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Date : 20230728


Dossier : IMM-9559-22

Référence : 2023 CF 1039

Ottawa (Ontario), le 28 juillet 2023

En présence de l’honorable juge Pamel

ENTRE :

MOISES MISAEL COLLAZO CHAGOYA
MAYRA ALEJANDRA GUADALUPE GARCIA ROCHA
JEFFERSON TADEO COLLAZO GARCIA

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Les demandeurs, Moises Misael Collazo Chagoya, son épouse, Mayra Alejanda Guadalupe Garcia Rocha, et leur enfant mineur, Jefferson Tadeo Collazo Garcia, sont citoyens du Mexique. Ils demandent le contrôle judiciaire d’une décision de la Section d’appel des réfugiés [SAR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada [CISR] datée du 12 septembre 2022. La SAR a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [SPR] de la CISR selon laquelle les demandeurs n’ont pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger.

[2] M. Collazo Chagoya allègue avoir entrepris un programme de formation pour devenir policier municipal en septembre 2018, cependant ce programme avait été infiltré par une bande criminalisée, le Cártel Jalisco Nueva Generación [CJNG]. À compter de novembre 2018, M. Collazo Chagoya a commencé à recevoir des appels téléphoniques l’informant qu’il allait devoir travailler pour le CJNG en faisant le trafic de stupéfiants une fois sa formation terminée. M. Collazo Chagoya prétend avoir reçu au total environ cinq appels de membres du CJNG et qu’ils ont menacé de le tuer ainsi que les membres de sa famille s’il refusait de coopérer. Ces événements l’ont amené à remettre en cause sa décision de devenir policier et il a donc quitté son programme de formation en mars 2019.

[3] Le 15 mai 2019, alors qu’il rentrait chez lui, deux hommes l’ont interpellé et l’ont appelé par son nom. Ils lui ont reproché d’avoir renié son engagement auprès du CJNG et ont menacé de le tuer ainsi que les membres de sa famille. Il a réussi à leur échapper et a décidé ce jour-là, avec sa famille, de quitter le Mexique. Les demandeurs sont restés cachés chez eux, n’en sortant qu’en cas de besoin, et ont quitté le Mexique pour le Canada trois semaines plus tard. Ils ont demandé l’asile en arrivant, au mois de juin 2019.

[4] La SPR a conclu que les allégations des demandeurs n’étaient pas crédibles. Elle a constaté que le demandeur principal avait été vague dans sa description des appels téléphoniques avec le CJNG et qu’il n’était pas capable de décrire avec précision la façon dont chacun des cinq appels s’était déroulé. La SPR n’a pas non plus cru l’allégation quant à la communication que le demandeur principal a eue avec sa mère concernant le meurtre de son neveu.

[5] Devant la SAR, les demandeurs ont soutenu que les questions posées par la SPR n’étaient pas claires. La SPR a demandé plusieurs fois à M. Collazo Chagoya de donner plus de détails au sujet des appels de menaces sans préciser quels détails elle voulait. Les demandeurs ont également contesté d’autres conclusions de la SPR quant au meurtre de leur neveu, ainsi que l’omission de la SPR de tenir compte de la preuve dans le Cartable national de documentation qui indique que les bandes criminalisées prennent pour cibles les policiers afin d’avoir des alliés au sein de la police et, qu’en cas de refus, ceux-ci sont tués.

[6] La SAR a rejeté l’appel des demandeurs; elle n’était pas convaincue par leurs arguments quant aux questions vagues de la SPR sur les appels téléphoniques et le meurtre du neveu. Cependant, la SAR a soulevé un autre élément déterminant qui n’avait pas été traité par la SPR, à savoir que le comportement des demandeurs était incompatible avec leur crainte et que cela a terni leur crédibilité. La SAR a constaté que les demandeurs ont mis trois semaines à quitter le Mexique après l’incident du 15 mai 2019 et qu’ils ont continué de vivre au même endroit pendant ces trois semaines, malgré le fait que l’incident se soit déroulé près de leur maison; ils auraient dû se douter que le CJNG savait où ils habitaient.

