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Date : 20230706


Dossier : T-127-19

Référence : 2023 CF 925

Ottawa (Ontario), le 6 juillet 2023

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

FROMFROID S.A.

demanderesse

et

1048547 ONTARIO INC.

FRIMASCO INC.

défenderesses

JUGEMENT ET MOTIFS PUBLICS

[1] Dans la présente affaire de contrefaçon de brevet, la question principale est de savoir si les défenderesses ont construit et exploité l’invention de la demanderesse avant ou après l’expiration du brevet. Bien que la preuve soit indirecte, elle permet de tirer une présomption selon laquelle l’invention a été contrefaite durant la période de validité du brevet, contrairement aux prétentions des défenderesses. Je condamne donc celles-ci à payer des dommages-intérêts compensatoires et punitifs.

I. Contexte

[2] La demanderesse, Fromfroid S.A. [Fromfroid], est une société française qui se spécialise dans la fabrication et l’installation d’équipement de climatisation et de réfrigération pour l’industrie agroalimentaire. Elle est titulaire du brevet canadien 2 301 753 [le brevet 753], qui porte sur un système de refroidissement accéléré par ventilation pour des produits alimentaires.

[3] En gros, le système qui fait l’objet du brevet 753 consiste en un tunnel garni de bâches qui se gonflent sous l’effet de l’air propulsé par un ventilateur. En se gonflant, les bâches se collent contre la palette de produits à réfrigérer qui est placée au centre du tunnel. Ce faisant, elles forcent le flux d’air froid à passer entre les contenants de produits, au lieu de contourner la palette, ce qui assure un refroidissement plus rapide.

[4] La figure 2 du brevet permet de saisir rapidement le fonctionnement de l’invention :

[5] Le brevet 753 a expiré le 30 juillet 2018.

[6] La défenderesse 1048547 Ontario inc., mieux connue sous le nom de Skotidakis, exploite une entreprise de produits laitiers et fromagers à Saint-Eugène (Ontario). En 2014, elle a entrepris des démarches afin de se procurer un système qui lui permettrait de refroidir plus rapidement ses produits laitiers. Elle est entrée en contact avec Geosaf inc. [Geosaf], de qui elle avait acheté des équipements d’emballage auparavant. Geosaf est le représentant commercial de Fromfroid au Canada. Par l’entremise de Geosaf, Fromfroid a prêté une cellule d’essai à Skotidakis pour une période d’environ six semaines. Fromfroid a ensuite présenté une soumission à Skotidakis pour la construction de 24 cellules de ce système. Cependant, après des discussions avec Geosaf, Skotidakis n’a pas donné suite à l’offre de Fromfroid.

[7] Le 26 octobre 2018, environ trois mois après l’expiration du brevet 753, un représentant de Geosaf s’est présenté aux installations de Skotidakis afin d’entretenir des équipements qui ne font pas l’objet de la présente instance. Il a constaté la présence de 24 cellules de refroidissement qui ressemblent fortement aux cellules commercialisées par Fromfroid et les a photographiées. La photographie suivante donne une vue d’ensemble de l’installation qui fait l’objet du présent litige :

Image 1 - caviardée

[8] Skotidakis soutient que ces cellules ont été construites entre août et octobre 2018, après l’expiration du brevet 753. C’est la défenderesse Frimasco inc. [Frimasco], une entreprise de construction spécialisée dans les chambres froides, qui a exécuté ces travaux pour le compte de Skotidakis.

[9] Estimant que les cellules en question n’ont pas pu être construites dans la courte période qui a suivi l’expiration du brevet 753, Fromfroid a intenté la présente action en contrefaçon.

II. Analyse

[10] La principale question soulevée par la demande de Fromfroid est la date de construction des cellules. Si je conclus que celles-ci ont été construites avant l’expiration du brevet 753, je devrai ensuite déterminer si elles contrefont ce brevet et, en cas de réponse positive, quelles sont les mesures de réparation appropriées.

[11] Pour les motifs qui suivent, je conclus que les cellules ont été construites avant juillet 2018, en contrefaçon du brevet 753. J’accorde des dommages-intérêts compensatoires de 149 270 $. De plus, je condamne Skotidakis à verser une somme de 200 000 $ à titre de dommages-intérêts punitifs et Frimasco à verser une somme de 50 000 $ au même titre.

[12] L’action de Fromfroid est fondée sur la Loi sur les brevets, LRC 1985, c P-4 [la Loi]. Étant donné que les faits sont survenus essentiellement en Ontario, c’est vers le droit de cette province qu’il faut se tourner s’il est nécessaire de faire appel à des concepts de droit privé pour compléter les dispositions de la Loi : Loi d’interprétation, LRC 1985, c I-21, art 8.1. Par contre, puisque le procès a été instruit au Québec, c’est le droit civil québécois qui s’applique à titre supplétif en matière de preuve : Loi sur la preuve au Canada, LRC 1985, c C-5, art 40.

A. La date de construction des cellules

[13] Comme je l’ai mentionné plus haut, c’est principalement au sujet de la date de construction des cellules que les parties ont lié contestation. Cette question doit être tranchée selon la norme de preuve civile de la prépondérance des probabilités. Autrement dit, je dois rechercher s’il est plus probable que les cellules aient été construites avant ou après la date d’expiration du brevet 753. La certitude n’est pas nécessaire pour que j’accueille l’action de Fromfroid.

[14] J’estime que Fromfroid a prouvé, selon la prépondérance des probabilités, que Skotidakis et Frimasco ont construit les cellules avant l’expiration du brevet 753. La preuve présentée au procès établit une présomption grave, précise et concordante en ce sens.

[15] Pour expliquer ma conclusion, je débute par un résumé des versions des faits proposées par les parties. J’analyse ensuite la preuve indirecte qui, par inférence, tend à démontrer que les cellules ont été construites avant l’expiration du brevet. Enfin, je me penche sur le témoignage des défenderesses et la preuve documentaire qui l’appuie.

(1) Thèses des parties

[16] Fromfroid ne possède aucune preuve directe de la date de construction des cellules en litige. Les principaux témoins qu’elle a fait entendre, son président, M. Thierry Paupardin, et le vice-président de Geosaf, M. Philippe Saouaf, n’ont aucune connaissance personnelle des faits entourant la construction des cellules. Fromfroid présente le témoignage d’expert d’un ingénieur, M. François Peynet, qui affirme, d’une part, que l’endommagement constaté sur les cellules sur les photographies du 26 octobre 2018 démontre qu’elles étaient en service depuis un certain temps et, d’autre part, qu’il serait très difficile de construire de telles cellules dans un délai de trois mois. Fromfroid s’appuie également sur des inférences qu’elle tire de l’ensemble de la preuve présentée au procès.

[17] Les défenderesses, de leur côté, affirment que les cellules ont été construites entre août et octobre 2018 et présentent plusieurs témoins qui en ont eu une connaissance directe. En 2015, peu de temps après avoir rejeté la proposition de Fromfroid en raison de son prix trop élevé, Skotidakis aurait demandé à Frimasco s’il était possible de concevoir et de réaliser un système de refroidissement rapide. Or, même si Frimasco a entrepris des démarches préliminaires dès ce moment, la réalisation de ce projet a été retardée en raison de l’alimentation électrique insuffisante à l’usine de Skotidakis, qui n’aurait pas permis d’utiliser les cellules à leur plein potentiel. Ce n’est qu’en juin 2018 qu’Hydro One a entrepris la construction d’une nouvelle ligne de transmission destinée à assurer une alimentation plus puissante. C’est donc à partir de ce moment que la construction des cellules de refroidissement devenait utile. Par ailleurs, Skotidakis présente le témoignage d’expert de l’ingénieur Dominique St-Louis afin de réfuter l’opinion de M. Peynet quant au degré d’usure des cellules et au délai de réalisation du projet. Enfin, les défenderesses affirment qu’elles ignoraient l’existence du brevet 753.

(2) La preuve indirecte et les présomptions de fait

[18] La preuve qui soutient la thèse de Fromfroid est indirecte. Cela signifie que Fromfroid ne présente aucun témoin qui aurait personnellement constaté le fait central en litige, à savoir que Skotidakis a fait construire les cellules par Frimasco avant l’expiration du brevet. Fromfroid s’appuie plutôt sur d’autres faits qui permettent d’établir, par déduction, que le fait central existe.

