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Date : 20230706


Dossier : IMM-8937-21

Référence : 2023 CF 927

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 6 juillet 2023

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

THEODORE ALANDO GORDON

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur de 36 ans est citoyen de la Jamaïque. Il vit au Canada depuis 2005; il a été parrainé par son père et sa belle-mère, en vue d’obtenir la résidence permanente. Le demandeur a toutefois perdu son statut de résident permanent après avoir été déclaré coupable, en 2008, de vol qualifié et avoir été condamné à une peine d’emprisonnement de 19 mois. Bien qu’une mesure d’expulsion ait été prise en conséquence, la Section d’appel de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a sursis à cette mesure en 2010, en vertu de l’article 68 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). En mai 2015, ce sursis a été révoqué de plein droit, en application du paragraphe 68(4) de la LIPR. Il faut en déduire que le demandeur a été déclaré coupable d’une autre infraction criminelle, mais le dossier de la présente demande ne contient rien à cet égard.

[2] En octobre 2020, le demandeur a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR. Le demandeur a invoqué, à l’appui de sa demande, l’intérêt supérieur de ses deux enfants nés au Canada et de ses quatre beaux-enfants nés ici aussi, son établissement au Canada et les difficultés auxquelles il serait exposé en Jamaïque, en raison notamment de la durée de son absence ainsi que des conditions socio-économiques de ce pays.

[3] Un agent principal a rejeté sa demande dans une décision datée du 23 novembre 2021. L’agent a accordé un certain poids favorable aux liens familiaux du demandeur au Canada, à l’intérêt supérieur des enfants qui seront touchés par la décision et au temps que le demandeur avait passé au Canada. Cependant, l’agent a conclu que l’interdiction de territoire du demandeur pour grande criminalité et son degré minimal d’établissement au Canada l’emportaient sur ces facteurs favorables. Bref, l’agent a conclu qu’il [traduction] « n’y a[vait] pas suffisamment de considérations d’ordre humanitaire pour l’emporter sur les facteurs défavorables en l’espèce ».

[4] Le demandeur sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette décision au titre du paragraphe 72(1) de la LIPR.

[5] Je conviens avec les parties que la décision de l’agent sur le fond doit faire l’objet d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 44). Une décision raisonnable doit être « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 85). La cour de révision doit faire preuve de retenue à l’égard d’une décision qui possède ces attributs (ibid).

[6] Il incombe au demandeur de démontrer le caractère déraisonnable de la décision de l’agent. Pour infirmer la décision pour ce motif, « la cour de révision doit être convaincue qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100). Lorsqu’elle applique la norme de la décision raisonnable, la cour de révision n’a pas pour rôle d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur ni de modifier des conclusions de fait en l’absence de circonstances exceptionnelles (Vavilov, au para 125).

[7] Le demandeur affirme que les appréciations qu’a faites l’agent de l’intérêt supérieur des enfants, de son établissement au Canada et des difficultés auxquelles il serait exposé en Jamaïque sont déraisonnables. Comme je l’expliquerai, je ne suis pas de cet avis.

[8] Voyons d’abord l’intérêt supérieur de l’enfant. Le paragraphe 25(1) de la LIPR exige expressément que le décideur tienne compte de ce facteur. Il est indéniable que l’intérêt supérieur de l’enfant constitue un facteur important et que le décideur doit « lui accorder un poids considérable, et être réceptif, attentif et sensible à cet intérêt » (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 au para 75). Cependant, cela « ne veut pas dire que l’intérêt supérieur des enfants l’emportera toujours sur d’autres considérations ni qu’il n’y aura pas d’autres raisons de rejeter une demande d’ordre humanitaire même en tenant compte de l’intérêt des enfants » (ibid).

[9] L’application du principe de l’« intérêt supérieur de l’enfant […] dépen[d] fortement du contexte » en raison de « la multitude de facteurs qui risquent de faire obstacle à l’intérêt de l’enfant » (Kanthasamy, au para 35, renvois omis). Par conséquent, elle doit tenir compte de « l’âge de l’enfant, de ses capacités, de ses besoins et de son degré de maturité » (Kanthasamy, au para 35). Il s’agit d’un examen hautement factuel et individualisé. Il incombe à la partie qui sollicite une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire de produire suffisamment d’éléments de preuve démontrant que l’intérêt supérieur de l’enfant est favorable à l’octroi d’une dispense (Owusu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CAF 38 au para 5; Kisana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 189 au para 45; et Zlotosz c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 724 au para 22).

[10] Dans le cas qui nous occupe, la preuve que le demandeur a produite quant à l’intérêt supérieur des enfants qui seraient directement touchés était faible au mieux. Bien que le demandeur ait parlé de six enfants au total, peu d’éléments de preuve faisaient état de la relation qu’il entretenait avec sa fille qui avait alors deux ans ou avec les demi-frères ou demi-sœurs par alliance de cette dernière (dont deux avaient, de toute façon, plus de 18 ans lorsque la décision a été rendue). En fait, même si le demandeur ne le précise pas expressément, il appert du dossier qu’il ne demeurait pas avec sa fille ou la mère de cette dernière lorsqu’il a présenté sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. (Cela peut expliquer pourquoi la mère de sa fille n’a pas produit de lettre ou d’autres documents justificatifs à l’appui de la demande.) Aucun élément de preuve ne faisait état du rôle continu qu’il jouait dans la vie de sa fille, s’il en est. En ce qui concerne la fille du demandeur et ses demi-frères ou demi-sœurs par alliance, l’agent a conclu, à juste titre, que le demandeur ne s’était pas acquitté de son obligation [traduction] « de produire des éléments de preuve relatifs aux effets dommageables que son renvoi en Jamaïque aurait sur les enfants ou de fournir plus de détails à cet égard ».

