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Date : 20230804


Dossier : T-713-22

Référence : 2023 CF 1077

[TRADUCTION FRANÇAISE]
Edmonton (Alberta), le 4 août 2023

En présence de madame la juge adjointe Catherine A. Coughlan

ENTRE :

LILIANA KOSTIC - NATIOYIIPUTAKKI

demanderesse

et

SA MAJESTÉ LE ROI DU CHEF DU CANADA, LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA (CANADA OU AANC) LE MINISTRE DES AFFAIRES INDIENNES ET DU NORD CANADIEN ET SES AGENTS
(PGC ET AUTRES)

défendeurs

et

ANCIEN CHEF DE LA NATION DES PIIKANI STANLEY C. GRIER-KIAAYO TAMISOOWO,

ANCIENS CONSEILLERS DE LA NATION DES PIIKANI DOANE K CROWSHOE (DCS),

ERWIN BASTIEN (EB), TROY KNOWLTON, WESLEY CROWSHOE, RIEL PROVOST-HOULE, THEODORE PROVOST ET

CHE LITTLE LEAF-MATUSIAK

défendeurs

et



COMPAGNIE TRUST CIBC, CIBC (CIBC) ET GESTION DE PATRIMOINE CIBC – MARCHÉS MONDIAUX/WOOD GUNDY

défendeurs

et

GOWLING WLG (CANADA) S.E.N.C.R.L., S. R. L.

CAIREEN HANERT (CH) ET

SA DIVISION NAVIGANT DEPUIS 2005/2006

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1] Les défendeurs, Stanley Grier, Doane Crow Shoe, Erwin Bastien, Troy Knowlton, Wesley Crow Shoe, Riel Provost-Houle, Theodore Provost, Che Little Leaf-Matusiak, Compagnie Trust CIBC, CIBC, Gestion de patrimoine CIBC – Marchés mondiaux/Wood Gundy, Gowling WLG (Canada) S.E.N.C.R.L., s. r. l. et Caireen Hanert, (les « défendeurs ») et Sa Majesté le Roi du chef du Canada, le procureur général du Canada et le ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien (collectivement le « Canada ») demandent de part et d’autre une ordonnance conformément à l’article 18.4 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7 [la « Loi »] en radiation de l’avis de demande (la demande) déposé dans le cadre de la présente instance, sans autorisation de la modifier.

[2] À titre de mesure subsidiaire, les défendeurs et le Canada (les « parties requérantes ») cherchent à faire radier l’affidavit de Mme Liliana Kostic, fait sous serment le 4 mai 2022, conformément à l’article 81 des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les « Règles »].

[3] Les défendeurs ont déposé un dossier de requête conjoint. Le Canada a déposé un dossier de requête distinct, mais a adopté en grande partie les observations écrites des défendeurs. À la demande de la demanderesse, Mme Liliana Kostic, la requête a été entendue lors d’une séance spéciale tenue le 13 juin 2023 à la Cour fédérale, située à la Canadian Occidental Tower, 3e étage, 635, Eight Avenue S.W., dans la ville de Calgary, en Alberta.

I. Contexte procédural

[4] D’entrée de jeu, il convient de souligner que, bien que Mme Kostic se représente elle-même dans le cadre de la présente requête, elle n’est pas étrangère à la Cour ni au processus de litige. En fait, elle a intenté de nombreuses poursuites, introduit de nombreuses demandes ou tenté autrement de présenter des observations dans des affaires dont la Cour est saisie concernant la Nation des Piikani. En effet, à l’audition de la présente requête, Mme Kostic a affirmé être [traduction] « tenue en otage par un litige qui dure depuis 17 ans ». Ce litige, d’abord été porté devant la Cour du Banc du Roi de l’Alberta, intéresse bon nombre des parties désignées comme étant les défendeurs dans la présente affaire.

[5] Les fondements factuels du litige en question sont abordés dans d’autres décisions de la Cour (voir par exemple le dossier de la Cour no T‑680‑20 ainsi que les ordonnance et motifs rendus le 11 avril 2023 par la juge Strickland) et il n’est pas nécessaire de les répéter ici.

