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Date : 20230724


Dossier : IMM‑2194‑22

Référence : 2023 CF 1001

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 24 juillet 2023

En présence de madame la juge Strickland

ENTRE :

APOLONIO DZIB TUZ

BRITTANY NAYELI DZIB FIGUEROA

HILARY ESTEFANNY DZIB FIGUEROA

NAYELI FIGUEROA CHAVEZ

demandeurs

et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La Cour est saisie du contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel des réfugiés [la SAR] ayant confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR], selon laquelle les demandeurs ne sont ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger, aux sens respectifs de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

Le contexte

[2] Les demandeurs forment une famille : Apolonio Dzib Tuz [le demandeur principal], son épouse [l’épouse], et leurs deux enfants mineures [les demanderesses mineures]. Ils sont tous citoyens du Mexique, et le demandeur principal est d’ascendance maya.

[3] Les demandeurs vivaient à Cancún, au Mexique, où le demandeur principal travaillait comme entrepreneur autonome en construction. Ils prétendent que le 7 septembre 2018, le demandeur principal a reçu un appel téléphonique d’un homme se présentant lui‑même comme étant un membre du cartel de Los Zetas [Los Zetas]. Cet homme a demandé au demandeur principal de lui verser une taxe mensuelle, voulant ainsi lui extorquer de l’argent. Pensant qu’il s’agissait d’un appel frauduleux, le demandeur principal n’a pas pris cet appel au sérieux. Le 11 septembre 2018, alors que le demandeur principal revenait du travail en voiture avec son beau‑frère, ils ont réalisé qu’ils étaient suivis par une moto. Ils se sont arrêtés et se sont cachés dans les buissons, depuis lesquels ils ont entendu l’un des hommes dire à l’autre [traduction] « va les chercher et tue‑les ».

[4] Le demandeur principal et son épouse sont partis vivre chez la grand‑mère de cette dernière, dans une partie reculée de Cancún, avant de s’enfuir au Canada le 14 septembre 2018. Les demanderesses mineures sont arrivées au Canada 8 mois plus tard, soit le 18 mai 2019. En août 2019, les demandeurs ont déposé leur demande d’asile fondée sur leur crainte d’être tués par Los Zetas, en raison de leur tentative de fuite.

[5] Le 25 octobre 2021, la SPR a conclu que les demandeurs n’étaient pas des réfugiés au sens de la Convention, parce qu’ils ne craignaient pas avec raison d’être persécutés pour l’un des motifs prévus à la Convention, tels que l’origine ethnique. Elle a conclu qu’ils n’étaient pas non plus des personnes à protéger, puisqu’ils disposaient d’une possibilité de refuge intérieur [PRI] au Mexique. Les demandeurs ont fait appel devant la SAR et, le 1er mars 2022, cette dernière a confirmé la décision de la SPR.

[6] La Cour est saisie du contrôle judiciaire de la décision de la SAR.

La décision faisant l’objet du contrôle

[7] La SAR a conclu que la crainte des demandeurs d’être persécutés par Los Zetas n’avait pas de lien avec l’un des motifs prévus par la Convention, au titre de l’article 96 de la LIPR, et que les demandeurs n’avaient pas non plus démontré une crainte de persécution liée à leur origine ethnique, ou à un autre motif reconnu dans la Convention.

[8] En se fondant sur la preuve documentaire objective, la SAR a également conclu, selon la prépondérance des probabilités, que Los Zetas n’étaient pas présents dans la région proposée comme PRI, soit l’État de Durango. De plus, la SAR a conclu que la preuve était insuffisante pour établir que Los Zetas jouiraient, par l’intermédiaire de ses alliances avec d’autres cartels de drogue, d’une quelconque influence au Durango, en particulier pour ce qui est du repérage ou de la localisation de personnes bien précises.

