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Date : 20230809


Dossier : IMM-9141-21

Référence : 2023 CF 1084

[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 9 août 2023

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

ODILIA (LAURENT) BENOIT

SIERRA LILY JOSEPH

VIRGINIA JAYLA LAURENT

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. RÉSUMÉ

[1] Les demanderesses sont citoyennes de Sainte-Lucie. Odilia Benoit y est née en septembre 1979; ses filles Sierra Lily Joseph et Virginia Jayla Laurent y sont nées en novembre 2002 et août 2005.

[2] Mme Benoit est arrivée au Canada en mai 2012. En juin 2012, elle a demandé l’asile parce qu’elle avait peur de son ex-conjoint, E.J. De plus, elle s’identifie comme bisexuelle et a aussi demandé l’asile pour ce motif. Sierra et Virginia ont rejoint leur mère au Canada un peu de plus tard. En août 2012, ces dernières ont aussi demandé l’asile, au motif qu’elles craignaient E.J. et d’autres membres de la communauté.

[3] Les trois demandes d’asile ont été instruites conjointement par la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la CISR) le 1er mars 2018. Dans sa décision du 6 mars 2018, la SPR a rejeté les demandes d’asile pour des motifs de crédibilité.

[4] Mme Benoit prétend avoir retenu les services d’un conseil pour interjeter appel de cette décision devant la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la CISR, mais son conseil n’a pas donné suite à ses consignes. Quoi qu’il en soit, les demanderesses n’avaient pas de droit d’appel devant la SAR, en raison de la date à laquelle elles avaient présenté leur demande d’asile. Les demanderesses ont agi pour leur propre compte et ont présenté une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de la SPR le 10 avril 2018, mais n’ont pas déposé le dossier de la demande dans le délai prescrit. Par conséquent, la demande a été rejetée le 22 juin 2018 (dossier de la Cour no IMM-1656-18).

[5] En mars 2020, les demanderesses ont présenté une demande d’examen des risques avant renvoi (ERAR) au titre de l’article 112 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Cette demande reposait sur la crainte qu’elles éprouvaient à l’égard d’E.J. et, dans une moindre mesure, sur les affirmations de Mme Benoit et, maintenant, de Virginia selon lesquelles elles sont bisexuelles et sont donc exposées à un risque à Sainte-Lucie. Bon nombre d’éléments de preuve qui n’avaient pas été produits devant la SPR étayaient la demande d’ERAR.

[6] Un agent principal a rejeté la demande d’ERAR dans une décision du 5 janvier 2021. L’agent a déclaré ceci : [traduction] « Les éléments de preuve qui ont été produits ne constituent pas tous de nouveaux éléments de preuve. » Ceux qui pouvaient être pris en compte ont été jugés insuffisants pour tirer une conclusion favorable, particulièrement à la lumière de la décision antérieure de la SPR concernant le manque de crédibilité de Mme Benoit. L’agent a donc conclu que les demanderesses n’avaient ni la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

[7] Les demanderesses sollicitent le contrôle judiciaire de cette décision au titre du paragraphe 72(1) de la LIPR. Elles soutiennent que les conclusions de l’agent quant aux nouveaux éléments de preuve, ainsi que la décision finale, sont déraisonnables.

[8] Comme je l’explique dans les motifs qui suivent, je ne suis pas convaincu que l’examen, effectué par l’agent, de la question de savoir si les éléments de preuve des demanderesses constituaient de nouveaux éléments de preuve au sens de l’alinéa 113a) de la LIPR, est déraisonnable. Bien que l’agent semble avoir fait abstraction de certains des nouveaux éléments de preuve sur lesquels les demanderesses s’étaient appuyées, je suis convaincu que cela n’influe pas sur le caractère raisonnable du résultat final. Pour ce qui est des autres nouveaux éléments de preuve, l’agent a décidé que l’alinéa 113a) de la LIPR leur faisait obstacle ou qu’ils n’étaient pas suffisants pour étayer une issue favorable. Il s’agit de conclusions raisonnables. En outre, je ne suis pas convaincu que la décision est déraisonnable à tout autre égard. La présente demande de contrôle judiciaire sera donc rejetée.