[19] En droit civil, un tel moyen de preuve se nomme la présomption de fait : Catherine Piché, La preuve civile, 6e éd (Montréal : Éditions Yvon Blais, 2020), paragraphes 1000 à 1003. Il est régi par les articles 2846 et 2849 du Code civil du Québec :

2846. La présomption est une conséquence que la loi ou le tribunal tire d’un fait connu à un fait inconnu.

2846. A presumption is an inference drawn by the law or the court from a known fact to an unknown fact.

2849. Les présomptions qui ne sont pas établies par la loi sont laissées à l’appréciation du tribunal qui ne doit prendre en considération que celles qui sont graves, précises et concordantes.

2849. Presumptions which are not established by law are left to the discretion of the court which shall take only serious, precise and concordant presumptions into consideration.

[20] À titre d’exemples, des présomptions de fait permettent d’établir qu’une personne a volontairement déclenché un incendie afin de présenter une réclamation à son assureur : Barrette c Union canadienne (L’), compagnie d'assurances, 2013 QCCA 1687; elles peuvent aussi démontrer qu’une personne a exercé des pressions sur une autre personne afin que celle-ci rédige un testament en sa faveur : Corporation municipale des Cantons Unis de Stoneham et Tewkesbury c Ouellet, [1979] 2 RCS 172. Selon les circonstances, les présomptions de fait peuvent avoir davantage de poids que le témoignage et peuvent, par exemple, mener le tribunal à conclure à l’existence d’une entente verbale même si une partie nie y avoir consenti : 2968-7654 Québec inc c 3089-8001 Québec inc, 2022 QCCA 91.

[21] Des principes semblables s’appliquent dans les provinces et territoires de common law : R c Villaroman, 2016 CSC 33, [2016] 1 RCS 1000; Sidney N Lederman, Alan W Bryant et Michelle K Fuerst, The Law of Evidence in Canada, 6e ed, Markham, LexisNexis, 2022 aux paragraphes 2.94 à 2.110.

[22] Voici donc les faits qui, à mon avis, permettent d’établir une présomption grave, précise et concordante que les cellules ont été construites avant l’expiration du brevet en juillet 2018.

a) L’usure des cellules

[23] Les photographies prises par Geosaf le 26 octobre 2018 constituent le principal élément de preuve matérielle qui permet de tirer une inférence au sujet de la date de fabrication des cellules. Dans son témoignage, M. Peynet explique pourquoi, à son avis, le degré d’usure des cellules démontre qu’elles n’ont pas pu être construites au cours des trois mois précédant la prise de ces photographies. M. Peynet met particulièrement l’accent sur deux types d’usure, qui sont visibles sur la photographie suivante :

[24] D’une part, on constate des salissures sur la traverse horizontale qui sépare les deux rangées de cellules, que M. Peynet attribue au contact répété avec les mâts des chariots élévateurs utilisés pour déplacer les palettes de produits. D’autre part, on constate que la traverse au-dessus de la cellule de droite (la cellule no 2) est déformée, ce qui suggère qu’elle a été accrochée par un objet.

[25] Monsieur St-Louis fait valoir trois éléments pour réfuter la thèse de M. Peynet. Premièrement, il rappelle que les cellules ont été construites sur un support (racking) existant, utilisé depuis dix ans, et qu’il ne faut pas s’étonner de constater des signes de dégradation. Il soutient que les marques causées par les chariots élévateurs se retrouvaient sur le support d’origine. Or, cet argument est contredit par les faits. Les traverses horizontales, plus particulièrement les barres protectrices en angle placées par-dessus les toiles, ne faisaient pas partie des supports originaux, mais ont plutôt été installées par Frimasco, comme M. St-Louis l’illustre lui-même dans un schéma qui figure à la page 15 de son rapport et l’a reconnu en contre-interrogatoire.

[26] Deuxièmement, étant donné que ces photographies ont été prises à une certaine distance, M. St-Louis se dit incapable de déterminer si les marques observées sont dues au contact des chariots élévateurs ou à d’autres facteurs comme le fini huilé de l’acier galvanisé, des imperfections de fabrication ou des marques laissées durant le montage. Sur cette question, je suis incapable de suivre M. St-Louis et je retiens plutôt le témoignage de M. Peynet. Les marques observées sur les traverses horizontales ne résultent pas de variations normales dans l’apparence du métal ou du processus de montage, comme le démontre une comparaison entre l’état des traverses horizontales (à gauche) et des montants verticaux (à droite) :

[27] Si les marques observées sur l’image de gauche résultaient de variations naturelles ou de défauts de fabrication, on devrait en retrouver de semblables sur les montants verticaux. Or, il n’en est rien. Bien que certaines traverses verticales montrent des reflets qui suggèrent une surface légèrement bombée, la différence entre l’état des traverses horizontales et celui des montants verticaux est frappante. De plus, toutes les traverses horizontales présentent des traces similaires – deux marques étroites foncées aux extrémités et deux marques plus larges et moins foncées, situées au centre – ce qui suggère qu’elles ont été régulièrement frappées par le même type d’équipement. Rien de tel n’apparaît sur les montants verticaux. J’estime donc que l’explication de M. Peynet est plus crédible : l’usure observée sur ces photographies a été causée par le contact fréquent entre les chariots élévateurs et les cellules, ce qui tend à démontrer que celles-ci étaient en usage depuis beaucoup plus d’un mois lors de la prise des photographies.

[28] Troisièmement, M. St-Louis souligne qu’en raison du calibre des tôles d’acier utilisées, la déformation de la traverse au-dessus de la cellule no 2 a pu être causée par un seul événement et aurait pu survenir peu de temps après la construction. Cela est en effet possible. Cependant, cela ne prouve pas que les cellules ont été construites après l’expiration du brevet, mais ne fait que diminuer la force de l’inférence que l’on pourrait tirer de la présence de cette déformation si celle-ci était la seule preuve en ce sens.

[29] Bien que cela soit relevé dans le rapport de M. St-Louis et non dans celui de M. Peynet, on constate également que la traverse au-dessus de la cellule no 16 (à droite sur l’image ci-dessous) est manquante :

Image 3 - caviardée

[30] À mon avis, la présence d’usure ou d’anomalies importantes sur deux traverses horizontales, à peine un mois après la prétendue fin des travaux de Frimasco, tend à démontrer que les cellules ont été construites bien avant.

[31] Par ailleurs, M. St-Louis s’est fondé sur certaines photographies prises par Skotidakis en 2021 et sur les photographies qu’il a lui-même prises en 2022 pour conclure, par comparaison, que les cellules étaient presque neuves lorsqu’elles ont été photographiées en 2018. J’accorde peu de poids à cet avis. Il est vrai que plus d’éléments sont endommagés sur les photographies de 2022 que sur celles de 2018, notamment certains montants verticaux. Il est cependant difficile d’en déduire, comme le fait M. St-Louis, qu’on aurait constaté davantage d’usure en 2018 si les cellules avaient été construites deux ans auparavant. À mon avis, les marques et les dommages observés sur les photographies de 2018 ne sont pas négligeables et il est peu probable qu’ils soient apparus en quelques semaines. De plus, M. St-Louis a admis qu’il n’avait pas photographié les cellules dans l’objectif d’apprécier leur degré d’usure, et il soutient qu’il est incapable de tirer des conclusions à partir des photographies de 2018. Je vois mal comment il peut ensuite prétendre tirer des conclusions fermes d’une comparaison entre les deux jeux de photographies.

[32] Bref, l’état apparent des cellules sur les photographies prises le 26 octobre 2018 tend puissamment à démontrer qu’elles ont été construites avant l’expiration du brevet 753 et non après. Les conclusions de M. Peynet à ce sujet ne sont pas sérieusement ébranlées par le témoignage de M. St-Louis, dont le principal argument était que les dégradations observées étaient présentes sur les supports originaux, alors qu’il a dû admettre en contre-interrogatoire que les principales pièces tachées ou endommagées avaient été installées par Frimasco.

b) La date d’achat des ventilateurs

[33] La seule facture que les défenderesses ont présentée pour les composantes des cellules est celle des ventilateurs.

[34] Cette facture démontre que Frimasco s’est procuré ces ventilateurs le 11 janvier 2016, soit plus de deux ans avant que Skotidakis accepte prétendument l’offre de Frimasco d’entreprendre la construction des cellules.

