHITRA RAMANATHAN

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La demanderesse s’adresse à la Cour pour qu’elle annule la décision rendue par l’Agence du revenu du Canada (l’ARC) dans une lettre datée du 9 mars 2022. Dans sa décision, l’ARC a rejeté sa demande de prestation présentée au titre de la Loi sur les prestations canadiennes de relance économique, LC 2020, c 12 (la Loi sur les PCRE), car elle ne répondait pas aux critères d’admissibilité.

[2] L’ARC a conclu que la demanderesse n’avait pas gagné au moins 5 000 $ (avant impôts) de revenus d’emploi ou de revenus nets de travail à son compte en 2019, 2020 ou dans les douze mois précédant la date de sa première demande.

[3] La demanderesse soutient que l’ARC n’a pas respecté son droit à l’équité procédurale et que la décision était déraisonnable au regard des principes énoncés dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 RCS 653.

[4] Pour les motifs qui suivent, je conclurai que, dans les circonstances de l’espèce, la décision de l’ARC doit être annulée et que l’affaire doit être renvoyée à l’ARC pour nouvelle décision.

I. Événements à l’origine de la présente demande

[5] La demanderesse vit à Mississauga, en Ontario. Elle n’est pas représentée par un avocat et elle se décrit comme une aînée à faible revenu.

[6] En mars 2020, la demanderesse a demandé et commencé à recevoir des prestations au titre de la Loi sur la prestation canadienne d’urgence, LC 2020, c 5 (la Loi sur la PCU). Elle a continué à en recevoir jusqu’au 26 septembre 2020. Elle a ensuite demandé des prestations au titre de la Loi sur les PCRE, qu’elle a reçues jusqu’au 13 février 2021.

[7] Le 8 avril 2021, la demanderesse a produit des documents à l’appui de sa demande de PCRE.

[8] Dans une lettre datée du 16 juillet 2021, l’ARC a informé la demanderesse qu’elle n’était pas admissible aux paiements de PCRE, car elle ne répondait pas aux critères d’admissibilité. L’ARC lui a expliqué qu’elle n’avait pas gagné au moins 5 000 $ (avant impôts) de revenus d’emploi ou de revenus nets de travail à son compte en 2019, 2020 ou dans les douze mois précédant la date de sa première demande.

[9] Par suite de cette décision, la demanderesse a communiqué avec l’ARC à plusieurs reprises.

[10] Les notes internes des communications entre l’ARC et la demanderesse ont été consignées dans le système de cas T1 de l’ARC.

[11] Selon les notes de l’ARC, le 7 octobre 2021, la demanderesse a appelé l’ARC, car elle avait reçu une lettre indiquant qu’elle n’était pas admissible aux paiements de PCRE. [TRADUCTION] « La contribuable a affirmé que [...] elle avait produit tous les documents nécessaires [...] ne semble pas comprendre pourquoi sa demande a été rejetée. » L’agent de l’ARC a expliqué à la demanderesse qu'elle devait suivre les directives indiquées dans la lettre si elle souhaitait contester la décision. (La demanderesse avait dépassé le délai de trente jours pour demander un deuxième examen, mais ce problème a été réglé.)

[12] Le 8 octobre 2021, la demanderesse a appelé l’ARC et a parlé à une agente afin d’obtenir de l’aide pour demander un deuxième examen. L’agente lui a demandé de suivre les directives fournies au bas de la lettre de refus. Dans ses notes, l’agente a indiqué que [traduction] « la contribuable suivra les instructions et fournira des documents supplémentaires, tels que des relevés bancaires, pour démontrer qu’elle a respecté le critère des 5 000 $ en 2019. La contribuable a demandé le numéro d’identification, ce qui lui a été fourni. » Dans ses notes, l’agente a également inscrit un numéro de téléphone dont l’indicatif régional est le 905. Il s’agissait du numéro de téléphone résidentiel de la demanderesse. L’agente a noté qu’il s’agissait du [traduction] « numéro à composer en priorité » pour joindre la demanderesse.

