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Date : 20230628


Dossier : T-1534-20

Référence : 2023 CF 906

[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 28 juin 2023

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

SECURE ENERGY (DRILLING SERVICES) INC.

demanderesse

et

CANADIAN ENERGY SERVICES L.P. ET JOHN EWANEK

défendeurs

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

Introduction

[1] La Cour est saisie d’une demande introduite sous le régime de la Loi sur les brevets, LRC 1985, c P-4, concernant le brevet canadien no CA 2 624 834 [le brevet 834] intitulé Liquide de forage en polymère à base d’eau et procédé d’utilisation.

[2] Le brevet 834 porte sur la solution d’un problème qui se pose lors du forage pétrolier dans une formation contenant du pétrole brut lourd et des sables bitumineux à haute teneur en bitume. Le bitume et le pétrole lourd adhèrent à l’équipement de forage (ce phénomène étant désigné par le terme [traduction] « accrétion » dans le brevet 834), et les arrêts fréquents nécessaires pour enlever les résidus entraînent une perte de temps et une diminution de la productivité. Il est indiqué dans le brevet 834 que l’inventeur a découvert que l’utilisation d’un fluide de forage à base d’eau qui comprend un polymère non ionique ou un polymère anionique réduit de manière importante l’accrétion du bitume ou du pétrole lourd sur l’équipement de forage.

[3] Canada Energy Services L.P. [CES] est la titulaire désignée du brevet 834, et John Ewanek [M. Ewanek] en est l’inventeur désigné.

[4] Secure Energy (Drilling Services) Inc. [Secure] a déposé la présente demande dans le but de [traduction] « faire corriger » les renseignements concernant la paternité de l’invention et la titularité du brevet 834. Elle sollicite un jugement déclarant que Simon Levey [M. Levey] est le véritable inventeur du brevet 834 ou, à titre subsidiaire, que M. Levey et M. Ewanek en sont les co-inventeurs. Elle prie également la Cour de déclarer que Secure est la titulaire ou cotitulaire du brevet 834. Si ces demandes de nature déclaratoire lui sont accordées, elle prie la Cour d’ordonner au commissaire des brevets de modifier en conséquence l’inscription dans les registres du Bureau des brevets conformément à l’article 52 de la Loi sur les brevets. Comme je l’explique ci-dessous, je suis d’avis que, si je fais droit à ces demandes de nature déclaratoire concernant la paternité de l’invention et la titularité du brevet, il ne sera pas nécessaire d’ordonner au commissaire aux brevets de modifier les registres.

[5] Secure a présenté avec sa demande une requête en jugement sommaire. La question qui se pose est donc celle de savoir si Secure s’est acquittée du fardeau auquel elle doit satisfaire pour contester la paternité de l’invention et la titularité du brevet 834.

[6] CES s’oppose à la demande et à la requête en jugement sommaire. Elle a répliqué au moyen d’une requête visant à faire radier la demande, au motif qu’elle constitue un abus de procédure. Elle affirme que Secure cherche à remettre en cause la question de la titularité qui, à son avis, a déjà été tranchée par la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta dans une action entre les parties [l’action en Alberta] dans la décision Canadian Energy Services Inc v Secure Energy Services Inc, 2020 ABQB 473, portée en appel devant la Cour d’appel de l’Alberta, qui a rejeté l’appel dans l’arrêt Secure Energy Services Inc v Canadian Energy Services Inc, 2022 ABCA 200.

[7] Secure et CES sont deux sociétés concurrentes dans le secteur du forage pétrolier. Leurs désaccords et contestations concernant le brevet 834 ont pris une nouvelle direction devant les tribunaux de l’Alberta avant d’emprunter la voie de la présente demande. Cette autre direction est à l’origine de la requête incidente sollicitant le rejet de la présente demande. La mésentente entre les parties porte non seulement sur l’effet des décisions rendues par les tribunaux de l’Alberta, mais aussi sur de nombreux faits importants qui sont à l’origine de l’invention divulguée dans le brevet 834.

[8] Nul ne conteste que les parties à la présente instance sont les sociétés ayant succédé aux à celles qui s’opposaient initialement. La demande de brevet 834 a d’abord été déposée par Mud King Drilling Fluids (2001) Ltd. [Mud King], qui était à l’époque l’employeur de M. Ewanek. CES a plus tard acquis les actifs de Mud King.