[35] Monsieur Robert, le président de Frimasco à l’époque, a affirmé que cette situation n’avait rien d’exceptionnel et qu’il lui arrive souvent de se procurer des matériaux avant qu’un contrat ne lui soit octroyé, s’il a bon espoir de l’obtenir. À titre d’exemple, il affirme avoir acheté pour 100 000 $ d’aluminium en vue d’un contrat qu’il n’avait pas encore obtenu, puisque le prix de l’aluminium avait commencé à augmenter. Dans le cas qui nous occupe, la certitude de M. Robert aurait été fondée sur la tendance générale dans l’industrie agroalimentaire de se procurer des cellules de refroidissement rapide.

[36] Une telle explication est tout à fait invraisemblable. On imagine mal qu’une petite entreprise comme Frimasco dépense près de 40 000 $ pour se procurer des ventilateurs, alors qu’il n’y a aucune garantie que le projet se réalise. Cela est d’autant plus vrai que Frimasco n’a jamais réalisé d’autre projet avec des ventilateurs et qu’il aurait donc été difficile de leur trouver un autre usage. Au surplus, M. Robert n’a mentionné aucune raison, telle une augmentation des prix ou une pénurie, qui aurait rendu urgent l’achat des ventilateurs.

[37] De plus, M. Skotidakis a affirmé qu’il n’était pas au courant de l’achat des ventilateurs par Frimasco et M. Robert dit ne pas lui en avoir parlé. Cela rend la chose d’autant plus invraisemblable. Puisque Skotidakis et Frimasco entretiennent une relation d’affaires étroite et soutenue, il me semble que M. Robert aurait informé M. Skotidakis avant de se procurer les ventilateurs, afin de confirmer que ce dernier avait toujours l’intention de réaliser le projet.

[38] Un détail rend la version de Frimasco encore plus invraisemblable. La facture déposée en preuve porte sur l’achat de 46 ventilateurs, alors que la construction de 24 cellules en requiert 48. Il en manquait deux. En contre-interrogatoire, M. Robert a expliqué qu’il s’était initialement procuré deux ventilateurs, afin de « prendre contact » avec ces équipements et de constater comment ceux-ci pouvaient être fixés à la cellule qu’il envisageait de construire. Il a cependant dit qu’il n’avait pas réalisé d’essais en profondeur avec ces ventilateurs, hormis le fait de les raccorder pour s’assurer qu’ils fonctionnaient. Il n’a pas non plus retrouvé de facture pour ces deux ventilateurs. Une telle explication n’est pas crédible. Des renseignements sur la forme et les dimensions des ventilateurs sont sans aucun doute disponibles par écrit, d’autant plus que M. Robert a affirmé qu’il s’agissait d’une composante standard. Et s’il était nécessaire d’avoir la pièce en main, un seul ventilateur aurait suffi. L’achat de deux ventilateurs est bien davantage compatible avec l’explication avancée par Fromfroid, à savoir que Frimasco s’est procuré deux ventilateurs afin de réaliser un prototype de cellule et que, celle-ci ayant donné les résultats escomptés, elle a ensuite commandé 46 ventilateurs pour construire 23 cellules additionnelles.

[39] Je conclus donc que l’achat des ventilateurs en janvier 2016 suggère fortement que les travaux ont été réalisés peu de temps après et non à l’été 2018, comme le prétendent les défenderesses.

c) Les métadonnées du programme de contrôle

[40] Les cellules de refroidissement sont contrôlées par ordinateur. Lors de l’interrogatoire préalable du représentant de Skotidakis, les procureurs de Fromfroid ont demandé des preuves de la date d’installation du programme de contrôle, réalisé à l’aide du logiciel RS Logix 500. En réponse, Skotidakis a fourni une capture d’écran d’une fenêtre d’explorateur Windows qui montre que le fichier de ce programme a été modifié pour la dernière fois le 29 octobre 2018. Les procureurs de Skotidakis ont affirmé qu’il était impossible de fournir une capture d’écran qui montre la date d’installation ou de création. Au procès, Raphaël Karagiassotis, qui a réalisé ce programme, a présenté la capture d’écran qui montre uniquement la date de dernière modification.

[41] Or, l’information qui me permettrait de déduire la date de construction des cellules n’est pas la date de dernière modification du fichier qui contient le programme de contrôle, mais plutôt sa date de création. Tout utilisateur de Windows devrait savoir qu’on peut afficher la date de création en demandant les propriétés du fichier, en cliquant sur celui-ci avec le bouton droit. Monsieur Karagiassotis l’a admis en contre-interrogatoire. Un employé de Fromfroid, M. Mikaël Bourgois, l’a d’ailleurs expliqué dans son témoignage et a ajouté qu’il était également possible de vérifier la date de création du programme à l’aide du logiciel RS Logix 500.

[42] Lorsqu’une partie choisit de ne pas présenter une preuve qu’elle a en sa possession, le tribunal peut en tirer une inférence défavorable et conclure que la preuve aurait été défavorable à cette partie : voir, par exemple, Promutuel Assurance Boréale c McKnight, 2022 QCCA 1735 au paragraphe 69. En l’espèce, Skotidakis aurait pu présenter une preuve de la date de création du programme de contrôle, mais ne l’a pas fait. Monsieur Karagiassotis n’a fourni aucune explication de la prétendue impossibilité de le faire et a reconnu qu’il aurait été très facile d’afficher les propriétés du fichier qui contient le programme de contrôle. J’en déduis que la date de création de ce programme est antérieure à l’expiration du brevet.

[43] Je m’explique d’ailleurs mal que M. Karagiassotis, qui possède des compétences avancées en informatique, fournisse à la Cour une information non pertinente, alors qu’il sait très bien comment afficher l’information pertinente. Comme je l’indiquerai plus loin, un tel stratagème affecte sa crédibilité.

d) Le degré de planification du projet en août 2018 et le délai de réalisation des travaux

[44] Fromfroid a tenté de démontrer, notamment par le témoignage de M. Peynet, qu’il était peu vraisemblable que Frimasco parvienne à construire 24 cellules de refroidissement dans un délai d’environ trois mois. Monsieur St-Louis, dans son rapport, affirme plutôt qu’un délai de trois mois est suffisant pour la réalisation d’un projet qui n’est pas particulièrement complexe. Au procès, M. Peynet a reconnu qu’il serait possible de réaliser le projet dans un tel délai, pourvu que les composantes principales aient déjà été approvisionnées et que la conception soit terminée.

[45] Or, au procès, M. Robert a affirmé qu’au moment de présenter sa soumission, le 9 août 2018, il ne savait pas encore précisément comment les cellules seraient conçues. En particulier, il n’avait pas encore décidé s’il utiliserait des déflecteurs semi-rigides ou bien des bâches afin de diriger l’air vers l’intérieur de la palette. Il s’agit pourtant d’un élément crucial de la conception du système.

[46] J’ai énormément de mal à croire que les travaux de Frimasco ont pu être réalisés entre le 16 août et le 21 septembre 2018, soit à peine plus de cinq semaines, si la conception n’était pas arrêtée une semaine avant leur début.

[47] Il est également difficile de croire que Frimasco a construit les cellules au pas de course, sans savoir si le concept fonctionnait. Monsieur Robert n’a pas expliqué quand et comment la conception des cellules a été validée. Personne n’a témoigné qu’un prototype a été construit et testé durant les cinq semaines qu’ont duré les travaux de Frimasco. On voit d’ailleurs mal comment un prototype aurait pu être testé sans raccordement électrique. Or, GS Electric n’a commencé ses travaux que le 7 septembre, alors que Frimasco a terminé les siens le 21 septembre.

[48] Il est donc invraisemblable que Frimasco ait pu réaliser les travaux dans les conditions et les délais décrits par M. Robert. Cette preuve tend donc à démontrer que les cellules ont été construites avant l’expiration du brevet.

(3) La preuve des défenderesses

[49] Les défenderesses soutiennent que la preuve indirecte que je viens d’analyser ne peut écarter le témoignage de quatre personnes qui affirment qu’à leur connaissance personnelle, les cellules ont été construites entre août et octobre 2018, d’autant plus que ce témoignage est étayé par une preuve documentaire. Pour retenir la thèse de Fromfroid, il faudrait conclure que ces quatre témoins ont menti à la Cour et que les documents qu’ils ont produits sont des faux.

