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Date : 20230810


Dossier : T-2169-16

Référence : 2023 CF 1093

 

Ottawa (Ontario) le 10 août 2023

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

GARY LESLIE MCLEAN, ROGER AUGUSTINE, CLAUDETTE COMMANDA, ANGELA ELIZABETH SIMONE SAMPSON, MARGARET ANNE SWAN ET MARIETTE LUCILLE BUCKSHOT

demandeurs

et

SA MAJESTÉ LE ROI DU CHEF DU CANADA, REPRÉSENTÉ PAR LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

et

AUDREY HILL ET LE CONSEIL ÉLU DES SIX NATIONS DE LA RIVIÈRE GRAND

requérants

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1] Un recours collectif a été intenté au nom des survivants des externats indiens. Le Canada et les représentants des survivants ont conclu une convention pour le règlement du recours collectif. Conformément à cette convention, les survivants pouvaient réclamer une indemnisation.

[2] La première version de cette convention prévoyait que les survivants ne disposaient que d’un an pour produire leur réclamation. De nombreux survivants ont fait savoir que ce délai était trop court. Donnant suite à cette critique, le Canada et les demandeurs qui représentent le groupe ont convenu de porter ce délai à deux ans et demi. La Cour a ensuite approuvé la convention de règlement. Par conséquent, les survivants avaient jusqu’au 13 juillet 2022 pour produire leur demande d’indemnisation.

[3] Les requérants, Audrey Hill et le conseil élu des Six Nations de la rivière Grand, demandent à la Cour de porter la date limite au 31 décembre 2025. Ils affirment que les démarches entreprises pour faire connaître aux survivants les modalités du processus de réclamation étaient insuffisantes. Ils déplorent le peu de soutien fourni aux survivants qui souhaitent produire une réclamation. Ils ajoutent que la pandémie de COVID-19 a aggravé ces difficultés et a privé de nombreux survivants de la possibilité de produire une réclamation.

[4] La Cour rejette la requête et refuse de repousser la date limite.

[5] La Cour rejette l’argument des requérants selon lequel la convention de règlement confère à la Cour le pouvoir général de repousser la date limite. Selon la convention, le report de la date limite d’au plus six mois n’est prévu que dans des cas particuliers. Les parties n’entendaient pas que le processus de réclamation puisse se poursuivre au-delà de cette échéance.

[6] La Cour refuse également d’exercer son pouvoir de surveillance de manière à repousser la date limite fixée pour la production des réclamations. Le pouvoir de surveillance ne peut être exercé que dans les circonstances exceptionnelles où la convention de règlement n’est pas mise en œuvre. Il ne peut l’être pour modifier la convention. Après avoir examiné attentivement la preuve des requérants, la Cour conclut que les mesures énoncées dans la convention pour donner avis aux membres du groupe et leur fournir du soutien ont été mises en œuvre. D’autres mesures de soutien auraient pu être fournies aux survivants qui souhaitent produire une réclamation, mais la convention ne l’exige pas. La preuve n’étaye pas l’argument des requérants selon lequel un grand nombre de survivants auraient été privés de la possibilité de produire une réclamation. Au contraire, environ 185 000 survivants ont produit une réclamation avant la date limite initiale ou l’expiration des six mois supplémentaires.

I. Le contexte

[7] La présente requête s’inscrit dans le contexte du règlement intervenu dans le recours collectif visant à indemniser les survivants d’« externats indiens ».

[8] Les requérants sont Audrey Hill et le conseil élu des Six Nations de la rivière Grand [les Six Nations ou le conseil]. À titre de survivante d’un externat, Mme Hill est elle-même membre du groupe. Elle a aussi apporté son soutien à d’autres personnes de sa communauté qui souhaitaient produire une réclamation conformément au règlement. La communauté des Six Nations est la plus grande communauté de Premières Nations vivant dans une réserve au Canada et celle qui compte le plus grand nombre d’externats. Son conseil a apporté son soutien à ses membres qui souhaitaient produire une réclamation.

[9] Le 13 juillet 2022 était la date limite pour produire une réclamation. Les membres du groupe pouvaient demander sur une base individuelle que cette date limite soit repoussée pour des motifs valables jusqu’au 13 janvier 2023. Les requérants sollicitent à présent une ordonnance visant à faire reporter la date limite au 31 décembre 2025 pour tous les membres du groupe, ainsi qu’une ordonnance exigeant une évaluation indépendante de la taille du groupe et du taux de distribution. Les demandeurs et le défendeur s’opposent à leur requête.

[10] Afin de situer le contexte propre à la présente requête, je résumerai le règlement intervenu dans les recours collectifs relatifs aux pensionnats indiens et j’expliquerai comment il se distingue du règlement intervenu dans la présente affaire. Je soulignerai ensuite la façon dont certains événements survenus au cours de la mise en œuvre du règlement visé aux présentes ont conduit les requérants à déposer la présente requête.

A. Les pensionnats et les externats

[11] Ainsi que l’a déjà dit la Cour suprême du Canada : [traduction] « Ce n’est pas avec beaucoup de fierté que nous pouvons rappeler le traitement réservé aux [A]utochtones de notre pays » (R c Sparrow, [1990] 1 RCS 1075, à la p 1103). Les pensionnats constituent l’un des plus sombres chapitres de l’histoire du Canada. L’un des objectifs du système des pensionnats était de favoriser l’assimilation des enfants autochtones dans la société non autochtone. À cette fin, il a été jugé nécessaire de séparer les enfants autochtones de leurs parents, de leurs familles et de leurs communautés. La Cour suprême a donné l’explication qui suit au premier paragraphe de son arrêt Canada (Procureur général) c Fontaine, 2017 CSC 47, [2017] 2 RCS 205 [Fontaine] :

À compter des années 1860 jusqu’aux années 1990, plus de 150 000 enfants – Premières Nations, Inuits et Métis – ont été obligés de fréquenter des pensionnats indiens dirigés par des organismes religieux et financés par le gouvernement du Canada. Comme l’a reconnu le Canada, ce système visait à « isoler les enfants et [à] les soustraire à l’influence de leurs foyers, de leurs familles, de leurs traditions et de leur culture » (« Présentation d’excuses aux anciens élèves des pensionnats indiens » par le très honorable Stephen Harper au nom du Canada, 11 juin 2008 (en ligne)). Des milliers de ces enfants ont été victimes de sévices physiques, psychologiques et sexuels pendant leur séjour dans des pensionnats.

[12] Des recours collectifs ont été intentés au nom des survivants des pensionnats. En 2006, un grand nombre de ces recours collectifs ont été réglés au moyen de la Convention de règlement relative aux pensionnats indiens [la CRRPI]. Le processus d’évaluation indépendant [PÉI], l’une des composantes de la CRRPI, visait à indemniser les survivants qui avaient été victimes de sévices physiques ou sexuels dans les pensionnats indiens. Les survivants disposaient d’une période de cinq ans pour produire une réclamation. Ils devaient comparaître en personne à une audience devant un arbitre pour expliquer les sévices qu’ils avaient subis.

[13] La CRRPI n’a cependant pas permis de réparer tous les torts causés par le Canada relativement à l’éducation des enfants autochtones. Elle ne visait pas les externats gérés par le Canada dans les communautés autochtones. Ces établissements différaient des pensionnats, car les élèves qui les fréquentaient rentraient chez eux à la fin de la journée et n’étaient pas séparés de leurs parents, de leurs familles et de leurs communautés. Il n’en demeure pas moins que les externats, comme les pensionnats, ont été le théâtre de sévices physiques et sexuels. Voici ce qu’affirme le chef Hill des Six Nations dans son affidavit au sujet des externats :

[traduction]

[Ils ont été] dévastateurs pour les personnes, les familles et les communautés autochtones. Les élèves étaient régulièrement victimes d’horribles sévices physiques et sexuels, et étaient systématiquement punis et humiliés tout simplement pour ce qu’ils étaient : des enfants autochtones. Les conséquences néfastes de la fréquentation d’un externat indien ont été profondes et ont causé des torts durables à l’estime de soi des Autochtones ainsi qu’à leur santé mentale et physique, qui nuisent à leur capacité de vivre heureux et en sécurité.

B. Le présent recours collectif et son règlement

[14] Les demandeurs ont intenté un recours collectif au nom d’anciens élèves des externats. La Cour a rendu, sur consentement, l’ordonnance autorisant le recours collectif. Le Canada et les demandeurs ont ensuite négocié un règlement, appelé « Convention de règlement relative aux externats indiens » [la CRREI ou la convention].

[15] La convention prévoit le paiement d’un montant de base pour l’indemnisation de chaque ancien élève des externats. Il s’agit de l’indemnisation de « niveau 1 », qui représente 10 000 dollars par personne. Le Canada fournit un montant de départ de 1,27 milliard de dollars pour le financement de l’indemnisation de niveau 1, lequel peut être majoré à 1,4 milliard de dollars si nécessaire. En outre, les anciens élèves qui ont été victimes de sévices physiques ou sexuels peuvent recevoir des indemnités allant de 50 000 à 200 000 dollars (il s’agit des niveaux 2 à 5). Aucun montant maximal n’est fixé quant au total des indemnités qui peuvent être versées au titre des réclamations de niveaux 2 à 5. Le processus de réclamation se déroule entièrement sur dossier. Contrairement au processus prévu dans la CRRPI, la convention ne prévoit pas la tenue d’audiences. Sur ce point, l’article 9.03 de la convention dispose que le processus de réclamation a été conçu de manière à ce qu’il soit rapide, peu coûteux, facile à comprendre et adapté aux particularités culturelles et qu’il vise à « atténuer toute probabilité de nouveau traumatisme caus[é] par le processus de réclamation ». De plus, l’article 6.04 de la convention prévoit que les membres du groupe seront avisés du règlement conformément au plan de notification [aussi appelé « plan d’avis » dans certains documents] annexé à la convention. (Malheureusement, je dois attirer l’attention sur la mauvaise qualité de la version française de plusieurs documents en l’espèce, en particulier le plan de notification.)

[16] D’après la version initiale de la convention, un des éléments du processus de réclamation était le délai d’un an, à compter de la date de mise en œuvre de la convention, accordé aux membres du groupe pour qu’ils produisent leur réclamation. Cette date de mise en œuvre s’entendait soit de la fin de la période d’exclusion soit de la date d’expiration de toute procédure d’appel applicable à l’ordonnance d’approbation.

[17] Le Canada et les demandeurs ont sollicité l’approbation de la convention conformément à la règle 334.29(1) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106. De nombreux membres du groupe ont déposé des avis d’opposition. L’un des motifs qu’ils ont fréquemment invoqués était la brièveté de la période prévue pour la production des réclamations. Avant l’audition de la requête visant à faire approuver le règlement, le Canada et les demandeurs ont réglé le problème en modifiant la convention de manière à ce que la période prévue pour la production des réclamations soit portée à deux ans et demi. Cette modification figure à l’article 1.01, à l’entrée qui définit la date limite pour la production des réclamations, laquelle s’entend de la date qui est deux ans et six mois (au lieu d’un an) après la date de mise en œuvre.