[13] Dans une lettre datée du 18 octobre 2021, la demanderesse a sollicité un examen de la décision de l’ARC. Elle y a mentionné la première lettre de décision de l’ARC et une [traduction] « conversation téléphonique » qu’elle avait eue le 8 octobre 2021 avec une employée de l’ARC (dont elle a fourni le nom et le numéro d’identification). Elle y a joint son avis de cotisation pour l’année d’imposition 2019 ainsi qu’un document qu’elle a décrit comme étant un [traduction] « relevé bancaire des revenus versés dans le compte : “Relevé des revenus dans le compte” ».

[14] Selon l’avis de cotisation de 2019, les revenus de la demanderesse totalisaient plus de 5 000 $. Ses droits de cotisation à son REER pour 2020 ont été calculés en fonction de 18 % de ses « revenus gagnés » en 2019, qui excédaient 5 000 $. Dans le relevé bancaire, il y avait quatre écritures de crédit en mars et en avril 2019 provenant de « Flex People Sol BUS » et totalisant plus de 5 000 $.

[15] Dans un affidavit déposé sans objection dans le cadre de la présente demande, la demanderesse a déclaré qu’elle avait joint des documents à sa lettre du 18 octobre 2021 adressée à l’ARC [traduction] « comme le lui avait conseillé une agente de l’ARC » (comme elle l’a également indiqué dans sa lettre).

[16] La demanderesse a rappelé l’ARC le 15 décembre 2021. Selon les notes de l’agent, elle [traduction] « était fâchée, car elle ne comprenait pas pourquoi elle ne recevait plus de paiements de prestation. Son feuillet de renseignements fiscaux de 2019 indique seulement 999 $, alors que son feuillet T4 indique 5 999 $. On lui a demandé de fournir d’autres documents. » Dans ses notes, l’agent a noté une demande de renseignements interne et a indiqué ce qui suit : [TRADUCTION] « Si la contribuable rappelle, elle doit fournir des documents supplémentaires à l’appui de ses revenus de 2019, comme il est mentionné plus haut. »

[17] Le 17 décembre 2021, la demanderesse a rappelé l’ARC pour s’informer de l’état d’avancement de son dossier. L’agent l’a informée que son dossier était rendu à l’étape du deuxième examen, mais qu’il n’avait pas encore été attribué à un examinateur. L’agent n’avait accès qu’aux premiers documents que la demanderesse avait fournis avant le premier examen. La demanderesse a informé l’agent [traduction] « [qu’]il y avait également des relevés bancaires ». L’agent lui [traduction] « a demandé de les produire de nouveau ». L’agent n’a trouvé aucune note indiquant qu’un examinateur de l’ARC avait communiqué ou tenté de communiquer avec la demanderesse. Dans ses notes, l’agent a confirmé le numéro de téléphone au dossier et y a ajouté le numéro de téléphone cellulaire de la demanderesse.

[18] Dans une lettre datée du 17 décembre 2021, la demanderesse a présenté de nouveau le contenu de sa lettre du 18 octobre 2021 et y a joint son avis de cotisation de 2019 et le relevé bancaire, comme elle l’avait déjà fait. Dans sa lettre, la demanderesse a indiqué son numéro de dossier et a écrit ce qui suit :

[traduction]
Le 8 octobre 2021, lors d’une conversation téléphonique avec Pam (numéro d’identification : 38909), on m’avait demandé de déposer une lettre de réponse et des documents en indiquant le numéro de référence [...]. J’avais déposé une lettre et un relevé bancaire justifiant les montants en question.

On m’a maintenant demandé de déposer les mêmes documents sous le numéro de dossier [...].

Je souhaite contester la déclaration suivante que vous avez faite dans votre lettre. Vous n’avez pas tenu compte de tous les renseignements dont vous disposiez. Veuillez réexaminer l’évaluation.

[La demanderesse a inséré un extrait de la lettre de l’ARC datée du 16 juillet 2021.]

J’ai gagné plus de 5 000 $ (avant impôts) de revenus d’emploi ou de revenus nets de travail à mon compte en 2019, 2020 ou dans les douze mois précédant la date de ma première demande.

Je joins les documents suivants, comme me l’ont conseillé Pam (numéro d’identification : 38909) et Kirsten.

  1. Avis de cotisation pour l’année d’imposition 2019 présenté en 2020 [...]

« Revenus nets de 23 600 $ [montant indiqué excédant 5 000 $] »

  1. Relevé bancaire des revenus versés dans le compte : « Relevé des revenus dans le compte »

Veuillez communiquer avec moi si vous avez besoin de renseignements supplémentaires.

