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Date : 20230815

Dossier : T-1387-22

Référence : 2023 CF 1110

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 15 août 2023

En présence de monsieur le juge O’Reilly

ENTRE :

HEATHER ELAINE THOMAS

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Mme Heather Thomas a produit deux formulaires fiscaux en retard, soit les formulaires T1135. Elle a produit ces formulaires en 2020, alors qu’elle aurait dû les produire en 2016 et 2017. L’Agence du revenu du Canada (l’ARC) lui a imposé des pénalités et des intérêts d’environ 6000 $.

[2] Mme Thomas a demandé à l’ARC un allègement des pénalités et des intérêts. Elle a fourni des renseignements médicaux la concernant et concernant son mari. L’ARC a rejeté la demande après avoir conclu que la situation médicale du couple ne l’empêchait pas de produire les formulaires requis à temps.

[3] Mme Thomas a présenté une deuxième demande et a fourni des renseignements médicaux supplémentaires. Un agent de l’ARC a refusé de réexaminer la décision initiale par laquelle la demande d’allègement de Mme Thomas avait été rejetée.

[4] Mme Thomas soutient que la décision de l’agent est déraisonnable parce que celle-ci ne tient pas dûment compte de sa situation médicale et de la décision antérieure de l’ARC elle‑même, qui avait consenti l’allègement. Elle a également fourni d’autres éléments de preuve documentaires dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire. Mme Thomas me demande d’annuler la décision de l’agent et d’ordonner le réexamen de sa demande d’allègement par un autre agent. (Je note que l’avocat du défendeur, Me Alexander Millman, a gracieusement consenti à ce que M. Bruce Thomas présente des observations de vive voix au nom de son épouse, Mme Heather Thomas.)

[5] Bien qu’il soit normalement inapproprié d’examiner de nouveaux éléments de preuve dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, j’estime que les circonstances inhabituelles du dossier de Mme Thomas me permettent de le faire. Compte tenu de ces éléments de preuve et des autres éléments de preuve au dossier, je suis d’accord avec Mme Thomas pour dire que la décision de l’agent de l’ARC est déraisonnable. Dans sa décision, l’agent n’a pas tenu suffisamment compte de la situation médicale de Mme Thomas et de son mari ainsi que de l’analyse de ces circonstances effectuée préalablement par l’ARC elle‑même. J’accueillerai donc la présente demande de contrôle judiciaire.

[6] Il y a deux questions en litige :

II. Décision de l’agent

[7] L’agent a conclu que les renseignements médicaux fournis par Mme Thomas ne démontraient pas que la capacité de cette dernière à respecter ses obligations fiscales était compromise. L’agent a fait remarquer que Mme Thomas était capable de gérer son entreprise, ce qui, à son avis, était d’une [traduction] « complexité comparable » à la production de déclarations fiscales.

[8] L’agent s’est demandé si Mme Thomas avait agi rapidement pour remédier à son omission de produire ses formulaires T1135. Comme Mme Thomas avait pu produire ses formulaires pour 2017 et 2018 à temps, l’agent a conclu qu’elle n’avait aucune raison de ne pas avoir produit à temps ses formulaires pour 2015 et 2016.

III. Première question en litige – De nouveaux éléments de preuve doivent-ils être admis?

[9] Mme Thomas souhaite que je tienne compte des documents suivants :

  1. sa demande d’allègement présentée à l’ARC concernant la production tardive de ses déclarations de TPS et la réponse favorable de l’ARC;

  2. la lettre qu’elle a envoyée à l’ARC pour lui demander de confirmer la réception de ses formulaires T1135 pour les années précédentes, la lettre de suivi qu’elle a envoyée pour demander des copies des autres formulaires T1135 qu’elle avait produits et la réponse de l’ARC confirmant la réception de ses formulaires T1135 pour toutes les autres années.

[10] En règle générale, les contrôles judiciaires sont effectués en fonction des éléments de preuve dont disposait le décideur, en l’occurrence l’agent de l’ARC. Normalement, les nouveaux éléments de preuve ne sont pas admissibles. Toutefois, il existe des exceptions à la règle générale : 1) lorsque le nouvel élément de preuve contient des renseignements généraux qui sont susceptibles d’aider le juge saisi de la demande de contrôle; 2) lorsque l’élément de preuve fait ressortir l’absence de preuve présentée au décideur sur un point particulier; et 3) lorsque l’élément de preuve montre des vices de procédure dans le dossier de la preuve (Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 au para 20).

[11] Les nouveaux éléments de preuve sur lesquels s’appuie Mme Thomas sont admissibles au titre de la deuxième exception. L’élément de preuve qui concerne la production des déclarations de TPS de Mme Thomas montre que l’agent de l’ARC a omis de tenir compte de la demande d’allègement parallèle de la demanderesse (pour des motifs identiques). De même, les éléments de preuve faisant état des communications de Mme Thomas avec l’ARC montrent, contrairement à ce que l’agent a indiqué dans sa décision, qu’elle a agi assez rapidement.