[18] Dans le contexte de la requête visant à faire approuver le règlement, les parties ont présenté à la Cour le rapport d’expert de Peter Gorham. D’après ses calculs, l’estimation la plus probable du nombre de personnes qui avaient fréquenté les externats entre 1920 et 1994 se chiffrait à 190 000, et celle du nombre de ces personnes qui étaient encore en vie en 2017, à 127 000. Ce dernier chiffre semble avoir été retenu pour établir le montant du fonds de 1,27 milliard de dollars affecté au paiement des réclamations de niveau 1, et selon certains documents, il s’agit d’un estimé de la taille du groupe. Cependant, la taille du groupe est un peu plus élevée, car ce chiffre (127 000) ne tient pas compte du nombre de personnes décédées entre 2007 et 2017 – dont les successions ont le droit de produire des réclamations.

[19] Mon collègue le juge Michael Phelan a approuvé la convention (McLean c Canada, 2019 CF 1075). Il a jugé que la convention, malgré les objections ainsi que les lacunes qu’elle comporterait, était juste et raisonnable. Il a fait remarquer que le processus de réclamation avait été conçu de manière à éviter plusieurs des problèmes qui étaient survenus dans l’administration de la CRRPI, notamment les effets traumatisants résultant de la tenue d’audiences et l’obligation pour les membres du groupe de retenir les services d’avocats. Il s’est exprimé comme suit au sujet de la date limite pour la production des réclamations, aux paragraphes 121 et 128 :

Le fait que le processus d’opposition ait fonctionné devrait rassurer de nombreux opposants – cela a rendu possible un changement significatif. Le délai de réclamation, bien que prévu, a été prolongé d’un an à deux ans et demi grâce à une modification de la convention, incontestablement à la suite d’une opposition.

[. . .]

[É]chéancier du processus des réclamations : cette opposition à l’exigence de déposer la réclamation dans un délai d’un an est l’une des questions les plus récurrentes de l’opposition. Il s’agissait d’un obstacle majeur à surmonter. Comme le montrent les modifications apportées à la convention, ce délai a été revu de manière raisonnable à deux ans et demi.

[20] La Cour d’appel fédérale a rejeté la requête d’un opposant en autorisation d’interjeter appel de l’ordonnance par laquelle le juge Phelan avait approuvé la convention (Ottawa c McLean, 2019 CAF 309). Elle a aussi rejeté les appels des refus, prononcés par le juge Phelan, d’accorder à des organisations autochtones représentatives l’autorisation d’intervenir à l’audience prévue pour l’approbation du règlement, essentiellement au motif que les préoccupations soulevées par ces organisations avaient déjà été exprimées par d’autres opposants (Nunavut Tunngavik Incorporated c McLean, 2019 CAF 186; Première Nation de Whapmagoostui c McLean, 2019 CAF 187).

C. La mise en œuvre de la convention de règlement

[21] La date de mise en œuvre de la convention a été fixée au 13 janvier 2020, date à laquelle les membres du groupe pouvaient commencer à produire leurs réclamations.

[22] À peine deux mois plus tard, la pandémie de COVID-19 a forcé tous les niveaux de gouvernement au Canada à mettre en œuvre des mesures draconiennes visant à lutter contre la propagation du virus. Les rassemblements intérieurs et les voyages ont fait l’objet de restrictions qui sont demeurées en place, à des degrés divers, pendant la majeure partie des deux années qui ont suivi.

[23] Les répercussions de la pandémie ont été très durement ressenties dans les communautés autochtones, la prévalence des facteurs de risque associés à la COVID-19 y étant plus élevée. Nombre d’entre elles ont du mal à avoir accès aux services essentiels, tels que l’eau courante, la nourriture à un prix abordable ou les services de santé. Il leur est souvent difficile d’avoir accès à Internet haute vitesse, lequel a joué un rôle déterminant dans l’atténuation des répercussions des mesures de restriction aux rassemblements.

[24] Au mois de juillet 2020, la Cour a approuvé une modification apportée au plan de notification. Argyle Public Relationships [Argyle], le cabinet de communication chargé de la mise en œuvre du plan, devait offrir des séances de soutien dans une soixantaine de communautés autochtones. En raison de la pandémie, ces séances n’ont commencé qu’en janvier 2021.

[25] Entre-temps, les requérants se sont organisés pour offrir de différentes manières du soutien aux membres du groupe vivant dans la communauté des Six Nations. En plus de s’occuper de sa propre réclamation, Mme Hill a aidé 23 personnes dans ce même processus. Dans son affidavit, le chef Hill explique les mesures prises par le conseil pour faire connaître aux membres des Six Nations l’existence de la convention et le processus de réclamation, et pour fournir du soutien à ceux d’entre eux qui souhaitaient produire une réclamation. Pendant plus d’un an, une employée du conseil a été affectée à temps plein au soutien des membres des Six Nations qui souhaitaient produire une réclamation, même si le conseil n’avait aucune obligation de le faire et ne recevait aucun financement. Cette employée, Mme Martin, a produit un affidavit à l’appui de la présente requête. Dans les semaines précédant la date limite pour la production des réclamations, la demande de soutien s’est grandement accrue. Le conseil a dû affecter d’autres employés au soutien des membres de la communauté.

[26] Je profite de l’occasion pour féliciter les requérants d’avoir soutenu les membres de leur communauté, alors que rien ne les obligeait à le faire. Je suis certain que beaucoup d’autres personnes ou organisations partout au pays ont fait de même, et elles méritent aussi mes félicitations.

[27] Compte tenu des connaissances et de l’expérience qu’ils ont accumulées en soutenant les membres de la communauté, les requérants ont soulevé des préoccupations au sujet de la convention ou de sa mise en œuvre, dont voici le résumé :

  • l’estimation de la taille du groupe n’est pas fiable, de telle sorte qu’il est impossible de calculer le taux de distribution;
  • le plan de notification ne prévoit aucune forme de diffusion en personne auprès des membres de la communauté;
  • la pandémie de COVID-19 a freiné la diffusion des renseignements au sujet de la convention;
  • les membres du groupe ont eu peu de soutien individuel;
  • le soutien téléphonique était inopportun compte tenu de la nature des préjudices en jeu;
  • l’accès restreint à Internet, les barrières linguistiques et le faible niveau d’alphabétisation dans de nombreuses communautés autochtones ont aggravé ces difficultés.

[28] Selon les requérants, des membres du groupe n’ont jamais produit de réclamation en raison de ces lacunes, soit parce qu’ils n’étaient pas encore prêts à le faire avant la date limite soit parce qu’ils n’avaient même pas été informés de l’existence du processus de réclamation.

[29] À l’approche de la date limite pour la production des réclamations, des organisations autochtones représentatives ont demandé aux parties à la convention d’accorder plus de temps aux anciens élèves des externats pour qu’ils produisent leurs réclamations. Par exemple, au moyen d’une résolution adoptée en décembre 2021, l’Assemblée des Premières Nations a demandé aux parties à la convention de repousser d’un an la date limite. Les lacunes susmentionnées ont souvent été invoquées pour justifier de telles demandes. Les parties n’ont toutefois pas modifié la date limite pour la production des réclamations.

[30] Selon les données fournies lors de l’audience, environ 185 000 personnes ont produit une réclamation : parmi elles, environ 7 300 ont demandé, au cours des six mois qui ont suivi la date limite pour la production des réclamations, le report de cette date. Les parties à la convention se sont appuyées sur le nombre élevé des réclamations produites pour justifier leur refus de repousser la date limite.

[31] En décembre 2022, les requérants ont déposé la présente requête visant à faire porter la date limite pour la production des réclamations au 31 décembre 2025 et à obtenir une évaluation indépendante du taux de distribution.

[32] Je tiens également à faire remarquer que d’autres membres du groupe ont déposé une requête visant à obtenir une mesure de réparation se rapportant à la question de la divulgation progressive, c’est-à-dire le fait pour un membre du groupe de produire une réclamation de niveau 1 puis de retrouver la mémoire d’événements justifiant une réclamation à un niveau plus élevé. Le juge Phelan a rejeté cette requête, après avoir souligné que la convention ne permettait pas à un membre du groupe de produire plus d’une réclamation (McLean c Canada (Procureur général), 2021 CF 987 [Waldron]). La Cour d’appel fédérale a récemment entendu l’appel de cette décision, mais elle n’a pas encore rendu son jugement.

II. Analyse

[33] J’exposerai en six parties les motifs pour lesquels je rejette la présente requête. Je ferai d’abord le sommaire du cadre juridique applicable. J’expliquerai ensuite pourquoi je reconnais aux requérants la qualité pour agir. Par la suite, j’analyserai l’interprétation de la convention proposée par les requérants. Dans la quatrième partie, j’examinerai la prétention des requérants selon laquelle les membres du groupe ont été privés des avantages de la convention. Les cinquième et sixième parties portent sur l’existence d’une lacune dans la convention et sur l’évaluation du taux de distribution sollicitée par les requérants.

A. Le cadre juridique

[34] Le cadre juridique qui permet de trancher la présente affaire doit d’abord être expliqué. Je rappellerai certains principes fondamentaux en matière de recours collectifs, après quoi j’exposerai les circonstances dans lesquelles on peut demander à la Cour d’exercer son pouvoir de surveillance.

1) Les recours collectifs

[35] Le recours collectif est le mécanisme procédural qui permet à un représentant d’intenter une action au nom des membres du groupe, sans avoir obtenu leur consentement exprès. Il favorise l’économie des ressources judiciaires, permet que des poursuites qui auraient été trop coûteuses puissent être intentées et dissuade les malfaisants éventuels (Western Canadian Shopping Centres Inc c Dutton, 2001 CSC 46 aux paragraphes 27 à 29, [2001] 2 RCS 534). Il est devenu un outil essentiel pour assurer un meilleur accès à la justice. Il est souvent le seul moyen réaliste d’intenter des poursuites et d’être indemnisé.

[36] Vu que le représentant demandeur agit au nom des membres du groupe sans avoir obtenu leur consentement, la législation en matière de recours collectifs (en l’espèce, les Règles des Cours fédérales) prévoit des mesures qui visent à garantir que les démarches du représentant demandeur soient dans l’intérêt des membres du groupe. À cette fin, certaines étapes cruciales de l’instance requièrent l’approbation de la Cour.

[37] La plupart des recours collectifs, à l’instar de la plupart des poursuites judiciaires, aboutissent à un règlement négocié. Foncièrement, un règlement signifie que les parties se sont fait des concessions mutuelles. Étant donné que les membres du groupe sont liés par les concessions faites par le représentant demandeur, la règle 334.29 énonce que la Cour doit approuver le règlement. Le critère d’approbation du règlement n’est pas la perfection; il s’agit plutôt de savoir si le règlement est juste et raisonnable (voir, par exemple, Merlo c Canada, 2017 CF 533 aux paragraphes 16 à 18). Qui plus est, lorsqu’elle approuve le règlement, la Cour ne peut modifier l’entente des parties; elle doit l’approuver telle que libellée ou la rejeter. Sinon, les parties ne seraient pas motivées à régler l’affaire, car la Cour pourrait remettre leur entente en cause.