[19] Comme on peut le constater, cette lettre faisait référence aux conversations qu’avait eues la demanderesse avec une agente nommée Pam le 8 octobre 2021, puis avec une autre agente nommée Kirsten concernant la présentation de relevés bancaires à l’appui de sa position relativement au deuxième examen.

[20] La demanderesse a téléphoné à l’ARC le 23 décembre 2021 pour faire un autre suivi. L’agent a pris beaucoup de notes dans le système de cas T1, où il décrit sa discussion avec la demanderesse concernant de façon générale la durée et le déroulement du deuxième examen.

[21] L’agent a informé la demanderesse qu’aucun examinateur n’avait encore été affecté au deuxième examen et que [traduction] « l’examinateur communiquerait avec elle dans le cadre de la vérification de ses renseignements ». L’agent a expliqué que l’ARC travaillait selon la méthode du premier arrivé, premier servi et qu’aucun échéancier ne pouvait être fourni pour l’examen. La demanderesse [traduction] « a exprimé sa frustration concernant l’examen de son premier dossier. Elle a dit que son dossier n’avait pas été examiné correctement et que l’[examinateur] n’avait aucunement communiqué avec elle et lui avait simplement envoyé une lettre de refus sans l’appeler d’abord. »

[22] La demanderesse a demandé à l’agent si elle devait communiquer avec l’ARC chaque jour pour accélérer le processus. Elle a reconnu que l’agent n’y était pour rien, mais s’est dite frustrée de la longue attente. Elle a demandé à parler à un superviseur pour lui exprimer sa frustration. L’agent a présenté ses excuses à la demanderesse pour les inconvénients causés par la situation et lui a dit qu’il ferait de son mieux pour l’aider.

[23] L’agent a lu les notes consignées dans le premier dossier d’examen et a expliqué à la demanderesse pourquoi son dossier avait alors été rejeté (bien que les notes n’indiquent pas ce que l’agent lui a dit).

[24] La demanderesse [traduction] « a affirmé qu’elle aurait dû recevoir un appel téléphonique de la part de l’examinateur avant que ce dernier ne rende sa décision ». Elle a insisté pour parler à un superviseur. L’agent a l’informée que l’ARC [traduction] « traite ces dossiers selon la méthode du premier arrivé, premier servi » et que « plus elle fournira de documents à l’appui de sa demande, plus l’agent affecté à son dossier aura de la facilité à traiter son dossier sans avoir à demander des documents supplémentaires ». Une fois de plus, la demanderesse a insisté pour parler à un superviseur. L’agent a confirmé auprès de la demanderesse qu’elle pouvait être jointe à son numéro de téléphone cellulaire ou de téléphone résidentiel.

[25] Plus tard le même jour, un superviseur de l’ARC a appelé la demanderesse. Il a d’abord tenté de la joindre sur son téléphone cellulaire et a laissé un message vocal, puis il a composé son numéro de téléphone résidentiel huit minutes plus tard et a réussi à la joindre. Le superviseur a confirmé la grande quantité de demandes examinées par l’ARC et le fait que la demanderesse [traduction] « recevrait un appel lorsqu’un agent serait affecté à son dossier ». Il lui a conseillé [traduction] « [d’]envoyer des documents à l’appui des activités qu’elle avait exercées à son compte, que ce soit des relevés bancaires, des factures, des relevés de dépenses, le cas échéant ». Dans les notes, l’ARC a indiqué que la demanderesse [traduction] « a dit qu’elle serait peut‐être à l’extérieur du pays et qu’il serait donc avisé de l’appeler avant son départ ».

[26] L’ARC a attribué le dossier de la demanderesse à un deuxième examinateur (la date n’a pas été divulguée dans l’affidavit déposé par le défendeur). Le deuxième examinateur a examiné les documents fournis par la demanderesse ainsi que les notes consignées dans le système de cas T1.

[27] Il ressort du rapport du deuxième examinateur daté du 7 mars 2022 que ce dernier a tenté de joindre la demanderesse sur son téléphone cellulaire le 10 février 2022 et qu’il lui a laissé un message vocal avec ses coordonnées. Le deuxième examinateur a rappelé la demanderesse le 11 février 2022, deux fois sur son téléphone cellulaire, à environ trois heures d’intervalle, sans succès.