[50] J’accorde cependant peu de poids à cette preuve. Les quatre témoins en cause n’ont pas livré un témoignage très crédible. Les documents présentés en preuve sont surprenants à plusieurs égards et jettent un doute additionnel sur la version des faits des défenderesses. Enfin, les questions liées à l’alimentation électrique de l’usine n’expliquent pas adéquatement pourquoi Skotidakis aurait attendu à l’été 2018 avant de commander les cellules. J’aborde ces questions tour à tour.

a) La crédibilité des témoins des défenderesses

(i) Kosta Skotidakis

[51] M. Skotidakis est l’un des dirigeants et actionnaires de la défenderesse Skotidakis ou de sa société mère. À titre d’actionnaire, il a évidemment un intérêt dans l’issue de la présente instance.

[52] En contre-interrogatoire, M. Skotidakis s’est montré très défensif. Souvent, lorsque l’on aborde un sujet qui ne l’avantage pas, il ne se souvient pas ou refuse de répondre. À titre d’exemple, il a dit sans difficulté si certaines pièces avaient été installées par Frimasco ou existaient auparavant, mais lorsque l’avocat de Fromfroid a pointé la traverse horizontale sur laquelle M. Peynet fonde son opinion, il a dit ne pas savoir. Il a également affirmé qu’il ne connaissait pas la réponse à des questions simples, comme son titre officiel au sein de l’entreprise, le nombre approximatif de livraisons de lait par jour ou le nombre d’ampères consommés par chaque ventilateur. Cette attitude démontre qu’il cherche davantage à éviter toute remise en question de sa version des faits plutôt que de jeter un éclairage complet sur la situation. Cela affecte sa crédibilité.

(ii) Raphaël Karagiassotis

[53] Monsieur Karagiassotis est gérant de production de Skotidakis et est un proche collaborateur de M. Skotidakis. Son témoignage a principalement porté sur les discussions avec Fromfroid et Geosaf en 2014. Sa participation à la construction des cellules en litige s’est apparemment bornée à la conception du programme de contrôle. Comme je l’ai expliqué plus tôt, le témoignage qu’il a livré à ce sujet esquivait sciemment la véritable question pertinente, à savoir la date de création (et non la date de dernière modification) de ce programme. Je m’interroge sérieusement sur la crédibilité que l’on peut accorder à un témoin qui se livre à une telle manœuvre.

(iii) Gilles Robert

[54] Monsieur Robert était président de Frimasco en 2018. Il a récemment pris sa retraite. Frimasco est une entreprise familiale fondée par son père, dont lui et son frère ont hérité. Bien que la preuve ne révèle pas précisément qui est actionnaire de Frimasco à l’heure actuelle, il est évident que M. Robert est un témoin intéressé.

[55] Plusieurs aspects du témoignage de M. Robert sont invraisemblables. J’ai déjà expliqué pourquoi je ne croyais pas que Frimasco s’est procuré des ventilateurs en 2016 sans savoir si le projet allait de l’avant.

[56] Lors de l’interrogatoire préalable et en témoignage principal au procès, M. Robert n’a pas jugé utile d’expliquer qu’il s’était d’abord procuré deux ventilateurs afin de réaliser des essais. Ce n’est qu’en contre-interrogatoire qu’il a abordé cette question. Il ignore s’il existe une facture pour ces deux ventilateurs. Les explications qu’il a données pour justifier l’achat de ces deux ventilateurs paraissent invraisemblables. Il est plus probable qu’elles ne visent qu’à dissimuler l’existence d’un prototype.

[57] Enfin, comme je l’expliquerai plus loin, M. Robert a mis de l’avant une explication invraisemblable pour tenter de démontrer que les cellules que Frimasco a construites ne contrefont pas le brevet. Son explication est en contradiction directe avec les photographies qui figurent au dossier et il n’a fait aucun effort afin de présenter une preuve qui étayerait son affirmation. Lancer de telles affirmations invraisemblables dans l’espoir que le tribunal y adhère affecte sérieusement la crédibilité du témoin.

(iv) Stéphane Boudrias

[58] Monsieur Boudrias est copropriétaire de GS Electric, l’entreprise qui a effectué les travaux d’électricité sur les cellules en cause. Skotidakis retient les services de GS Electric sur une base très fréquente. Bien que GS Electric ne soit pas poursuivie en l’instance, la relation d’affaires soutenue qu’elle entretient avec Skotidakis a pu se traduire par une pression exercée explicitement ou implicitement sur M. Boudrias.

[59] De plus, M. Boudrias a livré un témoignage hésitant et peu précis, notamment au sujet des certificats de la Electrical Safety Authority [ESA]. En contre-interrogatoire, il confondait les deux certificats et a ajusté son témoignage après l’intervention de l’avocate de Skotidakis. Il a d’abord hésité à affirmer que le panneau de contrôle des cellules était visé par l’un de ces certificats, pour ensuite dire qu’il en était sûr presque à 100 p. cent.

b) La preuve documentaire

[60] Les défenderesses insistent également sur la preuve documentaire qui démontrerait que les cellules ont été construites entre août et octobre 2018. Cette preuve comprend la soumission, les bons de travail et la facture de Frimasco; le chèque que Skotidakis a émis à Frimasco en paiement de cette facture; les factures de GS Electric pour le câblage des cellules; les certificats de l’ESA qui porteraient sur les cellules; et une étiquette de certification CSA apposée à l’intérieur du panneau de contrôle des cellules.

[61] Bien que ces documents ne montrent pas de signes évidents de falsification, rien ne permet non plus d’exclure qu’il s’agisse de faux, que la date qu’ils portent ait été altérée (par exemple, en remplaçant « 2016 » par « 2018 ») ou qu’ils visent un projet différent. Par exemple, les certificats ESA sont particulièrement vagues quant aux équipements couverts et je suis loin d’être convaincu qu’ils portent sur l’installation électrique des cellules. De la même manière, si le chèque fait à Frimasco est authentique, il pourrait fort bien porter sur un des nombreux autres projets que celle-ci a réalisés pour le compte de Skotidakis. Je note aussi que l’étiquette CSA a été divulguée tardivement, sans que Skotidakis n’ait fourni une explication convaincante. Au surplus, Frimasco n’a pas été en mesure de retrouver les fichiers de la soumission ou de la facture et de confirmer leur date de création, ni de fournir des courriels de transmission, au motif que ces documents auraient probablement été remis en mains propres. Encore une fois, les métadonnées sont manquantes.

[62] Quoi qu’il en soit, lorsque des documents sont déposés par des témoins dont la crédibilité est déjà entachée, il est loisible à la Cour de ne leur accorder que peu de poids.

[63] De plus, la documentation fournie est extrêmement mince, même en supposant que la conservation d’archives détaillées n’est pas une priorité d’entreprises familiales comme Skotidakis et Frimasco. Il n’y a aucune facture de matériaux, à l’exception de celle des ventilateurs. Pourtant, Fromfroid a transmis sa mise en demeure à Skotidakis moins de trois mois après la fin des travaux de Frimasco et on aurait pu s’attendre à ce que Frimasco conserve la preuve de ses dépenses. Tant la soumission que la facture sont extrêmement laconiques dans leur description des travaux. Cela est d’autant plus étonnant que la soumission n’était qu’un estimé. On se serait attendu à ce que la facture permette de comprendre la nature des travaux réalisés et la justification de l’écart d’environ 8000 $ entre le prix de la soumission et le prix facturé. On peut, à cet égard, comparer cette facture à celles de GS Electric, qui indiquent le détail des matériaux et le nombre d’heures de main-d’œuvre. Par ailleurs, Frimasco n’a fourni que deux plans préliminaires des cellules, datant de 2015. Il est difficile de croire qu’aucun autre plan n’ait été produit pour un projet de cette ampleur. Il est également difficile de comprendre à quoi pouvaient bien servir les plans préliminaires s’il n’était pas nécessaire de préparer des plans plus détaillés par la suite. Dans ces circonstances, la documentation fournie jette un doute additionnel sur la version des faits mise de l’avant par les défenderesses, plutôt que de corroborer celle-ci.