[9] En ce qui concerne le premier volet du critère de la PRI, soit la question de savoir s’il existe un risque sérieux de persécution ou un risque vraisemblable de préjudice au sens du paragraphe 97(1) dans la ville de Durango, la PRI, la SAR a donné raison aux demandeurs et conclu que la SPR avait commis une erreur en décidant que Los Zetas n’avaient pas les moyens de les y retrouver. Toutefois, la SAR a approuvé la conclusion de la SPR selon laquelle Los Zetas n’avaient pas la motivation de retrouver les demandeurs dans le lieu proposé comme PRI. En ce qui concerne le second volet de l’analyse relative à la PRI, la SAR a conclu qu’il serait objectivement raisonnable que les demandeurs s’installent dans la ville de Durango. Quant à la préoccupation liée à la discrimination que subiraient le demandeur principal et les demanderesses mineures, en raison de leur origine ethnique maya, la SAR a conclu qu’il n’existait aucun élément de preuve quant au fait que le demandeur principal aurait subi de la discrimination dans l’accès au logement, à l’emploi, ou même à l’enseignement, tant pour lui‑même que pour ses filles, du temps où il vivait à Cancún. Par conséquent, les demandeurs ont échoué à démontrer qu’ils subiraient une telle discrimination, fondée sur leurs origines ethniques, au sein du lieu proposé comme PRI. Quant à l’observation des demandeurs, selon laquelle la PRI serait déraisonnable à cause de leurs problèmes de santé mentale, la SAR a conclu que les demandeurs n’avaient pas fourni d’éléments de preuve permettant d’établir que les services de santé mentale dont ils avaient besoin ne seraient pas disponibles ou accessibles dans la région proposée comme PRI.

[10] Par conséquent, la SAR a confirmé la décision de la SPR et elle a rejeté l’appel.

Les questions en litige et la norme de contrôle

[11] Les sujets identifiés par les demandeurs soulèvent deux questions :

  1. La décision traduit‑elle un manquement à l’obligation d’agir conformément à l’équité procédurale?

  2. La décision est‑elle raisonnable?

[12] Les questions d’équité procédurale doivent faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24 au para 79, et Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12 au para 43). Dans l’arrêt Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [CFCP], la Cour d’appel fédérale a estimé que, même si l’exercice de contrôle requis peut être mieuxbien qu’imparfaitement – reflété dans la norme de la décision correcte, les questions d’équité procédurale ne se prêtent pas nécessairement à une analyse relative à la norme de contrôle applicable. La Cour doit plutôt déterminer si la procédure était équitable, eu égard à l’ensemble des circonstances (CFCP aux para 54‑56; voir aussi Watson c Syndicat canadien de la fonction publique du Canada, 2023 CAF 48 au para 17).

[13] Les parties ont raison de soutenir que la norme applicable, à l’occasion du contrôle au fond de la décision de l’agent, est la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 23, 25).

[14] Quand il a comparu devant moi, l’avocat des demandeurs a semblé soutenir que le défaut du décideur – en l’espèce, la SAR – de tenir compte d’une question ou d’un élément de preuve est [traduction] « élevé » et relève de la norme de la décision correcte. Cet argument n’a aucun fondement. Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême a établi que la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable peut être réfutée dans deux types de situations (au para 17), dont aucun n’entre en jeu en l’espèce. L’omission de tenir compte d’un élément de preuve, ou de s’attaquer à une question, relève de la norme de la décision raisonnable (Vavilov, aux para 98, 99, 101, 105, 126, 128). Contrairement aux prétentions de l’avocat, de telles erreurs ne sont pas des manquements à la justice naturelle ou à l’équité procédurale qui suscitent l’application de la norme de la décision correcte.

L’absence de manquement à l’équité procédurale

[15] Les demandeurs soutiennent que la SAR a manqué à l’obligation d’agir conformément à l’équité procédurale, parce qu’elle a omis de leur soumettre les nouvelles questions qui ont été soulevées.