[9] Avant de travailler chez Mud King, M. Ewanek était employé par Genesis International Oilfield Services Inc. [Genesis], laquelle est ensuite devenue New West Drilling Fluids Inc. [New West]. New West appartenait à Lexacal Investment Corp. [Lexacal], une société de portefeuille. Marquis Alliance Energy Group Inc. [Marquis] a acheté les actifs de New West, y compris les droits de propriété intellectuelle et les renseignements confidentiels lui appartenant. Marquis et 1658774 Alberta Inc. ont fusionné leurs activités pour devenir Secure.

Les faits à l’origine de l’invention et du brevet 834

[10] Monsieur Ewanek est membre du personnel de Genesis depuis 2002; à l’été de la même année, il a embauché M. Levey pour mettre au point diverses solutions visant à prévenir l’accrétion. En plus de mettre à l’essai les propriétés anti-accrétion de polyacrylamides cationiques, M. Levey a réalisé des essais avec des polyacrylamides non ioniques et des polyacrylamides anioniques. Il consignait ses idées et les résultats des essais dans des carnets de laboratoire.

[11] En novembre 2005, M. Levey a quitté Genesis, emportant avec lui ses carnets de laboratoire. Rien dans la preuve ne démontre que Genesis connaissait l’existence de ces carnets jusqu’à ce que les avocats de Secure communiquent avec M. Levey en mars 2013. Ce dernier a retrouvé ses carnets de laboratoire dans son sous-sol le 13 avril 2018, puis les a remis aux avocats.

[12] Quelques semaines après le début de son emploi chez Genesis, M. Levey a mis au point un polymère cationique pour prévenir l’accrétion du bitume. Cette mise au point est à l’origine du brevet canadien no 2 508 339 [le brevet 339]. Messieurs Ewanek et Levey étaient les inventeurs désignés dans la demande de brevet et Genesis, la titulaire désignée. Le nom de M. Ewanek a ensuite été supprimé en qualité d’inventeur, conformément à l’ordonnance rendue par notre Cour dans la décision Secure Energy (Drilling Services) Inc c Canadian Energy Services LP, 2021 CF 1169 [Secure CF].

[13] Monsieur Levey a consigné dans l’un de ses carnets l’idée d’incorporer des polymères anioniques à titre d’agents anti-accrétion dans les fluides de forage. Vers le mois de juillet 2003, il a mis à l’essai des polymères anioniques et un seul polymère non ionique pour déterminer s’ils empêchaient l’accrétion du bitume.

[14] Le 18 juillet 2005, M. Ewanek a remis sa démission par courriel à Genesis. Dans son message, après avoir informé son employeur que son dernier jour de travail serait le 1er août 2005, il a ajouté : [TRADUCTION] « Je reste à votre disposition pour répondre à toute question, mais je ne suis pas à l’aise de parler de mes projets pour le moment. » Vers le 1er août 2005, M. Ewanek a commencé à travailler pour Mud King.

[15] Le 15 septembre 2005, Lexacal a envoyé à M. Ewanek une lettre l’informant qu’elle avait des raisons de croire qu’il sollicitait des clients et utilisait des renseignements confidentiels obtenus pendant son emploi chez Genesis. Le 11 octobre 2005, le président de Genesis a transmis au président de Mud King une lettre dans laquelle il s’inquiétait du fait que M. Ewanek utilisait des renseignements confidentiels de Genesis pour solliciter des clients.

[16] Les 8 et 9 août 2007, M. Ewanek et Lexacal (pour elle-même et New West, la société ayant succédé à Genesis) ont signé des renonciations réciproques. Lexacal a libéré M. Ewanek de toute responsabilité à l’égard des actions qu’elle pourrait lui opposer jusqu’au 8 août 2007 [la renonciation].

[17] En octobre 2006, M. Ewanek et Mud King ont déposé une demande de brevet qui est devenue le brevet 834.