[6] Pour les besoins actuels, il suffit de mentionner que Mme Kostic et Mme Glenda Pard (dossier de la Cour no T714‑22) (les « demanderesses ») ont déposé des avis de demande identiques (les « demandes ») en vue du contrôle judiciaire de ce qu’elles ont décrit comme une [traduction] « décision de présenter une demande de contrôle judiciaire/d’appel prise le 29 mars 2022 » par « l’ancien conseil de la Nation des Piikani » dans le dossier de la Cour no T-1224-21. Malgré la portée étroite des demandes, les demanderesses ont demandé une réparation générale, tel qu’il est résumé dans les observations écrites des défendeurs et énoncé ci-dessous :

a) Un décret, une déclaration ou un bref de prohibition interdisant aux membres désignés du conseil de la Nation des Piikani de prétendre agir au nom de la Nation des Piikani;

b) Une ordonnance ou une déclaration permettant aux demanderesses d’obtenir une aide juridique de la fiducie des Piikani d’un montant minimal de 1 000 000 $;

c) Une ordonnance ou une déclaration en vue d’obtenir un audit juricomptable indépendant pour les années à partir de 2003;

d) Une ordonnance remplaçant la Compagnie Trust CIBC à titre de fiduciaire de la fiducie des Piikani;

e) Une ordonnance ou une déclaration interdisant les défendeurs Gowling d’agir en tant que représentants légaux de la Nation des Piikani et de ses membres;

f) Une ordonnance ou une déclaration énonçant que les défendeurs Gowling n’ont pas été légitimement embauchés ou rémunérés pour agir au nom de la Nation des Piikani et de ses membres;

g) Une ordonnance ou une déclaration énonçant que les défendeurs Gowling ont agi de façon inappropriée, illégale et en situation de conflit d’intérêts;

h) Une ordonnance ou une déclaration interdisant aux défendeurs [traduction] « de diffamer et de calomnier de façon continue et répétée » Mme Kostic et Mme Pard;

i) Une ordonnance annulant l’injonction obtenue par la Nation des Piikani et le conseil de la Nation des Piikani devant la Cour du Banc du Roi de l’Alberta;

j) Une déclaration selon laquelle des articles du Code criminel et de la Trustee Act [Loi sur les fiduciaires] seront invoqués contre les défendeurs dans le cadre du présent contrôle judiciaire;

k) Une déclaration selon laquelle les défendeurs ont discrédité le [traduction] « code coutumier de la Nation des Piikani » ainsi que son règlement administratif;

l) Une déclaration selon laquelle le mandat des défendeurs issus de la Nation des Piikani a officiellement pris fin le 7 janvier 2022.

[7] Un avocat représentait Mme Pard, une membre de la Nation des Piikani. Par une ordonnance datée du 11 janvier 2023, Mme Pard a abandonné sa demande.

A. T-1224-21

[8] Le dossier de la Cour no T-1224-21 portait sur une demande de contrôle judiciaire présentée par M. Erwin Bastien ainsi que le chef et le conseil de la Nation des Piikani relativement à la décision du comité d’appel sur les destitutions de la Nation des Piikani (le « comité d’appel ») de ne pas destituer un membre du conseil de la Nation des Piikani. M. Bastien, membre du conseil de la Nation des Piikani, a présenté une requête en destitution de M. Brian Jackson, un autre conseiller, mais le comité d’appel n’a pas appuyé la destitution de ce dernier. M. Bastien ainsi que le chef et le conseil de la Nation des Piikani ont ensuite déposé une demande de contrôle judiciaire de la décision du comité d’appel, le 6 août 2021. Le 10 septembre 2021, par ordonnance du juge en chef, j’ai été chargée de la gestion de cette demande de contrôle judiciaire.

[9] Par ailleurs, le juge en chef a rendu une autre ordonnance, datée du 15 mars 2022, selon laquelle le contrôle judiciaire devait être entendu le 29 mars 2022, à l’occasion séance spéciale de la Cour.

[10] Dans une lettre datée du 24 mars 2022, M. Gabor Zinner, un avocat agissant au nom de Mme Kostic, a demandé que l’audience soit reportée jusqu’à ce qu’il ait été statué sur la qualité d’intervenir de Mme Kostic dans d’autres instances.

[11] Le 25 mars 2022, la Cour a reçu d’autres communications des parties répondant à la demande de M. Zinner ainsi que des communications provenant directement de Mme Kostic. À cette même date, j’ai émis une directive avisant les parties et autres intéressés que la Cour ne considérerait trancherait pas les demandes de réparation non conformes aux Règles ou aux Lignes directrices générales consolidées.