[28] L’ARC a ensuite accordé un délai de 21 jours à la demanderesse pour rappeler.

[29] Je tiens à souligner qu’il se peut que la demanderesse ait été à l’extérieur du pays et qu’elle n’ait pas reçu le message vocal de l’agent de l’ARC à l’intérieur de ce délai. Dans son affidavit, la demanderesse n’a rien dit au sujet de son voyage à l’extérieur du pays et d’un quelconque message vocal que l’ARC lui aurait laissé pendant le deuxième examen. Bien que, dans ses observations écrites, elle ait indiqué n’avoir aucune trace d’un appel téléphonique de la part de l’ARC, j’ai cru comprendre de ses observations présentées pendant l’audience qu’elle avait peut-être fini par recevoir un message vocal. Cependant, comme aucune preuve n’a été déposée sur cette question, je ne peux tirer aucune conclusion.

[30] Rien dans la preuve ne permet de croire que l’ARC a laissé un message détaillé pour demander des renseignements supplémentaires à l’appui du relevé bancaire de la demanderesse ou pour indiquer un délai de rappel.

[31] Vingt et un jours après avoir laissé le message vocal, le deuxième examinateur a conclu que la demanderesse n’avait pas démontré des revenus nets de travail à son compte de 5 000 $, car elle n’avait fourni ni T4 ni bulletins de paie ou factures pour l’emploi en 2019. Il n’avait pas non plus été en mesure de déterminer si les dépôts figurant dans les relevés bancaires étaient des revenus de travail à son compte valides.

[32] Dans ses notes du 7 mars 2021, le deuxième examinateur a indiqué que la demanderesse :

[traduction]
[...] avait fourni des relevés bancaires sur lesquels ne figuraient que son nom et certains dépôts provenant de Flex people Sol qui s’élevaient à plus de 5 000 $ entre le 2019-03-04 et le 2019-05-02. Le dossier ne contient pas de T4 correspondant provenant de « Flex people Sol » en 2019, et la lettre de la contribuable n’indique pas de quelle entreprise ni de quel emploi il s’agit. Étant donné qu’après 21 jours, la contribuable n’a pas donné de nouvelles ni fourni de nouveaux documents, elle est inadmissible.

[33] Dans une lettre du 9 mars 2022, l’ARC a informé la demanderesse de l’issue du deuxième examen de sa demande de PCRE. L’ARC l’a avisée qu’elle n’était pas admissible, et ce, pour la même raison indiquée dans sa lettre datée du 16 juillet 2021.

[34] La demanderesse a déposé la présente demande de contrôle judiciaire de la décision rendue par l’ARC à l’issue du deuxième examen, dont fait état la lettre envoyée à la demanderesse le 9 mars 2022.

II. Analyse

A. Les positions des parties

[35] Selon la demanderesse, la décision de l’ARC était déraisonnable, car l’ARC n’a pas expliqué pourquoi les revenus figurant dans son relevé bancaire et provenant de Flex People Solutions n’étaient pas considérés comme des revenus d’emploi. La demanderesse a soutenu que les propres dossiers de l’ARC, notamment son avis de cotisation de 2019, confirmaient qu’elle avait gagné les revenus de 5 000 $ nécessaires à son admissibilité à la PCRE. Elle a souligné que l’ARC n’avait pas contesté ses revenus déclarés et ne lui avait pas envoyé d’avis de nouvelle cotisation.

[36] La demanderesse a fait valoir que, si elle avait reçu les renseignements déposés par le défendeur dans le cadre de la présente demande, elle aurait été en mesure de comprendre la position de l’ARC et de fournir d’autres éléments de preuve à l’appui de son dossier. Elle a dit à plusieurs reprises à l’ARC qu’elle n’avait pas compris la première décision par laquelle sa demande de PCRE avait été rejetée. Elle a soutenu que le processus de l’ARC était contraire à l’équité procédurale et à la justice naturelle et qu’elle ne connaissait pas la preuve à réfuter pour démontrer son admissibilité. Elle a fait valoir qu’elle n’avait aucune trace d’un quelconque appel téléphonique de la part de l’ARC pour discuter de son dossier et qu’elle avait dû appeler l’ARC à maintes reprises concernant son deuxième examen.

