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Date : 20230728

Dossier : IMM-6379-22

Référence : 2023 CF 1035

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 28 juillet 2023

En présence de monsieur le juge Andrew D. Little

ENTRE :

FARTUN MOHAMED ALI

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Dans la présente demande de contrôle judiciaire, la demanderesse cherche à faire annuler une décision rendue le 6 juin 2022 par un agent de migration du Haut-commissariat du Canada à Dar es Salaam, en Tanzanie.

[2] L’agent a rejeté la demande de visa de résident permanent au Canada présentée par la demanderesse au titre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières ou de la catégorie de personnes de pays d’accueil, sous le régime du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 (le RIPR). L’agent a conclu que la demanderesse ne satisfaisait pas aux critères établis à l’article 96 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), ainsi qu’à l’alinéa 139(1)e) et aux articles 145 et 147 du RIPR.

[3] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la demande de contrôle judiciaire doit être rejetée, car la demanderesse n’a pas démontré que la décision de l’agent était déraisonnable.

I. Événements à l’origine de la demande de contrôle judiciaire

[4] La demanderesse est citoyenne somalienne. Elle s’est mariée en 2005 et le couple a eu un fils en 2007.

[5] En novembre 2018, deux hommes se sont introduits dans la maison familiale et ont tué l’époux de la demanderesse sous ses yeux. Peu après, elle a fui la Somalie pour l’Ouganda, craignant que les hommes armés ne reviennent pour la tuer étant donné qu’elle pourrait les reconnaître. À Kampala, en Ouganda, le Haut-commissariat des Nations Unies pour les réfugiés a accordé le statut de réfugié au sens de la Convention à la demanderesse.

[6] En décembre 2019, la demanderesse a présenté une demande pour venir au Canada à titre de membre de la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre-frontières ou de la catégorie de personnes de pays d’accueil. Elle bénéficiait du soutien d’un certain nombre de répondants au Canada.

[7] Le 18 mai 2022, par vidéoconférence, un agent du Haut-commissariat du Canada à Dar es Salaam, en Tanzanie, a interrogé la demanderesse, qui se trouvait à Kampala, avec l’aide d’un interprète somalien. Le même jour, l’agent a consigné les notes de l’entrevue dans le Système mondial de gestion des cas (le SMGC), et il a consigné une décision sur la recevabilité à l’égard de la demande de la demanderesse sous la rubrique [traduction] « Évaluations et conclusion ».

[8] Toujours le 18 mai 2022, les répondants de la demanderesse ont envoyé un courriel contenant de nouveaux renseignements à l’appui de sa demande. Le courriel a été envoyé environ 50 minutes après que l’agent eut consigné ses notes dans le SMGC. Le courriel des répondants a été enregistré dans le SMGC le 25 mai 2022.

[9] Dans une lettre envoyée le 6 juin 2022 au nom du Haut-commissariat en Tanzanie, l’agent a indiqué que, après avoir soigneusement évalué tous les éléments relatifs à la demande, il avait conclu que la demanderesse n’appartenait à aucune des catégories réglementaires. L’agent n’était pas convaincu que la demanderesse craignait avec raison d’être persécutée pour l’un des motifs prévus par la Convention, ou qu’une guerre civile, un conflit armé ou une violation massive des droits de la personne continueraient d’avoir des conséquences graves et personnelles pour elle. Dans sa lettre, l’agent a indiqué que la demanderesse avait été [traduction] « informée de ces doutes au moment de l’entrevue » et qu’elle avait eu [traduction] « la possibilité d’y répondre », mais que sa [traduction] « réponse n’a[vait] pas permis de dissiper les doutes ».

II. Analyse

[10] La demanderesse soutient que la décision est déraisonnable et qu’elle devrait être annulée compte tenu des principes établis dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 RCS 563.