[12] Le 28 mars 2022, Mme Kostic et M. Rick Yellow Horn ont tenté de déposer un dossier de requête afin d’être ajoutés à titre de parties ou d’intervenants à l’audience et de surseoir à l’audience. Ils ont affirmé que les demandeurs n’avaient pas qualité pour demander le contrôle judiciaire. Leur requête a été rejetée, et l’audience s’est déroulée comme prévu devant le juge Grammond.

[13] Le 5 avril 2022, Mme Kostic et Mme Pard ont déposé leurs demandes de contrôle judiciaire respectives.

[14] Le 22 avril 2022, le juge Grammond a rendu sa décision de rejeter la demande de contrôle judiciaire. L’affaire est maintenant portée en appel.

B. T-713-21/T-714-21

[15] Le 30 juin 2022, j’ai convoqué les parties à une conférence de gestion de l’instance. Dans une ordonnance de mise au rôle datée du même jour, j’ai accordé aux défendeurs et au Canada l’autorisation de signifier et de déposer des requêtes en radiation des demandes. J’ai reporté la réparation préliminaire demandée par les demandeurs jusqu’à ce que les requêtes en radiation aient été tranchées. Cette réparation comprenait la provision pour frais, la fusion des deux demandes, les modifications aux demandes, la remise du dossier certifié du tribunal, une requête visant à ajouter un intervenant en tant que partie à l’appel A-115-22, ou, subsidiairement, à obtenir un sursis de l’appel et une ordonnance provisoire interdisant la diffamation continue et le libelle criminel de l’ancien conseil. J’ai fixé des échéances pour la signification et le dépôt des documents de requête et j’ai pris en délibéré ma décision d’accorder une audience jusqu’à ce que les documents de requête aient été signifiés.

[16] Le 14 juillet 2022, Mme Kostic a porté en appel mon ordonnance de mise au rôle en vertu de l’article 51 des Règles, faisant en sorte que l’ordonnance doive être présentée lors d’une séance générale de la Cour fédérale à Calgary, en Alberta, le 5 décembre 2022.

[17] Dans l’ordonnance et les motifs datés du 9 décembre 2022, la juge McDonald a rejeté la requête présentée par Mme Kostic en vertu de l’article 51 des Règles, le tout avec dépens en faveur des défendeurs.

[18] Malgré les modalités claires de mon ordonnance du 30 juin 2022, dont la portée se limitait à l’audition des requêtes en radiation des parties requérantes, Mme Kostic a tenté de déposer un dossier de requête en réponse qui comprenait une motion incidente visant la réparation préliminaire qu’elle a abordée à l’occasion de la conférence de gestion de l’instance tenue le 30 juin 2022. Le dépôt du dossier de requête de Mme Kostic a été rejeté, mais j’ai accordé à cette dernière une prorogation du délai pour déposer un dossier de requête conforme un mois après la date limite. Malgré ma directive de soumettre un dossier de requête conforme, le dossier de requête de Mme Kostic prévoyait toujours une demande de réparation dépassant les modalités claires énoncées dans mon ordonnance du 30 juin 2022.

[19] Le 13 décembre 2022, en réponse à une communication de l’avocat de la CIBC, j’ai confirmé que, malgré le contenu du dossier de requête en réponse de Mme Kostic, la seule affaire à entendre était celle des requêtes en radiation des parties requérantes, comme l’a confirmé l’ordonnance de la juge McDonald.

[20] Étant donné que Mme Kostic n’était pas disponible pour une audience à une date antérieure, l’audience de l’affaire était prévue pour le 26 avril 2023, en personne, à la Cour fédérale à Calgary, en Alberta. En raison de circonstances exceptionnelles découlant de la grève dans la fonction publique fédérale, et en dépit de l’objection de Mme Kostic, l’audience a été reportée au 13 juin 2023.

II. Cadre juridique

[21] Il ne fait aucun doute que la Cour a compétence pour radier un avis de demande en raison de la compétence absolue qu’elle détient pour restreindre le mauvais usage ou l’abus des procédures judiciaires. Toutefois, le seuil pour radier une demande de contrôle judiciaire est élevé. La Cour n’accepte de radier un avis de demande que s’il est manifestement irrégulier au point de n’avoir aucune chance d’être accueilli. En d’autres termes, « elle doit être en présence d’une demande d’une efficacité assez radicale, un vice fondamental et manifeste qui se classe parmi les moyens exceptionnels qui infirmeraient à la base sa capacité à instruire la demande » : David Bull Laboratories (Canada) Inc c Pharmacia Inc, [1995] 1 CF 588 (CA) (QL) à la p 600 [« David Bull »]; Canada (Revenu national) c JP Morgan Asset Management (Canada) Inc, 2013 CAF 250 aux para 47 et 48 [« JP Morgan »].

