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Date : 20230710


Dossier : IMM-3661-22

Référence : 2023 CF 935

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 10 juillet 2023

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

ZHAOHUA DONG

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur, Zhaohua Dong, est un citoyen chinois. En décembre 2019, il a demandé la résidence permanente au Canada grâce au parrainage de son épouse, Ying Dong, une résidente permanente. Dans une décision rendue le 19 avril 2022, un agent d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada a rejeté cette demande, car le demandeur n’avait pas démontré que son mariage avec Mme Dong ne visait pas principalement l’acquisition d’un statut sous le régime de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), et qu’il était authentique, comme l’exigent le paragraphe 4(1) et l’article 124 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227.

[2] Le demandeur sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette décision en vertu du paragraphe 72(1) de la LIPR. Il soutient que la décision est déraisonnable et qu’elle a été rendue sans égard aux exigences en matière d’équité procédurale.

[3] Pour les motifs qui suivent, je conviens avec le demandeur que la décision est déraisonnable, car le raisonnement de l’agent manque d’intelligibilité et de transparence et parce que l’agent n’a pas pris en compte certains éléments de preuve substantiels. Étant donné que cela suffit pour exiger que l’affaire soit réexaminée, il n’est pas nécessaire d’aborder la question de l’équité procédurale.

[4] Les parties conviennent, tout comme moi, que le fond de la décision de l’agent doit faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Une décision raisonnable doit être « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 85). Il incombe au demandeur de démontrer que la décision de l’agent est déraisonnable. Avant de pouvoir infirmer la décision pour ce motif, la cour de révision doit être convaincue « qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

[5] Le demandeur est né en Chine en 1980. Mme Dong y est née en 1985. Elle a obtenu le statut de résidente permanente du Canada en septembre 2007.

[6] Le demandeur et Mme Dong se sont rencontrés grâce à un intermédiaire au début de 2010. À l’époque, le demandeur vivait aux États-Unis sans statut et Mme Dong vivait à Toronto. Au début, ils communiquaient ensemble virtuellement, mais après plusieurs mois, Mme Dong a commencé à rendre visite au demandeur aux États-Unis et une relation amoureuse s’est nouée entre les deux. Finalement, ils ont organisé ce qu’ils ont appelé une réception de mariage à New York le 14 novembre 2011 (bien qu’ils n’aient pas [traduction] « officiellement enregistré » leur mariage à ce moment-là). Mme Dong a continué à rendre visite au demandeur aux États-Unis.

[7] En juin 2012, Mme Dong a donné naissance à une fille à Toronto. Aucun père n’est mentionné sur le formulaire de déclaration de naissance vivante, mais le demandeur et Mme Dong soutiennent qu’il est le père. (Au moment de la présentation de la demande de résidence permanente, la fille vivait en Chine avec les parents du demandeur.) En septembre 2018, le demandeur est entré au Canada de manière irrégulière et a rejoint Mme Dong à Toronto. Le couple s’est marié légalement à Toronto en janvier 2019.

[8] La demande de résidence permanente était étayée par de nombreux documents démontrant la nature de la relation entre le demandeur et Mme Dong, ainsi que par les observations écrites de l’avocat. Les documents justificatifs comprenaient : des baux à leurs deux noms pour leurs résidences antérieures et actuelle; une lettre de leur ancien propriétaire confirmant qu’ils vivaient ensemble; une police d’assurance pour le véhicule de Mme Dong désignant le demandeur comme conducteur; une police d’assurance-vie pour Mme Dong désignant le demandeur et leur fille comme bénéficiaires conjoints; des relevés téléphoniques; des relevés du compte bancaire conjoint ainsi que des photographies de la réception de mariage à New York, du mariage à Toronto et des activités quotidiennes du couple.

[9] Comme il est indiqué dans ses motifs, après avoir examiné la trousse de la demande initiale, l’agent a [traduction] « jugé qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve pour étayer le degré d’interdépendance attendu après neuf ans de relation ». L’agent a fait remarquer notamment que sur les photographies soumises les personnes [traduction] « semblent prendre des poses et la répondante ne démontre pas un degré de confort avec le demandeur auquel on s’attendrait dans une relation de cette durée ». L’agent a également constaté que le demandeur n’avait pas été nommé sur la déclaration de naissance vivante (que l’agent appelle erronément un certificat de naissance), et ce, [traduction] « malgré le fait que les demandeurs se considéraient comme mariés au moment de la naissance ».

[10] En raison de ces préoccupations, le 4 avril 2022, l’agent a envoyé au demandeur une lettre relative à l’équité procédurale dans laquelle il indiquait qu’il n’était [traduction] « pas convaincu que vous et votre répondante n’aviez pas contracté le mariage principalement dans le but d’obtenir un statut en vertu de la LIPR » et il donnait au demandeur l’occasion de « présenter des observations à ce sujet ». La lettre relative à l’équité procédurale ne renferme aucune explication à savoir pourquoi l’agent était de cet avis.

[11] Avec l’aide de son avocat, le demandeur a répondu à la lettre relative à l’équité procédurale en présentant des informations à jour, notamment des relevés téléphoniques et bancaires, des documents d’assurance, des communications WeChat non traduites et des photographies supplémentaires, ainsi que d’autres observations écrites.

[12] L’agent n’a interrogé ni le demandeur ni Mme Dong avant de rejeter la demande.

[13] Dans la décision du 19 avril 2022, en plus des préoccupations initiales mentionnées ci-dessus, l’agent a évalué les éléments de preuve du demandeur de la façon suivante :

  • Les relevés du compte bancaire conjoint font état des dépôts du chèque de paie du demandeur et des retraits réguliers pour des paiements d’assurance, mais pas de dépenses quotidiennes, comme l’épicerie, le gaz ou le loyer.

