Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20230707


Dossier : IMM-1639-22

Référence : 2023 CF 934

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 7 juillet 2023

En présence de monsieur le juge Manson

ENTRE :

THANUSKODY AIAPACHETTIAR

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Section de la protection des réfugiés (la « SPR ») de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié, datée du 17 janvier 2022 (la « décision »), qui a constaté la perte de l’asile du demandeur, au motif que ce dernier s’était réclamé de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité, au sens de l’alinéa 108(1)a) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Compte tenu de cette situation, la SPR a jugé que le demandeur n’avait plus la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au sens de la LIPR.

II. Contexte

[3] Le demandeur, Thanuskody Aiapachettiar, est un citoyen du Sri Lanka âgé de 72 ans. Il a demandé l’asile au Canada en mai 1989 et l’a obtenu. Il est devenu résident permanent le 3 décembre 1991. En 1992, il s’est vu délivrer un titre de voyage de réfugié qui lui permettait de se rendre dans n’importe quel pays, à l’exception du Sri Lanka.

[4] L’épouse du demandeur et trois de leurs enfants vivent en Allemagne, tandis que leurs deux autres enfants vivent en Inde. En 1992 et 1993, le demandeur a utilisé son titre de voyage canadien pour réfugiés pour rendre visite aux membres de sa famille, en Allemagne.

[5] Son titre de voyage de réfugié a été renouvelé jusqu’en juin 1996. Sa demande de renouvellement a ensuite été rejetée, et il lui a été conseillé de demander la citoyenneté canadienne. Il ne l’a pas fait, parce qu’il ne maîtrisait pas l’anglais.

[6] En 2002, le demandeur a utilisé son passeport sri-lankais pour rendre visite à ses enfants, en Inde.

[7] Lors de son séjour en Inde, le demandeur s’est fait voler son passeport. Il a demandé l’aide du consulat sri-lankais et s’est vu délivrer un passeport d’urgence qui lui permettait de se rendre uniquement au Sri Lanka. Il s’est ensuite rendu au Sri Lanka, où il a obtenu un passeport sri-lankais régulier.

[8] Entre 2002 et 2018, le demandeur a utilisé son passeport sri-lankais pour voyager au Sri Lanka. Sur cette période, le demandeur a admis avoir fait 13 fois le voyage, tandis que le ministre a soutenu qu’il avait plutôt voyagé au Sri Lanka à 17 reprises. L’historique des voyages du demandeur, reconstitué d’après les timbres de son passeport, indique qu’il a passé au total cinq ans et neuf mois au Sri Lanka, entre décembre 2004 et janvier 2018.

[9] En décembre 2004, le demandeur est allé au Sri Lanka pour rendre visite à sa mère. Il a été détenu par les Tigres de libération de l’Eelam tamoul à partir de janvier 2005 et jusqu’à une date indéterminée, située entre juin et septembre 2006. Il a demandé le renouvellement de sa carte de résident permanent (« la carte RP »), mais sa demande a été rejetée parce qu’il ne satisfaisait pas à l’exigence de résidence d’une durée de 730 jours sur la dernière période quinquennale. Le demandeur a ensuite fait des allers-retours entre l’Inde et le Sri Lanka, afin d’obtenir ou de renouveler des visas de visiteur indiens lui permettant de vivre temporairement en Inde, jusqu’à son retour au Canada, en 2018.

[10] Le demandeur est revenu au Canada en 2018, et le ministre a déposé une demande de constat de perte de l’asile devant la SPR, alléguant que le demandeur s’était réclamé de nouveau de la protection du Sri Lanka.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[11] Le 17 janvier 2022, la SPR a accueilli la demande du ministre et retiré l’asile au demandeur.

[12] La SPR a conclu que le demandeur s’était volontairement, intentionnellement et effectivement réclamé de nouveau de la protection du pays dont il a la nationalité.

[13] Sur la question de savoir si le demandeur s’était réclamé de nouveau de la protection du Sri Lanka de façon volontaire, la SPR a conclu ce qui suit :

  1. La décision doit prendre en considération les critères énoncés dans le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié, publié par le Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (« le Guide du HCR »).

  2. Le ministre peut s’appuyer sur la présomption selon laquelle, lorsqu’un demandeur obtient ou renouvelle un passeport du pays dont il a la nationalité, c’est qu’il veut se réclamer de nouveau de la protection de ce dernier. Le type de protection dont il est question, dans le cadre d’une procédure de constat de perte de l’asile, est la protection diplomatique, et non la protection de l’État. Dans le cadre d’une audience relative au constat de perte de l’asile, la SPR n’est pas tenue de procéder à une analyse prospective des risques.

  3. Le demandeur a volontairement fait usage d’un passeport sri-lankais pour voyager en Inde en 2002. Il n’y a pas été contraint par une exigence administrative ou gouvernementale.