[38] Ces principes demeurent pertinents en l’espèce malgré les ramifications historiques et politiques de la présente affaire. Les demandeurs ont choisi de formuler leur poursuite sous l’angle du droit privé et de l’engager au moyen des outils prévus par la procédure civile. La Cour suprême du Canada a examiné la CRRPI à deux reprises. Dans l’arrêt Fontaine, au paragraphe 35, elle a fait remarquer que la CRRPI constituait « à la base [un] contrat dont le sens dépend des intentions objectives des parties ». Voir également JW c Canada (Procureur général), 2019 CSC 20 au paragraphe 102, [2019] 2 RCS 224 [JW]. Ces remarques s’appliquent également à la convention visée en l’espèce.

2) Le pouvoir de surveillance

[39] Les requérants invoquent le pouvoir de surveillance de la Cour en matière de recours collectifs. À toutes les étapes d’un recours collectif, même après celle du règlement, la Cour conserve sa compétence pour statuer sur les questions imprévues. Ce pouvoir est le corollaire du rôle qui incombe à la Cour de protéger les membres du groupe qui ne sont pas parties à l’instance (Fantl v Transamerica Life Canada, 2009 ONCA 377 au paragraphe 39). Selon le cas, le pouvoir de surveillance peut découler de la législation relative aux recours collectifs, de l’ordonnance d’approbation d’un règlement ou des dispositions de la convention de règlement elle-même (Fontaine, au paragraphe 32; JW, au paragraphe 114). En l’espèce, l’ordonnance d’approbation prévoit expressément que la Cour demeure compétente.

[40] Le pouvoir de surveillance « est limité et modulé par les modalités de la convention, dès lors que celle‑ci a été approuvée et déclarée juste, raisonnable et dans l’intérêt supérieur du groupe qu’elle vise » (JW, au paragraphe 120). En d’autres termes, les tribunaux ne peuvent se fonder sur leur pouvoir de surveillance pour modifier une convention de règlement (Fontaine, au paragraphe 59). Bien au contraire, lorsque les tribunaux ont exercé leur pouvoir de surveillance, ils ont clairement indiqué qu’ils donnaient effet à la convention de règlement et non qu’ils la modifiaient.

[41] Pour ce motif, les tribunaux ont expliqué que les circonstances dans lesquelles ils peuvent intervenir relèvent normalement du non-respect des ententes de règlement. Cependant, il semble qu’aucun critère n’ait été généralement admis relativement à l’exercice du pouvoir de surveillance. Les arrêts que les parties ont portés à mon attention peuvent être sommairement regroupés en trois catégories.

[42] Premièrement, comme dans l’arrêt Fontaine, le tribunal peut être invité à résoudre un différend sur l’interprétation d’une disposition de la convention de règlement. Bien entendu, cela présume que la question à examiner ne relève pas de la compétence exclusive que la convention accorde aux adjudicateurs.

[43] Deuxièmement, les tribunaux peuvent intervenir lorsqu’il s’agit d’un cas grave de défaut de mise en œuvre de la convention de règlement. Après avoir examiné les jugements rendus relativement à la CRRPI, la juge Côté a conclu, dans l’arrêt JW, que seules des circonstances très limitées pouvaient constituer un tel défaut et qu’il devait s’agir du « défaut de l’adjudicateur du PÉI d’appliquer le régime du PÉI et, par voie de conséquence, de mettre en œuvre la CRRPI » (JW, au paragraphe 140). La juge Abella a, pour sa part, fait les observations suivantes au paragraphe 35 :

Bref, les juges ont le devoir permanent de surveiller l’administration et la mise en œuvre de la Convention, y compris du PÉI. Lorsqu’ils exercent cette fonction de surveillance dans le cadre d’une demande de directives, les juges peuvent intervenir en cas de défaut d’appliquer et de mettre en œuvre les modalités de la Convention. Pour décider s’il y a eu pareil défaut, le juge surveillant se concentre sur le libellé de la Convention, pour que les avantages promis aux membres du groupe leur soient effectivement accordés.

[44] Troisièmement, les tribunaux peuvent intervenir pour combler les lacunes de la convention de règlement. Comme l’a fait remarquer la juge Côté dans l’arrêt JW, au paragraphe 141, « [il] surviendra inévitablement des situations que les parties n’ont pas envisagées et qui ne sont donc pas prévues par leur convention ». À son avis, le fait qu’aucun pouvoir d’ordonner la réouverture du dossier d’une demande qui avait manifestement fait l’objet d’une décision erronée n’avait été conféré à l’adjudicateur en chef constituait une lacune. Elle a également renvoyé à l’arrêt NN v Canada (Attorney General), 2018 BCCA 105 [NN], où des dossiers de demande avaient été rouverts après la découverte de nouveaux éléments de preuve. De même, la juge Abella a reconnu que la présence d’une lacune constituait un motif qui pouvait justifier l’intervention des tribunaux (JW, au paragraphe 27).

[45] Bien entendu, les tribunaux peuvent aussi intervenir lorsque la convention de règlement le prévoit expressément, comme l’illustre la décision Heyder c Canada (Procureur général), 2023 CF 28. Dans cette affaire, la convention de règlement contenait une disposition permettant à l’administrateur des réclamations de repousser la date limite d’au plus 60 jours, et à la Cour de la reporter à plus de 60 jours. En revanche, dans la présente affaire, la convention ne confère à la Cour aucun pouvoir de repousser la date limite au-delà d’une période déterminée.

B. La qualité pour agir

[46] Avant d’appliquer les principes susmentionnés à la présente affaire, je dois examiner si les requérants ont qualité pour agir pour déposer la présente requête.

[47] Madame Hill demande l’autorisation de participer au recours collectif sur le fondement de la règle 334.23(1), dont voici le texte :

334.23 (1) To ensure the fair and adequate representation of the interests of a class or any subclass, the Court may, at any time, permit one or more class members to participate in the class proceeding.

334.23 (1) Afin que les intérêts du groupe ou d’un sous-groupe soient représentés de façon équitable et adéquate, la Cour peut, en tout temps, autoriser un ou plusieurs membres du groupe à participer au recours collectif.

[48] Pour sa part, le conseil demande à la Cour de lui reconnaître la qualité pour agir dans l’intérêt public. Pour appliquer le critère relatif à la qualité pour agir dans l’intérêt public, le tribunal doit se demander « si l’affaire soulève une question justiciable sérieuse, si la partie qui a intenté la poursuite a un intérêt réel ou véritable dans son issue et, en tenant compte d’un grand nombre de facteurs, si la poursuite proposée constitue une manière raisonnable et efficace de soumettre la question à la cour » (Canada (Procureur général) c Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society, 2012 CSC 45 au paragraphe 2, [2012] 2 RCS 524 [Downtown Eastside]). Ces trois facteurs ne sont pas des « exigences inflexibles », mais doivent plutôt être « appréciés et soupesés de façon cumulative » et « appliqués d’une manière souple et libérale » (Downtown Eastside, au paragraphe 20).

[49] Compte tenu de mes conclusions sur le bien-fondé de la requête, la question de la qualité pour agir n’est pas déterminante. Je n’exposerai donc que brièvement les motifs pour lesquels je reconnais aux requérants la qualité pour agir.

[50] J’analyserai conjointement la qualité pour agir de Mme Hill et celle du conseil. La jurisprudence relative à la règle 334.23 ou à une disposition équivalente dans les lois provinciales ou territoriales du Canada sur les recours collectifs est mince. Compte tenu des motifs avancés par Mme Hill pour justifier son intervention, le critère énoncé dans l’arrêt Downtown Eastside, bien qu’il ne soit pas directement applicable, donne des indications utiles sur les facteurs pouvant s’avérer pertinents.

[51] Le premier volet du critère énoncé dans l’arrêt Downtown Eastside n’exige pas un examen complet du bien-fondé de l’affaire; il s’agit plutôt d’examiner si l’affaire peut être tranchée par l’application des règles de droit (Downtown Eastside, au paragraphe 42). En l’espèce, les requérants soutiennent que les répercussions de la pandémie de COVID-19 ont fait en sorte que les avantages promis dans la convention n’ont pas été accordés. Ils affirment que leur demande relève des catégories de circonstances qui, selon les arrêts Fontaine et JW, justifient l’exercice du pouvoir de surveillance de la Cour. Ils affirment qu’ils ne cherchent pas à faire modifier la convention. La question de savoir si c’est effectivement le cas doit être examinée au fond. Dans la mesure de l’analyse proposée plus bas, leur demande soulève une question justiciable qui n’est pas futile.

[52] Madame Hill n’a pas cessé d’être membre du groupe après avoir touché son indemnité. Par conséquent, elle est visée par la règle 334.23. De plus, les deux requérants ont l’intérêt véritable qu’exige le deuxième volet du critère énoncé dans l’arrêt Downtown Eastside. Il ne faut pas confondre cet intérêt véritable et un droit reconnu par la loi; sinon, la qualité pour agir dans l’intérêt public ne serait d’aucune utilité. Madame Hill et le conseil ont tous deux consacré beaucoup de temps, d’énergie et de ressources à aider les membres du groupe. Ils étaient « engagé[s] quant aux questions [que leur demande] soulèv[e] » et ont « tenté sans succès d’obtenir une décision sur la question par d’autres moyens » (Downtown Eastside, au paragraphe 43). De plus, le fait que le conseil est un corps dirigeant autochtone est un facteur supplémentaire dont il faut tenir compte à cette étape du critère (voir, par analogie, Fontaine v Canada (Attorney General), 2014 BCSC 2531).

[53] J’estime également qu’il n’existe pas d’autre moyen pratique et efficace de saisir la Cour, vu la position des demandeurs. Comme les arguments des requérants se rattachent aux répercussions de la pandémie de COVID-19, la question n’aurait pu être soulevée à l’audience d’approbation du règlement, qui a eu lieu en 2019.

[54] Dans la mesure où la règle 334.23 exige que Mme Hill prouve qu’elle est qualifiée pour représenter le groupe, j’estime qu’elle l’a fait, compte tenu de la qualité de la preuve et des arguments qu’elle a présentés.

[55] Enfin, la réconciliation entre la Couronne et les peuples autochtones est un facteur supplémentaire qui justifie de reconnaître aux requérants la qualité pour agir. Plusieurs organisations autochtones représentatives, dont l’Assemblée des Premières Nations, ont exprimé des préoccupations au sujet du processus de réclamation prévu dans la convention. La réconciliation exige que la Cour examine, dans les limites du rôle qui lui incombe, si ces préoccupations sont fondées.