[11] Les deux parties ont fait valoir que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, telle qu’elle est décrite dans l’arrêt Vavilov, et je suis de cet avis : voir par ex Woldemariam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 891 au para 5; Sedoh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1431 au para 16; Gebreselasse c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 865 au para 37 (et la jurisprudence qui y est citée).

[12] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable consiste en un examen empreint de déférence et rigoureux visant à déterminer si une décision administrative est transparente, intelligible et justifiée : Vavilov, aux para 12‑13 et 15. Les motifs du décideur, qui doivent être interprétés de façon globale et contextuelle et lus en corrélation avec le dossier dont était saisi le décideur, sont le point de départ du contrôle. Une décision raisonnable est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, plus particulièrement aux para 85, 91‑97, 103, 105‑106 et 194; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et des travailleuses des postes, 2019 CSC 67, [2019] 4 RCS 900 aux para 2, 28-33, 61.

[13] La demanderesse a présenté un certain nombre d’observations à l’appui de sa thèse selon laquelle la décision de l’agent était déraisonnable et devait être annulée. Ces observations sont examinées dans les deux sections suivantes.

A. La décision était-elle déraisonnable du fait que l’agent ne s’est pas penché sur la question de savoir si l’appartenance à la famille permettait d’établir un lien avec un des motifs prévus par la Convention sur les réfugiés?

[14] Selon la thèse de la demanderesse, l’appartenance à sa famille permet d’établir un lien avec un des motifs prévus par la Convention. À ce titre, la demanderesse fait valoir qu’elle est membre d’un groupe social visé par la définition non exhaustive énoncée à l’article 96 de la LIPR et qu’elle appartient donc à la catégorie des réfugiés au sens de la Convention outre‑frontières. La demanderesse s’appuie sur la décision Tomov c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1527.

[15] Le défendeur n’est pas du même avis; il fait valoir que l’appartenance à une famille ne suffit pas à établir que la demanderesse est membre d’un groupe social (citant Santos Mancia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 949 au para 11). Le défendeur fait valoir que le fait que la demanderesse a été témoin d’un crime ne suffit pas à établir un lien avec un motif prévu par la Convention. Il soutient également que le fait qu’un membre d’une famille soit ciblé ne signifie pas que tous les membres de la famille ont établi un lien entre leur situation et un motif prévu par la Convention. Il faut également prouver que la personne qui présente la demande d’asile est visée en raison de sa relation avec le membre de la famille ciblé (citant Granada c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1766 au para 16). En l’espèce, le défendeur fait remarquer que la demanderesse ne connaît ni l’identité des hommes armés ni les raisons pour lesquelles ils ont tué son époux, et que rien ne démontre qu’elle est visée en raison de la relation qu’elle entretenait avec lui.

[16] La juge Roussel a résumé les principes applicables aux demandes d’asile fondées sur une relation familiale au paragraphe 8 de la décision Theodore c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 651 :

Il est reconnu que le fait qu’un membre de la famille ait été persécuté ne donne pas à tous les autres membres de la famille la qualité de réfugié. Les demandeurs qui fondent leur demande d’asile sur l’appartenance à un groupe familial doivent démontrer l’existence d’un lien personnel entre eux et la persécution qui aurait été exercée pour un motif prévu à la Convention. La famille, en tant que groupe social, doit être l’objet de représailles ou de vengeance pour espérer se voir accorder la protection du Canada. Les demandeurs doivent démontrer qu’ils ont été ou seront ciblés par les persécuteurs parce qu’ils sont membres de cette famille (Ramirez Estrada c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1019 aux para 8-10; El Achkar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 472 aux para 40-41; Ndegwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 847 au para 9; Granada c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1766 aux para 15-16).

Voir aussi Zuniga Barrera c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 51 au para 14; Olobor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1150 au para 39.

[17] L’agent a conclu que la demanderesse n’avait établi aucun lien avec un motif prévu par la Convention dans sa demande, notamment parce qu’elle ne savait ni pourquoi les hommes armés avaient tué son époux ni qui ils étaient. Au vu du dossier, il était raisonnablement loisible à l’agent de tirer cette conclusion, que ce soit parce que la demande de la demanderesse reposait sur le fait qu’un autre membre de la famille avait été ciblé ou parce que sa famille constituait un groupe social et qu’elle avait été visée pour cette raison.