II. CONTEXTE

A. La demande d’asile des demanderesses

[9] Dans la demande d’asile qu’elle a présentée en 2012, Mme Benoit a déclaré qu’elle avait fui Sainte-Lucie après qu’E.J., son ancien partenaire amoureux, l’avait menacée et agressée à plusieurs reprises. Leur relation avait commencé en 2009. Lorsqu’E.J. avait commencé à la menacer et à la maltraiter, Mme Benoit s’était confiée à sa voisine, Sasha. Mme Benoit et Sasha ont fini par entamer une relation amoureuse. (Mme Benoit a affirmé avoir déjà eu d’autres relations homosexuelles.) En février 2012, E.J. avait découvert Mme Benoit et Sasha au lit ensemble et les avait agressées. Il avait aussi agressé sexuellement Mme Benoit à plusieurs reprises pendant leur relation. Mme Benoit avait signalé les agressions à la police, mais les agents lui avaient dit qu’ils ne pouvaient pas l’aider. Après avoir échappé à E.J. et s’être cachée sur l’île, Mme Benoit a pu venir au Canada. Peu de temps après, elle a pris des dispositions pour que Sierra (10 ans) et Virginia (7 ans) la suivent.

[10] La SPR a conclu que la demande d’asile de Mme Benoit manquait de crédibilité pour plusieurs raisons, notamment parce que des faits importants ne paraissaient pas dans l’exposé circonstancié contenu dans son Formulaire de renseignements personnels. La SPR a accordé [traduction] « peu de valeur probante » au rapport d’un psychothérapeute. Selon ce rapport, Mme Benoit souffrait du syndrome de stress post-traumatique, alors que l’auteur n’était pas qualifié pour poser un tel diagnostic. De plus, le rapport reposait sur des renseignements fournis par Mme Benoit, une personne que la SPR avait jugée peu crédible quant [traduction] « à plusieurs éléments cruciaux de sa demande d’asile ». Les demanderesses ont aussi produit un affidavit de la sœur d’E.J., souscrit le 15 février 2018, un affidavit de la mère de Mme Benoit et une lettre de son conjoint de fait au Canada pour corroborer la demande d’asile de Mme Benoit. La SPR a accordé peu de poids à ces documents.

[11] La SPR a ainsi résumé ses conclusions :

[traduction]
Je suis consciente, comme il a été déclaré initialement, qu’aucune des préoccupations en matière de crédibilité soulevées ci-dessus ne peut suffire à elle seule à justifier le rejet la demande d’asile; cependant, la demanderesse a présenté des éléments de preuve incohérents, ou tout simplement insatisfaisants, puisqu’ils n’avaient que peu de sens, voire aucun, dans le contexte de ses allégations. En raison de leur effet cumulatif, je ne dispose pas de suffisamment d’éléments de preuve crédibles et dignes de foi me permettant de conclure que la demanderesse a qualité de réfugié au sens de la Convention.

Après avoir examiné l’ensemble des éléments de preuve, je conclus, selon la prépondérance des probabilités, que la demanderesse n’est ni lesbienne ni bisexuelle.

Par conséquent, je conclus que la demanderesse n’a pas qualité de réfugié au sens de la Convention.

[12] Pour des motifs semblables, la SPR a aussi conclu que Mme Benoit n’avait pas qualité de personne à protéger.

[13] Étant donné que les demandes d’asile des filles de Mme Benoit dépendaient entièrement de celle de leur mère, la SPR a aussi rejeté ces demandes.

[14] Comme je l’ai déjà mentionné, les demanderesses ont introduit une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de la SPR, mais elles n’ont pas réussi à la mettre en état.

B. La demande d’ERAR des demanderesses

[15] La demande d’ERAR des demanderesses a été présentée en deux étapes. La demande initiale et certaines pièces justificatives ont été soumises en mars 2020. D’autres documents à l’appui et des observations écrites du conseil ont été produits en décembre 2020.

