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Date : 20230717


Dossier : IMM-2877-22

Référence : 2023 CF 974

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 17 juillet 2023

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

SURENTHIRAN SANMUGARASA

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, M. Surenthiran Sanmugarasa, est un citoyen tamoul du Sri Lanka. Sa sœur a été enlevée en 2004 et est portée disparue depuis.

[2] Le demandeur affirme qu’il craint les autorités responsables de la sécurité au Sri Lanka pour les deux motifs suivants : 1) il a participé avec sa mère à des manifestations organisées pour des personnes tamoules disparues; 2) en tant que pêcheur tamoul de la région orientale, il est considéré comme partisan des Tigres de libération de l’Eelam tamoul et a été harcelé et agressé par des soldats sri-lankais parce qu’il a pêché sans autorisation.

[3] Le 3 mars 2022, la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté la demande présentée par le demandeur pour des motifs de crédibilité. Après avoir examiné le profil résiduel du demandeur, la SPR a conclu que ce dernier n’avait pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la décision].

[4] Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision. Comme la SPR a tiré des conclusions déraisonnables en matière de crédibilité, j’accueillerai la présente demande.

II. Question préliminaire

[5] À titre de question préliminaire, l’intitulé sera modifié afin que le défendeur soit désigné correctement.

III. Questions en litige et norme de contrôle

[6] Le demandeur soulève deux questions principales devant la Cour pour contester le caractère raisonnable de la décision :

  1. La SPR a-t-elle commis une erreur dans son analyse de la crédibilité?

  2. La SPR a-t-elle commis une erreur dans son analyse du profil résiduel?

[7] Selon moi, la question déterminante est l’erreur que la SPR a commise dans son analyse de la crédibilité.

[8] Les parties conviennent que la décision est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, conformément à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

[9] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » : Vavilov, au para 85. Il incombe au demandeur de démontrer le caractère déraisonnable de la décision : Vavilov, au para 100. Pour infirmer une décision pour ce motif, « la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » : Vavilov, au para 100.

IV. Analyse

[10] Le demandeur soutient que, si on les examine dans leur ensemble, les conclusions de la SPR en matière de crédibilité justifient l’intervention de la Cour puisqu’elles sont fondées sur des questions accessoires et sur de prétendues incohérences. Plus précisément, le demandeur conteste plusieurs conclusions de la SPR en matière de crédibilité.

[11] Je conclus que la SPR a commis plusieurs erreurs susceptibles de contrôle, notamment celles qui suivent.

[12] Premièrement, je constate que la SPR a commis une erreur en remettant en question le témoignage du demandeur au motif que ce dernier ne pouvait pas se souvenir en quelle année exactement il avait commencé à accompagner sa mère à des manifestations organisées pour des personnes tamoules disparues. Le demandeur a d’abord déclaré qu’il avait commencé à prendre part à des manifestations en 2019, mais il a déclaré plus tard qu’il ne se souvenait pas de la date exacte, sauf que c’était en 2018, après le départ de son frère du Sri Lanka. La SPR a conclu que la participation du demandeur à ces manifestations était « au cœur de la demande d’asile ». Compte tenu des réserves qu’elle avait, la SPR a tiré une conclusion défavorable en matière de crédibilité. Je suis d’accord avec le demandeur pour dire que, en tirant une telle conclusion, la SPR a tranché la demande « sur la base d’un test de mémoire », ce qui est contraire à la mise en garde formulée par la Cour dans la décision Sheikh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2000 CanLII 15200; [2000] ACF no 568 (1re inst) [Sheikh] au para 28.

[13] Après avoir écouté l’enregistrement sonore de l’audience de la SPR, je constate que, lors de celle-ci, le commissaire de la SPR a demandé au demandeur de fournir une date approximative, et a ainsi pris acte du témoignage du demandeur selon lequel ce dernier ne se souvenait pas de la date exacte à laquelle il avait commencé à participer aux rassemblements. Le commissaire ayant lui-même demandé au demandeur de fournir une date approximative, il était déraisonnable de sa part de tirer ensuite une conclusion défavorable sur la base de l’incapacité du demandeur à se souvenir de la date exacte.