C. L’interprétation de la disposition sur les réclamations tardives

[56] Les requérants soutiennent tout d’abord que l’intervention de la Cour est nécessaire afin de donner effet à leur interprétation de la convention. D’après eux, la convention devrait être interprétée de manière à donner à la Cour le pouvoir discrétionnaire de reporter la date limite pour la production des réclamations, sans que ce pouvoir ne soit assujetti à une limite précise. Leur interprétation découle de l’annexe B de la convention, laquelle énonce les modalités du processus de réclamation. L’article 29 de l’annexe B est ainsi libellé :

29. Il est reconnu que, dans certains cas exceptionnels, un demandeur peut avoir droit à un sursis de l’application stricte de la date limite des réclamations; toutefois, le délai de réclamation ne peut en aucun cas être prolongé de plus de six (6) mois.

[57] Les requérants cherchent à donner à cette disposition une interprétation qui reconnaît l’existence de deux droits distincts : le droit d’obtenir le report d’au plus six mois de la date limite pour la production des réclamations; et le droit plus général d’être dispensé de l’application stricte de cette date limite, qui ne serait pas assujetti à la limite de six mois.

[58] Cette interprétation est inadmissible. Au contraire, tout indique que l’article 29 ne crée qu’un seul droit, soit celui qui permet à une personne de demander le report d’au plus six mois de la date limite. Cette interprétation est étayée par les méthodes d’interprétation reconnues en droit : l’interprétation fondée sur le sens ordinaire des mots, l’interprétation contextuelle et l’interprétation téléologique.

[59] Le sens ordinaire d’une phrase composée de deux parties séparées par l’adverbe « toutefois » renvoie à un seul sujet, et la seconde partie modifie ou restreint la première partie. La première partie de l’article 29 confère le droit de demander sur une base individuelle que la date limite soit repoussée. L’interprétation logique qu’il faut donner à sa seconde partie fait en sorte de restreindre la portée de la première partie, c’est-à-dire que la personne qui cherche à obtenir le report de la date limite ne peut demander qu’un report d’au plus six mois. Si deux droits distincts étaient censés être conférés, il faut se demander pourquoi la seconde partie commence par l’adverbe « toutefois » et pourquoi la forme négative est employée. De plus, le fait que l’article 29 accorde un droit à « un demandeur » semble faire obstacle au report de la date limite que les requérants sollicitent pour l’ensemble du groupe.

[60] Le contexte immédiat dément aussi l’interprétation proposée par les requérants. L’article 29 fait partie de l’annexe B, sous la rubrique qui traite du report de la date limite. L’article 30 établit la procédure pour en faire la demande, prévoit qu’une telle demande doit être faite dans les six mois suivant la date limite pour la production des réclamations et donne des exemples des motifs qui peuvent être invoqués au soutien d’une telle demande. L’article 31 prévoit que l’administrateur des réclamations ou, dans certains cas, le comité des exceptions, se prononce sur les demandes visant à faire repousser la date limite, et que leurs décisions sont définitives. Ce contexte immédiat n’appuie pas l’idée que l’article 29 crée deux droits distincts, puisqu’une procédure unique est prévue. Il est peu plausible que les parties à la convention aient créé un droit sans prévoir les modalités de son exercice. De plus, ce contexte renforce l’idée portant que l’article 29 ne vise que des demandes individuelles, et non des demandes de report qui s’appliqueraient à l’ensemble du groupe, et que la Cour n’a aucun rôle à jouer dans la mise en application de l’article 29.

[61] Il existe un autre indice donnant à penser qu’il n’existe qu’une seule procédure pour le report de la date limite, lequel ne peut être supérieur à six mois. Il s’agit de l’article premier de la convention, qui prévoit une définition applicable aux demandes visant à faire repousser la date limite, à l’entrée « Demande de prolongation des délais », dont voici le libellé :

[S]’entend d’une demande de prolongation de la date limite des réclamations faites par un membre du groupe des survivants conformément à l’annexe I, par contre, aucune demande ne peut être faite plus de six (6) mois après la date limite des réclamations.

[62] En revanche, aucune définition n’est prévue pour la demande de dispense qui, selon les requérants, constituerait un droit distinct.

[63] Les requérants affirment que la présomption d’uniformité d’expression et la présomption d’absence de tautologie commandent à la Cour de retenir l’interprétation qu’ils proposent. Je ne suis pas de cet avis. Certes, la convention a manifestement été rédigée avec soin, mais elle ne résulte pas d’un rigoureux processus de rédaction, comme le processus de rédaction des lois. Lors de l’audition de la présente requête, les avocats des requérants ont reconnu que la convention avait été mal rédigée. Il est plausible que les parties aient utilisé des synonymes pour désigner un même concept et qu’ils aient répété certains éléments pour les mettre en évidence. Par conséquent, j’accorde peu d’importance au fait que l’article 29 de l’annexe B comporte deux formulations différentes : la dispense de l’application stricte et le report de la date limite. Qui plus est, la structure de l’article 29 est très semblable à celle de la définition du terme « Demande de prolongation des délais », mais dans ce dernier cas, c’est le concept du report de la date limite qui est employé, alors qu’à l’article 29, c’est plutôt celui de la dispense. De même, le renvoi à des « cas exceptionnels » à l’article 29 ne semble pas se distinguer fondamentalement de la description un peu plus élaborée des critères pertinents que prévoit l’article 30. Il est également évident que certaines parties des articles 28 à 31 se veulent redondantes et qu’elles sont simplement censées répéter des concepts ou des règles déjà énoncés dans la convention.

[64] L’objet de la disposition peut également être pris en compte. À cet égard, les requérants se sont appuyés sur le préambule de la convention, dont la partie pertinente mentionne que les parties veulent que les réclamations liées aux externats indiens soient réglées pour de bon et de manière juste et globale et qu’elles souhaitent par ailleurs promouvoir la guérison, l’éducation, la commémoration et la réconciliation.

[65] Le préambule exprime effectivement l’objet général de la convention, mais le tribunal doit également s’attacher à l’objectif de la disposition particulière (R c Safarzadeh Markhali, 2016 CSC 14 aux paragraphes 27 et 28, [2016] 1 RCS 180). Les articles 28 à 31 de l’annexe B visent à clore le processus de réclamation, mais ils accordent un délai supplémentaire précis aux membres du groupe qui invoquent des raisons valables justifiant leur incapacité à respecter la date limite initiale. (Voir, à titre de comparaison, Lavier v MyTravel Canada Holidays Inc, 2011 ONSC 3149 aux paragraphes 35 et 36; Myers v Canada (Attorney General), 2015 BCCA 95 [Myers] (traitant de la CRRPI).) Si le fait de clore le processus profite certes au Canada, les membres du groupe reçoivent d’autres avantages en contrepartie. Par conséquent, l’article 29 devrait être interprété de manière à favoriser cet objectif, plutôt que de le contrecarrer. Or, l’interprétation proposée par les requérants priverait effectivement le Canada de l’avantage découlant du fait d’arrêter une date limite pour la production des réclamations, puisque le processus de réclamation ne pourrait jamais être clos.

[66] Concevoir un processus de réclamation assorti d’une date limite ne va pas à l’encontre de l’objectif plus général qu’est la réconciliation. Je fais miennes les observations que le juge en chef Bauman de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique a formulées au paragraphe 25 de l’arrêt Myers :

[traduction]
Je reconnais l’importance capitale de ces objectifs et la nécessité de favoriser leur réalisation. Il n’en demeure pas moins que la CRRPI règle un litige de grande envergure. Les parties à la convention ont obtenu de nombreux avantages et ont fait de nombreux compromis en contrepartie. En particulier, les défendeurs ont cherché à obtenir la certitude que procure une date limite pour la présentation des demandes au titre du PEI. Permettre à ces quatre appelants de reporter la date limite pourrait éventuellement ouvrir la porte à de nombreuses autres demandes présentées au titre du PEI. Il faut tenir compte de la nature globale de la convention de règlement, ainsi que des concessions qui y sont faites, avant de faire droit à la présente demande de directives, laquelle aurait pour effet de ne pas tenir compte des termes exprès du document et de sacrifier la certitude qu’ont pu obtenir les défendeurs. Un tel résultat priverait les défendeurs d’une concession qu’ils ont obtenue après avoir eux-mêmes fait des concessions dans la convention. Il pourrait également compromettre l’équilibre établi entre les parties dans le processus de négociation global qui a mené à la CRRPI et qui en constitue le fondement.

[67] En résumé, l’argument des requérants selon lequel l’article 29 de l’annexe B de la convention crée deux procédures distinctes pour faire repousser la date limite de production des réclamations est sans fondement. L’article 29 crée une procédure unique et prévoit une ultime période de six mois après la date limite initialement prévue pour la production des réclamations. Par conséquent, les requérants ne peuvent se fonder sur les dispositions de la convention pour justifier les mesures de réparation qu’ils sollicitent au moyen de la présente requête.

D. Le défaut d’accorder les avantages prévus dans la convention

[68] Comme la convention ne contient aucune disposition permettant de repousser la date limite de plus de six mois à l’égard de l’ensemble du groupe, les requérants ne peuvent obtenir gain de cause que s’ils démontrent qu’ils répondent aux conditions énoncées dans les arrêts de principe applicables à l’exercice du pouvoir de surveillance de la Cour. Comme je l’ai expliqué précédemment, la principale façon de le démontrer a été exprimée au moyen de différents termes, dont le défaut d’accorder les avantages prévus dans la convention de règlement. C’est cette terminologie que j’emploierai.

[69] Pour démontrer qu’il n’y a pas eu en l’espèce défaut d’accorder les avantages prévus dans la convention, je procéderai en trois étapes. Premièrement, je commencerai par énoncer les obstacles à l’accès à la justice qui affectent inévitablement des réclamations comme celles qui sont visées en l’espèce. J’expliquerai ensuite les mesures envisagées dans la convention pour atténuer ces obstacles : en d’autres termes, je tenterai de cerner les promesses qui ont été faites. Troisièmement, j’examinerai la mise en œuvre de la convention afin de savoir si ces promesses ont été tenues ou si les avantages ont été accordés.

[70] Les tribunaux ont souvent dit que le juge surveillant n’a pas le pouvoir de modifier la convention. De même, l’exercice du pouvoir de surveillance n’équivaut pas à un appel ou au réexamen de l’ordonnance d’approbation du règlement. Ces contraintes transparaissent dans l’analyse qui suit. Il faut s’en tenir aux avantages promis dans la convention et à la question de savoir si ces avantages ont effectivement été accordés (JW, au paragraphe 35). Bien que des mesures supplémentaires puissent toujours être proposées pour donner un meilleur accès au processus de réclamation, il n’est pas loisible à la Cour de les ordonner lorsque les avantages de la convention ont essentiellement été accordés.

1) Les obstacles à l’accès à la justice

[71] Dans un recours collectif comme celui qui nous occupe, les membres du groupe risquent vraisemblablement d’être exposés à d’importants obstacles à l’accès à la justice. Même lorsque le recours collectif fait l’objet d’une administration collective, les situations particulières font en sorte que les réclamations doivent être présentées sur une base individuelle et qu’une certaine forme de preuve est requise. Les obstacles qui se dressent dans ce contexte peuvent être sommairement regroupés en deux catégories : les obstacles liés à la nature spécifique du préjudice résultant de sévices sexuels ou de graves sévices physiques et les obstacles liés à la situation particulière des communautés autochtones.