[16] Plus précisément, à l’occasion de sa conclusion selon laquelle l’installation dans le lieu proposé comme PRI ne serait pas déraisonnable, la SAR a souligné que les rapports d’évaluation de psychothérapie du demandeur principal et de son épouse recommandaient que chacun suive dix séances de thérapie. Devant la SPR, ils ont témoigné avoir suivi les séances, sans préciser combien. La SAR a souligné que, devant elle, les demandeurs n’avaient pas fourni la preuve que les dix séances n’avaient pas été suivies, ni la preuve qu’ils nécessitaient un traitement ou une thérapie supplémentaires, ni enfin la preuve que les services de santé mentale dont ils avaient besoin ne seraient pas disponibles ou accessibles dans le lieu proposé comme PRI. Par conséquent, elle a conclu que le lieu proposé comme PRI ne serait pas déraisonnable, au regard de leurs problèmes de santé mentale.

[17] Les demandeurs font valoir que la SPR ne leur a pas demandé à combien de séances ils avaient assisté. Ils ajoutent que, quand la SAR soulève des questions nouvelles ou formule des commentaires au sujet de leur preuve, ces questions devraient leur être soumises et ils devraient avoir la possibilité d’y répondre.

[18] À mon avis, la SAR n’a pas soulevé une question nouvelle et elle n’a pas commis d’erreur en prenant en considération la question en cause ou la preuve des demandeurs. La jurisprudence citée par ces derniers est relative à la possibilité de répondre à des préoccupations nouvelles, soulevées par la SAR, en matière de crédibilité (Bouchra c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1063; Isapourkhoramdehi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 819). Or, en l’espèce, la SAR faisait référence au caractère suffisant de la preuve qui lui était soumise à propos du caractère raisonnable du lieu proposé comme PRI, au vu des problèmes de santé mentale des demandeurs. Devant la SPR, les demandeurs ont invoqué tant la santé mentale du demandeur principal que celle de son épouse. Le demandeur principal a déclaré que son épouse et lui‑même suivaient les séances de thérapie. Comme l’a noté la SAR, la SPR avait tenu compte des évaluations de psychothérapie et elle avait conclu qu’il n’y avait aucun élément de preuve établissant que le traitement ne serait pas disponible au Durango. Tout en notant l’absence de preuve, tant devant la SPR que devant elle, quant aux séances de thérapie suivies ou quant au besoin de thérapie supplémentaire, la SAR a conclu, comme la SPR, que les demandeurs n’avaient pas fourni la preuve que les services ne seraient pas disponibles au Durango. Ainsi, même si le besoin de thérapie supplémentaire avait été prouvé, les demandeurs n’ont pas établi que ce besoin ne pouvait pas être satisfait au Mexique.

[19] À mon avis, l’insuffisance de la preuve, soulignée par la SAR, n’était pas une question nouvelle. Au contraire, il incombait aux demandeurs de fournir les éléments de preuve et les arguments au soutien de leur position selon laquelle leurs problèmes de santé mentale donnaient un caractère déraisonnable à la région proposée comme PRI. La SAR a raisonnablement conclu qu’ils ne l’avaient pas fait.

[20] La SAR n’a soulevé aucune question nouvelle, contrairement à ce qu’a fait valoir l’avocat des demandeurs, pour la première fois, lorsqu’il a comparu devant moi.

La décision n’est pas raisonnable

i. Le risque encouru par les demanderesses mineures

[21] Premièrement, les demandeurs soutiennent que la SAR aurait commis une erreur en omettant de tenir compte de leur observation relative au risque encouru par les demanderesses mineures, en raison de leur origine maya. Dans leurs observations écrites, les demandeurs réfèrent aux observations qu’ils avaient soumises à la SPR, après l’audience, pour étayer leur position selon laquelle les demanderesses mineures courraient un risque accru d’être tuées et de devenir les cibles des cartels en matière de traite des personnes, pour le simple fait d’être des femmes autochtones. Les demandeurs affirment que la SAR a omis d’analyser cet argument.