[11] Le seul document justificatif qui avait trait à l’intérêt supérieur de l’enfant était une lettre de la mère du fils (qui avait alors huit ans) du demandeur. Comme l’agent l’a constaté, la mère y fait l’éloge du demandeur et du rôle qu’il joue dans la vie de son fils. Dans ses observations formulées dans le cadre du présent contrôle judiciaire, le demandeur me demande, en fait, d’accorder plus de poids à cette lettre que ne l’a fait l’agent lors de l’analyse globale. Comme je l’ai indiqué précédemment, ce n’est pas le rôle d’une cour qui se livre à un contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable. L’évaluation qu’a faite l’agent de l’intérêt supérieur des enfants était tout à fait raisonnable, compte tenu du peu d’éléments de preuve produits à cet égard.

[12] De même, l’agent a conclu à juste titre que le demandeur n’avait produit que peu d’éléments de preuve pour étayer son établissement au Canada. Exception faite d’une lettre d’emploi datée d’octobre 2019 qu’une maison de soins infirmiers a rédigée pour confirmer que le demandeur y travaillait depuis janvier 2018 et qu’il était un précieux employé, le demandeur n’avait fourni que très peu d’autres éléments de preuve pour corroborer l’affirmation selon laquelle son établissement au Canada favorisait l’octroi d’une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire. L’agent a raisonnablement conclu qu’il n’y avait [traduction] « pas suffisamment d’éléments de preuve pour fournir un indice d’antécédents professionnels stables depuis l’arrivée du demandeur au Canada en 2005. » Dans le même ordre d’idées, l’agent a accepté le fait que le demandeur avait noué de solides liens d’amitié et familiaux au Canada et il a accordé un certain poids à ce facteur. Le demandeur n’a fourni aucune raison qui me permet de modifier le poids général que l’agent a attribué à ce facteur parmi tous les autres.

[13] En outre, le demandeur soutient que l’agent a, de façon déraisonnable, accordé un faible poids à sa réadaptation pendant l’appréciation de l’interdiction de territoire au Canada pour grande criminalité. Je ne suis pas de cet avis.

[14] L’agent a accepté le fait que le demandeur avait purgé sans incident la peine qui lui avait été infligée pour vol qualifié, y compris les travaux communautaires qui faisaient vraisemblablement partie d’une ordonnance de probation. L’agent a conclu qu’il s’agissait d’un facteur favorable. Cependant, hormis le fait d’avoir attribué sa criminalité à de mauvaises fréquentations, le demandeur n’avait fourni aucun renseignement concernant l’infraction sous-jacente, les circonstances précises qui avaient mené à son comportement criminel ou les mesures qu’il avait prises pour ne pas récidiver. Compte tenu de ce qui précède, l’appréciation de l’agent quant à ce facteur était tout à fait raisonnable.

[15] Enfin, le demandeur prétend que l’agent n’avait pas évalué de façon raisonnable les difficultés auxquelles il serait exposé en Jamaïque, puisqu’il avait passé toute sa vie d’adulte au Canada, qu’il avait peu de liens en Jamaïque et qu’il ferait face à des conditions socio-économiques défavorables, dont un taux élevé de criminalité.

[16] Je ne suis pas de cet avis. L’agent a convenu qu’il se pouvait que le retour en Jamaïque après une si longue absence soit difficile pour le demandeur. Cependant, l’agent a aussi jugé que le demandeur [traduction] « [était] un jeune homme en forme et en bonne santé », qu’il avait acquis de l’expérience professionnelle dans une maison de soins infirmiers et qu’il avait démontré qu’il pouvait subvenir à ses besoins. L’agent a conclu que [traduction] « ces facteurs [pouvaient] atténuer les préoccupations du demandeur quant à sa réinstallation dans son pays natal après une période initiale de réintégration. » Même s’il avait pris acte de la preuve du demandeur relative au taux élevé de criminalité en Jamaïque, l’agent avait conclu que le demandeur n’avait pas démontré qu’il serait vraisemblablement touché par ces conditions défavorables dans le pays. L’agent pouvait raisonnablement tirer cette conclusion à la lumière de la preuve fournie.

[17] En conclusion, l’agent avait dégagé les facteurs pertinents et leur avait accordé un poids raisonnable à la lumière de la preuve et des observations du demandeur. L’agent avait expliqué, grâce à des motifs transparents et intelligibles, pourquoi le demandeur n’avait pas su démontrer qu’une dispense pour des considérations d’ordre humanitaire était justifiée en l’espèce. La présente demande de contrôle judiciaire doit donc être rejetée.

[18] Les parties n’ont proposé aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-8937-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Aucune question de portée générale n’est énoncée.

« John Norris »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-8937-21

INTITULÉ :

THEODORE ALANDO GORDON c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 16 JANVIER 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

DATE DU JUGEMENT
ET DES MOTIFS :

LE 6 JUILLET 2023

COMPARUTIONS :

Saidaltaf Patel

Pour le demandeur

John Loncar

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

SP Law Office
A Professional Corporation

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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