[22] Dans le même ordre d’idées, ce plein pouvoir confère également à la Cour la compétence de radier une procédure en raison de son caractère théorique : Lee c Canada (Service correctionnel), 2017 CAF 228 aux para 6-80; Hässle c Apotex Inc, 2008 CAF 88 aux para 12-13; Mudie c Canada (Procureur général), 2021 CF 839 au para 10.

[23] Lorsque la question soulevée par la partie requérante au soutien du rejet de la demande est jugée litigieuse, les circonstances ne justifient pas le rejet de l’action à un stade préliminaire. La question devrait plutôt être tranchée par le juge saisi de la demande : David Bull, précité, au para 15.

[24] Il convient d’interpréter la demande de manière aussi libérale que possible, d’une façon qui remédie à tout vice de forme imputable à une carence rédactionnelle qui aurait pu se glisser dans les allégations : Prairies Tubulars (2015) Inc c Canada (Agence des services frontaliers), 2018 CF 991 au para 26.

[25] La Cour doit également faire une « appréciation réaliste » de la « nature essentielle » de la demande en s’employant à en faire une lecture « globale et pratique, sans s’attacher aux questions de forme » : JP Morgan, précité, au para 50.

[26] Dans le cas d’une requête en radiation d’une demande de contrôle judiciaire, il faut tenir pour avérés les faits allégués par le demandeur dans l’avis de demande, sauf s’ils ne peuvent manifestement pas être prouvés : Toyota Tsusho America Inc c Canada (Agence des services frontaliers du Canada), 2010 CF 78 au para 13, conf par 2010 CAF 262; Turp c Canada (Affaires étrangères), 2018 CF 12 au para 20.

[27] Selon la mise en garde de la Cour d’appel fédérale, la Cour devrait se concentrer sur la nature essentielle de la demande, ce qui fournit un contexte utile : Wenham c Canada, 2018 CAF 199 au para 34.

III. Questions en litige

[28] En clair, les questions dont la Cour est saisie sont les suivantes :

1. La demanderesse a-t-elle qualité pour agir?

2. La question est-elle théorique?

3. La demande constitue-t-elle un abus de procédure?

4. La demande est-elle manifestement irrégulière au point de n’avoir aucune chance d’être accueillie?

[29] Pour les motifs ci-après, je suis convaincue que la demande devrait être radiée; à mon avis, Mme Kostic n’a pas qualité pour l’introduire. De plus, et quoi qu’il en soit, comme la Cour a entendu la demande dans le dossier no T-1224-21 le 29 mars 2022 et qu’elle a rendu une décision peu de temps après, la présente demande est théorique.

[30] La qualité pour agir et le caractère théorique sont des questions préliminaires. Une fois qu’elles sont tranchées, il n’est pas nécessaire de se prononcer sur d’autres arguments soulevés par les parties requérantes.

[31] Toutefois, si je me trompe dans mon évaluation de ces questions préliminaires, je suis convaincue que la demande constitue néanmoins un abus de procédure et qu’elle n’a manifestement aucune chance d’être accueillie. Autrement dit, elle est vouée à l’échec. Pour en arriver à cette conclusion, je souligne que, dans ses observations écrites et de vive voix, Mme Kostic n’a guère abordé les questions dont la Cour était saisie et s’est plutôt concentrée sur les questions pour lesquelles elle voulait obtenir une décision à l’occasion de la conférence de gestion de l’instance tenue le 30 juin 2022. Cette désobéissance délibérée à la directive de la Cour n’aide pas sa cause.

 

A. Qualité pour agir

[32] Les parties requérantes font valoir que la demande devrait être radiée parce que Mme Kostic n’a pas qualité pour demander la réparation qu’elle demande. En faisant allusion à la décision Apotex Inc c Canada (Gouverneur en conseil), 2007 CF 232 au para 33, les parties requérantes font remarquer que, dans le cas d’une requête en radiation, la qualité pour agir est une question préliminaire; et qu’une demande devrait être radiée lorsque le demandeur n’a pas qualité pour l’introduire.