  4. Le demandeur a pris une série de décisions volontaires :

    • a)Il a volontairement choisi de retourner au Sri Lanka en 2004, en utilisant son passeport sri-lankais;

    • b)Il savait, en raison de son expérience antérieure avec un titre de voyage canadien, que son statut de réfugié au sens de la Convention lui interdisait de voyager au Sri Lanka;

    • c)Il a volontairement décidé de rester au Sri Lanka, après sa libération en 2006, et ce, même s’il disposait alors d’un passeport valide qui lui aurait permis de revenir au Canada, s’il l’avait voulu;

    • d)Il a volontairement renouvelé son passeport sri-lankais en 2006, alors qu’il disposait d’un passeport dont la date de validité n’expirait qu’en mai 2007;

    • e)Par ses actions, le demandeur a laissé expirer sa carte RP;

    • f)Il a créé les conditions qui l’ont empêché de revenir au Canada. Son besoin de passeports indiens reposait sur une série d’actions volontaires interreliées.

[14] La SPR a conclu que, par l’ensemble de ses actions, le demandeur avait manifesté l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du Sri Lanka :

  1. Il a voyagé en Inde en utilisant son passeport sri-lankais. Ce faisant, il s’est lui-même présenté comme un ressortissant sri-lankais qui pouvait prétendre aux considérations et à la protection accordées aux citoyens du Sri Lanka munis d’un passeport de ce pays.

  2. En restant au Sri Lanka pendant environ deux ans après sa libération, le demandeur a démontré son intention de se réclamer de nouveau de la protection de ce pays.

  3. En s’abstenant de revenir à la première occasion, le demandeur a démontré son intention de se réclamer de nouveau de la protection du Sri Lanka.

  4. Le renouvellement de son passeport sri-lankais démontre l’intention de se réclamer de nouveau de la protection du Sri Lanka et permet d’établir la présomption de cette intention, sur laquelle le ministre est en droit de s’appuyer.

  5. Pour ces raisons, le demandeur n’a pas réussi à renverser cette présomption.

[15] Enfin, la SPR a conclu que le demandeur s’était effectivement réclamé de nouveau de la protection du Sri Lanka :

  1. À partir de 2002, quand le demandeur a voyagé au Sri Lanka en utilisant son passeport sri-lankais, il s’est lui-même présenté comme étant un ressortissant du Sri Lanka qui pouvait prétendre aux considérations et à la protection accordées aux citoyens sri-lankais munis d’un tel passeport.

  2. Après avoir perdu son passeport sri-lankais en 2002, la première chose que le demandeur a faite a été de demander l’aide du Sri Lanka. Il s’est adressé au haut-commissariat du Sri Lanka, à Chennai, et il a eu recours à ses services consulaires afin d’obtenir un passeport d’urgence qui lui a permis de se rendre au Sri Lanka.

  3. Le demandeur a utilisé son nouveau passeport sri-lankais pour se présenter lui-même comme étant un ressortissant sri-lankais devant le haut-commissariat de l’Inde à Colombo, auprès duquel il a obtenu un visa d’entrée dans ce pays.

  4. Après la fin de sa captivité, en 2006, le demandeur est resté au Sri Lanka en se présentant lui-même comme étant un ressortissant sri-lankais. Puis, en 2008, il a une fois de plus utilisé son passeport sri-lankais pour obtenir un nouveau visa pour l’Inde, dont il s’est servi pour voyager dans ce pays. Ce n’est que lorsqu’il a tenté de revenir au Canada qu’il s’est présenté comme étant un résident permanent canadien.

  5. Le demandeur a utilisé ses passeports sri-lankais pour obtenir au moins onze visas indiens. À chaque fois, il s’est présenté comme étant un ressortissant sri-lankais, s’appuyant sur son passeport sri-lankais en cours de validité.

  6. Dans l’ensemble, le demandeur a bel et bien bénéficié de la protection diplomatique du Sri Lanka.

IV. Questions en litige

[16] La SPR a-t-elle commis une erreur en concluant que le demandeur s’était volontairement, intentionnellement et effectivement réclamé de nouveau de la protection du Sri Lanka, au sens de l’alinéa 108(1)a) de la LIPR?

V. Norme de contrôle applicable

[17] La norme de contrôle est la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 25).

VI. Analyse

[18] L’alinéa 108(1)a) de la LIPR traite de la perte de l’asile. Il est rédigé en ces termes :

108 (1) Est rejetée la demande d’asile et le demandeur n’a pas qualité de réfugié ou de personne à protéger dans tel des cas suivants :

108 (1) A claim for refugee protection shall be rejected, and a person is not a Convention refugee or a person in need of protection, in any of the following circumstances:

a) il se réclame de nouveau et volontairement de la protection du pays dont il a la nationalité;

(a) the person has voluntarily reavailed themself of the protection of their country of nationality;

[19] Le paragraphe 108(2) permet au ministre de demander à la SPR de constater qu’une personne a perdu l’asile pour l’une des raisons visées au paragraphe 108(1), et le paragraphe 108(3) prévoit que le constat de la perte d’asile est assimilé au rejet de la demande d’asile.