[22] Toutefois, les demandeurs omettent de préciser le fait que, dans sa décision, la SPR a indiqué qu’à la fin de l’audience tenue devant elle, l’avocat des demandeurs n’avait demandé à produire ni documentation ni observations écrites supplémentaires. L’avocat avait demandé subséquemment à produire des observations écrites supplémentaires relatives à la persécution et aux féminicides, ainsi qu’aux évaluations psychanalytiques des demanderesses mineures. La SPR avait rejeté cette demande, en concluant que l’avocat avait amplement eu l’occasion de présenter des observations à la fin de l’audience et que les observations en cause traitaient de questions qui ne faisaient pas partie de la demande et n’avaient pas fait l’objet de débat. De plus, les évaluations psychanalytiques des demanderesses mineures étaient raisonnablement disponibles, étant donné qu’elles sont datées du 1er août 2021, soit du même jour que celles du demandeur principal et de son épouse, lesquelles ont été produites avant la tenue de l’audience. Ainsi, les documents dont les demandeurs affirment que la SAR a omis de tenir compte n’ont pas été admis au dossier par la SPR.

[23] Comme le souligne le défendeur, la question du refus de la SPR d’admettre les observations écrites des demandeurs n’a pas été soulevée par ces derniers devant la SAR. La SAR n’a donc pas commis d’erreur en ne tenant pas compte des observations qui ne faisaient pas partie du dossier.

ii. La prise en compte de la preuve pertinente

[24] Les demandeurs soutiennent également que la SAR a commis une erreur en ne tenant pas compte des éléments de preuve pertinents lorsqu’elle a tiré des conclusions de fait sur les points suivants : i) la méthode de localisation utilisée par Los Zetas, ii) le caractère raisonnable de la réinstallation du demandeur principal au Durango et iii) le caractère raisonnable de la réinstallation des demanderesses mineures au Durango.

[25] En ce qui concerne le premier point, les demandeurs soutiennent que la SAR a commis une erreur en ne tenant pas compte du fait que les réseaux familiaux n’étaient que l’une des méthodes dont disposaient Los Zetas pour traquer les personnes, tandis qu’elle avait par ailleurs noté que le cartel possédait un réseau de communication composé de caméras et de radios, qu’il disposait de détectives privés pour rechercher les personnes et d’informateurs tels des chauffeurs de taxi, des vendeurs de nourriture, des policiers et des guetteurs, pour collecter des renseignements, qu’il avait accès aux registres fonciers des États‑Unis et du Mexique et qu’il pouvait placer des dispositifs de GPS sur des voitures.

[26] Toutefois, étant donné que la SAR a donné raison aux demandeurs quant au fait que Los Zetas disposaient bien des moyens de les retrouver dans la région proposée comme PRI et que la SPR avait commis une erreur en concluant le contraire, je ne vois pas en quoi l’erreur supposée de la SAR aurait pour effet de rendre sa décision déraisonnable.

[27] Quant au deuxième point, les demandeurs soutiennent que la SAR a commis une erreur en omettant de tenir compte de la preuve relative au fait que les personnes autochtones, comme le demandeur principal et les demanderesses mineures, ne pouvaient pas trouver d’emploi et que, si le demandeur principal avait eu la chance d’en trouver un à Cancún, c’était seulement grâce à un contact particulier qu’il avait là‑bas et qu’il ne connaissait personne, au Durango, susceptible de se dévouer pour l’aider à y trouver un emploi.

[28] La transcription révèle que la SPR a demandé au demandeur principal s’il pourrait travailler dans le secteur de la construction au Durango, ce à quoi il a répondu positivement, tout en précisant que Los Zetas seraient en mesure de le retrouver en raison de l’infiltration du crime organisé [traduction] « dans le secteur de la construction ». Puis, interrogé par son avocat sur ses affirmations de discrimination fondée sur son origine ethnique, il a déclaré qu’il était difficile de trouver du travail. Quand on lui a demandé comment il avait trouvé du travail à Cancún, il a répondu que cela lui avait demandé beaucoup de temps et d’efforts et que [traduction] « les personnes qui [lui avaient] ouvert les portes et donné du travail, une chance, [le] recommanderaient à d’autres amis et à d’autres personnes ». Lorsqu’on lui a demandé s’il avait les mêmes relations au Durango, il a répondu négativement.