[33] La qualité pour agir peut découler d’un intérêt direct dans la question à l’étude ou peut, dans des circonstances appropriées, être accordée à une partie à titre de « qualité pour agir dans l’intérêt public » : Borowski c Canada (Procureur général), 1989 CanLII 123 (CSC), [1989] 1 RCS 342 [Borowski].

[34] Dans la présente affaire, je conviens avec les parties requérantes que le plaidoyer de Mme Kostic, interprété de manière libérale, ne révèle pas qu’elle est « directement touché[e] » par la décision du 29 mars 2022, pour reprendre les termes de l’article 18.1 de la Loi. La simple tenue d’une audience relative à une affaire à laquelle elle n’était pas partie et pour laquelle aucune réparation n’a été demandée à son égard ne saurait porter atteinte à ses droits, lui imposer des obligations sur le plan juridique ou lui faire subir un préjudice : Ligue des droits de la personne de B’Nai Brith Canada c Odynsky, 2010 CAF 307; La compagnie Rothmans de Pall Mall Canada Ltée c MRN, 1976 CanLII 2258 (CAF), [1976] 2 CF 512 (1re inst.); Irving Shipbuilding Inc c Canada (Procureur général), 2009 CAF 116.

[35] Mme Kostic n’est pas membre de la Nation des Piikani et, bien qu’elle affirme être une partie [traduction] « dont les intérêts juridiques, l’intégrité et la réputation sont directement touchés par la décision de mars », la Cour ne dispose d’aucun élément, notamment sa demande, qui appuie cette affirmation.

[36] Mme Kostic fait valoir qu’elle a un intérêt parce que la requête, qui visait la destitution de M. Jackson à titre de conseiller, comprenait de multiples références à son nom. Toutefois, elle n’a pas été désignée comme partie dans le dossier de la Cour no T-1224-21 et n’a pas présenté de requête en bonne et due forme pour intervenir dans cette demande. Il s’ensuit donc qu’elle n’a pas qualité pour introduire la présente demande de contestation de l’audience dans le dossier no T‑1224-21.

[37] Je suis également convaincue que Mme Kostic ne satisfait pas au critère énoncé dans l’arrêt Canada (Procureur général) c Downtown Eastside Sex Workers United Against Violence Society, 2012 CSC 45, [2012] 2 RCS 524 au para 37, pour ce qui est de la qualité pour agir dans l’intérêt public.

B. Caractère théorique

[38] Dans l’arrêt Borowski, aux pages 344-345, la Cour suprême du Canada a établi une approche à deux étapes à appliquer dans le cadre d’une analyse du caractère théorique :

(1) Un différend actuel qui touche directement les droits des parties continue-t-il d’exister?

(2) Le tribunal devrait-il exercer son pouvoir discrétionnaire pour trancher l’affaire au fond, même en l’absence de litige actuel?

[39] En ce qui concerne la première étape, les parties requérantes affirment qu’il n’y a pas de litige actuel. Elles soutiennent que, comme l’audience s’est déroulée comme prévu le 29 mars 2022 et qu’une décision a été rendue par la suite, il n’y a pas de différend actuel entre les parties au sujet de l’audience du 29 mars 2022. Je suis du même avis. Le premier volet du critère énoncé dans l’arrêt Borowski n’a pas été satisfait.

[40] Au titre du second volet du critère énoncé dans l’arrêt Borowski, une fois le caractère théorique établi, il incombe au demandeur de démontrer, selon la prépondérance des probabilités, qu’une décision relative à la demande aura un effet pratique sur les droits des parties. Dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire de trancher l’affaire au fond « même en l’absence de litige actuel », la Cour peut être guidée par des justifications stratégiques sous-jacentes, y compris le respect du système contradictoire, les préoccupations pour l’économie des ressources judiciaires et la fonction judiciaire véritable dans l’élaboration du droit : Borowski à la p 345.

[41] Comme il est mentionné ci-dessus, la demande vise à obtenir une ordonnance de certiorari pour annuler et infirmer la décision du conseil de la Nation des Piikani de tenir l’audience du 29 mars 2022. Étant donné que l’audience s’est déroulée comme prévu, il n’y a aucune raison pratique de permettre que cette question théorique aille de l’avant. Mme Kostic ne s’est pas acquittée du fardeau qui lui incombait de démontrer que la demande aura un effet pratique sur les droits des parties. En fait, comme j’estime que Mme Kostic n’a pas qualité pour agir : elle n’est même pas en position d’aborder les droits des parties relativement au dossier no T-1224-21.