I. Analyse

[7] Les conclusions de la SAR portant sur la crédibilité du demandeur doivent être examinées par notre Cour selon la norme de contrôle de la décision raisonnable (Pedro c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1575 au para 7; Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 16-17). Cependant, les questions d’équité procédurale sont examinées selon la norme de la décision correcte (Awonusi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 385 au para 10; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43).

[8] Les demandeurs soutiennent qu’il était déraisonnable pour la SAR d’avoir déterminé que le demandeur principal n’était pas crédible en raison de ses réponses aux questions de la SPR sur les appels téléphoniques. Les questions de la SPR n’étaient pas claires. M. Collazo Chagoya croyait qu’on lui demandait de parler du contenu des appels, mais la SPR voulait des réponses au sujet de détails contextuels, ce qu’elle n’a pas expliqué. À mon avis, vu ma conclusion que la SAR a manqué à son obligation d’équité procédurale, il n’est pas nécessaire d’examiner cette question.

[9] Les demandeurs soutiennent que la SAR a manqué au principe d’équité procédurale en basant sa décision sur leur comportement incompatible, car cette question a été soulevée pour la première fois par la SAR, sans que cette dernière prévienne les demandeurs et sans qu’elle leur donne l’occasion de répondre à ses doutes (Kwakwa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 600; Husian c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 684 au para 10). Or, bien que la SPR ait abordé l’événement du 5 mai 2019 et le comportement des demandeurs suivant l’incident, elle n’a pas questionné pourquoi les demandeurs ne sont pas cachés ailleurs durant ces trois semaines et ne l’a pas mentionné dans son évaluation de leur crédibilité.

[10] Cette question n’est pas abordée par le défendeur dans son mémoire.

[11] Je suis d’accord avec les demandeurs que la décision de la SAR doit être annulée, quoique non pas pour une question d’équité procédurale, mais simplement en raison de l’insuffisance des éléments de preuve sur cette question, qui rend les conclusions de la SAR inintelligibles.

[12] La question du comportement incompatible a clairement été un élément déterminant pour la SAR. Les sections pertinentes de la décision SAR sont rédigées ainsi :

[5] Ensuite, le 15 mai 2019, alors qu’il rentrait chez lui, deux hommes 1’auraient interpellé et 1’ont adressé par son nom. D’un ton menaçant, ils lui ont reproché d’avoir renié 1’engagement auprès du CJNG et menacé de le tuer ainsi que d’autres membres de sa famille. Il a cependant a réussi à leur échapper. Il affirma que c’est ce jour-là que lui et 1’appelante associée auraient pris la décision de quitter le pays pour sauver leurs vies. Les appelants sont partis au Canada trois semaines plus tard et ont demandé 1’asile à leur arrivée.

[…]

[8] Je ne souscris pas aux arguments des appelants. J’estime qu’ils ont eu pleinement 1’occasion de se faire entendre devant la SPR. Le témoignage de 1’appelant principal n’est pas crédible parce qu’il ne contient pas le niveau de détail dont il aurait été raisonnable de s’attendre de sa part dans les circonstances. Cela n’a rien à voir avec la manière dont la SPR a formulé ses questions que j’estime avoir été suffisamment claires. Il y a aussi le fait que le comportement des appelants fut incompatible avec la crainte alléguée.

[…]

[10] J’estime aussi que la crédibilité des appelants est ternie par le fait qu’ils ont continué de résider au même endroit bien qu’ils devaient bien se douter que le CJNG savait où ils habitaient puisque l’a confrontation du 15 mai 2019 entre 1’appelant principal et deux membres du CJNG avait eu lieu à proximité de cet endroit. Pourtant, pendant les trois semaines que les appelants sont demeurés au Mexique après cette date, ils ont continué de vivre au même endroit. Ils n’ont pas jugé nécessaire d’aller se cacher ailleurs, ce qui est étonnant puisqu’ils devaient sûrement s’attendre à ce que le CJNG tente à nouveau de trouver 1’appelant principal.

[Non souligné dans l’original.]