[72] Il est de plus en plus reconnu que les agressions sexuelles engendrent des formes insidieuses et durables de traumatisme, dont le syndrome de stress post-traumatique. Dans de nombreux cas, le souvenir des événements est refoulé. Il arrive que les survivants ne soient pas pleinement conscients du lien entre leur état psychologique et l’agression. La prise de conscience de la situation s’accompagne souvent de sentiments de culpabilité et de honte. Les agressions physiques graves peuvent également entraîner certains de ces préjudices particuliers. Surmonter ces obstacles et révéler les sévices nécessite du temps et, bien souvent, l’aide d’un professionnel. Les lois ont progressivement été adaptées à ces réalités. Par exemple, dans la plupart des provinces, les lois ont été modifiées afin de supprimer les délais de prescription applicables aux demandes visant des agressions sexuelles. Une plus grande attention est également accordée au fait que la procédure judiciaire peut faire revivre des traumatismes aux survivants, par exemple lorsqu’ils doivent relater les agressions qu’ils ont subies ou se prêter au contre-interrogatoire.

[73] La situation des populations autochtones engendre d’autres types d’obstacles. Les Autochtones ne parlent pas toujours couramment le français ou l’anglais et leur niveau d’instruction et d’alphabétisation est parfois faible. Les écrits ne sont pas forcément le meilleur moyen de communiquer avec un public autochtone. Le bouche-à-oreille ou la radio communautaire sont parfois beaucoup plus efficaces. Il peut être difficile, pour les Autochtones, de faire confiance aux processus bureaucratiques et au système juridique, d’être à l’aise avec eux ou de bien les comprendre. De nombreuses communautés ne disposent pas d’un accès fiable à Internet haute vitesse. Pour ces raisons, l’envoi d’un avis utile aux membres du groupe résidant dans des communautés autochtones présente des difficultés particulières, et les stratégies de communication utilisées pour les Canadiens non autochtones sont parfois tout à fait inadaptées. Je ne cherche pas, par ces observations, à minimiser la capacité et le pouvoir d’agir des Autochtones; toutefois, ces difficultés sont statistiquement plus présentes dans les communautés autochtones.

[74] La preuve présentée par les requérants témoigne de ces obstacles. Plus particulièrement, il a fallu à Mme Hill plus d’un an pour produire sa réclamation. Elle pensait au départ qu’elle n’était admissible qu’à une réclamation de niveau 1. Cependant, lorsqu’elle a tenté de remplir son formulaire de réclamation, elle a ressenti un blocage mental, qu’elle a perçu comme un signe indiquant que la situation était plus grave. Après avoir fait une démarche de guérison traditionnelle, elle a commencé à se souvenir d’événements traumatisants survenus à l’externat. Retrouver ces souvenirs l’a beaucoup angoissée. Elle a aussi eu du mal à trouver des documents et à obtenir des lettres pour corroborer son récit.

2) Quels étaient les avantages promis?

[75] Il est indispensable de bien comprendre les avantages que la convention promettait aux membres du groupe au regard des obstacles susmentionnés afin d’évaluer l’argument des requérants selon lequel ces avantages n’ont pas été accordés.

[76] Tout indique que les parties à la convention étaient pleinement conscientes des obstacles mentionnés plus haut. Certains d’entre eux se sont dressés de façon évidente lors de la mise en œuvre de la CRRPI, malgré tout le travail investi pour adapter le processus de réclamation aux réalités des survivants.

[77] Cela ne veut pas dire pour autant que la convention promettait l’élimination complète de ces obstacles. Il serait impossible de tenir une telle promesse. Les parties ont plutôt négocié un ensemble précis de mesures visant à atténuer les répercussions de ces obstacles sur les membres du groupe. Ces mesures prévoyaient notamment la mise en place d’un processus de réclamation sur dossier qui n’obligerait pas les survivants à témoigner devant un arbitre et la possibilité de consulter les avocats du groupe pour obtenir gratuitement des conseils juridiques. En contrepartie, la période prévue pour la production des réclamations était plus courte que celle qui avait été prévue dans la CRRPI. La nature et le caractère suffisant de ces mesures ont fait l’objet de discussions dans le cadre du processus d’approbation du règlement. Comme nous l’avons vu plus haut, ces discussions ont mené à une plus longue période pour la production des réclamations, la faisant passer d’un an à deux ans et demi.

[78] Comme l’a souligné le juge Phelan lorsqu’il a approuvé la convention, ces mesures ne sont pas parfaites. En d’autres termes, on ne peut s’attendre à ce qu’elles permettent de surmonter complètement les obstacles mentionnés plus haut. On ne pouvait certainement pas s’attendre à ce que tous les membres du groupe produisent une réclamation. Une procédure raisonnable, qui comportait certaines caractéristiques précises visant à atténuer les répercussions de ces obstacles, a été promise. Par conséquent, pour examiner si les avantages promis par la convention ont été accordés, il faut s’en tenir à la question de savoir si les mesures convenues ont été mises en œuvre. Le fait que certains de ces obstacles sont toujours présents ne justifie pas, sans plus, l’intervention de la Cour.

[79] J’examinerai ci-après les dispositions que la convention prévoit pour donner avis aux membres du groupe et leur fournir du soutien en personne.

a) Le plan de notification

[80] Selon la règle 334.34, le représentant demandeur doit donner un avis aux membres du groupe lorsqu’un règlement est proposé et que la Cour l’a approuvé, selon la formule autorisée par la Cour. L’article 6.04 de la convention prévoit que les parties demandent à la Cour d’approuver un plan de notification semblable pour l’essentiel à celui qui figure à l’annexe F. Suivant l’article 6.05, le Canada finance la mise en œuvre du plan de notification. Le juge Phelan a approuvé le plan de notification dans son ordonnance d’approbation du règlement (2019 CF 1074).

[81] Le plan de notification est divisé en deux phases. La première visait à informer les membres du groupe qu’un règlement avait été conclu et qu’une demande d’approbation serait présentée à la Cour. Une fois le règlement approuvé, la seconde phase consistait à les informer du processus de réclamation et de la possibilité de s’exclure du règlement. Le plan de notification approuvé par la Cour diffère quelque peu de l’annexe F de la convention et se rattache davantage à la seconde phase. Les extraits suivants, publiés sous le titre « Avis effectif », résument bien les engagements pris par les demandeurs :

L’objectif de la notification est de joindre le plus grand nombre possible de membres du groupe de manière claire, facilement compréhensible, en tenant compte de toute préoccupation particulière concernant le niveau d’éducation ou les besoins linguistiques des membres du groupe. L’avis doit inclure : (1) les coordonnées de l’avocat du groupe pour qu’il puisse répondre aux questions; (2) l’adresse d’un site Web, mis à jour par l’administrateur des réclamations ou l’avocat du groupe, qui contient des liens vers [la convention de règlement telle que modifiée,] l’avis [de certification et d’approbation du règlement], les requêtes en approbation du règlement et les honoraires des avocats du groupe, ainsi que d’autres documents importants dans l’affaire. L’avis doit indiquer tous les délais, y compris ceux relatifs à la période d’exclusion de 90 jours et, le cas échéant, à la période pendant laquelle les formulaires de demande seront acceptés.

Méthodes de communication

Étant donné qu’il est important que les membres du groupe non représentés comprennent et préservent leurs droits légaux tout au long du processus de réclamation ou du processus d’exclusion, l’avis à tous les membres du groupe doit être solide. Comme dans la première phase de l’avis, les informations suivantes devraient être communiqué[es] i) approbation du règlement comprenant un sommaire de la décision de la cour, ii) le processus d’exclusion et la date limite, et iii) la date de mise en œuvre anticipée sera communiquée par courrier électronique, téléphone, télécopie, messagerie communautaire; à la télévision et à la radio; par la publicité numérique/Internet et les médias sociaux; et par courrier si possible. Le but est d’atteindre autant de membres attendus de la classe que possible.

Langage des communications

[…]

Les matériaux des avis et le formulaire d’exclusion seront disponibles en Anglais, Français, Cri, Ojibway, Dene, Inuktikut et Mi’kmaw.

[82] En outre, le plan de notification énonce comment les responsabilités sont réparties entre les avocats du groupe et Argyle. Les avocats du groupe doivent transmettre des renseignements aux membres du groupe qui se sont inscrits sur leur site Internet (il y aurait eu environ 80 000 inscriptions à la date d’approbation) et à un large éventail de corps dirigeants autochtones et d’organisations autochtones représentatives. Ils sont également tenus de poursuivre les visites dans les communautés locales, lorsqu’ils y sont invités. Argyle doit, pour sa part, gérer le site Web, la page Facebook ainsi que le compte Twitter et créer du contenu pour une grande variété de médias. Ainsi, le plan de notification n’exige pas une notification individuelle des membres du groupe effectuée en personne au-delà de l’obligation des avocats du groupe d’offrir des séances d’information dans les communautés autochtones s’ils sont invités à le faire.

b) Le soutien aux membres du groupe

[83] Deux mesures étaient destinées à apporter du soutien aux membres du groupe dans le processus de réclamation.

[84] La première, qui vise la prestation de conseils juridiques, figure au paragraphe 13.03(1) de la convention, dont voici le texte :

L’avocat du groupe accepte de fournir des conseils juridiques aux membres du groupe des survivants concernant la mise en œuvre de la présente convention de règlement, y compris en ce qui concerne le paiement des indemnités, pour une période de quatre (4) ans suivant la mise en œuvre.

[85] Selon le paragraphe 13.03(2), ce service est fourni gratuitement aux membres du groupe. Cette mesure est également mentionnée dans l’avis abrégé de règlement, lequel énonce que les avocats du groupe sont disponibles pour les aider à remplir les formulaires de réclamation et que ce service est gratuit.

[86] La seconde mesure découle d’une modification apportée au plan de notification en juillet 2020. Les parties s’étaient engagées à proposer des améliorations au plan de notification dans les semaines suivant sa mise en œuvre. La modification tenait également compte de la demande de soutien en personne et des obstacles pouvant découler de la pandémie de COVID-19. D’après cette modification, Argyle devait concevoir un plan de soutien pour les membres du groupe, aux termes duquel des séances de soutien individualisées de 45 minutes devaient être offertes en personne, dans le cadre d’événements s’étalant sur plusieurs jours, aux membres du groupe dans des communautés autochtones déterminées. On s’attendait à ce qu’environ 11 000 membres du groupe puissent profiter de ces séances.

3) Les avantages ont-ils été accordés?

[87] Nous voici arrivés au cœur de la présente affaire. Les membres du groupe ont-ils été privés des avantages de la convention, soit à cause de la pandémie de COVID-19, soit pour d’autres raisons?