[18] Les notes du SMGC indiquent que la demanderesse [traduction] « s’est enfuie parce que son époux a été tué pour des raisons inconnues », qu’elle n’a pas demandé réparation auprès des autorités locales et qu’elle n’a pas soulevé de motif prévu par la Convention pour justifier cette omission. Les notes de l’agent concernant l’entrevue avec la demanderesse et le formulaire Fondement de la demande d’asile de cette dernière sont muets quant aux raisons pour lesquelles son époux a été ciblé. La demanderesse a informé l’agent qu’elle ne connaissait pas les motifs de l’attaque menée par les hommes armés et que ces derniers n’avaient rien dit avant de tirer. Son époux ne lui a jamais confié qu’il avait des problèmes avec qui que ce soit. Il ne faisait partie d’aucun mouvement politique ni d’aucune organisation religieuse. Elle n’avait connaissance d’aucun problème avec un autre clan. Selon les notes du SMGC, elle a déclaré à l’agent qu’elle n’avait [TRADUCTION] « aucune idée de la raison pour laquelle son époux avait été visé ». La demanderesse a fait la déclaration suivante dans son formulaire Fondement de la demande d’asile : [TRADUCTION] « je ne sais pas pourquoi il a été tué ».

[19] Comme elle n’a présenté aucun élément de preuve indiquant que son époux ou sa famille avaient la cible de persécution du fait de leur appartenance à un groupe, la demanderesse n’a pas démontré l’existence d’un lien personnel entre elle et la persécution qui aurait été exercée pour un motif prévu par la Convention : Theodore, au para 8.

[20] Par conséquent, le premier argument de la demanderesse ne permet pas d’établir que la décision de l’agent était déraisonnable au regard des principes décrits dans l’arrêt Vavilov.

B. La décision était-elle déraisonnable parce que l’agent n’a pas tenu compte d’éléments de preuve déterminants?

[21] La demanderesse fait valoir que l’agent n’a pas tenu compte des renseignements fournis par ses répondants qui, selon elle, étaient déterminants pour sa demande de protection fondée sur le RIPR.

[22] Après l’entrevue du 18 mai 2022, les répondants de la demanderesse ont envoyé un courriel à Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC). Le courriel des répondants indique que, pendant l’entrevue, l’agent a soulevé des doutes à l’égard de deux éléments concernant a) les deux hommes qui avaient assassiné l’époux de la demanderesse en Somalie, et b) l’endroit où se trouvait son fils (qui ne l’accompagnerait pas au Canada). En ce qui concerne les meurtriers de l’époux de la demanderesse, le courriel indique ce qui suit :

[traduction]

Nous vous prions de considérer le fait que la réfugiée est profondément traumatisée et qu’elle n’a pas été en mesure de répondre aux questions posées par l’agent. Les deux hommes armés [sont] soupçonnés d’appartenir à Al Chabaab, qui représente une énorme menace pour la sécurité de tous les habitants du quartier de la demanderesse, et pour la Somalie dans son ensemble. Les meurtriers sont également soupçonnés d’être des membres d’Al Chabaab de par la nature de l’assassinat, en raison du type d’arme à feu et du mode d’exécution utilisés. Fartun [la demanderesse] est accablée de chagrin; elle est traumatisée d’avoir été directement témoin du meurtre de son époux et elle craint tous les jours pour sa vie depuis l’assassinat […] ces membres d’Al Chabaab pourraient l’identifier et l’assassiner à son tour.

[23] Le courriel envoyé par les répondants indique que l’agent a [traduction] « conclu l’entrevue en affirmant qu’il avait besoin de plus de détails avant de rendre sa décision ». Les répondants espéraient que les détails fournis dissiperaient les doutes soulevés par l’agent.