[16] L’exposé des faits à l’appui de la demande d’ERAR était essentiellement le même que celui produit pour étayer la demande d’asile. Mme Benoit a toutefois soulevé deux nouvelles allégations dans une lettre présentée en mars 2020. Tout d’abord, E.J. avait poussé Sierra d’un balcon lorsqu’elle était enfant, ce qui lui avait causé une grave commotion cérébrale. (Mme Benoit n’indique aucune date pour cet incident, mais il appert d’une lettre de l’hôpital Victoria de Castries, à Sainte-Lucie, qu’il s’est produit le 17 décembre 2010.) Mme Benoit prétend que Sierra lui avait dit à l’époque qu’il s’agissait d’une chute accidentelle. Ce n’est qu’après que la SPR a rejeté leur demande que Sierra lui a dit ce qui s’était réellement passé. Ensuite, après que Mme Benoit lui a raconté cela, Barry Joseph, le père biologique de Sierra, a confronté E.J. Selon Mme Benoit, E.J. s’est excusé et, pour calmer le jeu, a offert à M. Joseph une bouteille de rhum. M. Joseph est décédé des suites d’une intoxication alcoolique après avoir bu une partie du rhum. Mme Benoit prétendait qu’E.J. avait délibérément empoisonné M. Joseph. Trois autres personnes sont aussi décédées après avoir bu le rhum; une quatrième personne est tombée malade, mais a survécu.

[17] Outre la lettre de Mme Benoit et celle de l’hôpital, la trousse initiale de documents justificatifs comprenait le certificat de décès de Barry Joseph, un affidavit que la sœur d’E.J. a souscrit le 15 février 2018 et des lettres d’organismes sociaux qui avaient collaboré avec la famille au Canada.

[18] Par la suite, Mme Benoit a produit un affidavit souscrit le 1er décembre 2020. Dans celui-ci, elle a déclaré que lorsqu’elle avait préparé sa demande d’asile avec l’aide de son avocat d’alors, elle s’était [traduction] « confiée à lui » au sujet de son orientation sexuelle et de la violence domestique qu’elle avait subie. L’avocat lui avait conseillé de fonder sa demande d’asile sur son orientation sexuelle, car elle aurait plus de chances d’être accueillie. Même si Mme Benoit [traduction] « n’était pas d’accord », elle « s’en était remise à lui » et « avait privilégié » son orientation sexuelle, plutôt que la violence domestique, dans sa demande d’asile. De même, lorsque la secrétaire de l’avocat a recueilli sa déclaration concernant ses expériences à Sainte-Lucie, elle a dit à Mme Benoit qu’ils se concentreraient sur son orientation sexuelle, plutôt que sur la violence domestique. Mme Benoit a déclaré que, lorsqu’on lui avait demandé de relire son exposé circonstancié et de le signer, elle l’avait signé sans le lire, parce qu’elle était alors analphabète. Elle était trop timide pour le dire à son avocat ou à la secrétaire de celui-ci. Elle ne comprenait donc pas ce qu’elle signait.

[19] Dans l’affidavit produit à l’appui de sa demande d’ERAR, Mme Benoit avait déclaré qu’elle avait retenu les services d’un consultant en immigration et lui avait confié le mandat d’en appeler de la décision de la SPR devant la SAR. Elle ne précise pas que ses filles et elle avaient introduit une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision de la SPR, mais qu’elles ne l’avaient pas mise en état.

[20] Dans son affidavit, Mme Benoit a donné de nombreux détails supplémentaires sur les mauvais traitements que ses filles et elle avaient subis aux mains d’E.J., y compris l’incident où il avait poussé Sierra du balcon. (Dans son affidavit, Mme Benoit a affirmé que l’affaire s’était produite en 2009, mais, comme il est indiqué ci-dessous, les dossiers médicaux contiennent une autre date.) Elle parle aussi de l’incident survenu en mars 2018 avec le rhum toxique. Mme Benoit a aussi répété en passant qu’elle se qualifie de bisexuelle. Elle a ajouté que Virginia lui avait récemment annoncé qu’elle s’identifiait comme une personne LGBTQ et qu’elle avait actuellement une petite amie.