[64] L’avocate de Frimasco a habilement suggéré que si les défenderesses avaient voulu présenter une preuve falsifiée, elles auraient fait un travail de meilleure qualité et n’auraient pas, en particulier, fourni une facture datant de 2016 pour les ventilateurs. Le caractère peu professionnel ou parcellaire de la preuve documentaire serait une preuve de franchise plutôt qu’un signe de dissimulation. Bien que cet argument soit attrayant, je ne puis le retenir. Il équivaut à spéculer sur les moyens qu’un bon faussaire déploierait afin de ne pas attirer l’attention. Je fais également remarquer que pour produire davantage de faux documents, il aurait fallu s’assurer de la collaboration d’un plus grand nombre de personnes. Par exemple, il aurait été hasardeux de falsifier la facture des ventilateurs sans s’assurer de la collaboration d’un représentant du vendeur, puisque celui-ci aurait pu être appelé à témoigner. J’estime donc que la faible qualité de certains documents produits n’en rehausse pas la crédibilité.

c) L’alimentation électrique insuffisante et la coïncidence des dates

[65] Skotidakis a insisté sur la question de l’alimentation électrique pour étayer sa thèse que les cellules n’ont été construites qu’en 2018, après l’expiration du brevet 753. Il aurait été nécessaire d’attendre l’augmentation de la capacité électrique, sans quoi les cellules n’auraient pas pu être utilisées à leur plein potentiel. Or, ce n’est qu’à l’été 2018 qu’Hydro One a entrepris les travaux de construction d’une nouvelle ligne de transmission permettant de livrer une plus grande quantité d’électricité à l’usine de Skotidakis. C’est précisément à ce moment que Skotidakis aurait commandé les cellules à Frimasco.

[66] Toute attrayante qu’elle puisse être, cette explication souffre de plusieurs failles et n’exclut pas le scénario opposé, à savoir que les cellules ont été construites avant l’expiration du brevet.

[67] Premièrement, il était possible de faire fonctionner les cellules avec l’alimentation existante. Bien que la nouvelle ligne de transmission n’ait été raccordée qu’à la fin novembre 2018, les photographies prises en octobre 2018 montrent que huit cellules fonctionnaient simultanément. Monsieur St-Louis a d’ailleurs reconnu que les quelque 40 ampères qu’exige le fonctionnement de 24 cellules ne représentent qu’une faible proportion de l’alimentation totale de l’usine et qu’il était sans doute possible de dégager suffisamment de courant pour faire fonctionner les cellules. Ce que M. St-Louis avance, c’est plutôt que les cellules n’auraient pas été rentables si la capacité de production n’était pas augmentée à toutes les étapes du procédé, ce qui aurait été impossible sans électricité additionnelle. Bien qu’elle soit logique en théorie, cette explication n’est pas étayée par une preuve concrète concernant l’usine de Skotidakis. Il est tout à fait possible que le refroidissement des produits ait constitué un goulot d’étranglement justifiant un investissement particulier et l’utilisation à cette fin du peu d’électricité disponible. Étant donné les conclusions équivoques de M. St-Louis et l’absence de preuve concrète concernant la capacité de production, je ne peux conclure qu’il était nécessaire d’attendre l’amélioration de l’alimentation électrique de l’usine pour construire les cellules de refroidissement.

[68] Deuxièmement, l’explication avancée aujourd’hui est incompatible avec la conduite de Skotidakis, qui a pris l’initiative de solliciter des offres pour la construction de cellules de refroidissement dès 2014, alors que l’alimentation électrique de l’usine était déjà insuffisante. Pourquoi entreprendre de telles démarches s’il n’y avait pas d’électricité pour faire fonctionner les cellules? Pourquoi avoir demandé un prix à Geosaf pour 32 cellules s’il n’était pas possible d’en faire fonctionner 24? Lors des plaidoiries finales, l’avocate de Skotidakis a prétendu qu’il avait toujours été compris que la commande n’irait de l’avant que lorsqu’Hydro One aurait amélioré l’alimentation de l’usine. Or, aucun témoin n’a dit une chose semblable. Les communications entre les parties à l’époque ne révèlent pas non plus que l’alimentation électrique était un enjeu, encore moins une condition sine qua non à l’octroi du contrat. Lorsque M. Karagiassotis a communiqué avec M. Saouaf pour la dernière fois, il a invoqué le prix excessif comme raison pour ne pas aller de l’avant, sans jamais mentionner la question de l’alimentation électrique.

[69] Bref, même si je ne doute pas que l’alimentation électrique de l’usine était insuffisante jusqu’en 2018, cette situation n’a jamais été un obstacle à la construction de cellules de refroidissement. Elle ne rend donc pas plus probable le fait que les cellules ont été construites après l’expiration du brevet. Il s’agit davantage d’une excuse trouvée après le fait.

[70] En réalité, la question de l’alimentation électrique n’explique pas la coïncidence entre l’expiration du brevet 753, le 30 juillet 2018, et la présentation de la soumission de Frimasco, le 9 août 2018, dix jours plus tard. Cette coïncidence est d’autant plus remarquable que tant Skotidakis que Frimasco affirment avoir ignoré l’existence du brevet 753 et, à plus forte raison, sa date d’expiration. Bien que l’on ne puisse sans doute tirer de conclusion ferme de cette seule coïncidence, il s’agit d’un élément additionnel qui suggère que les cellules ont été construites avant l’expiration du brevet.

(4) Sommaire

[71] Rappelons les éléments de preuve qui suggèrent que les cellules en litige ont été construites avant l’expiration du brevet 753 le 30 juillet 2018 : l’usure des cellules lorsqu’elles sont photographiées en octobre 2018; l’achat des ventilateurs en janvier 2016; l’inférence défavorable tirée de l’absence de preuve de la date de création du programme de contrôle; le délai invraisemblable de réalisation si la conception n’était pas arrêtée à la mi-août 2018; et la coïncidence entre l’expiration du brevet et le début des travaux. Chacun de ces éléments suggère fortement que les cellules ont été construites avant 2018. Pour conclure que ces éléments sont compatibles avec une construction entre août et octobre 2018, il faudrait retenir une série de faits invraisemblables. Ensemble, ces éléments établissent une présomption grave, précise et concordante que les cellules ont été construites avant l’expiration du brevet 753.

[72] Face à cette présomption, les témoignages présentés par les défenderesses ont peu de poids. Ces témoins étaient peu crédibles et la documentation sur laquelle ils s’appuyaient était problématique à plusieurs égards.

[73] Je conclus donc que Skotidakis et Frimasco ont construit les cellules de refroidissement en litige avant l’expiration du brevet 753. Il faut donc poursuivre l’analyse et rechercher si ces cellules contrefont le brevet.

B. La contrefaçon

[74] À une exception près, il n’y a pas de contestation sérieuse concernant la question de la contrefaçon. En réponse à une demande d’aveux, Skotidakis et Frimasco ont reconnu plusieurs faits qui établissent la contrefaçon. Skotidakis n’a présenté aucune preuve concernant cette question. Frimasco, quant à elle, soutient que les cellules ne contrefont pas le brevet 753 puisque les bâches sont disposées en entonnoir. La seule preuve qu’elle présente à cet égard est le témoignage de M. Robert.

[75] Dans son rapport d’expert, M. Peynet conclut que les cellules construites par Frimasco pour le compte de Skotidakis contrefont les revendications 1, 2 et 3 du brevet 753. Il fonde son opinion sur les aveux des défenderesses et sur les photographies prises en 2018 et 2021. M. St‑Louis, de son côté, n’a pas reçu le mandat de se prononcer sur cette question. Frimasco n’a pas présenté de preuve d’expert.

[76] De plus, aucune question n’est soulevée concernant l’interprétation des revendications ou l’identification de la personne versée dans l’art. J’accepte les conclusions de M. Peynet à cet égard.

[77] Dans ce contexte, il n’est pas nécessaire d’entreprendre une analyse élaborée de la question de la contrefaçon. Il suffit d’expliquer pourquoi je rejette les prétentions de M. Robert concernant la disposition en entonnoir des bâches. Je démontrerai ensuite sommairement que les cellules contrefont les revendications du brevet. J’expliquerai enfin pourquoi il n’est pas nécessaire d’aborder la question de l’incitation à la contrefaçon.