[13] Pour que la SAR parvienne à cette conclusion, il faudrait qu’il y ait des preuves indiquant que les agents de persécution savaient où vivaient les demandeurs. Comme le prétendent les demandeurs, la question n’a été abordée que brièvement lors de l’audience devant la SPR :

COMMISSAIRE : Et donc entre le 4 juin… le 15 mai, pardon, et le 4 juin, est-ce qui s’est passé quelque chose d’autre?

DEMANDEUR : Non, parce qu’on était caché. On ne sortait pas. On avait très peur, alors ça a été 15 jours et on est venu ici.

COMMISSAIRE : Puis vous vous êtes cachés où? À quel endroit?

DEMANDEUR : Dans la maison de mes beaux-parents.

COMMISSAIRE : Mais c’est là où vous habitiez, est-ce que je me trompe?

DEMANDEUR : Oui.

COMMISSAIRE : OK, donc vous êtes restés dans cette maison?

DEMANDEUR : Oui.

COMMISSAIRE : Est-ce que, pendant que vous étiez dans cette maison, donc il s’est passé autre chose? Avez-vous reçu d’autres menaces?

DEMANDEUR : Non, c’est seulement… on ne sortait pas pour rien. On était seulement en train d’attendre de pouvoir voyager ici.

COMMISSAIRE : Est-ce qu’après que vous ayez changé de numéro de téléphone vous avez eu d’autres appels?

DEMANDEUR : Non, parce que j’ai changé mon numéro de téléphone, alors ils n’ont pas pu m’appeler. Ça a été seulement quand ils m’ont trouvé personnellement.

[Non souligné dans l’original.]

[14] C’est la seule fois que la SPR a interrogé M. Collazo Chagoya sur cette question.

[15] Au cours de l’audience, j’ai demandé aux avocats des deux parties s’il existait des preuves que les agents de persécution savaient où les demandeurs habitaient. Les demandeurs ont répondu par la négative; le défendeur a affirmé qu’il était raisonnable pour la SAR de supposer qu’ils le savaient parce que les demandeurs disaient depuis le début que cette bande criminelle « savait tout ».

[16] Je ne suis pas d’accord avec le défendeur sur ce point. Pour que la SAR puisse raisonnablement arriver à la conclusion que les demandeurs « devaient bien se douter que le CJNG savait où ils habitaient », cela suppose que le CJNG savait où vivaient les demandeurs. La SAR affirme que la confrontation du 15 mai 2019 entre M. Collazo Chagoya et deux membres du groupe criminel a eu lieu à proximité du domicile des demandeurs, mais il n’y a aucune preuve sur la distance qui séparait M. Collazo Chagoya de son domicile à ce moment-là – s’agissait-il de 10 mètres ou de 10 kilomètres? Tout ce que nous savons, c’est que cet événement a eu lieu alors que M. Collazo Chagoya « rentrait chez lui ». La conclusion de la SAR est purement spéculative. Les éléments de preuve nécessaires pour que la SAR parvienne à la conclusion qu’en restant chez eux, les demandeurs avaient un comportement incompatible avec leur crainte d’être persécutés n’ont tout simplement pas été versés au dossier. Par conséquent, la décision de la SAR n’est ni transparente, ni intelligible, ni justifiée, et est donc déraisonnable.


JUGEMENT au dossier IMM-9559-22

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et la décision de la SAR est annulée.

  2. L’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvelle décision.

  3. Aucune question n’est certifiée.

« Peter G. Pamel »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-9559-22

 

INTITULÉ :

MOISES MISAEL COLLAZO CHAGOYA, MAYRA ALEJANDRA GUADALUPE GARCIA ROCHA, JEFFERSON TADEO COLLAZO GARCIA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 Juillet 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE PAMEL

 

DATE DES MOTIFS :

LE 28 juillet 2023

 

COMPARUTIONS :

Me Angelica Pantiru

Pour les demandeurs

Me Zoé Richard

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Angelica Pantiru, avocat

Montréal (Québec)

 

Pour les demandeurs

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

 

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