L’historique du litige

[18] Le 5 février 2018, CES a intenté devant la Cour fédérale une action dans le dossier portant le numéro du greffe T-209-18, dans laquelle elle reprochait à Secure d’avoir contrefait le brevet 834 [l’action devant la Cour fédérale]. Secure n’a présenté aucune défense; elle a plutôt demandé la suspension de l’action intentée devant la Cour fédérale jusqu’à ce que les tribunaux de l’Alberta se prononcent sur la titularité du brevet 834, puisqu’elle [traduction] « entendait intenter une action devant la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta dans laquelle elle solliciterait un jugement déclarant qu’elle est la titulaire du brevet en cause dans la présente instance ».

[19] Le 5 juillet 2018, CES a intenté une action devant la Cour du Banc de la Reine de l’Alberta dans laquelle elle demandait à la cour de déclarer qu’elle était la titulaire du brevet 834 et que Secure avait contrefait ce brevet [l’action intentée en Alberta]. Secure a présenté une défense et une demande reconventionnelle, dans laquelle elle alléguait qu’elle était la véritable titulaire du brevet 834. Les faits allégués dans son acte de procédure sont ceux qu’elle soulève en l’espèce, à savoir que M. Levey avait réalisé l’invention lorsqu’il était l’employé de Genesis – ou, subsidiairement, que MM. Levey et Ewanek l’avaient réalisée lorsqu’ils étaient ses employés – et que M. Ewanek avait utilisé de façon inappropriée les renseignements confidentiels de Genesis relativement à la demande de brevet qu’il a présentée au cours de son emploi chez Mud King.

[20] Les tribunaux de l’Alberta semblent avoir été saisis parce qu’à l’époque, la Cour d’appel fédérale n’avait pas encore rendu son arrêt Salt Canada Inc c Baker, 2020 CAF 127 [Salt Canada]. Avant cet arrêt, selon la jurisprudence de la Cour, celle-ci déclinait compétence dans les cas où la décision concernant la titularité d’un brevet dépendait de l’application et de l’interprétation de principes relevant du droit des contrats. L’arrêt Salt Canada a modifié le droit jurisprudentiel sur ce point.

[21] Dans l’arrêt Salt Canada, la Cour d’appel fédérale a jugé que l’approche adoptée avait pour effet de rendre les Cours fédérales entièrement dépendantes des cours provinciales et allait à l’encontre de l’objet de l’article 52 de la Loi sur les brevets et, de façon générale, de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-8. Voici la conclusion que la Cour d’appel fédérale a tirée au paragraphe 40 : « Lorsqu’elles sont saisies de différends contractuels, les Cours fédérales sont habilitées à régler ces différends, tout comme n’importe quel autre tribunal, et elles le font continuellement. »

[22] Si la poursuite avait été intentée après le prononcé de l’arrêt Salt Canada, nous n’aurions probablement pas aujourd’hui à tenir compte des décisions qui ont été rendues dans l’action intentée en Alberta, lesquelles ont, selon CES, une incidence importante en l’espèce.

[23] Compte tenu de l’action intentée en Alberta et de la jurisprudence de la Cour qui s’appliquait à l’époque, le juge responsable de la gestion de l’instance a décidé, sur consentement des parties, que l’action instituée devant la Cour fédérale [traduction] « serait suspendue jusqu’à ce que les parties obtiennent la décision du tribunal de l’Alberta ».

[24] CES et Secure ont chacune présenté, dans l’action intentée en Alberta, des demandes qui ont été entendues par le juge Gates et qui ont finalement permis de régler ce point en litige. Aux paragraphes 25 et 26 de sa décision, le juge Gates a décrit ces demandes concurrentes de la manière suivante :

[traduction]
[25] Secure a d’abord présenté une demande dans laquelle elle cherchait à obtenir une ordonnance comportant les conclusions suivantes :

a) scinder la question de la titularité du brevet 834 des autres questions, et suspendre ces autres questions jusqu’à ce que soit rendue la décision concernant la titularité;

b) à titre subsidiaire, enjoindre à CES et à M. Ewanek de produire d’autres affidavits de documents;

c) rendre un jugement sommaire rejetant l’action que CES a intentée contre Secure Energy aux motifs que cette dernière n’avait commis aucun acte qui pourrait constituer la contrefaçon d’un brevet et qu’elle avait été erronément constituée comme partie à l’instance.