(1) La disposition des bâches en entonnoir

[78] Monsieur Robert a affirmé que les bâches que l’on retrouve dans les cellules que Frimasco a fabriquées ne se collent pas aux côtés de la palette, mais forment plutôt un entonnoir. En d’autres termes, la bâche ne toucherait à la palette qu’à l’arrière, ce qui fait qu’une certaine quantité d’air pourrait s’échapper par les côtés de la palette. En cela, les cellules construites par Frimasco différeraient quant à un élément essentiel de l’invention qui fait l’objet du brevet 753, à savoir que ce ne serait pas la pression de l’air qui fait en sorte que les bâches se collent aux produits. Or, cette hypothèse est manifestement contraire à ce que l’on voit sur les photographies des cellules construites par Frimasco, notamment sur cette partie d’une photographie prise le 26 octobre 2018 :

Image 2 - caviardée

[79] Il est évident que les bâches latérales couvrent complètement les côtés des palettes et ne forment pas un entonnoir. On peut d’ailleurs voir le contraste, sur les diverses photographies déposées en preuve, entre les cellules en fonctionnement, où l’on voit clairement les bâches gonflées qui entourent la palette de produits, et les cellules à l’arrêt, où les bâches ne sont pas tendues. En particulier, cela peut être observé en comparant deux photographies prises par Skotidakis en 2021, qui montrent la même cellule en marche (à gauche), puis à l’arrêt (à droite) :

[80] Sur la photographie de droite, on voit que les bâches ne se collent pas sur la palette, notamment sur le côté gauche, alors qu’elles se collent à la palette sur la photographie de gauche.

[81] Dans son rapport d’expert, M. Peynet a expliqué la différence entre des bâches disposées en entonnoir et des bâches qui se collent aux produits. Il conclut sans l’ombre d’un doute que les cellules construites par Frimasco ne comportent pas des bâches disposées en entonnoir, mais plutôt des bâches qui se collent aux produits. Il a réitéré cette affirmation lorsqu’il a témoigné au procès. Je ne vois aucune raison de douter de son avis.

[82] Je note également que les défenderesses ont reconnu que « [c]haque bâche est disposée pour éviter les fuites d’air de ventilation autour des produits ». Je vois mal comment on peut reconnaître ce fait tout en prétendant que les bâches ne se collent pas aux produits.

[83] Monsieur Robert n’a fourni aucune preuve concrète à l’appui de ses affirmations selon lesquelles les bâches sont disposées en entonnoir et ne se collent pas aux palettes. Il n’a pas cherché à expliquer ce que l’on voit sur les photographies que je viens d’analyser. Pourtant, si les bâches étaient réellement disposées en entonnoir, il aurait été facile d’en faire la preuve. Je conclus que la « théorie de l’entonnoir » est totalement dépourvue de fondement.

(2) Les revendications du brevet 753

[84] Ayant disposé de la « théorie de l’entonnoir », je peux maintenant aborder la question de la contrefaçon de chacune des revendications du brevet 753. À cet égard, il s’agit de vérifier si les cellules construites par Frimasco comportent chaque élément essentiel de chaque revendication : Free World Trust c Électro Santé Inc, 2000 CSC 66 aux paragraphes 31, 55 et 70, [2000] 2 RCS 1024.

[85] Comme je l’ai souligné plus tôt, les défenderesses ont fait des aveux concernant la présence de plusieurs éléments essentiels des revendications du brevet 753 dans les cellules construites par Frimasco. Lorsqu’elles ont refusé une demande d’aveu, tout indique que c’était pour mettre de l’avant la « théorie de l’entonnoir », que j’ai rejetée.

[86] Dans son rapport, M. Peynet entreprend une analyse exhaustive de chaque élément essentiel des trois revendications. Il n’a pas été contre-interrogé à ce sujet et aucune preuve contraire n’a été présentée. J’adopte intégralement ses conclusions et je n’en présente ici que les grandes lignes.

[87] La revendication no 1 du brevet se lit ainsi :

1. Dispositif d’étanchéité pour un système d’ajustement de la température de produits situés sur une palette placée dans un tunnel de circulation d’air de ventilation, ce dispositif étant caractérisé en ce que, dans le tunnel (5), pour éviter chaque fuite d’air de ventilation autour des produits situés sur la palette, l’étanchéité est réalisée au moyen d’une bâche (1) et cette bâche est disposée pour se coller sur les côtés et le dessus des produits, sous l’effet de la pression de l’air de ventilation qui circule dans ledit tunnel.

[88] Les aveux des défenderesses portent sur tous les éléments essentiels de cette revendication, sauf le fait que c’est la pression de l’air qui fait coller la bâche sur les côtés et le dessus des produits. Or, si j’ai rejeté la « théorie de l’entonnoir », c’est précisément parce que c’est la pression de l’air qui accomplit cela. Je suis donc d’avis, comme M. Peynet, que les cellules construites par Frimasco contrefont la revendication no 1.

[89] Voici le texte de la revendication no 2 :

2. Dispositif selon la revendication 1, caractérisé en ce qu’il comprend plusieurs bâches (1) et chaque bâche (1) est disposée dans un espace (E) existant entre une surface (4A) de l’ensemble (4) produits et support et, une surface (5A) du tunnel située en vis-à-vis pour, en se gonflant sous la pression de l’air qui, pulsé dans le tunnel, est destiné à traverser la pile de produits, fermer l’espace (E) considéré et limiter la circulation de l’air à des passages subsistant entre les produits.

[90] Il est évident que les cellules de Frimasco comprennent plusieurs bâches disposées de la manière indiquée dans cette revendication, que ces bâches se gonflent sous la pression de l’air et que cela a pour effet de « fermer l’espace » et « limiter la circulation de l’air à des passages subsistant entre les produits ». À ce propos, je suis d’accord avec M. Peynet pour affirmer que ces dernières expressions sont synonymes de l’aveu des défenderesses selon lequel « [c]haque bâche est disposée pour éviter les fuites d’air de ventilation autour des produits ».

[91] La revendication no 3 est formulée ainsi :

3. Dispositif selon la revendication 2, caractérisé en ce que :

– chaque bâche (1) présente deux rives (1A, 1B), situées l’une (1A) en amont et l’autre (1B) en aval du tunnel compte tenu du sens de circulation de l’air à travers les produits empilés sur la palette et,

– entre ces rives (1A, 1B), la bâche (1) a une dimension développée supérieure à la distance rectiligne qui sépare lesdites rives (1A, 1B), de manière à constituer poche souple,

– au niveau de sa rive aval (1B), la bâche est fixée au moins indirectement contre la face (5A) du tunnel (5) au niveau de laquelle elle s’étend,

– au niveau de sa rive amont (1A), la bâche (1) est maintenue écartée de la face (5A) du tunnel (5) au niveau de laquelle elle s’étend, de manière à telle que l’air pulsé puisse s’engouffrer dans le volume délimité par cette nappe contre la face du tunnel et que, par cela, l’augmentation de pression qui en résulte provoque l’application de cette bâche (1) contre l’ensemble produits et support (4). [sic]

[92] En gros, cette revendication porte sur la méthode de fixation des bâches. Frimasco et Skotidakis admettent la plupart des éléments de cette revendication. Le refus de certaines demandes d’aveux s’explique soit par l’insistance sur le fait qu’une bâche comporte quatre rives, ce qui n’affecte pas les revendications qui se concentrent sur deux de ces rives, et sur une confusion apparente quant au sens des termes amont et aval, qui, dans le contexte, signifient respectivement arrière et avant. En particulier, les défenderesses admettent que « [a]u niveau de la rive en amont, la bâche est maintenue écartée de la face du tunnel » et que « [l]’espace entre la rive en amont et la bâche permet à l’air pulsé de s’engouffrer dans le volume délimité par la bâche et la face du tunnel ».

[93] Quant au reste, l’analyse que M. Peynet fait des photographies des cellules démontre de façon convaincante qu’on y retrouve tous les éléments essentiels de la revendication no 3. Bien que les défenderesses nient que « l’augmentation de pression qui en résulte provoque l’application de cette bâche (1) contre l’ensemble produits et support », au motif qu’« avant même que l’air de ventilation ne soit en marche, les bâches se collent déjà aux produits », il ne s’agit là que d’une reformulation de la « théorie de l’entonnoir » que j’ai rejetée plus haut.