[37] Le défendeur a fait valoir que l’ARC avait respecté les exigences peu élevées relatives au contenu de l’obligation d’équité procédurale qu’elle avait envers la demanderesse (citant 1680169 Ontario Limited c Canada (Procureur général), 2019 CF 562; Klopak c Canada (Procureur général), 2019 CF 235; Sheery c Canada (Revenu national), 2011 CF 1208; Costabile c Canada (Agence du revenu), 2008 CF 943; Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817).

[38] À l’audience devant la Cour, le défendeur a présenté des observations en réponse à une question à deux volets. Le premier volet visait à déterminer si, dans la situation particulière de la demanderesse, l’ARC, par souci d’équité procédurale, aurait dû l’appeler pour lui donner l’occasion d’être entendue. Le deuxième volet visait à déterminer si l’ARC en avait fait assez pour s’acquitter de son obligation d’équité procédurale en tentant de joindre la demanderesse sur son téléphone cellulaire, comme elle l’avait fait, en laissant un seul message vocal pour lui demander de la rappeler et en attendant 21 jours avant de rendre sa décision relative au deuxième examen. Le défendeur a fait référence à la lettre de l’ARC datée du 16 juillet 2021 et aux notes consignées sur les appels pour soutenir que la demanderesse avait une connaissance suffisante de la preuve à réfuter pour prouver son admissibilité aux paiements de PCRE. La demanderesse était consciente des réserves quant à son admissibilité et elle avait eu plusieurs occasions de demander aux agents de l’ARC davantage d’indications. Le défendeur a présenté des observations précises concernant les facteurs énoncés dans l’arrêt Baker et a soutenu que les trois tentatives qu’avait faites l’ARC pour communiquer avec la demanderesse respectaient les exigences d’équité procédurale. Il a ajouté que l’équité procédurale n’imposait pas une norme de perfection à l’ARC.

[39] Le défendeur a également soutenu que la décision de l’ARC était raisonnable, notamment parce qu’il était raisonnable de la part de l’ARC de ne pas accepter uniquement un avis de cotisation comme preuve que la demanderesse avait gagné des revenus suffisants pour justifier une demande de PCRE (citant Aryan c Canada (Procureur général), 2022 CF 139 et Santaguida c Canada (Procureur général), 2022 CF 523).

B. La demanderesse a-t-elle été privée de son droit à l’équité procédurale?

[40] Dans le cadre de la présente demande, je suis d’avis que la question déterminante est de savoir si l’ARC s’est acquittée de son obligation d’équité procédurale envers la demanderesse.

[41] Si une question d’équité procédurale se pose dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, la Cour détermine si la procédure utilisée par le décideur était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances, y compris la nature des droits fondamentaux en cause et les conséquences pour les personnes concernées. Il est vrai qu'en principe, aucune norme de contrôle ne s’applique. Toutefois, l’examen devant être effectué par la Cour s’apparente à celui qu’elle effectue lorsqu’elle applique la norme de la décision correcte : Hussey c Bell Mobilité Inc, 2022 CAF 95 au para 24; Association canadienne des avocats en droit des réfugiés c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2020 CAF 196, [2021] 1 RCF 271 au para 35; Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, [2019] 1 RCF 121 aux para 54-55; Richardson c Canada (Procureur général), 2023 CF 548 au para 15; Kotowiecki c Canada (Procureur général), 2022 CF 1314 au para 20; Larocque c Canada (Procureur général), 2022 CF 613 au para 25.

[42] La question de savoir si l’obligation d’équité procédurale a été respectée est tributaire du contexte et doit être évaluée compte tenu des circonstances de chaque cas : Baker, au para 21; Taseko Mines Limited c Canada (Environnement), 2019 CAF 320 au para 30; voir aussi R c Nahanee, 2022 CSC 37 au para 53.

[43] Les circonstances de l’espère sont inhabituelles : un premier rejet communiqué par une lettre de décision type, plusieurs conversations téléphoniques détaillées avec des agents et un superviseur de l’ARC, des renseignements donnés à la demanderesse et sur lesquels cette dernière s’est expressément appuyée concernant le type de renseignements à déposer pour démontrer son admissibilité et une confirmation explicite que l’ARC l’appellerait avant de rendre une décision relative au deuxième examen.