[21] Les documents suivants étaient joints à titre de pièces à l’affidavit de Mme Benoit :

  • a)Une ordonnance provisoire de la CISR datée du 27 septembre 2018 concernant le consultant en immigration à qui Mme Benoit affirmait avoir confié le mandat d’interjeter appel de la décision défavorable de la SPR devant la SAR. L’ordonnance interdisait au consultant de représenter qui que ce soit devant une section de la CISR. Cette pièce confirmait en outre que le Conseil de réglementation des consultants en immigration du Canada avait suspendu le consultant à cette même date.

  • b)Une lettre en date du 23 novembre 2020 dans laquelle Virginia, la fille de Mme Benoit, décrit la violence physique qu’E.J. lui a fait subir et affirme l’avoir vu maltraiter sa mère. Elle n’indique pas qu’elle est une personne LGBTQ ou qu’elle a une petite amie.

  • c)Une lettre datée du 23 novembre 2020 de Sierra, la fille de Mme Benoit. Dans sa lettre, Sierra précise qu’elle a été témoin de mauvais traitements qu’E.J. a infligés à sa mère. Elle décrit aussi la façon dont il l’a poussée du balcon le 17 décembre 2010. Sierra déclare qu’elle a « gardé sous silence » ce qui s'était passé jusqu’au rejet de leur demande d’asile, parce qu’elle avait trop peur de dire quoi que ce soit à l’époque.

  • d)Une lettre datée du 25 novembre 2020 de Kadianna Sextus, la fille aînée de Mme Benoit. Kadianna vivait déjà au Canada lorsque sa mère a rencontré E.J.; elle n’avait donc aucune connaissance directe des faits survenus à Sainte-Lucie. Sa mère lui a fait part de son expérience lorsqu’elle est arrivée au Canada.

  • e)Une lettre en date du 25 novembre 2020 provenant de la mère de Mme Benoit, Assunta Laurent. Mme Laurent a déménagé au Canada en 2011, mais elle avait vu E.J. maltraiter sa fille auparavant. (Mme Benoit avait produit un affidavit de sa mère, souscrit le 14 février 2018, à l’appui de sa demande d’asile. La SPR lui a accordé [traduction] « peu de valeur probante ».) Mme Laurent brosse aussi un tableau des répercussions que le décès de M. Joseph a eues sur la famille.

  • f)Une lettre datée du 23 novembre 2020 fournie par le père de Mme Benoit, soit Titus Elouis. Ce dernier a décrit la relation de sa fille et d’E.J., mais il n’avait aucune connaissance directe du comportement violent d’E.J. (même si d’autres personnes, y compris Mme Benoit, lui en avaient parlé).

  • g)Une lettre datée du 23 novembre2020 de Claudette Elouis, la tante du père de Mme Benoit. Elle avait rencontré E.J. une fois, mais elle n’avait aucune connaissance directe de son comportement violent (même si d’autres lui en avaient parlé, dont Mme Benoit).

  • h)Une lettre en date du 29 novembre 2020 de Jane Antoine Arundell, la tante de Mme Benoit. Mme Arundell trace le portrait des circonstances qui ont incité Kadianna, la fille de Mme Benoit, à venir au Canada en 2002.

  • i)Une lettre datée du 27 novembre 2020 provenant de Yandy Laurent, la sœur de Mme Benoit. Elle n’avait aucune connaissance directe du comportement abusif d’E.J. (même si d’autres lui en avaient parlé, dont Mme Benoit).

  • j)Une lettre datée du 13 février 2018 de l’hôpital Victoria de Castries, à Sainte-Lucie; cette lettre contient un résumé des dossiers médicaux relatifs à la chute de Sierra. Il appert des dossiers que la chute a eu lieu le 17 décembre 2010. (Cette lettre a aussi été fournie en mars 2020.)

  • k)Le certificat de décès de Barry Joseph. Selon le certificat, M. Joseph est décédé le 12 mars 2018 des suites d’une intoxication au méthanol, d’une ingestion de méthanol et d’une consommation chronique d’alcool. (Le certificat de décès a aussi été produit en mars 2020.)