(3) L’incitation à la contrefaçon

[94] Fromfroid soutient que, avant l’expiration du brevet 753, Frimasco a construit et Skotidakis a exploité l’invention visée par ce brevet. De plus, pour le cas où la Cour conclurait que l’utilisation des cellules est postérieure à l’expiration du brevet, Fromfroid soutient également que Skotidakis a incité Frimasco à contrefaire l’invention.

[95] Il n’est pas nécessaire d’aborder cette question. J’estime que Fromfroid a démontré, par prépondérance des probabilités, que les cellules ont été construites et exploitées avant la date d’expiration du brevet. Tant la construction que l’exploitation sont des actes que l’article 42 de la Loi réserve au titulaire du brevet. Bien que la preuve ne permette pas de fixer une date précise, il est plus probable que les cellules ont été construites dans les mois qui ont suivi l’achat des ventilateurs, c’est-à-dire au cours de l’année 2016.

C. Les dommages-intérêts compensatoires

[96] Il faut maintenant établir le montant des dommages-intérêts compensatoires que les défenderesses doivent verser à Fromfroid en raison de la contrefaçon du brevet 753. Le but de ces dommages-intérêts est d’indemniser Fromfroid, c’est-à-dire de replacer celle-ci dans la situation dans laquelle elle se serait trouvée si les défenderesses n’avaient pas contrefait le brevet.

[97] Le premier volet de l’analyse consiste à se demander ce que Skotidakis aurait fait si elle n’avait pas commandé des cellules contrefaites à Frimasco. J’estime que la preuve démontre que Skotidakis se serait procuré le système de Fromfroid. C’est Skotidakis qui a pris l’initiative d’entamer des discussions avec Geosaf, montrant ainsi son intérêt pour obtenir un système de refroidissement. Monsieur Robert a affirmé que la « tendance de l’industrie » était de se procurer un tel système. La preuve ne révèle pas qu’il y avait des alternatives légales au système proposé par Fromfroid. Skotidakis se serait donc procuré ce système. En d’autres termes, la conduite de Skotidakis a privé Fromfroid d’une vente.

[98] En principe, la mesure des dommages-intérêts est le profit que Fromfroid aurait réalisé en effectuant cette vente.

[99] Fromfroid soutient que ce profit ne doit pas être évalué en se fondant sur le prix de vente réellement offert, mais plutôt sur un prix « normalisé » plus élevé, éliminant ainsi un rabais qui avait été offert à Skotidakis en vue de percer le marché canadien. La preuve n’établit cependant pas que le prix réellement offert à Skotidakis comportait un tel rabais. La marge de profit que Fromfroid prévoyait réaliser sur les cellules vendues à Skotidakis est très semblable à la marge prévue pour d’autres projets. L’expert-comptable Andrew Michelin conclut en substance que le prix réellement offert se situe à l’intérieur de la fourchette de prix « normalisés ». Ainsi, la « normalisation » du prix est un faux débat et la perte de profit de Fromfroid devrait être calculée selon le prix qui a été réellement offert à Skotidakis.

[100] La preuve démontre que Fromfroid a révisé son offre à la baisse à deux reprises. Il y a lieu d’utiliser le prix de la dernière offre, puisqu’il est probable qu’une vente ait eu lieu à ce prix. De plus, Fromfroid a accepté que Skotidakis prenne en charge l’assemblage et le câblage électrique des cellules. Il faut donc déduire ces éléments du prix de vente et du coût estimé des travaux afin de calculer le profit que Fromfroid aurait réalisé.

[101] Devant l’hésitation de Skotidakis, Fromfroid et Geosaf ont envisagé d’offrir de réaliser une vente en deux étapes, c’est-à-dire que Fromfroid vendrait les cellules à Geosaf et que celle-ci les vendrait à Fromfroid. Messieurs Paupardin et Saouaf ont échangé des courriels qui font état d’une entente sur le prix du premier volet de cette vente. Cependant, l’ensemble de la preuve suggère qu’une telle offre n’a jamais été transmise à Skotidakis. Monsieur Karagiassotis n’en fait pas mention dans son témoignage. Le courriel que M. Saouaf a envoyé à M. Paupardin le 12 février 2015 (pièce 70, p 208) indique que le dernier rabais consenti à Skotidakis était ce que les parties ont appelé le « rabais russe », ce qui donne à penser que la vente en deux étapes impliquant Geosaf n’a jamais été offerte à Skotidakis. Cette vente en deux étapes ne devrait donc pas être prise en considération pour calculer le profit de Fromfroid. La dernière offre est donc celle qui est datée du 5 février 2015 (pièce 12).

[102] Le prix de cette offre est de 235 300 €. De ce montant, il faut déduire les coûts estimés, à l’exception de ceux qui sont afférents à l’assemblage et au câblage, qui s’élèvent à 120 123 €. Le profit brut est de 115 177 €. De ce profit brut, il faut déduire la commission de Geosaf, qui s’élève à 10 p. cent. Le profit net est donc de 103 660 €. En utilisant le taux de change actuellement en vigueur de 1,44 dollar canadien pour 1 euro, ce montant équivaut à 149 270 $.

D. Les dommages-intérêts punitifs

[103] Dans l’arrêt Whiten c Pilot Insurance Co, 2002 CSC 18 au paragraphe 94, [2002] 1 RCS 595 [Whiten], la Cour suprême du Canada a affirmé que des dommages-intérêts punitifs sont accordés seulement « si le défendeur a eu une conduite malveillante, arbitraire ou extrêmement répréhensible, qui déroge nettement aux normes ordinaires de bonne conduite » et que « leur quantum doit être raisonnablement proportionné, eu égard à des facteurs comme le préjudice causé, la gravité de la conduite répréhensible, la vulnérabilité relative du demandeur et les avantages ou bénéfices tirés par le défendeur ».

[104] Il convient d’analyser séparément la situation de Skotidakis et celle de Frimasco.

[105] Skotidakis a sciemment contrefait le brevet de Fromfroid. Elle ne pouvait ignorer l’existence de ce brevet, que Fromfroid avait dénoncée à plusieurs reprises dans ses communications écrites. Cependant, « des allégations de contrefaçon délibérées et volontaires ne sont pas suffisantes, à elles seules, pour justifier une demande de dommages-intérêts punitifs » : Bauer Hockey Corp c Sport Maska inc (Reebok-CCM Hockey), 2014 CAF 158 au paragraphe 25. Je rappelle que le droit supplétif en l’espèce est celui de l’Ontario, ce qui fait que l’on ne peut appliquer le raisonnement élaboré dans l’arrêt Cinar Corporation c Robinson, 2013 CSC 73 aux paragraphes 113 et 114, [2013] 3 RCS 1168.

[106] J’estime cependant qu’il existe des circonstances aggravantes qui justifient l’octroi de dommages-intérêts punitifs. En particulier, Skotidakis a cherché à dissimuler la contrefaçon en présentant diverses preuves visant à induire la Cour en erreur en ce qui a trait à la date de fabrication des cellules. Il s’agit là d’une conduite extrêmement répréhensible : Chanel S de RL c Lam Chan Kee Company Ltd, 2016 CF 987 au paragraphe 76, conf par Lam c Chanel S de RL, 2017 CAF 38 au paragraphe 11.

[107] En l’espèce, plusieurs facteurs militent en faveur de l’octroi d’une somme importante. Tenant compte des facteurs énumérés dans l’arrêt Whiten, aux paragraphes 112 et 113, je conclus que la conduite de Skotidakis était fort répréhensible. Cette conduite était manifestement délibérée et motivée par le désir d’obtenir une technologie brevetée à bas prix. Elle a duré plus de trois ans, à partir des premières démarches auprès de Frimasco jusqu’à l’expiration du brevet. Par-dessus tout, Skotidakis a cherché à dissimuler sa conduite et à induire la Cour en erreur.