[14] En outre, bien que le demandeur n’ait pu se souvenir de la date exacte, il a toujours affirmé qu’il avait commencé à prendre part à ces manifestations après le départ de son frère du Sri Lanka. Cela concorde également avec le témoignage du demandeur, qui a déclaré que sa mère était allée à des manifestations organisées pour des personnes disparues après l’enlèvement et la disparition de sa sœur, et que, après le départ de son frère, il avait accompagné sa mère aux manifestations. Dans l’ensemble, le témoignage du demandeur sur sa participation aux manifestations était cohérent, et la SPR a mené un examen à la loupe en s’attardant aux incohérences concernant la date à laquelle le demandeur avait commencé à y prendre part.

[15] De même, la SPR a commis une erreur en doutant de la crédibilité du demandeur au motif que celui-ci ne se souvenait pas de la date précise de sa première rencontre avec l’armée et la marine sri-lankaises. L’exposé circonstancié et le témoignage du demandeur d’asile montrent que cette rencontre a eu lieu le 6 février 2019, mais, lors de son entrevue visant à déterminer la crédibilité de la crainte, le demandeur a déclaré aux agents d’immigration américains qu’elle avait eu lieu en 2018. Le demandeur renvoie aux commentaires formulés par la Cour au paragraphe 31 de la décision Sivaraja c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 732 [Sivaraja], selon laquelle « une conclusion relative à la crédibilité ne devrait pas reposer sur le défaut du demandeur de se souvenir des dates ».

[16] Je rejette la tentative du défendeur d’établir une distinction entre l’espèce et l’affaire Sivaraja au motif que, dans cette dernière, le demandeur avait reçu un diagnostic de troubles de mémoire, qui, selon la Cour, « aurait pu répondre dans une large mesure aux omissions et aux incohérences relevées et examinées » : au para 48. Quelle que soit la raison pour laquelle le demandeur n’a pas pu se souvenir de la date exacte, la proposition selon laquelle la crédibilité d’un demandeur ne doit pas être contestée sur la base d’un test de mémoire demeure valide : Sheikh, au para 28.

[17] Deuxièmement, je juge que la SPR a commis une erreur en constatant des incohérences fondées sur la fréquence des visites de l’armée au domicile du demandeur à Trincomalee. La SPR a noté que, dans son exposé circonstancié, le demandeur avait indiqué que l’armée était venue « une seule fois », mais que, dans son témoignage, il avait déclaré que l’armée se rendait régulièrement à son domicile à sa recherche, tous les deux ou trois jours. Je suis d’accord avec le demandeur pour dire que la SPR semble avoir trouvé des incohérences là où il n’y en avait pas.

[18] Comme le souligne le demandeur, il n’indique pas dans son exposé circonstancié que l’armée est venue « une seule fois » à son domicile. Après avoir décrit être allé à la mer à Mullaitivu en compagnie de son ami, le demandeur a plutôt déclaré ce qui suit :

[traduction]

Quelques jours plus tard, l’armée était venue à mon domicile pour me chercher. Elle avait appris que j’étais allé à la mer à Mullaitivu. Elle avait donné l’ordre à mes parents que je me présente au camp militaire à mon retour à Salli.

[Non souligné dans l’original.]

[19] Je suis d’accord avec le demandeur qui soutient que la SPR a eu tort de conclure que l’expression qu’il avait utilisée, soit que l’armée « [étai]t venue à le chercher à son domicile », signifiait que l’armée était venue « une seule fois » à son domicile.

[20] À l’audience, le défendeur a soutenu que la SPR avait relevé avec raison le manque de détails dans l’exposé circonstancié du demandeur par rapport à la fréquence à laquelle l’armée était venue chercher ce dernier, et que de déduire que l’armée s’était rendue au domicile du demandeur plus d’une fois serait une [traduction] « interprétation généreuse » de la phrase citée ci-dessus. Je rejette ces observations, qui ne constituent pas le fondement de la conclusion de la SPR, et qui ont plutôt été présentées a posteriori afin d’étayer la décision.

[21] Troisièmement, je juge que la SPR a eu tort de tirer une conclusion d’invraisemblance non fondée en déclarant ce qui suit :

J’estime par ailleurs qu’il n’est pas vraisemblable que, compte tenu du grand intérêt qu’elles auraient porté au demandeur d’asile, les autorités sri-lankaises n’aient pas tenté de le retrouver à Mullaitivu, alors qu’elles savaient qu’il y vivait et qu’il y pêchait, selon la prépondérance des probabilités.

[22] La Cour a maintes fois averti qu’on ne peut conclure « à l’invraisemblance que dans les cas les plus évidents » : Valtchev c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CFPI 776 au para 7.