  • l)Une lettre datée du 12 novembre 2020 de Caleb Joseph, seul survivant de l’épisode mettant en cause le rhum toxique. Caleb Joseph a déclaré que Barry Joseph avait partagé une bouteille qu’un ami non identifié lui avait donnée. Quelques mois plus tard, Caleb Joseph a fini par croire, en raison de ce qu’il avait entendu dans la collectivité, qu’E.J. avait donné le rhum à Barry Joseph. Un article daté du 15 mars 2018 publié par St. Lucia News Online au sujet d’un incident mettant en cause de l’alcool toxique accompagnait la lettre. Selon l’article, Caleb Joseph a déclaré qu’il avait bu une petite quantité de ce qu’il croyait être du rhum lors d’un enterrement auquel il avait assisté la semaine précédente et qu’il avait été très malade. Quatre autres personnes qui avaient bu du rhum étaient décédées.

  • m)Une lettre en date du 1er novembre 2020 d’Annoya Joseph, la sœur de Barry Joseph. Elle brosse un tableau des répercussions que la mort de son frère a eues sur leur famille et elle jette le blâme sur E.J.

  • n)Un article daté du 13 septembre 2013 publié par St. Lucia News Online sur le décès de Chereece Benoit, la cousine de Mme Benoit. Selon l’article, la jeune femme de 19 ans avait été tuée chez elle. Mme Benoit alléguait dans son affidavit que sa cousine avait été tuée par son petit ami, mais ce dernier n’a jamais été accusé. Elle affirmait qu’il s’agissait d’un exemple de la façon dont la police à Sainte-Lucie s’occupait des cas de violence domestique.

  • o)Une évaluation psychothérapeutique de Mme Benoit datée du 25 novembre 2020. L’évaluation réalisée le 22 novembre 2020 comprenait une entrevue clinique et l’utilisation d’instruments d’évaluation. L’évaluation avait pour objet [traduction] « d’établir la nature des difficultés émotionnelles de [Mme Benoit] et la mesure dans laquelle elle souffr[ait] de celles-ci, et de formuler des recommandations de traitement ».

[22] Le conseil de Mme Benoit a fourni des observations écrites détaillées pour étayer la demande d’ERAR. Le conseil a tenté d’opérer une distinction entre la demande d’ERAR et la décision défavorable de la SPR, au motif que cette dernière ne portait que sur l’affirmation selon laquelle Mme Benoit était bisexuelle et ne traitait pas de la crédibilité de son récit relatif à la violence domestique. Les observations du conseil n’indiquaient pas comment les éléments de preuve présentés à l’appui de la demande d’ERAR satisfaisaient aux exigences de l’alinéa 113a) de la LIPR.

III. DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[23] D’abord, pour ce qui est de la question de savoir quels éléments de preuve peuvent être pris en compte en vertu de l’alinéa 113a) de la LIPR, l’agent n’a énuméré qu’une partie des éléments de preuve que les demanderesses avaient produits pour étayer leur demande d’ERAR. Comme je l’ai indiqué précédemment, l’agent a conclu ceci : [traduction] « Les éléments de preuve qui ont été produits ne constituent pas tous de nouveaux éléments de preuve. » L’agent a spécifiquement déclaré que la lettre de l’hôpital Victoria, l’article de presse sur le décès de la cousine de Mme Benoit et l’affidavit de la sœur d’E.J. (que l’agent appelle une lettre) sont tous antérieurs à la décision de la SPR. En effet, l’affidavit de la sœur d’E.J. a été soumis à la SPR, qui a conclu qu’il avait peu de valeur probante. L’agent a déclaré que les demanderesses n’avaient pas fourni d’explication raisonnable pour indiquer pourquoi les autres documents antérieurs à la décision de la SPR n’avaient pas été produits plus tôt. L’agent a conclu que les autres documents que les demanderesses avaient produits étaient postérieurs à la décision de la SPR, mais qu'ils contenaient des renseignements antérieurs à la décision et que les demanderesses n’avaient pas donné d’éclaircissements raisonnables pour expliquer pourquoi ces renseignements n’avaient pas été fournis plus tôt (p. ex. les renseignements divulgués dans les lettres transmises par des membres de la famille).