[44] À mon avis, la question précise que soulève la présente demande est de savoir si, dans le présent contexte, l’ARC, par souci d’équité procédurale, aurait dû appeler la demanderesse avant de rendre une décision défavorable à l’issue de son deuxième examen. Cette décision était fondée sur une absence de renseignements pour appuyer ou expliquer les dépôts provenant de la seule source indiquée dans les relevés bancaires de la demanderesse, considérés dans le contexte des revenus gagnés figurant dans son avis de cotisation de 2019.

[45] Je reconnais que l’ARC a publié des lignes directrices sur la façon de démontrer l’admissibilité et que, le 16 juillet 2021, elle a envoyé une lettre à la demanderesse pour lui indiquer le type de documents qu’elle devrait produire à l’appui de sa position relativement au deuxième examen. Il est vrai que, dans les notes sur les interactions avec la demanderesse, il est question de fournir des documents autres que les relevés bancaires. De plus, la preuve présentée dans le cadre de la présente instance ne permet pas de répondre de façon exhaustive à toutes les questions concernant les circonstances ayant mené à la présente demande.

[46] Je suis d’accord avec le défendeur que l’obligation d’équité procédurale de l’ARC se situe à l’extrémité inférieure du spectre. Dans les récentes décisions Richardson et Kotowiecki, la Cour a confirmé que le droit d’être entendu du demandeur est un aspect essentiel de l’équité procédurale (bien que les circonstances factuelles de ces affaires étaient différentes de celles de l’espèce). Aucune des affaires portant sur l’équité procédurale citées par le défendeur ne présente les mêmes circonstances que celles de l’espèce.

[47] En ce qui concerne le quatrième facteur énoncé dans l’arrêt Baker, d’autres décisions ont porté sur la question de savoir si un contribuable pouvait s’attendre légitimement à ce que l’ARC suive une certaine procédure au moment de rendre une décision : voir Coscarelli c Canada (Procureur général), 2022 CF 1659 aux para 20-23, qui renvoie à Canada (Procureur général) c Mavi, 2011 CSC 30, [2011] 2 RCS 504 au para 68, et Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, [2013] 2 RCS 559 au para 95; Baker, au para 26. Il est évident que de telles attentes découlant de la conduite de l’ARC ne peuvent avoir d’incidence que sur la procédure. Elles ne peuvent pas donner naissance à des droits matériels : Agraira, au para 97; Baker, au para 26.

[48] En l’espèce, la demanderesse a reçu la première lettre en juillet 2021, par laquelle l’ARC lui a refusé les prestations, car elle n’avait pas gagné le revenu minimal requis. La lettre de décision type n’indiquait pas pourquoi ses documents à l’appui étaient insuffisants. Lors de ses nombreux appels à l’ARC, la demanderesse disait clairement qu’elle ne comprenait pas pourquoi elle ne répondait pas au critère financier et qu’elle voulait parler avec le décideur avant que l’ARC ne rende sa décision relative au deuxième examen. De plus, d’une certaine façon, l’ARC a expressément conseillé à la demanderesse de déposer son relevé bancaire pour étayer sa position, et la demanderesse s’est appuyée sur ce conseil. Dans sa lettre d’octobre 2021, à laquelle elle avait joint son avis de cotisation de 2019 et son relevé bancaire, la demanderesse a renvoyé l’ARC à la conversation qu’elle avait eue avec l’agente le 8 octobre 2021 et elle a indiqué qu’elle avait joint les documents « comme le lui avait conseillé » l’agente de l’ARC. Cette conversation semble avoir été confirmée lors d’un appel ultérieur avec une deuxième agente en décembre, comme l’indique la lettre de décembre 2021 de la demanderesse (encore là, la demanderesse a joint les mêmes documents « comme le lui avaient conseillé » les deux agentes de l’ARC). En outre, par suite des appels des 17 et 23 décembre 2021, l’ARC savait que la demanderesse s’attendait à recevoir un appel de la part du deuxième examinateur et l’ARC avait accepté de communiquer avec elle pendant le deuxième examen.