  • Les documents d’assurance sont des versions à jour des polices soumises précédemment.

  • Les communications sur WeChat n’ont pas pu être prises en compte, étant donné qu’elles n’ont pas été traduites.

  • Le bail [traduction] « n’est pas l’accord juridique prescrit dans la province de l’Ontario et a donc moins de poids ».

  • Les relevés téléphoniques font état d’appels de courte durée entre le demandeur et Mme Dong et cela [traduction]« ne témoigne pas de conversations auxquelles on s’attendrait de personnes qui s’appellent pour communiquer sur une base régulière ».

  • Les nouvelles photographies [traduction] « semblent toutes avoir été prises par un tiers pour les besoins de la présente demande ».

[14] Après [traduction] « un examen minutieux de toutes les observations et selon la prépondérance des probabilités », l’agent n’était pas convaincu que le demandeur et Mme Dong [traduction] « entretiennent une relation authentique qui n’a pas été établie principalement dans le but d’acquérir un statut et un privilège » en vertu de la LIPR. Comme cela empêche le demandeur d’être considéré comme faisant partie de la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada, la demande de résidence permanente a été rejetée.

[15] Comme je l’ai déjà dit, je conviens avec le demandeur que la décision de l’agent manque de transparence et d’intelligibilité. Je reconnais également que l’agent n’a pas tenu compte de certains éléments de preuve substantiels étayant la position du demandeur selon laquelle Mme Dong et lui s’étaient mariés de bonne foi.

[16] Tout d’abord, je constate que l’agent interprète mal le dossier à au moins deux égards : premièrement, il a identifié le demandeur comme un citoyen du Vietnam alors qu’il est en fait citoyen de la Chine; et deuxièmement, il a indiqué que les chèques de paie déposés dans le compte bancaire conjoint appartiennent au demandeur alors qu’ils appartiennent en fait à Mme Dong. Bien que je ne sois pas convaincu que ces erreurs d’interprétation du dossier soient nécessairement importantes, elles font certainement craindre que l’agent n’ait pas examiné le dossier avec le degré de soin requis.

[17] À mon avis, la décision de l’agent souffre de quatre défauts majeurs qui, ensemble, compromettent son caractère raisonnable global.

[18] Premièrement, l’évaluation de l’agent selon laquelle, sur les photographies, Mme Dong [traduction] « ne montre pas un degré de confort avec le demandeur auquel on s’attendrait d’une relation de cette durée » est entièrement subjective et, en conséquence, ne constitue pas un fondement raisonnable sur lequel peut reposer la conclusion finale de l’agent. L'authenticité d'une relation doit être évaluée selon l’optique des parties par rapport au contexte culturel dans lequel elles vivent, et non selon la propre conception du décideur de ce que serait une relation authentique (Khan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2006 CF 1490 au para 16; Gebremedhin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1386 au para 49). En effet, l’agent n’explique aucunement comment il a jugé que Mme Dong n’avait pas démontré [traduction] « un degré de confort avec le demandeur auquel on s’attendrait d’une relation de cette durée ». En l’absence d’une telle explication, l’évaluation de cette preuve par l’agent est inintelligible et opaque. Le fondement de la conclusion de l’agent selon laquelle les nouvelles photographies [traduction] « semblent toutes avoir été prises pour les besoins de […] la présente demande » n’est pas non plus expliqué. En outre, sans autre explication, rien ne permet à la Cour de saisir l’importance du fait que les photos aient été prises par un tiers.

[19] Deuxièmement, l’énoncé selon lequel le bail que le couple a signé avec son propriétaire [traduction] « a moins de poids » parce qu’il ne s’agit pas d’un bail standard est tout aussi inintelligible et opaque. D’autant plus que la lettre de leur ancien locateur corrobore le fait qu’ils étaient locataires d’octobre 2018 à mars 2022.

[20] Troisièmement, compte tenu de la preuve selon laquelle le demandeur et Mme Dong vivaient ensemble, je vois mal pourquoi on s’attendrait qu’ils aient de longues discussions au téléphone, comme l’agent pensait manifestement qu’ils le feraient s’ils entretenaient une véritable relation.

[21] Enfin, l’agent n’a pas véritablement accordé d’attention à la preuve selon laquelle le demandeur était assuré pour conduire la voiture de Mme Dong et que lui et leur fille étaient cobénéficiaires de la police d’assurance-vie de Mme Dong. Bien que ces circonstances ne soient pas nécessairement déterminantes, elles étayent de façon substantielle la position du demandeur selon laquelle Mme Dong et lui se sont mariés de bonne foi : voir Shumilo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1135 au para 48. Pour que la conclusion contraire soit raisonnable, l’agent aurait dû expliquer pourquoi il n’a pas trouvé cette preuve convaincante, ce qu’il n’a pas fait.

[22] Comme l’indique l’arrêt Vavilov, « le fait qu’un décideur n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise » (au para 128). Je suis convaincu que la décision est déraisonnable. La décision de l’agent souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire doit être accueillie et l’affaire doit être renvoyée à un autre décideur pour un nouvel examen.

[23] Les parties n’ont soulevé aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3661-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision, en date du 19 avril 2022, de rejeter la demande de résidence permanente du demandeur est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour un nouvel examen.

  3. Aucune question de portée générale n’est énoncée.

« John Norris »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3661-22

 

INTITULÉ :

ZHAOHUA DONG c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 18 janvier 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 10 juillet 2023

 

COMPARUTIONS :

Maxwell Musgrove

 

Pour le demandeur

 

Christopher Ezrin

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Maxwell Musgrove

North York (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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