[24] L’agent semble avoir accepté que l’affidavit de Mme Benoit dans son ensemble constituait un nouvel élément de preuve, même s’il reproduit en grande partie ou ajoute des détails concernant des faits survenus avant le prononcé de la décision de la SPR. L’agent a toutefois conclu que l’affidavit ne revêtait que peu de poids, car Mme Benoit avait admis avoir embelli sa demande d’asile devant la SPR, notamment parce qu’elle aurait fait de fausses déclarations sous serment. Il s’ensuit donc que peu de poids devait être accordé à l’évaluation psychothérapeutique, parce qu’elle reposait sur l’exposé circonstancié de Mme Benoit, qui [traduction] « n’[était] pas un témoin fiable de sa propre histoire. »

[25] En ce qui concerne le bien-fondé de la demande d’ERAR, l’agent n’a pas souscrit à l’argument du conseil des demanderesses selon lequel la décision de la SPR s’attachait exclusivement à l’orientation sexuelle de Mme Benoit et que la SPR n’avait pas contesté la prétention selon laquelle celle-ci était exposée à un risque de la part d’E.J. L’agent a conclu que les deux éléments faisaient partie d’un même récit et que la SPR avait tiré des conclusions défavorables concernant la crédibilité du récit de la demanderesse selon lequel elle avait été victime de violence domestique et l’allégation selon laquelle elle était bisexuelle. Les nouveaux éléments de preuve que les demanderesses ont produits n’ont pas réfuté les conclusions de la SPR. Les éléments de preuve qui étaient effectivement nouveaux (p. ex. les lettres des services sociaux de Toronto) ne portaient pas du tout sur la question de risque. Bref, l’agent a conclu que les demanderesses [traduction] « n’[avaient] pas fourni assez de nouveaux éléments de preuve pour tirer une conclusion favorable » au titre de l’article 96 ou de l’article 97 de la LIPR. Par conséquent, l’agent a rejeté la demande d’ERAR.

IV. NORME DE CONTRÔLE

[26] Je conviens avec les parties que la décision de l’agent est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

[27] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 85). Une décision qui présente ces caractéristiques appelle une certaine retenue de la part de la cour de révision (ibid.). Pour qu’une décision soit jugée raisonnable, la cour de révision « doit être en mesure de suivre le raisonnement du décideur sans buter sur une faille décisive dans la logique globale; elle doit être convaincue qu’[un] mode d’analyse, dans les motifs avancés, […] pouvait raisonnablement amener le tribunal, au vu de la preuve, à conclure comme il l’a fait » (Vavilov, au para 102, guillemets internes et renvois omis). Cependant, « si des motifs sont communiqués, mais que ceux-ci ne justifient pas la décision de manière transparente et intelligible [...], la décision sera déraisonnable » (Vavilov, au para 136).

[28] Il incombe aux demanderesses de démontrer le caractère déraisonnable de la décision de l’agent. Pour infirmer la décision pour ce motif, « la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

V. ANALYSE

[29] Les demanderesses soutiennent que la conclusion de l’agent selon laquelle les éléments de preuve qu’elles ont produits [traduction] « ne constituent pas tous de nouveaux éléments de preuve » est déraisonnable. Elles mettent l’accent sur le fait qu’il n’a pas tenu compte des éléments de preuve relatifs au rhum toxique. Elles prétendent qu’il s’agissait d’une preuve convaincante du risque auquel E.J. les exposait. Quoiqu’elles affirment en passant que le fait que l’agent n’a pas tenu compte de ces éléments de preuve constituait un manquement à l’équité procédurale, les arguments qu’elles soulèvent dans le cadre du présent contrôle s’articulent principalement autour des répercussions de cette omission sur le caractère raisonnable de la décision. Elles affirment que l’omission de l’agent porte atteinte au caractère raisonnable de la décision.

