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Date : 20230706


Dossier : 23-T-35

Référence : 2023 CF 926

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 6 juillet 2023

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

PETER LOUIS FRANCIS

OELIGISGAG FRANCIS

demandeurs

et

LE CHEF ET LE CONSEIL DE LA PREMIÈRE NATION ACADIA

KESPUWICK RESOURCES INC.

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS :

I. Aperçu

[1] Les demandeurs demandent à la Cour, par voie de requête, d’ordonner la prorogation du délai prévu pour le dépôt et la signification d’une demande de contrôle judiciaire en vertu de paragraphe 18.1 (2) de la loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7 et l’article 8 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 (les Règles).

[2] Les demandeurs soutiennent qu’une prorogation de délai serait dans l’intérêt de la justice, conformément à la décision rendue dans l’arrêt Première nation de Whitefish Lake c Grey, 2019 CAF 275 (Whitefish Lake), et que les quatre facteurs pertinents pour une demande de prorogation, tels qu’énumérés dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Hennelly, (1999) 244 NR 399 (CAF) (Hennelly), sont réunis.

[3] Pour les motifs qui suivent, la présente requête est rejetée.

II. Faits

[4] Les défendeurs, Peter Louis Francis (M. Francis père.) et son fils, Oeligisgag Francis (M. Francis fils), sont des Mi’kmaq et des membres de la bande de la Première Nation Acadia (la Nation). Ils pêchent le homard dans le cadre de la pêche commerciale communautaire de la Nation.

[5] Les permis de pêche commerciale en vertu desquels les demandeurs ont pêché ont été délivrés à la Nation dans le cadre de l’Initiative de l’après-Marshall (l’IAM), qui est née d’un accord entre le gouvernement du Canada et la Nation et qui a suivi la décision de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R c Marshall, [1999] 3 RCS 456.

[6] Les demandeurs étaient des employés de Kespuwick Resources Incorporated (Kespuwick Resources), une société détenue et gérée par la Nation, qui gère la participation de la Nation à la pêche commerciale, à la pêche de subsistance convenable et à la pêche à des fins alimentaires, sociales et rituelles.

[7] Le 8 juillet 2021, M. Francis père a été démis de ses fonctions de capitaine du bateau sur lequel il travaillait en raison d’un rendement inacceptable. Il aurait été informé qu’il pouvait éventuellement postuler d’autres postes d’équipage. M. Francis fils a également été congédié de son poste de membre d’équipage et s’est vu proposer de joindre l’équipage d’un autre navire pour la saison de pêche au homard de 2021.

[8] Le 27 juin 2022, près d’un an après leur congédiement, l’avocat des demandeurs a présenté une lettre de mise en demeure à la Nation, dans laquelle il a proposé [traduction] « un règlement à l’amiable et sans confrontation » du litige entre les parties en plus d’alléguer que les demandeurs avaient été congédiés injustement, avaient subi une atteinte à leur dignité du fait de leur congédiement et avaient été victimes de discrimination.

[9] Dans une lettre datée du 26 juillet 2022, les défendeurs ont fait valoir que les diverses demandes des demandeurs n’étaient pas fondées en droit.

[10] Le 30 août 2022, les demandeurs ont déposé un avis de requête et une déclaration devant notre Cour. Ils demandent un jugement déclaratoire à l’égard de violations présumées d’accords entre la Nation et le gouvernement du Canada et de violations des droits ancestraux collectifs de la Nation et demandent également qu’un bref de prérogative de certiorari soit accordé. Subsidiairement, ils sollicitent une ordonnance portant que les défendeurs versent des dommages-intérêts d’un montant de 1 200 000 $ pour manquement à leur obligation de fiduciaire.

III. Question en litige et norme de contrôle

[11] La seule question est celle de savoir si la requête en prorogation de délai doit être accueillie.

[12] Les facteurs pertinents en ce qui concerne l’octroi d’une prorogation de délai sont énumérés comme suit dans l’arrêt Hennelly : 1) le demandeur a démontré une intention constante de poursuivre sa demande; 2) la demande a un certain fondement; 3) le défendeur ne subit aucun préjudice en raison du retard; 4) il existe une explication raisonnable justifiant le délai (au para 3).

[13] Suivant la décision de la Cour d’appel fédérale (la CAF) dans l’arrêt Whitefish Lake, les facteurs énoncés dans l’arrêt Hennelly ne doivent pas être appliqués de « manière rigide » et « il n’est pas toujours nécessaire que la partie qui présente la demande de prorogation de délai soit en mesure de satisfaire aux quatre facteurs » (au para 3). La CAF a conclu que le facteur primordial dans une requête en prorogation est de savoir « s’il est dans l’intérêt de la justice d’accorder une prorogation de délai » (au para 3).

IV. Analyse

[14] Les demandeurs soutiennent principalement que l’octroi d’une prorogation de délai pour déposer leur demande de contrôle judiciaire est dans l’intérêt de la justice, conformément à l’arrêt Whitefish Lake. Ils soutiennent que les réparations demandées et les questions juridiques soulevées dans la contestation sous-jacente à leur allégation de congédiement injustifié relèvent du droit autochtone plus général de l’accès aux pêches commerciales. Les demandeurs soutiennent que leur demande de contrôle judiciaire vise à s’assurer que tous les membres de la bande de la Nation peuvent jouir librement de leurs droits protégés en matière de pêche, conformément à l’IAM.