C. Abus de procédure

[42] Compte tenu de ma décision concernant la qualité pour agir et le caractère théorique, il n’est pas nécessaire de répondre aux arguments des parties requérantes sur l’abus de procédure. Néanmoins, par souci d’exhaustivité, j’examinerai brièvement les arguments avancés par les parties requérantes.

[43] Les parties requérantes présentent plusieurs arguments selon lesquels la demande constitue un abus de procédure et doit être radiée.

[44] Premièrement, les parties requérantes font valoir que, selon le paragraphe 18.1 (3) de la Loi, la Cour n’a pas compétence pour accorder une grande partie de la réparation demandée. Comme les parties requérantes le soutiennent à juste titre, le caractère essentiel de la demande n’est pas un examen de la décision du 29 mars 2022 (supposant qu’il s’agit, en fait, d’une décision), mais plutôt une contestation de la légitimité du chef et du conseil actuellement élus. Certes, Mme Kostic ne le nie pas. En effet, au paragraphe 60 de son affidavit, elle déclare que l’un des motifs de sa demande consiste à [traduction] « interdire leurs manœuvres de détournement continu, illégal et permanent de la fiducie ainsi qu’à les destituer de leurs fonctions permanentes à titre d’anciens chef et conseillers de la Nation des Piikani et à leur interdire, conformément à ce que les membres souhaitent depuis au moins octobre 2020, d’occuper ces fonctions, dont le mandat se termine le 7 janvier 2022 ».

[45] Deuxièmement, les parties requérantes font valoir que la demande constitue un abus de procédure parce qu’il s’agit d’une attaque indirecte contre des décisions rendues à l’égard du dossier de la Cour no T-1224-21, plus précisément ma directive qui interdisait à Mme Kostic et à M. Yellow Horn de participer à l’audience relative au contrôle judiciaire.

[46] Troisièmement, les parties requérantes soutiennent que la décision du 29 mars 2022 ne peut pas faire l’objet d’un contrôle judiciaire. La tenue d’une audience le 29 mars 2022 s’inscrit plutôt dans le cadre du processus judiciaire de mise au rôle et ne constitue pas une « décision » au sens de l’article 18.1 de la Loi. De plus, Mme Kostic n’est pas une partie directement touchée par l’audience du 29 mars 2022 parce qu’elle n’était pas partie à ces procédures et que la décision rendue par le juge Grammond n’a aucune incidence sur ses droits ou obligations juridiques.

[47] Quatrièmement, les parties requérantes soutiennent que Mme Kostic n’a pas nommé de défendeurs appropriés, comme l’exige l’article 2 de la Loi. L’article définit « office fédéral » de la manière suivante : « Conseil, bureau, commission ou autre organisme, ou personne ou groupe de personnes, ayant, exerçant ou censé exercer une compétence ou des pouvoirs prévus par une loi fédérale ou par une ordonnance prise en vertu d’une prérogative royale […] ». Les parties requérantes font valoir qu’un conseil de bande peut être un « office fédéral », mais que seul le conseil de la Nation des Piikani, à titre collectif, peut représenter cette dernière, prendre des décisions ou agir autrement en son nom. Les membres du conseil eux-mêmes ne constituent pas des défendeurs appropriés. Le Canada et les divers autres défendeurs nommés, dont les défendeurs CIBC et Gowling, ne le sont pas non plus.

[48] Enfin, les parties requérantes affirment que la demande est prolixe, vague et déroutante.

[49] En réponse, Mme Kostic soutient que les questions sont cumulatives et complexes. Au paragraphe 38 de ses observations écrites, elle affirme être une partie directement touchée [traduction] « dont les droits, y compris les droits de la personne, ont été violés, et elle réitère qu’elle a le droit légitime de demander un jugement déclaratoire à l’égard des parties rattachées à l’office fédéral afin de pouvoir ensuite demander réparation pour le quantum des dommages-intérêts dans la demande à venir ».

[50] De plus, au paragraphe 51 de ses observations écrites, elle soutient qu’elle est directement touchée par [traduction] « les décisions des anciens C et C, et sollicite précisément des jugements déclaratoires parce que les défendeurs ou certains d’entre eux ou leurs confidents ont repris et répété la diffamation et la calomnie scandaleuses et vexatoires à l’égard de fausses allégations de fraude radiées par la Cour du Banc Roi le 7 avril 2014 […] ».