[23] Dans la présente affaire, le demandeur a démontré qu’il n’avait pas enregistré son adresse à Mullaitivu, où il avait été surpris en train de pêcher, et que son adresse enregistrée était demeurée celle de Trincomalee, dont sa famille est originaire. La SPR n’a pas rejeté cet élément de preuve dans la décision. Par conséquent, je conviens avec le demandeur qu’il est difficile de comprendre pourquoi il était invraisemblable que les autorités le recherchent à son adresse enregistrée, et pourquoi cela « [sortait] tellement de l’ordinaire » : Zaiter c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 908 au para 11.

[24] Le défendeur ne traite pas individuellement des arguments présentés par le demandeur concernant les diverses conclusions de la SPR en matière de crédibilité, mais soutient que, dans l’ensemble, celles-ci étaient justifiées. Il souligne toutes les incohérences et divergences que la SPR a relevées entre l’exposé circonstancié contenu dans le formulaire Fondement de la demande d’asile, le témoignage et l’entrevue visant à déterminer la crédibilité de la crainte du demandeur. Le défendeur soutient que ces incohérences étaient en fait liées à des éléments centraux de la demande présentée par le demandeur. À ce titre, il fait valoir qu’il était raisonnable pour la SPR de s’attendre à ce que les éléments de preuve du demandeur soient cohérents « afin de soutenir des aspects fondamentaux de [la] demande [du] demandeur, plutôt que des aspects périphériques » : Olusola c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2019 CF 46 au para 15; Lawani c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 924 au para 22.

[25] Je rejette les arguments du défendeur en partie sur la base des motifs déjà invoqués.

[26] En outre, je suis d’accord avec le demandeur pour dire que la SPR a commis une erreur en tirant des conclusions en matière de crédibilité fondées sur des questions marginales et des incohérences minimes. Elle a procédé à une analyse trop détaillée et zélée de la demande d’asile, ce qui, comme la Cour l’a conclu, ne suffit pas à miner la crédibilité d’un demandeur : Weng c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 422 aux para 18‑19.

[27] À l’audience, le défendeur a en outre soutenu que, même si la SPR avait commis une erreur en tirant des conclusions fondées sur l’incapacité du demandeur à se souvenir des dates exactes, cette erreur n’était pas déterminante pour la décision. Il a plutôt fait valoir que la SPR avait rejeté la demande en raison d’un cumul de réserves en matière de crédibilité. Je ne suis pas convaincue par cette observation. Si, comme le suggère le défendeur, la décision était fondée sur l’effet cumulatif des diverses réserves en matière de crédibilité, le fait que plusieurs d’entre elles soient jugées déraisonnables rend également la décision déraisonnable dans son ensemble.

[28] Compte tenu des erreurs susceptibles de contrôle relevées plus haut en ce qui concerne certains aspects principaux des conclusions de la SPR en matière de crédibilité, il n’est pas nécessaire que j’examine les autres arguments présentés par le demandeur pour contester les conclusions défavorables en matière de crédibilité que la SPR a tirées au motif qu’il existait des incohérences entre les éléments de preuve présentés par le demandeur et les réponses fournies par celui-ci lors de l’entrevue visant à déterminer la crédibilité de la crainte, menée par les autorités américaines.

[29] Je soulignerai simplement que les conclusions que je tire plus haut remettent en question la conclusion de la SPR selon laquelle les informations fournies par le demandeur d’asile aux agents d’immigration américains sont « nettement et substantiellement » différentes de celles contenues dans son exposé circonstancié et son témoignage, conclusion qui découle de l’approche microscopique adoptée par la SPR.

[30] Compte tenu de ma conclusion au sujet des conclusions de la SPR en matière de crédibilité, je n’ai pas besoin d’examiner son analyse du profil résiduel.

V. Conclusion

[31] La demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

[32] L’intitulé sera modifié afin que le défendeur soit désigné correctement.

[33] Il n’y a aucune question à certifier.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2877-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision faisant l’objet du contrôle est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision.

  3. L’intitulé est modifié afin de désigner le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration comme défendeur.

  4. Il n’y a aucune question à certifier.

« Avvy Yao-Yao Go »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2877-22

INTITULÉ :

SURENTHIRAN SANMUGARASA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 JUIN 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GO

DATE DES MOTIFS :

LE 17 JUILLET 2023

COMPARUTIONS :

Max Berger

POUR LE DEMANDEUR

Nick Continelli

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Max Berger Professional Law Corporation

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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