[20] La jurisprudence a énoncé les trois conditions conjonctives qui sont nécessaires pour établir qu’une personne s’est réclamée de nouveau de la protection diplomatique du pays :

  1. La volonté;

  2. L’intention;

  3. Le succès de l’action.

(Jing c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 104 au para 16)

[21] Le demandeur conteste le raisonnement de la SPR à l’égard de chacune de ces conditions. De manière générale, il fait valoir que la SPR a commis des erreurs en ne tenant pas compte des éléments de preuve, et que cela a pour effet de rendre sa décision déraisonnable.

[22] Ce n’est pas mon avis.

[23] La SPR n’a pas omis de tenir compte de la preuve du demandeur, selon laquelle la décision de renouveler son passeport n’était pas volontaire, mais liée au fait qu’il pensait ne pas avoir d’autre moyen de maintenir ses relations avec sa mère et avec ses enfants. La SPR a raisonnablement pris en compte le désir du demandeur de rendre visite à sa famille, mais elle a conclu que l’utilisation de son passeport sri-lankais à cette fin était volontaire, et non le fruit d’une contrainte liée à une exigence administrative ou gouvernementale.

[24] La SPR n’a pas non plus omis de tenir compte des éléments de preuve du demandeur selon lesquels, quand il s’est rendu au Sri Lanka en décembre 2004, c’était aux fins de rendre visite à sa mère âgée. La SPR a pris en compte le désir du demandeur de voir sa famille, mais elle a conclu qu’il avait voyagé avec un passeport sri-lankais dans le simple but de lui rendre visite, et non pour lui apporter des soins. Dans ces circonstances, la SPR a conclu que la visite du demandeur devait être considérée comme volontaire, étant donné l’absence de preuve convaincante quant à l’existence d’une circonstance exceptionnelle ou inévitable, ou d’une exigence quelconque, qui l’aurait contraint à l’effectuer.

[25] Le demandeur conteste également la conclusion de la SPR selon laquelle, en raison de son titre de voyage canadien pour réfugiés, il savait qu’il avait interdiction de se rendre au Sri Lanka. Pourtant, la preuve soumise à la SPR a démontré que le titre de voyage portait clairement la mention [traduction] « Ce titre est valable pour tous les pays sauf le Sri Lanka ». Ainsi, la SPR a raisonnablement conclu que, grâce à ce document, le demandeur savait qu’il lui était interdit de se rendre au Sri Lanka.

[26] Alors que le demandeur soutient qu’il ne connaissait pas l’anglais et qu’il n’aurait donc pas pu comprendre le contenu du document, la preuve soumise à la SPR démontrait qu’il avait vécu et travaillé au Canada de 1989 à 2004. Au surplus, la Section d’appel de l’immigration avait déjà conclu, dans le passé, que le demandeur « connaît l’anglais ». Ceci, cumulé à la mention précitée apparaissant clairement sur le titre de voyage, permet de conclure que la SPR a raisonnablement déterminé que le demandeur avait connaissance de l’interdiction. Les arguments du demandeur en sens contraire reposent, au mieux, sur des spéculations.

[27] De plus, la SPR n’a pas commis d’erreur en concluant que le demandeur avait volontairement choisi de rester au Sri Lanka après la fin de sa captivité.

[28] En outre, de façon générale, la SPR n’a pas omis de tenir compte du désir du demandeur de maintenir ses relations familiales après que les autorités canadiennes lui ont refusé la délivrance d’un document de voyage. La SPR a raisonnablement pris en compte les éléments de preuve du demandeur à ce sujet et elle a conclu qu’il avait agi par choix personnel et volontaire. Sur ce sujet, l’avocate du demandeur donne aux faits un sens implicite qui n’est pas étayé par le dossier qui a été soumis à la Cour.

[29] Dans la décision Abadi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 29 [Abadi], le juge Fothergill a traité de la question du fardeau, qui pèse sur le réfugié, de produire des éléments de preuve suffisants pour renverser la présomption selon laquelle il s’est réclamé de nouveau de la protection de son pays de nationalité. À cet égard, il a jugé que c’était seulement dans des « circonstances exceptionnelles » que le fait pour le réfugié de se rendre dans le pays de sa nationalité, sous le couvert d’un passeport délivré par ce même pays, n’entraînera pas la perte de son statut de réfugié. L’affaire Abadi correspond tout à fait à la présente affaire. En effet, le demandeur a rendu visite à sa famille en utilisant un passeport sri-lankais, et non un document de voyage canadien.

[30] La conclusion de la SPR selon laquelle les visites du demandeur étaient volontaires et intentionnelles, même si elles avaient pour but de voir sa famille, est raisonnable. L’effet cumulatif et contextuel de l’ensemble des éléments de preuve appuie le caractère raisonnable de la décision de la SPR.

[31] La décision de la SPR est raisonnable.

VII. Conclusion

[32] La demande sera rejetée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1639-22

LA COUR STATUE :

  1. La demande est rejetée.

  2. Il n’y a pas de question à certifier.

« Michael D. Manson »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :


DOSSIER :

IMM-1639-22

INTITULÉ :

THANUSKODY AIAPACHETTIAR c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATON

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 juin 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MANSON

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 7 Juillet 2023

COMPARUTIONS :

Barbara Jackman

POUR LE DEMANDEUR

David Cranton

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jackman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.