[29] Dans leurs observations devant la SAR, les demandeurs ont fait valoir ce témoignage ainsi que les documents objectifs sur le pays qui indiquaient que les personnes autochtones avaient moins de possibilités d’emploi et étaient exclues des possibilités d’emploi et d’autres avantages. Les demandeurs ont soutenu que la SPR avait commis une erreur en concluant que rien n’indiquait que le demandeur principal avait été privé de possibilités d’emploi à Cancún. Plus précisément, ils ont soutenu que le témoignage du demandeur principal était un élément de preuve pertinent quant au traitement que subissaient les personnes d’origine maya au Mexique et que ce témoignage corroborait la preuve documentaire contenue dans le CND.

[30] La SAR a pris acte de l’observation des demandeurs selon laquelle le demandeur principal aurait des difficultés à trouver du travail, en raison de son origine ethnique maya et du fait que le crime organisé avait infiltré le secteur de la construction. Toutefois, après avoir procédé à sa propre appréciation indépendante de la preuve, elle a conclu, comme la SPR, qu’il était objectivement raisonnable, compte tenu de toutes les circonstances, que les demandeurs s’établissent au Durango. Quant à la preuve documentaire des demandeurs, selon laquelle le secteur de la construction était infiltré par le crime organisé, elle était relative à une autre région du Mexique et ne suffisait donc pas à établir l’infiltration du domaine de la construction par les cartels dans l’État ou la ville de Durango. La SAR a pris acte du fait que, pendant l’audience, le demandeur principal avait expliqué pourquoi il pensait qu’il lui serait plus difficile de continuer à travailler dans le secteur de la construction. Toutefois, elle a conclu qu’il n’avait pas établi qu’il lui serait impossible de travailler dans ce secteur ni qu’il ne serait pas en mesure de trouver un autre type de travail. La SAR a conclu que les arguments invoqués par le demandeur principal, au sujet de l’emploi dans le domaine de la construction, n’étaient pas suffisants pour conclure au caractère déraisonnable du lieu proposé comme PRI.

[31] À mon avis, même si la SAR n’a pas explicitement fait référence au témoignage du demandeur principal, elle a déclaré qu’elle avait tenu compte des raisons pour lesquelles ce dernier pensait qu’il lui serait plus difficile de travailler dans le secteur de la construction au Durango. Le demandeur principal avait déclaré qu’il avait été victime de discrimination à Cancún, mais qu’au final, il avait pu obtenir des contrats dans le domaine de la construction et des recommandations découlant de ces contrats. Selon moi, la SAR n’a pas omis de tenir compte du témoignage du demandeur principal.

[32] Ceci étant dit, je suis d’accord pour dire que, compte tenu du témoignage du demandeur principal décrit ci‑dessus, la SAR a eu tort de déclarer qu’il n’y avait aucune preuve que le demandeur principal avait été victime de discrimination dans l’accès à l’emploi à Cancún. Les demandeurs ont également fait référence aux documents sur la situation du pays, en particulier la réponse aux demandes d’information intitulée Mexique : information sur la situation des Autochtones et le traitement que leur réservent la société et les autorités; protection offerte par l’État et services de soutien disponibles; situation des Autochtones vivant dans les villes, en particulier à Mexico, à Guadalajara et à Monterrey (2017‑septembre 2020). Ce document indique notamment que « les Autochtones ont accès à “moins de possibilités d’emploi » et « “peuvent” être exclus des possibilités d’emploi et des autres avantages ». La SAR pouvait certes décider d’accorder peu d’importance à cet élément de preuve relatif à la situation du pays ou décider d’attacher plus d’importance à la capacité du demandeur principal d’obtenir du travail dans le passé, mais le fait est qu’elle n’a rien décidé à cet égard. La SAR a omis de traiter la question de savoir si cette preuve documentaire corroborait ou non l’allégation du demandeur principal selon laquelle il serait, en raison de son origine ethnique, victime de discrimination dans l’accès à l’emploi au sein de la région proposée comme PRI.