[24] Selon la thèse de la demanderesse, l’agent a manifestement commis une erreur susceptible de contrôle parce qu’il n’a pas tenu compte de ce courriel dans sa décision (citant Cepeda-Gutierrez c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 1998 CanLII 8667 (CF) au para 17).

[25] La position du défendeur comporte deux volets. Le défendeur soutient d’abord que, au moment où le courriel des répondants a été envoyé, l’agent avait déjà pris sa décision et en avait informé la demanderesse, et que celui‑ci n’avait donc pas tenu compte du courriel dans son évaluation consignée dans le SMGC. Il fait référence à l’entrée suivante du SMGC, qui a été publiée le 18 mai 2022, avant que les répondants n’envoient leur courriel :

[traduction]

DÉCISION SUR LA RECEVABILITÉ

POUR CONCLURE, JE REVIENS À LA DÉFINITION ET J’EXPLIQUE POURQUOI LA DEMANDERESSE NE SATISFAIT À AUCUN DE CES MOTIFS. ELLE N’A PAS DÉMONTRÉ QU’ELLE AVAIT UNE CRAINTE OBJECTIVE FONDÉE À L’ÉGARD D’UN DES CINQ MOTIFS ÉNUMÉRÉS.

DE MÊME, ELLE N’A PAS EXPLIQUÉ EN QUOI UNE GUERRE CIVILE, UN CONFLIT ARMÉ OU UNE VIOLATION MASSIVE DES DROITS DE LA PERSONNE ONT OU CONTINUENT D’AVOIR DES CONSÉQUENCES GRAVES ET PERSONNELLES POUR ELLE. JE LUI DIS QUE C’EST CE QUE JE CONCLUS.

IL EST REGRETTABLE QUE SON ÉPOUX AIT ÉTÉ TUÉ DE CETTE MANIÈRE, MAIS LES RENSEIGNEMENTS QU’ELLE A FOURNIS NE PERMETTENT PAS DE DISSIPER MES DOUTES QUANT À LA RECEVABILITÉ DE SA DEMANDE AU TITRE DE LA CATÉGORIE DES RÉFUGIÉS AU SENS DE LA CONVENTION OU DE LA CATÉGORIE DE PERSONNES DE PAYS D’ACCUEIL. LA DEMANDERESSE N’EST PAS ADMISSIBLE À LA RÉINSTALLATION AU TITRE DE LA CATÉGORIE DES RÉFUGIÉS AU SENS DE LA CONVENTION OU DE LA CATÉGORIE DE PERSONNES DE PAYS D’ACCUEIL INVOQUÉES À L’APPUI DE SA DEMANDE.

[Non souligné dans l’original.]

[26] En ce qui concerne la question qui précède, après l’audience, j’ai donné une directive dans laquelle j’ai demandé aux parties de présenter des observations supplémentaires. Dans la directive, j’ai identifié certaines décisions qui pourraient avoir une incidence sur les positions des parties concernant le caractère raisonnable et l’équité procédurale de la décision, compte tenu des notes consignées par l’agent dans le SMGC et du courriel des répondants : Avci c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CAF 359; Chudal c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CF 1073 aux para 16-21; Sarissky c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1014; Kim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 581; Haile c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 538; Balazuntharam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 607. Le 20 juin 2023, les parties ont présenté des observations au moyen de lettres.

[27] En ce qui a trait au deuxième volet de la position du défendeur, le courriel n’aurait rien changé à la décision de l’agent : le résultat aurait été identique, même le contenu du courriel avait été pris en compte. À l’audience, le défendeur a également fait valoir que le contenu du courriel n’était pas suffisamment important pour justifier une nouvelle entrée dans le SMGC. Selon le défendeur, il faut présumer que l’agent a examiné le courriel compte tenu du temps écoulé entre le moment où il a été consigné dans le SMGC, le 25 mai, et la date de lettre de décision, soit le 6 juin 2022. Selon le défendeur, l’agent n’était pas tenu d’expliquer pourquoi le courriel des répondants n’avait pas eu d’incidence sur le résultat.