[30] Je ne suis pas d’accord. Les demanderesses affirment à juste titre que l’agent semble avoir totalement fait abstraction de cette preuve. La présomption selon laquelle l’agent a pris en compte l’ensemble de la preuve n’est pas utile, parce que, même si l’incident lié au rhum toxique est survenu après le prononcé de la décision de la SPR, il n’y a aucun moyen de savoir si l’agent a conclu que la preuve s’y rapportant satisfaisait ou non aux autres exigences de l’arrêt Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385 au para 13. Néanmoins, je ne suis pas convaincu que cette lacune dans l’analyse de l’agent porte atteinte au caractère raisonnable de la décision.

[31] Lorsqu’elle applique la norme de la décision raisonnable, la cour de révision n’a pas pour rôle d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur ni de modifier les conclusions de fait à moins de circonstances exceptionnelles (Vavilov, au para 125). En l’espèce, l’agent n’a tiré aucune conclusion de fait quant à l’incident lié au rhum toxique. La question à trancher dans le cadre du présent contrôle judiciaire est celle de savoir si cette omission est suffisamment capitale ou importante pour rendre la décision déraisonnable. Je n’en suis pas convaincu.

[32] Même si la question du risque que posait E.J. aux demanderesses était au cœur de leur demande d’ERAR, les éléments de preuve dont l’agent n’a pas tenu compte étaient tout à fait accessoires. En effet, le lien qu’E.J. aurait quant à l’incident ne repose que sur des conjectures. Mme Benoit décrit censément le moment où E.J. aurait donné la bouteille de rhum toxique à Barry Joseph, mais elle n’y était pas et elle n’explique pas comment elle sait ce qui s’est passé. La prétention de Caleb Joseph selon laquelle E.J. aurait donné le rhum toxique à Barry Joseph ne repose que sur son interprétation de propos qui lui ont été rapportés au sujet de paroles qu’E.J. avait dites dans un autre contexte, plusieurs mois plus tard. Bref, aucun décideur raisonnable ne pourrait accorder à l’incident quelque valeur probante que ce soit pour déterminer si les demanderesses sont exposées à un risque à Sainte-Lucie. L’agent aurait dû prendre en compte les éléments de preuve relatifs à cet incident, mais le fait qu’il ne les a pas examinés ne porte pas atteinte au caractère raisonnable de la décision. Même si ces éléments de preuve avaient été pris en compte, il n’y a aucune possibilité raisonnable qu’il en soit arrivé à une conclusion différente.

[33] Par souci d’exhaustivité, je dirai tout simplement qu’il ressort de l’analyse qui précède que l’omission de l’agent de tenir compte de ces éléments de preuve ne contrevenait pas aux exigences de l’équité procédurale.

[34] Sauf pour ce qui est de l’incident relatif au rhum toxique, la demande d’ERAR constituait essentiellement une tentative de refonte de la preuve qui avait été, ou aurait pu être, présentée à la SPR, dans l’espoir d’obtenir un résultat différent. Toutefois, la demande d’ERAR ne constitue pas un appel ou un réexamen de la décision de la SPR de rejeter une demande d’asile (Raza, au para 12). Elle vise plutôt « à déterminer si le degré de risque ou la nature du risque ont changé, à la suite de changements dans la situation du pays en cause ou de nouveaux éléments de preuve mis en lumière depuis la décision rendue par la SPR » (Kreishan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 223 au para 116; voir aussi Demesa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 135 aux para 15-19).

[35] Étant donné le délai entre le rejet de la demande d’asile et le renvoi du Canada, les demanderesses avaient le droit de demander le réexamen de la question du risque. Cependant, l’agent d’ERAR doit prendre acte de la décision de la SPR de rejeter la demande, à moins qu’il y ait des éléments de preuve qui satisfont aux exigences de l’alinéa 113a) de la LIPR (Raza, au para 13; voir aussi Canada (Citoyenneté et Immigration) c Singh, 2016 CAF 96 au para 47).