[88] Les requérants ont, comme toute personne qui s’adresse aux tribunaux pour obtenir réparation, le fardeau de la preuve. Il est important de souligner que les requérants ne sollicitent aucune forme de réparation individuelle. Il est vrai qu’ils ont insisté, à l’audience, sur une autre forme de réparation qui obligerait l’administrateur des réclamations à accepter toutes les réclamations individuelles produites après la date limite. Une décision serait prise au cas par cas, mais l’administrateur des réclamations serait tenu de présumer que certaines circonstances communes à tous les membres du groupe, par exemple la pandémie de COVID-19, justifient dans tous les cas le report de la date limite. Il n’y a en réalité guère de différence entre cette mesure et une ordonnance autorisant le report de la date limite. Dans les deux cas, la réparation demandée vaut pour l’ensemble du groupe.

[89] En conséquence, la preuve permettant de justifier une telle réparation doit également être faite pour l’ensemble du groupe. En d’autres termes, les requérants ne peuvent simplement présenter des éléments de preuve établissant qu’un nombre restreint de membres du groupe ont été privés de manière individuelle des avantages de la convention, comme c’est le cas dans les affaires JW et NN. Afin de justifier le report de la date limite pour l’ensemble du groupe, ils doivent plutôt démontrer que le groupe a été privé des avantages de la convention parce qu’une partie importante de ses membres ont été privés de la possibilité de produire une réclamation. En d’autres termes, la preuve doit être proportionnelle à la réparation demandée, et les « exigences [sont] rigoureuses pour encadrer l’intervention judiciaire » (JW, au paragraphe 28). Je passe à présent à l’examen de la preuve à cet égard.

a) La preuve relative à des cas individuels

[90] La première catégorie de preuve porte sur les observations personnelles des personnes qui ont souscrit des affidavits pour le compte des requérants. Dans leurs affidavits, Mmes Hill et Martin disent croire que de nombreux membres du groupe n’ont pas été en mesure de produire une réclamation soit parce qu’ils n’étaient pas au courant de l’existence du règlement soit à cause des obstacles mentionnés précédemment. Elles ont rencontré des gens qui n’ont pu respecter la date limite ou qui après avoir d’abord cherché à obtenir de l’aide, n’ont pas donné suite. Selon Mme Martin, ce sont surtout les personnes en situation d’itinérance, les personnes qui éprouvent des problèmes de dépendance, les personnes incarcérées ou les personnes résidant à l’étranger qui relèvent de cette catégorie.

[91] Je ne doute pas de la sincérité des allégations de Mmes Hill et Martin, mais elles ne me permettent pas de conclure, à l’échelle du groupe, qu’une large partie des membres n’ont pu produire de réclamations. Par exemple, Mme Martin affirme que les Six Nations ont aidé environ 600 membres du groupe à préparer leurs réclamations. Elle dit croire que de nombreux autres membres du groupe n’ont pas produit de réclamation, mais elle ne fournit aucune estimation de leur nombre ni aucun renseignement qui me permettrait de saisir l’ampleur du problème.

[92] Il ne fait aucun doute que certains membres du groupe n’ont pu produire leur réclamation avant la date limite. Or, sans autre preuve, cette réalité ne signifie pas que la convention n’a pas été respectée ou que les avantages promis par la convention n’ont pas été accordés. Force est de reconnaître que dans le cadre d’un règlement d’une telle ampleur, certains membres du groupe ne produiront jamais de réclamation. La perfection n’est pas exigée et un équilibre doit être établi entre les avantages que le règlement procure à l’ensemble du groupe et l’incapacité de certains membres à déposer une réclamation (Fontaine, au paragraphe 62). Plus précisément, l’existence même d’une date limite suppose inévitablement qu’elle ne pourra être respectée dans tous les cas.

[93] Les observations de Mmes Hill et Martin ne me permettent pas de conclure qu’une large partie des membres du groupe n’ont pas été en mesure de produire de réclamation avant la date limite prévue pour ce faire ou qu’il y a eu, à l’échelle du groupe, défaut d’accorder les avantages promis par la convention.

[94] Selon les demandeurs, la Cour devrait tirer une inférence défavorable du fait que les requérants n’ont produit aucun élément de preuve établissant qu’au moins un membre du groupe n’a pas été dûment avisé de la présente action ou n’a pas été en mesure de produire une réclamation avant la date limite. Je refuse de le faire. À l’évidence, il y a peu de chances que les membres du groupe qui n’ont pas entendu parler de la présente action ou qui ne sont pas prêts à produire leur réclamation se manifestent auprès des requérants. Même si les requérants connaissaient de telles personnes, il est peu probable que celles-ci acceptent de témoigner dans une instance publique. Leur situation perdrait son caractère confidentiel. En outre, un membre du groupe qui n’a encore aucun souvenir des sévices qu’il a subis dans les externats ne pourra, par définition, en témoigner. Il faut être réaliste : on ne peut s’attendre à ce que les requérants présentent une preuve directe émanant des membres du groupe qui n’ont pas été en mesure de produire une réclamation. Ils ont toutefois l’obligation de présenter certains éléments de preuve pour démontrer l’ampleur du problème.

b) Le taux de distribution

[95] Dans un recours collectif, le taux de distribution représente le pourcentage des membres du groupe qui ont reçu une indemnisation après avoir produit une réclamation. Ce taux est souvent considéré comme un indice de succès quant au processus de réclamation (Catherine Piché, L’action collective : ses succès et ses défis (Montréal, Thémis, 2019), p. 137).

[96] Le fait qu’environ 185 000 réclamations ont été produites, pour un groupe dont la taille estimée s’élevait à 127 000 personnes, peut être considéré comme l’indice d’un succès colossal. Il peut aussi signifier que le nombre de membres du groupe a mal été évalué. C’est pourquoi les requérants ont produit le rapport d’expert de M. Nathan Taback, Ph. D., qui affirme que l’estimation du nombre de membres du groupe faite par M. Gorham est incorrecte du point de vue méthodologique. Par conséquent, les requérants me demandent de n’accorder aucune importance à l’estimation de M. Gorham et de tenir pour acquis que la taille du groupe est en réalité nettement supérieure à ces 185 000 personnes. Ils me demandent également d’ordonner qu’une étude, fondée sur la méthodologie proposée par M. Taback, soit réalisée afin d’arriver à une estimation plus juste de la taille du groupe. Les demandeurs et le défendeur soutiennent, pour leur part, que le nombre réel de réclamations se situe dans la fourchette indiquée par M. Gorham et qu’il n’y a pas lieu de remettre en cause ces chiffres.

[97] Je suis d’avis que même si la taille du groupe a vraisemblablement été sous-estimée, ce défaut à lui seul ne justifie pas de tirer une inférence quant à la taille du groupe ni une conclusion selon laquelle une large partie des membres du groupe n’ont pu produire de réclamation.

[98] Examinons d’abord la mesure dans laquelle la taille du groupe a vraisemblablement été sous-estimée. D’emblée, il convient de souligner que la conclusion selon laquelle la taille du groupe a été sous-estimée découle entièrement de l’écart entre l’estimation de M. Gorham et le nombre réel de réclamations produites. Monsieur Gorham avait calculé que le nombre de membres du groupe qui étaient en vie en 2017 se situait entre 120 000 et 140 000, et que l’estimation la plus probable était de 127 000. Cependant, deux rajustements sont nécessaires pour établir une comparaison appropriée avec le nombre de réclamations réellement produites. Selon la convention, les anciens élèves qui étaient en vie en 2007, et non en 2017, font partie du groupe. Par conséquent, l’estimation doit être majorée du nombre d’anciens élèves décédés entre 2007 et 2017. La preuve comporte des affirmations selon lesquelles environ 1 800 à 2 000 membres du groupe décèdent chaque année : il est donc nécessaire d’ajouter 18 000 à 20 000 membres. Ce nombre concorde avec les renseignements que les parties ont donnés à l’audience selon lesquels environ 10 % des réclamations sont produites par des successions. L’autre rajustement découle du fait qu’une partie des réclamations est rejetée. À l’heure actuelle, cette proportion est très faible, mais le défendeur a soutenu qu’elle pourrait être plus élevée, car les réclamations qui ne sont pas encore réglées risquent davantage d’être rejetées en raison de l’absence de documents adéquats. Bien que ce dernier élément soit présentement hypothétique, j’admets que l’écart entre la limite supérieure de l’estimation et le nombre de réclamations est plus faible qu’il n’y paraît et qu’il pourrait être inférieur à 20 000. Même dans ce cas, il n’en demeure pas moins que la taille du groupe a très probablement été sous-estimée.

[99] Cette conclusion n’est toutefois d’aucune utilité pour les requérants. Le fait que le nombre de personnes ayant produit une réclamation est supérieur à l’estimation de M. Gorham démontre simplement que son estimation n’est pas fiable. Il ne nous apprend rien au sujet des personnes qui n’ont pas produit de réclamation. Il ne fait pas preuve de la taille réelle du groupe. Il n’établit pas qu’un grand nombre de membres du groupe n’ont pas été en mesure de produire une réclamation. Par conséquent, ce fait n’étaye pas la conclusion selon laquelle le groupe a été privé des avantages de la convention.

[100] Le témoignage de M. Taback ne présente pas non plus d’utilité à cet égard. Bien qu’il critique certains aspects de la méthodologie utilisée par M. Gorham, il n’affirme en aucun cas que les lacunes présumées entraînent une surestimation ou une sous-estimation. Au mieux, M. Taback dit que l’on en sait peu sur l’origine des données utilisées par M. Gorham et que ce dernier aurait dû justifier de manière plus complète les hypothèses qu’il a formulées pour combler les lacunes des données. En outre, la critique de M. Taback semble anodine à certains égards, par exemple lorsqu’il conclut que 20 % des données sont erronées, principalement en raison d’un écart de 705 élèves en 1957-1958, ou lorsqu’il souligne un écart se chiffrant à au plus 3 % pour les années 1922-1929 et 1938-1944. Par ailleurs, M. Taback ne propose pas sa propre estimation de la taille du groupe, et ne tente pas non plus d’évaluer la gravité de l’erreur qui découle des lacunes qui, sur le plan méthodologique, affecteraient l’estimation réalisée par M. Gorham. À vrai dire, les requérants n’ont présenté aucune preuve positive de la taille du groupe.

[101] En fin de compte, les requérants se fondent simplement sur des hypothèses pour affirmer que la taille du groupe pourrait être de beaucoup supérieure aux 185 000 personnes qui ont produit une réclamation. Par exemple, à l’audience, leurs avocats se sont appuyés sur les données du recensement de 2016 concernant la population autochtone au Canada pour avancer l’hypothèse selon laquelle le groupe pourrait compter jusqu’à 400 000 personnes. La preuve ne permet pas du tout d’étayer une telle hypothèse. Comme je l’ai indiqué plus haut, M. Taback ne propose pas d’estimation de la taille du groupe et rien dans son rapport ne justifie un chiffre trois fois plus élevé que celui avancé par M. Gorham. De plus, il est notoire que la population autochtone s’est grandement accrue au cours des 30 dernières années, tant en raison de l’accroissement naturel que des réformes successives apportées aux dispositions de la Loi sur les Indiens qui régissent l’inscription. Or, les derniers externats ont fermé il y a environ 30 ans. Par conséquent, les hypothèses fondées sur des données contemporaines sont forcément erronées.