[28] Après avoir soigneusement examiné la question, je conclus que la position du défendeur doit être retenue.

[29] J’examine d’abord la question de savoir si l’agent aurait pu tenir compte des renseignements contenus dans le courriel que les répondants ont envoyé le 18 mai 2022.

[30] Dans leurs observations, les deux parties soutiennent que l’agent n’a été dessaisi qu’au moment où la décision a été rendue et où elle a été communiquée à la demanderesse. Selon la demanderesse, l’agent n’a été dessaisi qu’au moment où la décision a été rendue dans la lettre du Haut-commissariat du 5 juin 2022, et où elle en a été avisée, le 6 juin 2022. La demanderesse fait valoir que l’agent devait tenir compte de tous les renseignements présentés, y compris du courriel des répondants envoyé le 18 mai 2022 et téléversé dans le SMGC le 25 mai 2022, jusqu’à la date à laquelle elle a été avisée de la décision (citant Chudal, au para 19; Sarissky, au para 55). La demanderesse s’appuie sur l’arrêt Avci, au paragraphe 5. Le défendeur fait valoir que l’agent était dessaisi le 18 mai 2022, puisque la décision avait été rendue et que la demanderesse avait été avisée de vive voix du résultat lors de son entrevue. Le défendeur soutient que le fait de rendre la décision de vive voix en présence de la demanderesse est un [traduction] « acte suffisamment officiel » indiquant que la décision est définitive, après quoi il n’est plus permis à l’agent de changer d’avis (citant également Avci, aux para 5-6). Le défendeur établit une distinction entre la décision Chudal et la présente affaire au motif que, en l’espèce, la demanderesse a été avisée de la décision défavorable avant l’envoi du courriel des répondants.

[31] Je suis conscient que le courriel des répondants indique que l’agent avait [traduction] « conclu l’entrevue en affirmant qu’il avait besoin de plus de détails avant de rendre sa décision », alors que les notes qu’il avait consignées dans le SMGC ce jour-là indiquaient qu’il avait communiqué la décision au cours de l’entrevue et consigné les motifs de sa décision défavorable avant qu’IRCC ne reçoive le courriel des répondants. Les répondants n’ont communiqué aucun renseignement supplémentaire à cet égard, et l’agent n’a rien consigné de plus à ce sujet, de sorte que cette divergence concernant les faits ne peut être résolue de manière concluante. Je souligne que les répondants ne semblent pas avoir été présents lors de l’entrevue par vidéoconférence, alors que l’agent l’était manifestement et qu’il a consigné dans le SMGC les notes qu’il avait prises pendant l’entrevue. L’agent n’a pas indiqué dans ses notes que des renseignements supplémentaires lui seraient utiles, qu’il en avait demandé ou qu’il en aurait besoin pour rendre sa décision, ou que la demanderesse avait demandé de pouvoir en présenter.

[32] Dans l’arrêt Avci, la Cour d’appel fédérale (la CAF) a conclu que, si la Commission de l’immigration et du statut de réfugié diffère sa décision jusqu’à la fin d’une audience de détermination du statut de réfugié, elle rend sa décision et est dessaisie lorsqu’elle signe les motifs écrits de la décision et qu’elle les transmet au greffier : Avci, aux para 2-3 et 9 (réponse à la question certifiée). Dans ses motifs, la CAF a également confirmé que, suivant la jurisprudence existante de la Cour, la Commission était dessaisie au moment de prononcer les motifs ou de rendre sa décision oralement à l’audience en présence des participants. À ce stade, la Commission ne pouvait pas changer d’avis. La CAF a rejeté l’argument selon lequel la dictée des motifs sur un appareil d’enregistrement en cabinet devait être assimilée au prononcé des motifs à l’audience : Avci, aux para 5-6. Dans l’affaire Avci, la Commission n’a pas examiné, ni mentionné dans ses motifs, les documents qui lui avaient été envoyés deux jours avant qu’elle ne signe les motifs écrits de la décision. Le ministre a convenu que cette omission constituait un manquement à l’équité procédurale. La Cour était du même avis et a annulé la décision : Avci, au para 7.