[26] En réponse, CES a présenté une demande visant à obtenir un jugement sommaire et, à titre subsidiaire, une ordonnance radiant la défense et la demande reconventionnelle de Secure, ou des parties de celles-ci, au motif d’absence de fondement et de véritable question litigieuse. Selon CES, toute demande de la part de Secure liée à un manquement à l’obligation de confidentialité est prescrite en vertu de la Limitations Act, RSA 2000, c L-12. De plus, elle fait valoir que Secure, qui n’est ni le breveté ni une personne se réclamant de celui-ci, n’avait pas la qualité pour agir et invoquer la contrefaçon du brevet 834.

[25] Le juge Gates a entendu les observations sur la question de savoir laquelle des demandes concurrentes devrait être tranchée en premier. Au paragraphe 29, il a exposé l’argument principal que Secure avait fait valoir sur ce point : [traduction] « Secure soutient que les arguments de CES sur les questions de la prescription et de la renonciation, même s’ils sont retenus, ne résoudront pas la question de la titularité du brevet 834 parce que CES n’a pas établi que M. Ewanek est l’"inventeur". »

[26] Les paragraphes 30 à 34 des motifs du juge Gates portent sur l’argument principal de CES selon lequel sa demande devait être instruite en premier. Voici les raisons invoquées par CES, qu’il a retenues : [traduction] « [L]a Loi sur les brevets a été modifiée de façon importante le 1er octobre 1989 pour créer un régime favorable au "premier déposant" [...;] il est incontesté que l’objet du brevet 834 a été mis au point bien après 1989 [...;] et CES a été la première à déposer sa demande qui a mené à l’obtention du brevet 834. » Suivant ce raisonnement, le juge Gates a ajouté ce qui suit : [traduction] « Je ne puis retenir la prétention de Secure selon laquelle la paternité de l’invention, qu’elle cherche à faire attribuer à M. Levey, la rend titulaire du brevet 834. »

[27] Selon le juge Gates, [traduction] « la véritable question préliminaire dans la présente affaire était [plutôt] celle de savoir si, à supposer que le brevet 834 ait été délivré sur la base de renseignements confidentiels appartenant à Genesis que M. Ewanek avait illicitement utilisés, Secure pouvait être déclarée titulaire de ce brevet ou si sa demande en ce sens était vouée à l’échec compte tenu de la question de la prescription soulevée par CES ou de la renonciation ».

[28] En fin de compte, le juge Gates a conclu que Secure ne pouvait plus demander d’être déclarée titulaire du brevet 834 sur la base de renseignements confidentiels que M. Ewanek aurait illicitement utilisés, et ce, pour les deux motifs invoqués.

[29] Au paragraphe 52 de ses motifs, il s’est exprimé comme suit, après avoir souligné que la prédécesseure de Secure savait en 2005 que des renseignements confidentiels auraient été illicitement utilisés : [traduction] « Par conséquent, au moment où Secure a déposé sa demande reconventionnelle le 3 août 2018, les délais de prescription de deux ans et de dix ans [prévus aux alinéas 3(1)(a) et 3(1)(b) de la Limitations Act, RSA 2000, c L-12] avaient expiré. » Puis il a ajouté que [traduction] « le droit de Secure de revendiquer la titularité du brevet 834 [était] prescrit ».

[30] Le juge Gates a par ailleurs souligné que la renonciation avait été signée après l’envoi de mises en demeure à M. Ewanek et après que la demande de brevet 834 avait été rendue publique. Il a donc jugé que la prédécesseure de Secure [traduction] « savait que la titularité du brevet 834 pouvait être remise en question, ou aurait pu le savoir si elle avait fait preuve de diligence raisonnable ». Par conséquent, [traduction] « en l’absence d’une démonstration de fraude, utiliser la version des circonstances présentée par Secure afin d’exclure le fait que cette remise en question était connue reviendrait à donner à la renonciation un caractère plus restrictif que celui dont les parties avaient elles-mêmes convenu ». Au paragraphe 73, il a conclu ce qui suit : [traduction] « Par conséquent, je conclus que la renonciation empêche Secure de présenter sa demande qu’elle fonde sur le non-respect de l’obligation de confidentialité. »

[31] Le 20 août 2020, le juge Gates a rendu l’ordonnance qui suit :

[traduction]
LA COUR ORDONNE :

1. La demande de CES visant à obtenir un jugement sommaire rejetant les parties de la défense de Secure qui se rapportent à la question de la titularité du brevet 834 et de la demande reconventionnelle de Secure Drilling, sur le fondement de la Limitations Act de l’Alberta et de la renonciation, est accueillie.