[102] Quelle importance faut-il, dans ce cas, donner au fait que 185 000 réclamations ont été produites? À mon avis, ce chiffre montre qu’un très grand nombre de membres du groupe n’ont pas été touchés par les obstacles évoqués plus haut ou qu’ils ont pu les surmonter avant la date limite pour la production des réclamations. Même si je ne suis pas en mesure d’évaluer la taille du groupe ou le taux de distribution, le nombre élevé de réclamations qui ont été produites constitue un facteur pertinent dans l’examen des arguments des requérants selon lesquels l’avis donné et le soutien fourni n’étaient pas suffisants. Nous ne nous trouvons pas dans une situation où des réclamations n’ont été produites que par une faible proportion du nombre estimé de membres du groupe.

c) L’insuffisance du processus de notification

[103] Les requérants s’appuient sur le rapport d’expert de Todd Hilsee, un expert bien connu en avis de recours collectif, pour affirmer que le plan de notification était inadéquat et que la pandémie de COVID-19 n’a fait qu’empirer les choses. J’estime, cependant, que son témoignage porte principalement sur le caractère suffisant du plan de notification approuvé par la Cour, ce qui ne justifie pas l’intervention de la Cour à un stade aussi avancé.

[104] Monsieur Hilsee était chargé de superviser la mise en œuvre du plan de notification prévu par la CRRPI. Il dit dans son affidavit que ce plan comportait des modalités pour qu’une notification individuelle soit faite en personne, et qu’une équipe de 15 personnes a été déployée d’un bout à l’autre du Canada pour tenir des séances d’information dans plus de 600 communautés. Il affirme qu’il a été possible de joindre plus de 26 000 membres du groupe de cette manière. Or, en l’espèce, la convention ne prévoit aucune forme de notification individuelle devant être faite en personne. Il estime qu’il s’agit d’une lacune justifiant le report de la date limite pour la production des réclamations.

[105] L’opinion de M. Hilsee ne tient toutefois pas compte du fait que le juge Phelan a approuvé le plan de notification même si aucune modalité n’y était prévue pour qu’une notification individuelle soit effectuée en personne. La Cour ne peut exercer son pouvoir de surveillance qu’en cas de défaut d’accorder les avantages prévus par la convention, y compris le plan de notification. Critiquer le plan de notification déjà approuvé n’établit pas qu’il n’a pas été mis en œuvre ou que les avantages qu’il prévoit n’ont pas été accordés.

[106] De même, la critique que M. Hilsee porte à l’égard du recours à des [traduction] « tactiques de diffusion gratuite dans les médias » pour faire connaître le règlement est stérile. Cette démarche était prévue dans le plan de notification. Les critiques auraient dû être formulées à l’audience d’approbation du règlement. De plus, ces méthodes ont été utilisées parallèlement à d’autres méthodes de diffusion des avis, lesquelles, contrairement aux [traduction] « tactiques de diffusion gratuite dans les médias », visent également la diffusion de l’avis de règlement approuvé par la Cour.

[107] Monsieur Hilsee ne dit pas que les modalités du plan de notification tel qu’il a été approuvé n’ont pas été mises en œuvre. Il ne ressort pas non plus de son témoignage qu’une grande partie des membres du groupe ignoraient l’existence du règlement. Il ne tente pas de mesurer l’efficacité réelle du plan de notification. Il évoque la pandémie de COVID-19, mais il n’explique pas les répercussions qu’elle aurait eues sur le plan de notification, qui ne prévoyait aucune modalité pour une diffusion en personne. En clair, rien dans la preuve ne démontre que le plan de notification n’a pas été mis en œuvre de la manière promise ou qu’il a été inefficace.

[108] En plus du témoignage de M. Hilsee, les requérants ont plusieurs fois soulevé le caractère insuffisant du plan de notification. Selon Mme Hill, les présentations faites par les avocats du groupe portaient à confusion, particulièrement parce qu’ils auraient pu encourager les membres du groupe à présenter une réclamation de niveau 1 et non de niveau supérieur. Toutefois, cette critique semble viser principalement l’existence d’incitatifs à présenter une réclamation de niveau 1, plutôt que les présentations comme telles. Dans la mesure où ce point relève de la divulgation progressive, il a été tranché dans la décision Waldron. En l’absence d’une preuve plus précise du contenu des présentations, ce témoignage ne permet pas de prouver qu’il y a systématiquement eu défaut de donner aux membres du groupe un avis suffisant.

[109] Le chef Hill a dit que la pandémie de COVID-19 avait entravé la communication [traduction] « de bouche à oreille », si importante dans les communautés autochtones. Pourtant, les communications interpersonnelles n’ont pas été totalement interrompues pendant la pandémie et ne constituent qu’un des nombreux moyens de joindre les membres du groupe.

[110] Au contraire, le fait que 185 000 personnes ont produit des réclamations donne fortement à penser que le plan de notification a été efficace, malgré les critiques exprimées par le chef Hill, Mme Hill et M. Hilsee. Pour échapper à cette conclusion évidente, M. Hilsee se contente de rétorquer que [traduction] « Une erreur doit avoir été commise, soit il faut remettre en cause l’évaluation de la taille du groupe qu’ont faite les parties au règlement, soit il faut se demander si les réclamations reçues rendent réellement compte des préjudices subis par les membres du groupe, ou faire les deux. » On ne peut mettre aussi facilement de côté un fait qui dérange. Certes, la taille du groupe a probablement été sous-estimée, mais vu le volume de réclamations – produites par 185 000 personnes – il est très difficile de conclure que les avantages prévus par la convention en ce qui concerne le plan de notification n’ont pas été accordés.

d) L’absence de soutien individuel

[111] Dans leurs arguments, les requérants font principalement valoir que les membres du groupe avaient besoin qu’un soutien individuel leur soit fourni en personne pour remplir le formulaire de réclamation, et que l’absence d’un tel soutien a empêché bon nombre d’entre eux de produire une réclamation. Là encore, cet argument doit être évalué non pas en fonction d’une norme de perfection, mais plutôt des promesses exprimées dans la convention.

[112] S’agissant du soutien individuel, la convention contenait deux promesses principales. Premièrement, les avocats du groupe s’étaient engagés à fournir des conseils juridiques aux membres du groupe pendant une période de quatre ans après la date de mise en œuvre. Deuxièmement, à la suite de la modification approuvée par le juge Phelan en juillet 2020, Argyle devait organiser des séances de soutien communautaire dans environ 60 communautés autochtones et dans de grands centres urbains. Il était prévu qu’au cours de ces séances, les membres du groupe étaient invités par une équipe de travailleurs de soutien à participer à des rencontres individuelles de 45 minutes visant à les aider dans le processus de réclamation.

[113] Personne ne conteste sérieusement le fait que ces avantages ont été accordés. Les rapports trimestriels des avocats du groupe font état, bien que de manière sommaire, des conseils juridiques fournis à des membres du groupe. Même si Mme Hill relate qu’elle a communiqué par téléphone avec un avocat du groupe et qu’elle a été insatisfaite de cet appel, rien dans la preuve au dossier n’établit le défaut des avocats du groupe de fournir, à l’échelle du groupe, les services promis ni que les services rendus étaient inadéquats.

[114] De même, les séances de soutien communautaire ont été suspendues dès le début de la pandémie de COVID-19, mais elles ont repris en janvier 2021. Selon la liste figurant à l’annexe B jointe à l’affidavit du chef Hill, 29 séances ont été tenues entre janvier et mars 2020 et 62 autres l’ont été après janvier 2021. Rien dans la preuve ne démontre que ces séances ont été inadéquates de quelque façon que ce soit. L’une de ces séances a été tenue dans le territoire des Six Nations les 7 et 8 novembre 2021. Madame Hill affirme que l’événement a été organisé à court préavis et que le taux de participation était [traduction] « assez faible », mais le reste de son témoignage ne permet pas d’établir que cette séance n’a pas respecté la promesse exprimée dans le texte initial de la convention et dans sa version modifiée en juillet 2020.

[115] En réalité, les prétentions des requérants équivalent à affirmer que la convention aurait dû prévoir des mesures équivalentes au travail de soutien qu’ils ont effectué auprès des membres des Six Nations. La façon dont Mme Hill explique ce qu’elle fait quand elle aide un membre du groupe en témoigne bien :

[traduction]
Lorsque les gens me demandaient de l’aide, je commençais par les inviter chez moi, je leur offrais du thé et je discutais avec eux pour les mettre à l’aise. J’aidais les survivants à se créer un réseau de soutien avant de commencer à échanger sur leurs souvenirs. Je m’assurais qu’ils puissent s’adresser à au moins trois personnes et je proposais toujours d’être l’une d’elles. Ils avaient mon numéro de téléphone, et pouvaient donc m’appeler en cas de besoin. Il était courant que les survivants que j’aidais éprouvent des réactions difficiles sur le plan émotif face à leurs souvenirs, comme je l’avais aussi vécu. Ils avaient besoin de savoir qu’une relation avait été établie entre nous, et que je serais à leur disposition chaque fois qu’ils auraient besoin de parler, même au milieu de la nuit.

Pour comprendre leur récit, je commençais par leur poser des questions sur leur première année à l’externat – généralement en maternelle ou en première année – puis je les interrogeais sur les années subséquentes. Je leur posais des questions sur des choses plus banales, par exemple s’ils prenaient le bus, ce qu’ils mangeaient le midi, à quels jeux ils jouaient. Les gens se souvenaient beaucoup mieux, et étaient capables d’organiser et de retracer leurs souvenirs plus facilement, quand ils pouvaient se concentrer sur leurs expériences scolaires de cette manière. Souvent, les survivants passaient sous silence les aspects traumatisants de leur vécu. Je les amenais délicatement à revoir les zones où j’avais ressenti un trou dans leur récit. Je prenais des notes et les aidais à rédiger leur récit.

Il était souvent difficile et fatigant pour les survivants de discuter de leurs souvenirs des externats, et ils avaient besoin d’une pause avant la fin de la rencontre. Pour moi aussi, il arrivait que ce soit difficile et fatigant. La première rencontre entre moi et le survivant pouvait durer entre une et trois heures, selon la personne. Ensuite, nous y mettions fin et je laissais le survivant décider quand il reviendrait et continuerait. Parfois, il pouvait s’écouler des mois avant que la personne ne soit prête à continuer de remplir sa réclamation.

[116] L’idéal consisterait à ce que tous les membres du groupe puissent bénéficier d’un tel degré de soutien. Comme je l’ai déjà souligné, Mme Hill mérite d’être félicitée pour avoir consacré du temps à apporter un tel soutien à plusieurs survivants.