[15] Les demandeurs soutiennent également que la présente requête satisfait au critère énoncé dans l’arrêt Hennelly. Ils soutiennent qu’ils ont toujours l’intention de poursuivre la demande de contrôle judiciaire sous-jacente, que leur demande est clairement bien fondée, comme le prouvent les documents présentés lors de la communication préalable, que le retard ne cause aucun préjudice aux défendeurs et, surtout, qu’il y a une explication raisonnable au retard. Les demandeurs soutiennent que le retard découlait du fait que M. Francis père avait compris qu’il pourrait réintégrer son poste, car il avait été congédié en 2016 puis embauché de nouveau quatre mois plus tard, et aussi du fait qu’ils ont choisi un processus de résolution des conflits différent et qu’ils n’ont pu retenir les services d’un avocat.

[16] Les défendeurs soutiennent que la requête en prorogation des demandeurs devrait être rejetée au motif qu’ils ne satisfont pas au critère énoncé dans l’arrêt Hennelly et qu’une prorogation ne servirait pas les intérêts de la justice. Les défendeurs citent la décision Cossy c Société canadienne des postes, 2021 FC 559 au paragraphe 19 pour soutenir qu’un retard d’un an dans la poursuite de la demande de contrôle judiciaire est important et a déjà servi de fondement à notre Cour pour rejeter une telle requête. Les défendeurs font remarquer que rien ne démontre que les demandeurs ont soulevé la question d’un délai dans leur demande de contrôle judiciaire, même après avoir retenu les services de leur avocat actuel.

[17] Les défendeurs soutiennent qu’aucune des explications fournies par les demandeurs pour justifier le retard pris dans la poursuite de la présente demande de contrôle judiciaire n’est raisonnable. Les défendeurs soulignent que M. Francis fils a lui-même affirmé que son congédiement précédent, en 2016, était différent de son congédiement de 2021. Ils font également remarquer que M. Francis père a réintégré son poste en 2016 parce que le capitaine qui l’avait remplacé a dû être renvoyé et qu’il a demandé un réexamen, ce qui contredit l’affirmation des demandeurs selon laquelle il s’est appuyé sur sa réintégration « arbitraire » pour croire qu’il pourrait être réintégré à nouveau. Les défendeurs soutiennent aussi que les demandeurs ont engagé leur avocat actuel en mai 2022, mais qu’ils n’ont pas immédiatement sollicité la prorogation du délai en vue d’introduire une demande de contrôle judiciaire visant l’annulation des congédiements présumés abusifs. Enfin, les défendeurs soutiennent que le fait de choisir la voie du règlement n’excuse pas le retard.

[18] Les défendeurs soutiennent qu’ils pourraient subir un préjudice si un délai était accordé aux demandeurs, ce qui ressort clairement de la lecture du dossier de requête des demandeurs dans lequel ceux-ci demandent à la Cour de proroger le délai afin de soutenir leur stratégie juridique visant à forcer les défendeurs à suivre un processus de résolution des litiges différent, ce qui équivaut essentiellement à demander à la Cour de renforcer leur influence.

[19] Je ne partage pas l’avis des demandeurs selon lequel il est dans l’intérêt de la justice d’accueillir leur requête en prorogation de délai afin qu’ils puissent présenter une demande de contrôle judiciaire. Le facteur le plus défavorable à l’octroi de la présente requête est l’absence d’explications raisonnables pour justifier qu’elle a été présentée avec un retard important.

[20] Je souscris aux arguments des défendeurs selon lesquels les demandeurs ont eu l’occasion de présenter une demande de prorogation de délai pour l’introduction de leur demande, même après avoir retenu les services d’un avocat en mai 2022, mais qu’ils ne l’ont pas fait. Les demandeurs n’ont contacté qu’un seul avocat avant de retenir les services de leur avocat actuel en mai 2022; ils ont attendu trois mois supplémentaires avant de déposer leur avis de requête, ils n’ont fait que des tentatives informelles pour trouver un nouvel emploi dans le secteur de la pêche commerciale de juillet 2021 à octobre 2022 et ne semblent jamais avoir soulevé la question du délai prévu pour présenter un contrôle judiciaire. Tous ces facteurs ne militent pas en faveur d’une conclusion voulant que les demandeurs avaient toujours l’intention de présenter une demande de contrôle judiciaire et minent le caractère raisonnable de leurs explications concernant le retard.

[21] Je souscris également aux arguments des défendeurs selon lesquels la demande de contrôle judiciaire présentée par les demandeurs n’est pas suffisamment bien fondée. Les demandeurs n’ont pas clairement identifié les motifs de contrôle judiciaire dans leurs observations, en particulier la question de savoir si leur ancien employeur, la société Kespuwick Resources, peut être considérée comme un décideur au sens de l’article 2(1) de la Loi sur les cours fédérales, LRC, 1985, c F-7. Les demandeurs n’ont pas démontré en quoi la décision de leur ancien employeur de les congédier est susceptible d’être annulée par voie de contrôle judiciaire devant notre Cour.

V. Conclusion

[22] La requête des demandeurs en vue de proroger le délai de dépôt et de signification de la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Bien que les défendeurs demandent l’octroi des dépens en l’espèce, j’estime que cela n’est pas justifié.


ORDONNANCE dans le dossier 23-T-35

LA COUR ORDONNE le rejet de la requête en prolongation de délai au titre de l’article 8, sans dépens.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Jean-François Vincent


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

23-T-35

 

INTITULÉ :

PETER LOUIS FRANCIS ET OELIGISGAG FRANCIS c LE CHEF ET LE CONSEIL DE LA PREMIÈRE NATION D’ACADIA ET KESPUWICK RESOURCES INC.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 JUIN 2023

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

LE 6 JUILLET 2023

 

COMPARUTIONS :

Michael Slattery

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Ashley Hamp-Gonsalves

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Slattery & Slattery

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Burchell Wickwire Bryson LLP

Avocats

Halifax (Nouvelle‑Écosse)

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

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