[108] Par ailleurs, Skotidakis est une entreprise d’envergure, dont le chiffre d’affaires annuel est d’environ 200 millions de dollars. Bien qu’il faille faire preuve de prudence dans la prise en considération des moyens financiers du défendeur, ceux-ci peuvent s’avérer pertinents lorsqu’il s’agit d’évaluer le montant nécessaire pour assurer la dissuasion : Whiten, au paragraphe 119. Pour cette raison, les montants octroyés contre des défendeurs individuels dans d’autres affaires ne constituent pas un point de comparaison approprié. En fait, si un défendeur n’est condamné qu’à verser une somme qui équivaut au profit ou à l’économie découlant de la contrefaçon, cela pourrait être interprété comme un encouragement à tenter sa chance. Selon ce que je peux déduire de la preuve, le montant des dommages-intérêts compensatoires est du même ordre de grandeur que l’économie que Skotidakis a réalisée en commandant les cellules à Frimasco plutôt qu’à Fromfroid. L’octroi d’un montant supplémentaire est donc nécessaire pour dissuader quiconque serait tenté d’adopter un comportement similaire.

[109] Indépendamment de ce qui précède, la tentative d’induire la Cour en erreur est grave et mérite d’être sévèrement dénoncée.

[110] À titre de point de comparaison, Fromfroid invoque l’affaire Airbus Helicopters, SAS c Bell Helicopter Textron Canada Limitée, 2019 CAF 29, dans laquelle une somme d’un million de dollars a été octroyée à titre de dommages-intérêts punitifs. J’estime cependant que cette affaire se distingue de l’espèce, notamment parce que la conduite de la défenderesse était davantage répréhensible que celle de Skotidakis et parce que Fromfroid n’a pas démontré que la conduite de Skotidakis avait eu des répercussions négatives sur ses activités commerciales.

[111] Tenant compte de l’ensemble de ces facteurs, je condamne Skotidakis à verser une somme de 200 000 $ à titre de dommages-intérêts punitifs.

[112] Je passe maintenant à la situation de Frimasco. La preuve ne révèle pas que Frimasco était au courant de l’existence du brevet. Monsieur Robert a d’ailleurs témoigné qu’il ignorait l’existence de Fromfroid jusqu’à l’institution de la présente instance. Fromfroid réclame néanmoins des dommages-intérêts punitifs afin de dénoncer la participation de Frimasco à la dissimulation de la contrefaçon.

[113] J’estime que la participation de Frimasco à la dissimulation est tout aussi répréhensible que celle de Skotidakis. Étant donné qu’il s’agit du seul élément reproché à Frimasco et que celle-ci ne semble pas avoir tiré profit de cette participation, et tenant compte de la taille de l’entreprise, j’estime que l’octroi d’une somme de 50 000 $ à titre de dommages-intérêts punitifs est suffisant.

III. La requête en réouverture du procès

[114] Plus d’un mois après que j’ai pris l’affaire en délibéré, Fromfroid a présenté une requête en réouverture du procès. Elle allègue avoir obtenu directement de l’ESA une copie d’un certificat de conformité qui diffère de celle que Skotidakis a fournie dans le cadre de la communication de la preuve et qui a été montrée à M. Boudrias lors de son contre-interrogatoire. Skotidakis s’oppose à cette requête.

[115] Dans l’arrêt 671122 Ontario Ltd c Sagaz Industries Canada Inc, 2001 CSC 59 aux paragraphes 59 à 65, [2001] 2 RCS 983, la Cour suprême du Canada a affirmé qu’il fallait faire preuve de modération et de prudence avant d’exercer le pouvoir discrétionnaire de rouvrir le procès. Elle a aussi rappelé le critère à deux volets applicables à de telles requêtes, selon lequel il faut démontrer que la nouvelle preuve changerait vraisemblablement l’issue du procès et qu’elle n’aurait pas pu être obtenue avant le procès.

[116] Étant donné la manière dont je tranche l’affaire, il est évident qu’admettre la nouvelle preuve présentée par Fromfroid n’aurait aucun effet sur l’issue du procès. À cet égard, je souligne que j’étais parvenu aux conclusions énoncées aux paragraphes [13] à [73] du présent jugement avant que Fromfroid ne présente sa requête. Cela suffit à conclure au rejet de la requête.

IV. Conclusion

[117] Pour ces motifs, Skotidakis et Frimasco sont solidairement condamnées à payer à Fromfroid la somme de 149 270 $ à titre de dommages-intérêts compensatoires. De plus, Skotidakis est condamnée à payer à Fromfroid la somme de 200 000 $ à titre de dommages-intérêts punitifs et Frimasco est condamnée à payer à Fromfroid la somme de 50 000 $ au même titre.

[118] Les articles 36 et 37 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, régissent l’intérêt avant et après jugement. Le régime diffère selon que le fait générateur est survenu dans une seule province ou non. En l’espèce, le fait générateur est la construction et l’exploitation de l’invention par Skotidakis et Frimasco. Bien que les parties n’aient pas présenté d’observations à cet égard, la preuve démontre que ces faits, pour l’essentiel, sont survenus en Ontario. J’appliquerai donc le droit de cette province, c’est-à-dire la Loi sur les tribunaux judiciaires, LRO 1990, c C.43.

[119] Les intérêts avant jugement sont calculés au « taux d’escompte à la fin du premier jour du dernier mois du trimestre précédant le trimestre au cours duquel l’instance a été introduite » (art. 127(1)). Au moment où l’action a été introduite en janvier 2019, ce taux était de 2,0 p. cent. Les intérêts avant jugement sont calculés à partir de « la date à laquelle la cause d’action a pris naissance », autrement dit, de la survenance du fait générateur (art 128(1)). Comme je l’ai indiqué au paragraphe [95], j’estime que les cellules ont été construites durant l’année 2016 et exploitées depuis ce moment. J’accorderai donc l’intérêt avant jugement à partir du 1er janvier 2017. Cependant, l’intérêt avant jugement ne porte que sur les dommages-intérêts compensatoires. Selon l’alinéa 128(4)a) de la Loi sur les tribunaux judiciaires, aucun intérêt avant jugement n’est accordé sur les dommages-intérêts punitifs.

[120] Quant à l’intérêt après jugement, il s’agit du « taux d’escompte à la fin du premier jour du dernier mois du trimestre précédant le trimestre au cours duquel se situe la date de l’ordonnance, […] plus 1 pour cent ». Ce taux est actuellement de 6 p. cent.

[121] Par ailleurs, les parties m’ont demandé de différer la présentation des observations concernant les dépens. J’accède à cette demande.

 


JUGEMENT dans le dossier T-127-19

LA COUR STATUE que :

1. L’action est accueillie.

2. Les défenderesses sont solidairement condamnées à payer à la demanderesse la somme de 149 270 $, plus l’intérêt au taux de 2 p. cent par année entre le 1er janvier 2017 et la date du présent jugement, et l’intérêt au taux de 6 p. cent par année à partir de la date du présent jugement.

3. La défenderesse 1048547 Ontario Inc. est condamnée à payer à la demanderesse la somme de 200 000 $, plus l’intérêt au taux de 6 p. cent par année à partir de la date du présent jugement.

4. La défenderesse Frimasco Inc. est condamnée à payer à la demanderesse la somme de 50 000 $, plus l’intérêt au taux de 6 p. cent par année à partir de la date du présent jugement.

5. La demanderesse signifiera et déposera ses observations d’au plus dix pages concernant les dépens, au plus tard 30 jours après la date du présent jugement.

6. Les défenderesses signifieront et déposeront leurs observations d’au plus dix pages concernant les dépens, au plus tard 15 jours après la signification des observations de la demanderesse.

7. La requête de la demanderesse en réouverture du procès est rejetée.

« Sébastien Grammond »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


Dossier :

T-127-19

 

INTITULÉ :

FROMFROID S.A. c 1048547 ONTARIO INC., FRIMASCO INC.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (Québec)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LES 17, 18, 19 ET 21 avril 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS publics :

LE JUGE GRAMMOND

 

DATE DES MOTIFS :

LE 6 juillet 2023

 

COMPARUTIONS :

Alain Y. Dussault

James Duffy

 

Pour la demanderesse

 

Kristen Petitclerc

Shu Nan Zhao Gao

 

POUR LA DÉFENDERESSE 1048547 ONTARIO INC.

 

Magali Fournier

 

POUR LA DÉFENDERESSE FRIMASCO INC.

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lavery, de Billy s.e.n.c.r.l.

Montréal (Québec)

 

Pour la demanderesse

 

Renno Vathilakis inc.

Montréal (Québec)

 

POUR LA DÉFENDERESSE 1048547 ONTARIO INC.

 

Brouillette Légal inc.

Montréal (Québec)

 

POUR LA DÉFENDERESSE FRIMASCO INC.

 

 

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