[33] À mon avis, la décision de l’agent en l’espèce a été rendue dans la lettre du Haut‑commissariat du 5 juin 2022. L’agent a été dessaisi lorsque cette lettre a été envoyée à la demanderesse. Les déclarations faites de vive voix à la demanderesse lors de l’entrevue par vidéoconférence, telles qu’elles ont été consignées dans le SMGC, n’étaient pas un acte suffisamment officiel pour constituer une décision et une transmission de celle-ci selon l’arrêt Avci. Je ne pense pas non plus que la préparation des notes et leur consignation dans le SMGC aient été suffisamment officielles, comme la signature par le tribunal des motifs écrits de sa décision et leur transmission au greffier, tel qu’il est décrit dans l’arrêt Avci.

[34] Trois observations supplémentaires viennent étayer la conclusion en question. Premièrement, la jurisprudence de notre Cour a établi que les notes consignées dans le SMGC font partie des motifs de la décision de l’agent, et non l’inverse : voir, par exemple, Yang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 FC 954 au para 9; Mohammadzadeh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 75 au para 5; Sedoh, au para 36; Torres c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 150 au para 19.

[35] Deuxièmement, conformément à la pratique courante, les notes du SMGC n’ont pas été jointes à la lettre de l’agent du 5 juin 2022. La demanderesse a dû demander une copie des notes du SMGC sur le fondement de l’article 9 des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS 93-22.

[36] Troisièmement, le défendeur n’a soulevé aucune objection concernant le dépôt en l’espèce de l’avis de demande d’autorisation et de contrôle judiciaire le 5 juillet 2022, qui a été fait dans les 30 jours suivant la date de la première communication de la lettre à la demanderesse, mais bien après la date limite de dépôt qui aurait prévalu si la décision avait été rendue et communiquée à la demanderesse le 18 mai 2022 : voir le paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, qui fait référence à la date de la « première communication » de la décision à la demanderesse.

[37] Je conclus que la lettre de l’agent sur papier à en-tête du Haut-commissariat du Canada et sa communication à la demanderesse (ou à son représentant) pouvaient être assimilées à la décision et à la communication de cette dernière pour ce qui est de déterminer le moment où l’agent a été dessaisi. Toute autre conclusion introduirait une incertitude inutile dans le processus.

[38] Par conséquent, je suis convaincu que l’agent n’était pas dessaisi lorsque le courriel des répondants a été reçu le 18 mai 2022.

[39] La décision de l’agent doit-elle être annulée parce que ce dernier n’a pas tenu compte des renseignements contenus dans le courriel des répondants? Suivant la thèse de la demanderesse, le courriel contenait un élément de preuve [traduction] « déterminant » et l’agent a commis une erreur susceptible de contrôle en n’en tenant pas compte et en ne lui donnant pas effet. Après mûre réflexion, je ne peux souscrire à cet argument compte tenu des circonstances de l’espèce.

[40] Le courriel des répondants contient des renseignements visant à établir un lien entre le meurtre de l’époux de la demanderesse et Al Chabaab. Toutefois, comme les deux parties l’ont reconnu, le lien proposé entre le meurtre et Al Chabaab était entièrement nouveau. Comme le défendeur le fait remarquer à juste titre, il n’y a aucune mention d’Al Chabaab dans le formulaire Fondement de la demande d’asile de la demanderesse, ni dans les notes consignées dans le SMGC ni ailleurs dans le dossier. Les notes consignées par l’agent dans le SMGC concernant l’entrevue avec la demanderesse ne font aucunement mention d’Al Chabaab. Hormis le courriel lui-même, l’agent ne disposait d’aucun élément de preuve à l’appui du lien allégué.

