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Date : 20230728

Dossier : IMM-4641-22

Référence : 2023 CF 1034

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 28 juillet 2023

En présence de madame la juge Aylen

ENTRE :

ASHISH SHARMA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET
DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur, citoyen de l’Inde, a déclaré craindre d’être persécuté par la Rashtriya Swayamsevak Sangh [la RSS], une organisation paramilitaire nationaliste hindoue, et par la police, parce qu’il a milité contre la violence exercée par les fondamentalistes hindous à l’encontre des musulmans. En mars 2017, le demandeur a prononcé un discours lors d’un mariage interconfessionnel, dans lequel il a condamné les hindous qui encouragent la violence envers les musulmans en raison de l’abattage des vaches. À la suite de ce discours, le demandeur a reçu des appels téléphoniques de menaces de la part de membres de la RSS. Le demandeur a signalé les menaces, mais il n’a reçu aucune aide de la part de la police.

[2] En mai 2017, les policiers se sont rendus au domicile du demandeur relativement à ce qu’il qualifie d’accusations fondées sur des motifs religieux, et ils sont partis uniquement après que sa famille eût versé un pot-de-vin. En juin 2017, le demandeur aurait été battu par des membres de la RSS près de son domicile et hospitalisé pendant trois jours. La police aurait pris sa déposition à la suite de l’incident, mais n’aurait pas déposé de premier rapport d’information.

[3] Le demandeur est arrivé au Canada le 26 juillet 2017. Le demandeur déclare qu’en février 2018, des fanatiques hindous se sont rendus à son domicile en Inde et ont agressé sa famille. Il a déposé une demande d’asile le 16 mars 2018.

[4] La Section de la protection des réfugiés [la SPR] a conclu que les questions de la crédibilité et de l‘existence d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] étaient déterminantes quant à la demande d’asile du demandeur. Cela dit, les motifs de la SPR indiquent que, bien qu’elle ait des doutes quant à la crédibilité des allégations du demandeur, elle lui a accordé [traduction] « le bénéfice du doute » et a conclu, selon la prépondérance des probabilités, qu’il avait été ciblé par la RSS en raison de son discours. La SPR a ensuite conclu que le demandeur avait une PRI à Chennai ou à Trivandrum et qu’il n’avait donc pas besoin de la protection du Canada.

[5] Le demandeur a fait appel de la décision de la SPR devant la Section d’appel des réfugiés [la SAR] au motif que la conclusion en matière de crédibilité tirée par la SPR était confuse et truffée d’erreurs, et que la SPR n’avait pas examiné de manière rigoureuse la question de savoir si la RSS aurait les moyens et la motivation nécessaires pour retrouver les demandeurs dans les endroits proposés comme PRI; elle a plutôt consacré la majeure partie de son analyse aux moyens et à la motivation de la police.

[6] La SAR a conclu que la question déterminante était celle de l’existence d’une PRI dans les endroits proposés et a conclu : a) qu’il n’y avait pas de possibilité sérieuse de persécution ou de risque de préjudice dans les endroits proposés comme PRI, et b) que les deux endroits proposés comme PRI étaient raisonnables. La SAR a par conséquent rejeté l’appel du demandeur.

[7] Le demandeur a soulevé un certain nombre de questions dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire. Toutefois, je conclus que la question déterminante est celle du manquement de la part de la SAR à son obligation d’équité procédurale à l’égard du demandeur.

[8] L’équité procédurale est une question que doit trancher la Cour. La norme applicable à la question de savoir si le décideur a respecté l’équité procédurale est celle de la décision correcte [voir Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 34]. La cour qui apprécie un argument relatif à l’équité procédurale doit se demander si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances [voir Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), précité, au para 54]. La question, en définitive, est de savoir si le demandeur connaissait la preuve à réfuter et s’il a eu une possibilité complète et équitable d’y répondre [voir Laag c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, 2019 CF 890 au para 10].