[33] De même, les demandeurs ont fait valoir que les demanderesses mineures avaient été victimes de discrimination à Cancún, en raison de leur origine ethnique. Dans leurs observations devant la SAR, ils ont souligné le témoignage, donné devant la SPR, selon lequel les demanderesses mineures étaient quotidiennement victimes de harcèlement scolaire, d’insultes et de bousculades. Bien que la SAR ait pris acte de la prétention selon laquelle les demanderesses mineures continueraient de subir de la discrimination et du harcèlement scolaire dans la région proposée comme PRI, elle a conclu, comme nous l’avons vu plus haut, que le demandeur principal et les demanderesses mineures n’avaient pas établi que leur origine ethnique les exposerait à de la discrimination dans l’accès au logement, à l’emploi, à l’enseignement ou aux services sociaux, dans la région proposée comme PRI. À mon avis, la SAR n’a pas traité l’argument des demandeurs au sujet de la discrimination à laquelle ils prétendent que les demanderesses mineures seraient exposées. La question de savoir si, comme l’affirment les demandeurs, ce harcèlement constituerait une [traduction] « persécution passée » n’a tout simplement pas été traitée par la SAR lorsqu’elle a conclu sur le caractère raisonnable ou non de la PRI.

[34] Je note l’énoncé général de la SAR selon lequel les demandeurs n’ont pas démontré leur crainte de persécution en raison de leur origine ethnique. Toutefois, en l’absence de traitement de la preuve relative à la discrimination, il s’agit d’une conclusion injustifiée.

iii. La persécution de membres de la famille

[35] Les demandeurs soutiennent que la SAR a commis une erreur en exigeant la preuve de persécution de membres de la famille. Selon les demandeurs, cette erreur découle de la conclusion de la SAR selon laquelle Los Zetas n’auraient pas la motivation de les traquer au Durango et plus précisément de sa déclaration selon laquelle « aucun membre de la famille [du demandeur] principal n’a été menacé par Los Zetas, qui aur[aient] pu vouloir se venger du fait qu’[il] n’a pas tenu compte de [leur] appel téléphonique visant à lui extorquer de l’argent ou à lui faire verser des paiements ». Les demandeurs prétendent que, dans la décision Fodor c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 218 [Fodor] au para 51, notre Cour aurait déclaré que le fait de laisser entendre la nécessité de prouver la persécution d’un membre de la famille constituerait une erreur de droit. En outre, la Cour a statué dans la décision Agudo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 320 au para 45, que, lorsque des membres de la famille se trouvent dans une situation semblable, ceci peut constituer la preuve qu’un demandeur pourrait être visé par la persécution. Cependant, cela ne signifie pas pour autant que des membres de la famille placés dans une situation différente doivent être visés par la persécution. Les demandeurs soutiennent que les membres de leur famille ne sont pas placés dans une situation semblable à celle du demandeur principal. Ce dernier est la cible de Los Zetas parce qu’il est un entrepreneur, ce qui n’est pas le cas des membres de sa famille.

[36] Le défendeur soutient que, contrairement à ce que prétendent les demandeurs, la SAR n’a pas exigé la preuve de persécution de personnes se trouvant dans une situation semblable à celle des demandeurs, aux fins de décider si Los Zetas avaient la motivation de retrouver ces derniers. En revanche, l’absence de preuve de menace visant la famille des demandeurs à Cancún, ou de tentative de l’utiliser comme intermédiaire pour localiser les demandeurs, constituait un indice du niveau d’intérêt de Los Zetas à l’égard de ces derniers, indice dont la SAR a raisonnablement tenu compte.

[37] Je ne suis pas d’accord avec les demandeurs pour dire que la SAR aurait créé une exigence de preuve de persécution de membres de la famille en concluant que Los Zetas n’avaient pas la motivation nécessaire pour poursuivre les demandeurs dans le lieu proposé comme PRI. Dans la décision Fodor, au paragraphe 51, le juge McHaffie soulignait que, dans le contexte d’un examen des risques avant renvoi, étant donné qu’il n’est pas nécessaire pour un demandeur d’asile de démontrer qu’il a lui‑même été persécuté dans le passé, il serait incongru, dans les faits, d’exiger des éléments de preuve montrant que le frère ou la sœur d’un demandeur d’asile ont eux‑mêmes subi de la persécution. Comme nous le verrons plus loin, ceci n’a pas été exigé en l’espèce.