[51] Comme il a été mentionné plus tôt, Mme Kostic n’aborde les questions juridiques soulevées par les parties requérantes que de manière superficielle.

[52] Après avoir examiné les documents déposés relativement à la présente requête ainsi que les observations formulées de vive voix à l’audience, je souscris aux arguments présentés par les parties requérantes. Une grande partie des mesures de réparation demandées par Mme Kostic ne peuvent être obtenues dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire. En effet, une grande partie de ces mesures ne relèvent tout simplement pas de la compétence de la Cour fédérale. Par exemple, la réparation demandée aux alinéas 6h), 6i) et 6j) ci-dessus dépasse ce que la compétence de la Cour lui permet d’accorder, même sur un acte de procédure dûment constitué.

[53] De plus, je ne suis pas convaincue que la « décision » du 29 mars 2022 en soit réellement une, et elle ne peut certainement pas faire l’objet d’un contrôle judiciaire par la Cour. La présence des parties à une audience prévue s’inscrit simplement dans le cadre du processus judiciaire. Il n’est pas fondé de prétendre le contraire.

[54] Quoi qu’il en soit, Mme Kostic n’est pas directement touchée par l’audience du 29 mars 2022 et elle n’a aucun intérêt direct dans l’issue de l’affaire. Dans la mesure où Mme Kostic a des préoccupations au sujet d’une prétendue diffamation, il s’agit de questions qui relèvent d’un autre tribunal.

[55] Je suis convaincue que la demande présente d’innombrables lacunes et qu’elle est vouée à l’échec. Compte tenu de ma décision selon laquelle Mme Kostic n’a pas qualité pour introduire la demande, il n’est pas nécessaire que j’établisse si des modifications pourraient en corriger les lacunes.

IV. Dépens

[56] Les parties requérantes demandent une ordonnance de dépens majorés d’une somme forfaitaire de 10 000 $ en invoquant les facteurs suivants :

1. La charge de travail nécessaire pour répondre aux observations de la demanderesse;

2. Le fait que les documents de la demanderesse étaient longs et difficiles à suivre;

3. Le défaut de la demanderesse de vraiment répondre aux observations écrites des parties requérantes;

4. Le fait que la demande n’était qu’une attaque indirecte contre ma directive;

5. Les allégations abusives de manquement aux obligations fiduciaires portées contre certains des défendeurs;

6. L’inclusion de défendeurs nommés de manière inappropriée.

[57] La Cour doit tenir compte de la triple finalité recherchée par l’adjudication de dépens, soit l’indemnisation, l’incitation à régler et la dissuasion de comportements abusifs : Air Canada c Thibodeau, 2007 CAF 115. Les parties requérantes s’appuient sur la décision de la Cour dans l’affaire Gordon c Canada, 2019 CF 1348 pour soutenir qu’il peut être approprié d’adjuger des dépens majorés dans les cas d’allégations non fondées de mauvaise foi, de fraude et de malhonnêteté.

[58] En l’espèce, l’avis de demande de Mme Kostic, qui compte 108 paragraphes, expose de nombreux cas d’allégations de pratique répréhensible portées contre les parties requérantes. Par exemple, au paragraphe 100, elle affirme que le conseil et le ministre des Relations Couronne-Autochtones et des Affaires du Nord ont été partiaux, ont agi en conflit d’intérêts ou ont manqué à leurs obligations fiduciaires. Au paragraphe 41, Mme Kostic demande une ordonnance ou un jugement déclaratoire [traduction] « préservant le statu quo et empêchant les défendeurs de commettre d’autres détournements de fonds, en tout ou en partie, au titre du règlement ou de la convention de fiducie ». Au paragraphe 42, la demanderesse sollicite une déclaration selon laquelle des articles du Code criminel doivent être invoqués contre les défendeurs.

[59] Comme il a été mentionné précédemment, une grande partie de cette réparation ne peut être accordée par la Cour. Quoi qu’il en soit, la Cour n’approuve pas le fait de plaider de façon aussi cavalière. Cela ne veut pas dire que les parties au litige doivent faire preuve de délicatesse dans leurs actes de procédure, mais les allégations tout azimut de pratique répréhensible portées contre un vaste groupe d’entités et de personnes sont de nature abusive.