[117] Cependant, rien dans la convention n’exige qu’un soutien individuel de cette nature soit accordé aux membres du groupe. Il est vrai que l’article 9.03 de la convention énonce que l’objectif du processus de réclamation est de « réduire au minimum le fardeau impos[é] aux demandeurs […] et d’atténuer toute probabilité de nouveau traumatisme caus[é] par le processus de réclamation ». Cependant, un tel énoncé d’intention ne peut justifier la mise en place d’un programme de soutien individuel destiné aux membres du groupe qui va beaucoup plus loin que la volonté exprimée par les parties dans la convention.

[118] La preuve n’établit pas que la pandémie de COVID-19 a eu une incidence sur le soutien apporté aux membres du groupe au point où les avantages prévus par la convention n’ont pas été accordés. La pandémie a retardé la reprise des séances de soutien communautaire, mais des séances en personne ont eu lieu en 2021 et 2022 dans 62 communautés. En outre, Mmes Hill et Martin ont pu aider de nombreux membres du groupe en personne malgré la pandémie. Même lorsque le bureau administratif des Six Nations était fermé, Mme Martin a pu organiser des rencontres individuelles en personne.

[119] En résumé, la preuve n’établit pas que les membres du groupe ont été privés, à l’échelle du groupe, du soutien promis dans la convention. Certes, un degré plus élevé de soutien aurait sans aucun doute pu être fourni, mais cela irait au-delà des promesses formulées dans la convention.

E. Les lacunes dans la convention

[120] Comme nous l’avons vu plus haut, on peut demander à la Cour d’exercer son pouvoir de surveillance lorsqu’aucune modalité n’est prévue dans la convention de règlement concernant certaines circonstances imprévues. Les requérants soutiennent que la pandémie de COVID-19 constitue une circonstance imprévue et que la convention est muette quant aux conséquences d’un tel événement sur le processus de réclamation. Essentiellement, les requérants me demandent d’interpréter la convention de manière à ce que le report de la date limite pour la production des réclamations y soit implicitement prévu lorsque le processus de réclamation est perturbé en raison d’une crise sanitaire majeure.

[121] Je ne puis souscrire à cet argument. L’absence d’une disposition précise permettant de repousser la date limite pour la production des réclamations en cas de circonstances imprévues ne constitue pas une lacune dans la convention. Ce mutisme signifie simplement que les parties ne voulaient pas que la date limite soit repoussée au-delà des six mois mentionnés aux articles 28 à 31 de l’annexe B. Ces dispositions prévoient que la date limite peut être repoussée dans des cas particuliers, plus précisément dans des « cas exceptionnels » comme les répercussions que la pandémie de COVID-19 peut avoir eues sur un membre du groupe.

[122] Il est aussi loin d’être évident que la pandémie de COVID-19 a produit des répercussions sur le processus de règlement des réclamations aussi graves que l’affirment les requérants. Comme je l’explique dans les présents motifs, la tenue d’activités en personne n’était pas indispensable à la mise en œuvre du plan de notification. Plus de 60 séances de soutien communautaire en personne ont eu lieu pendant la pandémie. Je reconnais que la pandémie a pu ralentir une vaste gamme d’activités, mais il n’en demeure pas moins que les membres du groupe ont eu deux ans et demi (et un délai supplémentaire de six mois) pour produire leurs réclamations, et que près de 185 000 d’entre eux l’ont fait avant l’ultime date limite. Les faits n’étayent pas la prétention que la pandémie constitue un cas de force majeure justifiant un report de la date limite pour l’ensemble du groupe. Je ne cherche pas, par ces observations, à empêcher des membres du groupe d’invoquer des circonstances personnelles liées à la pandémie de COVID-19 à l’appui d’une demande présentée individuellement en vue de faire repousser la date limite d’au plus six mois.

F. L’évaluation indépendante du taux de distribution

[123] Les requérants demandent également à la Cour d’ordonner la tenue d’une évaluation indépendante du taux de distribution ou, peut-être plus exactement, d’une nouvelle estimation de la taille du groupe, fondée sur la méthode proposée par M. Taback. Ils affirment que l’estimation de M. Gorham n’est pas fiable et qu’en conséquence, la Cour ne peut avoir la certitude que le taux de distribution est acceptable. Si l’évaluation indépendante révèle qu’il ne l’est pas, elle pourrait justifier une demande de mesures supplémentaires.

[124] Cette demande repose sur une conception erronée du pouvoir de surveillance de la Cour. Il n’appartient pas à la Cour d’entreprendre sa propre enquête concernant le processus de réclamation. Les parties ont obtenu une estimation de la taille du groupe afin d’évaluer leur responsabilité éventuelle et d’aider à fixer les paramètres financiers du règlement. La convention ne prévoit aucun taux minimal de distribution ni aucune mesure particulière si un niveau précis n’est pas atteint. Les requérants se sont abstenus d’indiquer ce qui, selon eux, constituerait un taux de distribution acceptable. La Cour ne peut ajouter à la convention, à moins de la modifier, une procédure permettant de reporter indéfiniment la date limite jusqu’à l’atteinte d’une cible qui n’y est pas précisée.

[125] De plus, je suis loin d’être convaincu que la méthode proposée par M. Taback permettrait d’obtenir des chiffres exacts dans un délai raisonnable. La description que donne M. Taback de cette méthode tient dans les quelques lignes qui suivent :

[traduction] Une autre approche permettant d’estimer le taux de distribution serait d’effectuer un sondage dans des régions du Canada, comme les réserves, où l’on sait que des personnes qui ont fréquenté des externats fédéraux ont vécu. Pour une réserve dotée d’un bureau d’appartenance territoriale, on pourrait employer la stratégie suivante :

a) Utiliser des données provenant du bureau d’appartenance territoriale afin d’estimer le nombre total de membres inscrits qui ont fréquenté les externats fédéraux.

b) Développer une stratégie de sensibilisation afin d’encourager les membres de la communauté qui ont fréquenté les externats fédéraux de consentir à une entrevue avec la réserve.

c) Encourager les membres de la communauté à communiquer avec d’autres membres de la communauté qui pourraient faire partie du groupe.

d) Enregistrer les données pertinentes de ces entrevues (par ex., nom de l’école, dates de fréquentation, est-ce qu’une réclamation a été produite, si c’est le cas, quand a-t-elle été acceptée? sinon, pourquoi?).

Cette approche éventuelle pour la surveillance du taux de distribution en se fiant à des partenaires de la communauté constitue une manière d’entrer en contact avec d’anciens élèves des externats fédéraux qui sont peu susceptibles d’être rejoints par des stratégies fondées sur les médias traditionnels. Cette méthode d’échantillonnage est appelée « boule de neige ». On l’utilise souvent pour recruter des membres d’un groupe qui sont difficiles à localiser (par ex., des personnes en situation d’itinérance ou des personnes incarcérées).

[126] Une description si brève ne témoigne pas d’une conscience aiguë des obstacles auxquels se heurterait l’enquête proposée. Le curriculum vitae de M. Taback ne mentionne aucune expérience de travail en collaboration avec des communautés autochtones. L’emploi du concept de [traduction] « bureau d’appartenance territoriale » donne à penser que M. Taback n’est pas familier avec ces communautés. Il ne fournit aucune évaluation réaliste de la disponibilité de données fiables auprès des sources qu’il envisage. Il n’explique pas comment des données obtenues par échantillonnage « boule de neige » peuvent donner lieu à des conclusions quantitatives. Il ne précise pas non plus combien de communautés devraient être sondées afin d’obtenir des résultats fiables. Affirmer que la méthode qu’il propose produirait un estimé plus fiable de la taille du groupe que la méthode employée par M. Gorham n’est qu’une pure hypothèse.

III. Dispositif

[127] Pour les motifs que je viens d’exposer, les requérants sont autorisés à participer à la présente action, mais leur requête est rejetée. Contrairement à l’interprétation qu’ils proposent, la convention ne permet pas de reporter indéfiniment la date limite pour la production des réclamations. La preuve qu’ils ont présentée n’établit pas qu’il y a eu défaut, à l’échelle du groupe, de donner avis ou de fournir du soutien aux membres du groupe de la manière promise dans la convention. Le fait que la convention ne prévoit pas la possibilité de repousser la date limite au-delà de six mois ne constitue pas une lacune. Enfin, aucun motif ne justifie d’ordonner la tenue d’une évaluation indépendante du taux de distribution.

[128] En conclusion, je tiens à souligner que la présente décision ne doit pas être considérée comme un mépris des préoccupations exprimées par les requérants. Elle ne constitue pas non plus une évaluation exhaustive de la mesure dans laquelle la convention a permis d’atténuer les obstacles à l’accès à la justice mentionnés dans les présents motifs. Il incombait plutôt à la Cour de décider si la preuve des requérants satisfaisait au critère rigoureux applicable à l’exercice du pouvoir de surveillance de la Cour, particulièrement compte tenu de la nature de la réparation demandée. Dès lors que la Cour conclut que les requérants n’ont pas respecté ce critère, il ne lui appartient pas de formuler d’autres observations. D’autres intervenants sont mieux placés pour faire une évaluation plus complète du processus de réclamation. La Cour ne peut qu’exprimer l’espoir que l’expérience acquise dans la présente instance, qu’elle soit positive ou négative, s’avère utile à l’élaboration de prochains règlements de recours collectifs.

 


ORDONNANCE DANS LE DOSSIER T-2169-16

LA COUR ORDONNE :

1. Audrey Hill est autorisée à participer à la présente action aux fins de présentation de la présente requête.

2. La qualité pour agir dans l’intérêt public est accordée au conseil élu des Six Nations de la rivière Grand aux fins de la présentation de la présente requête.

3. La requête est rejetée.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

T-2169-16

 

INTITULÉ :

GARY LESLIE MCLEAN, ROGER AUGUSTINE, CLAUDETTE COMMANDA, ANGELA ELIZABETH SIMONE SAMPSON, MARGARET ANNE SWAN ET MARIETTE LUCILLE BUCKSHOT c SA MAJESTÉ LE ROI DU CHEF DU CANADA, REPRÉSENTÉ PAR LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET AUDREY HILL ET LE CONSEIL ÉLU DES SIX NATIONS DE LA RIVIÈRE GRAND

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LES 12 ET 13 JUIN 2023

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

 

DATE DES MOTIFS ET DE L’ORDONNANCE :

LE 10 AOÛT 2023

 

COMPARUTIONS :

Graham Ragan

John J. Wilson

 

POUR LES DEMADNEURS

 

Travis Henderson

Sarah-Dawn Norris

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

Richard Macklin

Yolanda Song

 

POUR LE REQUÉRANT, CONSEIL ÉLU DES SIX NATIONS DE LA RIVIÈRE GRAND

 

Louis Sokolov

 

POUR LA REQUÉRANTE, AUDREY HILL

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gowlings WLG (Canada) S.E.N.C.R.L., s.r.l.

Ottawa (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

Stevenson Whelton LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR LE REQUÉRANT, CONSEIL ÉLU DES SIX NATIONS DE LA RIVIÈRE GRAND

 

Sotos LLP

Toronto (Ontario)

 

POUR LA REQUÉRANTE, AUDREY HILL

 

 

 

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