[36] Les demanderesses ont tenté de limiter la portée de la décision défavorable de la SPR en faisant valoir qu’elle ne visait que l’allégation de Mme Benoit selon laquelle elle est bisexuelle. Il est vrai que la SPR a expressément conclu que Mme Benoit n’était ni lesbienne ni bisexuelle, mais elle n’a pas conclu que la demanderesse n’avait pas été victime de violence domestique. Néanmoins, la quasi-totalité des conclusions défavorables de la SPR en matière de crédibilité ont trait au récit de Mme Benoit concernant la violence domestique qu’elle prétend avoir subie aux mains d’E.J. L’agent d’ERAR a raisonnablement conclu que les allégations de Mme Benoit selon lesquelles elle avait été victime de violence domestique et elle était bisexuelle faisaient partie d’un même récit qui, selon la SPR, était totalement dépourvu de crédibilité.

[37] Il était loisible à l’agent, à l’issue de son examen de la formulation de la demande d’asile, de conclure que les demanderesses n’avaient pas expliqué de façon raisonnable pourquoi elles produisaient maintenant la preuve détaillée du comportement abusif d’E.J. qu’elles auraient dû présenter pour étayer leur demande d’asile. Cela est d’autant plus vrai parce que Mme Benoit n’a pas, malgré les conseils juridiques erronés qu’elle aurait reçus, entièrement exclu le comportement abusif d’E.J. de sa demande d’asile, mais a plutôt privilégié sa prétendue bisexualité. En l’absence de cette explication, les demanderesses ne pouvaient pas invoquer ces « nouveaux » éléments de preuve. L’agent a plutôt adopté une approche trop libérale à l’égard des éléments de preuve qui ne satisfaisaient pas aux exigences de l’alinéa 113a) de la LIPR, en accordant [traduction] « peu de poids » à une grande partie de ces éléments de preuve plutôt que de les rejeter entièrement.

[38] Qui plus est, l’agent a conclu que les éléments de preuve qui pouvaient être pris en compte en vertu de l’alinéa 113a), parce qu’ils étaient postérieurs à la décision de la SPR, étaient insuffisants pour appuyer une conclusion différente. Il s’agissait d’une décision tout à fait raisonnable. Par exemple, selon l’affidavit de Mme Benoit souscrit le 1er décembre 2020, Virginia lui avait récemment annoncé qu’elle s’identifiait comme une personne LGBTQ et qu’elle avait une petite amie. Cependant, Virginia, elle-même, n’avait rien indiqué à cet égard dans sa lettre du 23 novembre 2020. Personne d’autre n’a soulevé cette question non plus. Il n’était pas déraisonnable pour l’agent de conclure que les éléments de preuve produits étaient insuffisants pour démontrer que Virginia est une personne LGBTQ et qu’elle serait, à ce titre, exposée à un risque à Sainte-Lucie.

[39] Contrairement à ce que prétendent les demanderesses, l’agent n’a pas tiré de nouvelles conclusions en matière de crédibilité qui, si elles avaient été en jeu, leur auraient donné droit à une audience en vertu de l’article 167 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227. L’agent a certainement pris acte des préoccupations détaillées de la SPR en matière de crédibilité, ainsi que de la malhonnêteté avouée de Mme Benoit lorsqu’elle a présenté sa demande d’asile. En fin de compte, toutefois, les préoccupations de l’agent avaient trait au caractère suffisant de la preuve qui pouvait être prise en compte. Les demanderesses n’ont établi aucun fondement justifiant la modification de la conclusion selon laquelle, dans le contexte de la décision de la SPR, les éléments de preuve qui pouvaient être pris en compte pour étayer la demande d’ERAR étaient insuffisants pour démontrer que les demanderesses avaient qualité de réfugié au sens de la Convention ou de personne à protéger.

VI. CONCLUSION

[40] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

[41] Les parties n’ont proposé aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.

[42] Enfin, l’intitulé sera modifié pour que le prénom de la demanderesse principale, Odilia, qui est mal orthographié dans la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire, soit correctement orthographié.


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-9141-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question de portée générale n’est énoncée.

  3. L’intitulé est modifié pour que le prénom de la demanderesse principale, Odilia, soit correctement orthographié.

« John Norris »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-9141-21

 

INTITULÉ :

ODILIA BENOIT ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 février 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

LE 9 août 2023

 

COMPARUTIONS :

Linda Kassim

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Leanne Briscoe

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lewis & Associates

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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