[60] Dans ses observations de vive voix sur les dépens, Mme Kostic a laissé entendre que les questions sont litigieuses et que, par conséquent, il ne devrait pas y avoir d’adjudication des dépens. De plus, elle a affirmé que seul le juge saisi des demandes pouvait adjuger des dépens. Enfin, elle a fait valoir que le Canada n’a pas démontré qu’il avait droit aux dépens.

[61] La question des dépens est laissée à l’entière discrétion du juge qui instruit l’affaire. Je suis convaincue que l’adjudication de dépens majorés est justifiée en l’espèce. J’exerce mon pouvoir discrétionnaire d’accorder aux parties requérantes une somme forfaitaire unique de 7 500 $, à payer immédiatement et peu importe l’issue de la cause.


ORDONNANCE dans le dossier T-713-22

LA COUR ORDONNE :

1. La requête est accueillie.

2. La demande est radiée, sans autorisation de la modifier.

3. Des dépens de 7 500 $, taxes et débours compris, doivent être payés immédiatement aux parties requérantes, quelle que soit l’issue de la cause.

« Catherine A. Coughlan »

Juge adjointe

Traduction certifiée conforme

Bernard Olivier

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-713-22

 

INTITULÉ :

LILIANA KOSTIC - NATIOYIIPUTAKKI c SA MAJESTÉ LE ROI DU CHEF DU CANADA ET AUTRES

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

CALGARY (ALBERTA)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 13 JUIN 2023

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE :

LA JUGE ADJOINTE COUGHLAN

 

DATE :

Le 4 AOÛT 2023

 

COMPARUTIONS :

Liliana Kostic

POUR LA DEMANDERESSE

(POUR SON PROPRE COMPTE)

Jordan Milne

POUR LES DÉFENDEURS

SA MAJESTÉ LE ROI DU CHEF DU CANADA, LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET LE MINISTRE DES AFFAIRES INDIENNES ET DU NORD CANADIEN;

Geoffrey Adair

POUR LES DÉFENDEURS

COMPAGNIE TRUST CIBC CIBC (CIBC) ET GESTION DE PATRIMOINE CIBC – MARCHÉS MONDIAUX/WOOD GUNDY;

Caireen Hanert

POUR LES DÉFENDEURS

ANCIEN CHEF DE LA NATION DES PIIKANI STANLEY C. GRIER-KIAAYO TAMISOOWO,

ANCIENS CONSEILLERS DE LA NATION DES PIIKANI DOANE K CROWSHOE (DCS), ERWIN BASTIEN (EB), TROY KNOWLTON, WESLEY CROWSHOE; RIEL PROVOST-HOULE, THEODORE PROVOST ET

CHE LITTLE LEAF-MATUSIAK

Allyson F. Jeffs

POUR LES DÉFENDEURS

GOWLING WLG (CANADA) S.E.N.C.R.L., S.R.L., CAIREEN HANERT (CH) ET SA DIVISION NAVIGANT À PARTIR DE 2005-2006

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Calgary (Alberta)

POUR LES DÉFENDEURS

SA MAJESTÉ LE ROI DU CHEF DU CANADA, LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET LE MINISTRE DES AFFAIRES INDIENNES ET DU NORD CANADIEN;

 

Blakes

Calgary (Alberta)

POUR LES DÉFENDEURS

COMPAGNIE TRUST CIBC, CIBC (CIBC) ET GESTION DE PATRIMOINE CIBC – MARCHÉS MONDIAUX/WOOD GUNDY;

 

Gowling WLG (Canada) S.E.N.C.R.L., s. r. l.

Calgary (Alberta)

POUR LES DÉFENDEURS

ANCIEN CHEF DE LA NATION DES PIIKANI STANLEY C. GRIER-KIAAYO TAMISOOWO,

ANCIENS CONSEILLERS DE LA NATION DES PIIKANI DOANE K CROWSHOE (DCS), ERWIN BASTIEN (EB), TROY KNOWLTON; WESLEY CROWSHOE, RIEL PROVOST-HOULE, THEODORE PROVOST ET

CHE LITTLE LEAF-MATUSIAK

 

Emery Jamieson s. r. l.

Edmonton (Alberta)

POUR LES DÉFENDEURS

GOWLING WLG (CANADA) S.E.N.C.R.L., S.R.L., CAIREEN HANERT (CH) ET SA DIVISION NAVIGANT À PARTIR DE 2005-2006

 

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