[12] Je constate également que les éléments de preuve sur lesquels Mme Thomas s’appuie ne sont pas vraiment nouveaux. L’ARC les détenait, mais elle ne les a pas pris en considération (voir Bird c Canada (Revenu national), 2014 CF 843 au para 41).

IV. Deuxième question en litige – La décision de l’agent de l’ARC est-elle déraisonnable?

[13] Le procureur général du Canada soutient que la décision de l’agent est raisonnable parce que l’agent a tenu compte des renseignements médicaux fournis par Mme Thomas et de la durée du retard dans la production des formulaires requis.

[14] Je ne suis pas du même avis.

[15] Les renseignements médicaux que Mme Thomas a fournis à l’ARC décrivaient les difficultés avec lesquelles elle était aux prises depuis longtemps en ce qui concerne, entre autres, la prise de décisions, la gestion du temps et la précision, de sorte qu’elle pouvait difficilement s’occuper de tâches complexes, comme la production de déclarations fiscales. Ils décrivaient également les problèmes de santé de M. Brian Thomas, qui, en plus de limiter sa capacité à aider Mme Thomas, forçaient cette dernière à prendre soin de lui.

[16] L’agent a déduit de ces renseignements que Mme Thomas avait pu poursuivre l’exploitation de son entreprise, malgré ses problèmes de santé, et qu’elle n’avait donc aucune raison de ne pas produire ses formulaires fiscaux. Mme Thomas est designer d’intérieur. On voit mal comment l’agent en est venu à assimiler sa capacité de poursuivre ses activités de designer d’intérieur à sa capacité de gérer des questions fiscales complexes. Rien dans le dossier ne vient étayer cette conclusion.

[17] Les mêmes renseignements médicaux ont été fournis à un agent de l’ARC en même temps que la demande d’allègement de Mme Thomas à l’égard de la production tardive de ses déclarations de TPS. Cet agent a approuvé sa demande et a annulé les pénalités et intérêts pour les années 2015 à 2019, soit les mêmes années pour lesquelles elle a demandé un allègement concernant la production tardive de ses formulaires T1135.

[18] Il est possible que deux décisions contradictoires soient toutes deux raisonnables. Les décideurs disposent d’un certain pouvoir discrétionnaire et peuvent soupeser les mêmes éléments de preuve différemment. Cependant, lorsque, comme dans la présente affaire, les décideurs parviennent à des conclusions opposées sur la base des mêmes éléments de preuve, il incombe au tribunal saisi de la demande de contrôle de déterminer si les résultats sont, en effet, attribuables à différentes évaluations raisonnables de la preuve ou s’ils découlent d’une erreur susceptible de contrôle. Je conclus que la décision défavorable prise à l’égard de la demande d’allègement présentée par Mme Thomas concernant la production tardive de ses formulaires T1135 est le résultat de déductions tirées de façon erronée de la preuve, qui rendent la conclusion déraisonnable.

[19] L’agent a aussi conclu que Mme Thomas n’avait pas agi rapidement pour remédier à son retard dans la production des documents. En fait, en 2019, elle a demandé à l’ARC de confirmer quels étaient les formulaires T1135 manquants (elle avait déjà produit des formulaires pour 2017 et 2018, mais elle n’était pas certaine de l’avoir fait pour les autres années). Sa demande étant restée sans réponse, elle a réécrit à l’ARC au printemps de 2020. L’ARC a répondu en juillet 2020. Mme Thomas a fourni les formulaires manquants respectivement en mai et août 2020. Une grande part du retard était attribuable à la réponse tardive de l’ARC aux demandes de renseignements de Mme Thomas.

[20] Je juge que la décision par laquelle l’agent a rejeté la demande d’allègement de Mme Thomas est déraisonnable. L’agent a fourni deux motifs, qui ne s’appuient ni l’un ni l’autre sur la preuve. Par conséquent, la conclusion de l’agent n’est pas justifiée, transparente ou intelligible.

V. Conclusion et dispositif

[21] Dans sa décision, l’agent de l’ARC n’a pas donné suite de façon satisfaisante aux éléments de preuve médicaux que Mme Thomas avait fournis et a déraisonnablement conclu que Mme Thomas n’avait pas agi rapidement pour produire ses formulaires. Par conséquent, je dois accueillir la présente demande de contrôle judiciaire et ordonner à un autre agent de l’ARC de réexaminer la demande d’allègement des pénalités et des intérêts de Mme Thomas.


[22]  

JUGEMENT DANS LE DOSSIER T‑1387‑22

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

Vide

« James W. O’Reilly »

[VIDE]

Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Philippe Lavigne-Labelle


 

COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1387-22

 

INTITULÉ :

HEATHER THOMAS c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

Calgary (Alberta)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 6 juin 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE O’REILLY

 

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

Le 15 août 2023

 

COMPARUTIONS :

Heather Thomas

Brian Thomas

Pour la demanderesse

 

Alexander Millman

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

Pour le défendeur

 

 

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