[38] Lorsqu’il a comparu devant moi, l’avocat des demandeurs a également fait valoir que la SAR avait commis une erreur en érigeant l’utilisation du réseau familial d’un demandeur, aux fins de retrouver ce dernier, en exigence obligatoire pour démontrer la motivation de l’agent de persécution. Ce n’est pourtant pas ce qu’a fait la SAR, et elle n’a pas non plus fait fi de la preuve.

[39] La SAR a consulté la preuve documentaire et elle en a conclu que Los Zetas ne traqueraient pas n’importe qui. Il pourrait valoir la peine de consacrer du temps et des ressources à la recherche d’une personne en cas de dette importante, de vendetta personnelle ou encore de trahison en haut lieu. Au vu des circonstances de l’interaction alléguée entre le demandeur principal et Los Zetas, la SAR a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que Los Zetas n’auraient pas la motivation de le retrouver. De plus, ceci était confirmé par le fait que les membres de la famille du demandeur principal, dont son cousin, de même que les demanderesses mineures pendant huit mois avant de rejoindre leurs parents au Canada, étaient tous restés à Cancún, sans que personne ne leur demande où se trouvaient les demandeurs. Malgré la lettre d’appui d’une voisine selon laquelle, après le départ des demandeurs de leur domicile en 2018, plusieurs hommes avaient demandé à différentes reprises où se trouvait le demandeur principal, la SAR a conclu que cela était insuffisant pour établir que ces hommes étaient membres de Los Zetas ou auraient la motivation de poursuivre les demandeurs dans le lieu proposé comme PRI. La SAR a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que l’ensemble de la preuve ne démontrait pas que Los Zetas avaient la motivation de rechercher les demandeurs. La SAR a également noté que la preuve relative à la situation du pays démontrait que les cartels utilisaient les réseaux familiaux pour traquer les personnes auxquelles ils s’intéressaient. Or, en l’espèce, personne n’avait approché les membres de la famille des demandeurs. La SAR n’a pas fait de cette approche des membres de la famille une exigence obligatoire. C’est simplement l’un des nombreux facteurs qu’elle a pris en compte pour conclure que Los Zetas n’auraient pas la motivation de poursuivre les demandeurs dans la région proposée comme PRI. Dans ce contexte, il est aussi clair que la SAR n’a ajouté aucune exigence de preuve de persécution de membres de la famille se trouvant dans une situation semblable. La SAR a plutôt apprécié la motivation de Los Zetas pour poursuivre les demandeurs.

Conclusion

[40] Bien que les motifs de la SAR soient en grande partie valables, compte tenu de ma conclusion, selon laquelle la SAR a omis d’apprécier certains éléments de preuve des demandeurs relatifs à la discrimination alléguée du demandeur principal et des demanderesses mineures, en raison de leur origine ethnique, dans la région proposée comme PRI, la décision est déraisonnable et doit être renvoyée pour nouvel examen.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑2194‑22

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie;

  2. La décision est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision;

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés;

  4. Aucune question de portée générale n’a été proposée pour être certifiée, et l’affaire n’en soulève aucune.

« Cecily Y. Strickland »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑2194‑22

 

INTITULÉ :

APOLONIO DZIB TUZ, BRITTANY NAYELI DZIB FIGUEROA, HILARY ESTEFANNY DZIB FIGUEROA, NAYELI FIGUEROA CHAVEZ c LE MINISTRE

DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

par vidÉoconfÉrence SUR LA PLATEFORME Zoom

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 12 JUILLET 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE STRICKLAND

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 24 JUILLET 2023

 

COMPARUTIONS :

Jeffrey L. Goldman

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Amy King

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

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