[49] Compte tenu du déroulement particulier des interactions et des communications entre les parties après que la demanderesse a reçu la première lettre de décision type, par laquelle l’ARC a rejeté sa demande de prestation, ainsi que des motifs de la décision du deuxième examinateur après que celui-ci a évalué la preuve de la demanderesse, je suis convaincu que l’ARC aurait dû faire plus que seulement appeler la demanderesse sur son téléphone cellulaire et lui laisser un seul message vocal, puis attendre sa réponse pendant 21 jours et rendre sa décision relative au deuxième examen avant même d’avoir eu de ses nouvelles. Avant de rendre une décision défavorable pour les motifs qu’elle a invoqués, l’ARC devait, par souci d’équité procédurale, communiquer directement avec la demanderesse au sujet de sa demande de deuxième examen, des dépôts figurant dans son relevé bancaire ainsi que des revenus indiqués dans son avis de cotisation de 2019. L’ARC aurait dû donner à la demanderesse l’occasion d’être véritablement entendue avant de rendre sa décision relative au deuxième examen pour les motifs qu’elle a invoqués, ce qu’elle n’a pas fait.

[50] Par conséquent, je conclus que, dans les circonstances particulières de l’espèce, l’ARC a privé la demanderesse de son droit à l’équité procédurale avant de rendre sa décision relative au deuxième examen.

[51] Compte tenu de cette conclusion, je n’ai pas besoin de me pencher sur la question de savoir si l’ARC a agi de façon raisonnable ou déraisonnable en concluant que la demanderesse n’était pas admissible à la lumière de la preuve dont elle disposait.

[52] Cependant, par souci de clarté, je souligne que cette conclusion ne signifie pas que toute personne qui demande un deuxième examen par suite d’un rejet de sa demande de PCRE doit bénéficier d’une nouvelle occasion d’être entendue.

III. Réparation et conclusion

[53] Dans ses observations, la demanderesse a demandé l’annulation de la décision de l’ARC ainsi que des réparations additionnelles. Elle a demandé à la Cour de la déclarer admissible aux paiements de PCRE qu’elle avait reçus et de conclure qu’elle ne devrait pas faire l’objet d’une cotisation pour les sommes versées en excédent. Elle a demandé la restitution du montant de la PCRE pour l’année 2020 qu’elle avait remboursé ainsi que l’autorisation de demander et d’obtenir des paiements de PCRE additionnels pour la période suivant le moment où elle a été déclarée inadmissible.

[54] Pendant l’audience, j’ai également compris que la demanderesse avait déjà déposé un feuillet T4 pour l’année d’imposition 2019 qui confirmait ses revenus. Cependant, aucune partie n’a tenté de produire un tel élément de preuve dans le cadre de la présente demande.

[55] Le défendeur s’est opposé aux réparations additionnelles demandées par la demanderesse.

[56] Je conviens avec la demanderesse que la décision relative au deuxième examen doit être annulée. Toutefois, je suis d’accord avec le défendeur que la demanderesse ne devrait pas avoir droit aux réparations additionnelles. Il reviendra à l’examinateur de l’ARC dans le cadre du nouvel examen, et non à la Cour dans le cadre de la présente demande, de déterminer si la demanderesse est admissible aux paiements de PCRE compte tenu de l’ensemble de la preuve.

[57] Dans l’exercice du pouvoir discrétionnaire conféré à la Cour par l’article 400 des Règles des Cours fédérales, je conclus que le demandeur devra payer à la demanderesse des dépens, fixés à 250 $ (débours compris) conformément à l’article 401 des Règles.

[58] Le défendeur a demandé que l’intitulé de la cause soit modifié de manière à désigner le procureur général du Canada comme défendeur, ce qui sera fait.


JUGEMENT dans le dossier T-738-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision rendue par l’Agence du revenu du Canada dans une lettre datée du 9 mars 2021 est annulée.

  2. La demande de deuxième examen présentée par la demanderesse est renvoyée à un autre agent de l’Agence du revenu du Canada pour qu’il rende une nouvelle décision en tenant compte des conclusions en matière d’équité procédurale ayant mené au présent jugement.

  3. Le défendeur devra payer à la demanderesse des dépens s’élevant à 250 $.

  4. L’intitulé de la cause est modifié de manière à désigner le procureur général du Canada comme défendeur.

« Andrew D. Little »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sophie Reid-Triantafyllos


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-738-22

 

INTITULÉ :

CHITRA RAMANATHAN c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO) (AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 29 MAI 2023

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE A. D. LITTLE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 27 JUILLET 2023

COMPARUTIONS :

Chitra Ramanathan

POUR SON PROPRE COMPTE

 

Natasha Tso

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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