[9] Dans sa décision, la SAR a conclu que le demandeur disposait de PRI valables à Chennai et à Trivandrum et a déclaré que, par conséquent, elle « [se penchera] uniquement sur les conclusions de la SPR quant à la crédibilité qui ont trait à la viabilité des PRI ». En ce qui concerne la RSS, la SAR a conclu que la RSS n’avait pas la motivation nécessaire pour chercher et poursuivre le demandeur dans les endroits proposés comme PRI. Pour parvenir à cette conclusion, la SAR a relevé une incohérence dans le témoignage du demandeur concernant l’agression commise sur sa famille en février 2018, et elle a énoncé ce qui suit au paragraphe 16 de sa décision :

L’appelant a déclaré que les auteurs de l’attaque contre sa famille étaient des membres de la RSS, même si, dans le formulaire Fondement de la demande d’asile (formulaire FDA), il les désigne seulement comme des [traduction] « fanatiques hindous », tandis que, dans le formulaire FDA du 18 juin 2017, il a désigné ses propres agresseurs comme étant des [traduction] « gangsters de la RSS ». Son cousin et son ami ne mentionnent pas cet incident dans leurs affidavits et n’aident donc pas à résoudre cette incohérence. Compte tenu de l’incohérence de ces éléments de preuve, j’estime que l’affirmation de l’appelant selon laquelle l’attaque contre sa famille après son départ de l’Inde a été perpétrée par la RSS n’est pas crédible. L’incident prétendu n’établit donc pas que la RSS est motivée à le poursuivre et à le chercher.

[10] Il s’agit de la seule analyse effectuée par la SAR concernant la question de savoir si le demandeur est exposé à une possibilité sérieuse de persécution ou à un risque de subir des préjudices aux mains de la RSS dans les endroits proposés comme PRI.

[11] Le demandeur affirme qu’il a été privé de son droit à l’équité procédurale, parce qu’il n’a jamais eu l’occasion d’aborder l’incohérence dans sa preuve relevée par la SAR. Je suis également de cet avis. Une « nouvelle question » est une question qui constitue un nouveau motif, ou raisonnement, sur lequel s’appuie un décideur, autre que les moyens d’appel soulevés par le demandeur pour soutenir le caractère valide ou erroné de la décision portée en appel. [voir Kwakwa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 600]. Si le défendeur a raison de souligner que la SAR est en droit de formuler des conclusions supplémentaires concernant la crédibilité lorsque la SPR s’est déjà penchée sur la question de la crédibilité, il incombe toujours à la SAR, à tout le moins, d’évaluer si un nouveau problème ou une nouvelle question a été soulevé qui justifierait un avis ou des observations supplémentaires [voir Ching c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 725 aux para 71-74]; Ugbekile c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2016 CF 1397 au para 22; Isapourkhoramdehi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2018 CF 819 aux para 15‑17).

[12] En l’espèce, la SPR a formulé plusieurs commentaires au sujet de la preuve produite par le demandeur et du poids à accorder aux éléments de preuve documentaire, mais elle n’a pas tiré expressément de conclusion concernant la crédibilité en ce qui a trait à son analyse de la PRI et en ce qui concerne l’attaque survenue en février 2018. Cela m’amène à m’interroger sur le fondement de la déclaration de la SAR selon laquelle elle « [se penchera] uniquement sur les conclusions de la SPR quant à la crédibilité qui ont trait à la viabilité des PRI ». De plus, en ce qui a trait à la motivation de la RSS à pourchasser le demandeur dans les endroits proposés comme PRI, la SPR ne s’est pas penchée sur la question de savoir si l’attaque contre la famille du demandeur en février 2018 avait été perpétrée par la RSS, et a plutôt conclu, pour d’autres motifs, que la RSS n’avait pas la motivation pour commettre une telle attaque. Je conclus que le nouveau motif invoqué par la SAR pour justifier le manque de motivation de la RSS constitue une nouvelle question, à laquelle la SAR n’a pas porté attention et a négligé de donner au demandeur l’occasion d’y répondre. Il incombait à la SAR de faire part au demandeur de ses réserves concernant l’attaque de février 2018 et de lui donner l’occasion d’y répondre. Étant donné que la SAR a omis de le faire, je conclus que le demandeur a été privé de son droit à l’équité procédurale.

[13] Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie, la décision de la SAR sera annulée et l’affaire sera renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SAR pour nouvelle décision.

[14] Les parties n’ont proposé aucune question à certifier, et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-4641-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de la Section d’appel des réfugiés datée du 28 avril 2022 est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SAR pour nouvelle décision.

  3. Les parties n’ont proposé aucune question à certifier, et l’affaire n’en soulève aucune.

« Mandy Aylen »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4641-22

INTITULÉ :

ASHISH SHARMA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 juillet 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE AYLEN

DATE DES MOTIFS :

LE 28 juillet 2023

COMPARUTIONS :

Charles Steven

POUR LE DEMANDEUR

Margherita Braccio

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman & Associates

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

Toronto (Ontario)

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