[41] En outre, le courriel des répondants ne fait référence à aucun élément de preuve et n’en comporte aucun, comme des éléments de preuve sur la situation dans le pays, pour étayer les risques posés par Al Chabaab en Somalie et, en particulier, l’affirmation selon laquelle Al Chabaab représente une [traduction] « énorme menace » dans l’ancien quartier d’origine de la demanderesse. De plus, il ne fait référence à aucun élément de preuve concernant les armes de prédilection ou les pratiques violentes d’Al Chabaab. Aucun élément de preuve supplémentaire de ce type n’a été communiqué après le courriel des répondants du 18 mai pour étayer les affirmations qu’il contenait. Il est impossible de dire ce que l’agent savait sur l’organisation Al Chabaab, en Somalie.

[42] De plus, dans son affidavit signé plusieurs mois plus tard, en septembre 2022, et déposé dans le cadre de la présente demande, la demanderesse ne fait aucunement référence à sa crainte d’Al Chabaab et n’indique pas pourquoi elle croit que cette organisation était impliquée dans le meurtre de son époux en novembre 2018.

[43] Je suis sensible au fait que le courriel des répondants indique que la demanderesse n’a pu fournir elle-même les renseignements manquants lors de l’entrevue parce qu’elle était encore traumatisée et affligée par le meurtre de son époux. Cela concorde avec ce que la demanderesse a affirmé dans son formulaire Fondement de la demande d’asile, à savoir qu’elle fait des cauchemars chaque nuit et se réveille en criant. Cependant, aucun autre élément de preuve n’a été présenté pour démontrer la condition dans laquelle elle était à l’époque (ou lors) de l’entrevue de mai 2022. Les notes consignées dans le SMGC avant l’entrevue n’ont pas alerté l’agent sur le fait que la demanderesse n’était pas en mesure de bien communiquer en raison d’un traumatisme. Malheureusement, l’affidavit de la demanderesse signé en septembre 2022 ne mentionne ni le traumatisme causé par le meurtre de son époux ni la manière dont il a pu affecter sa capacité à communiquer pendant l’entrevue ou à préparer sa demande d’asile. Compte tenu des circonstances, les éléments de preuve relatifs au traumatisme de la demanderesse ne sont pas suffisants pour avoir une incidence significative sur le résultat de la présente demande.

[44] Bien que j’éprouve beaucoup de sympathie pour les difficultés vécues par la demanderesse, je dois convenir avec le défendeur que, sans éléments de preuve supplémentaires, il est très peu probable que les renseignements sur Al Chabaab contenus dans le courriel des répondants eût pu avoir une incidence significative sur l’issue de la demande de protection de la demanderesse fondée sur le RIPR. La présentation de nouveaux renseignements du genre aurait pu inciter l’agent à solliciter des éléments de preuve ou des observations supplémentaires auprès de la demanderesse, mais cela ne s’est pas produit en l’espèce.

[45] Par conséquent, compte tenu des principes décrits dans l’arrêt Vavilov, je ne suis pas persuadé que le fait l’agent n’a pas tenu compte des renseignements contenus dans le courriel du 18 mai 2022 des répondants constitue une erreur justifiant l’intervention de notre Cour.

III. Conclusion

[46] La demande sera donc rejetée.

[47] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier aux fins d’un appel, et les circonstances de la présente affaire n’en soulèvent aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-6379-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée aux fins d’un appel au titre de l’alinéa 74d) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

« Andrew D. Little »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6379-22

 

INTITULÉ :

FARTUN MOHAMED ALI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 15 MAI 2023

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE A. D. LITTLE

 

DATE DES MOTIFS :

LE 28 JUILLET 2023

COMPARUTIONS :

Anna Davtyan

POUR LA DEMANDERESSE

 

Andrea Manti

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Dov Marierovitz

Avocat

Thornhill (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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