2. Aucune décision n’est rendue en ce qui concerne l’identité de l’auteur ou des auteurs de l’invention divulguée dans le brevet 834.

3. Aucune conclusion n’est formulée quant à la validité ou à la contrefaçon du brevet 834.

4. La demande de Secure visant à obtenir un jugement sommaire rejetant les demandes de CES présentées à l’encontre de Secure Energy est rejetée.

5. La demande de Secure pour la tenue d’un procès sommaire sur la question de la titularité du brevet 834 est rejetée.

6. Les parties ont la possibilité de présenter des observations sur la question des dépens.

[32] La Cour d’appel de l’Alberta a été saisie d’un appel, qu’elle a rejeté à la majorité. Tous les juges de la formation étaient d’avis que le juge Gates avait eu tort de traiter de la question de la paternité de l’invention en premier [traduction] « principalement parce qu’il semblait que ni M. Levey ni Genesis n’avaient inventé la technologie, compte tenu de l’argument de CES fondé sur le "premier déposant" ». Selon la Cour d’appel de l’Alberta, les dispositions de la Loi sur les brevets qui favorisent le premier déposant n’ont aucune incidence sur l’identité du véritable inventeur.

[33] Cependant, les juges majoritaires ont conclu qu’il n’y avait quand même pas lieu de trancher la question de la paternité de l’invention, parce que, même si Secure arrivait à démontrer qu’elle est la titulaire légitime du brevet 834, [traduction] « cette démonstration ne réglerait pas le sort l’action intentée en Alberta ». Ils ont motivé leur conclusion en ces termes :

[traduction]
[13] [...] Les poursuites intentées en Alberta visent à faire respecter les droits découlant d’un brevet et tout moyen de défense invoqué s’applique à l’action concernée. Par exemple, il est possible de faire valoir en défense qu’une demande est prescrite en vertu de la Limitations Act, ou qu’elle est irrecevable parce qu’elle s’applique à une action assujettie aux modalités d’une renonciation signée à la suite d’un règlement. Secure ne peut revendiquer un titre ou un droit qui a fait l’objet d’une renonciation ou qui est frappé de prescription. De ce point de vue, l’affaire est analogue à toute autre affaire dans laquelle le demandeur invoque un moyen valide, mais qu’il ne peut faire valoir en raison de l’expiration d’un délai de prescription ou du fait que l’exercice de son droit a antérieurement fait l’objet d’une renonciation ou d’une indemnisation.

[34] La juge Veldhuis, dissidente, a conclu que [traduction] « [c]e n’était qu’après avoir réglé la question de la paternité de l’invention que le juge siégeant en cabinet pouvait examiner les autres questions, notamment celle des délais de prescription applicables, celle de l’interprétation de la renonciation signée par M. Ewanek, ainsi que celle de savoir quelles parties pouvaient être valablement constituées à l’instance ». À son avis, l’approche adoptée par le juge Gates et les juges majoritaires revenait à [traduction] « mettre la charrue devant les bœufs ». Elle aurait annulé la décision dans son intégralité, puis ordonné que la question de la paternité soit tranchée en premier.

La requête en radiation présentée par CES

[35] Selon CES, la demande de Secure fondée sur l’article 52 de la Loi sur les brevets est soit un abus de procédure, soit une contestation indirecte des décisions rendues en Alberta, soit irrecevable pour cause de préclusion découlant d’une question déjà tranchée, selon le cas.

[36] Il est possible d’invoquer la doctrine de l’abus de procédure pour faire déclarer irrecevable une poursuite qui porterait atteinte aux principes d’économie, de cohérence, de caractère définitif des instances et d’intégrité de l’administration de la justice : voir Toronto (Ville) c SCFP, section locale 79, 2003 CSC 63 [SCFP] au para 37.

[37] La règle interdisant les contestations indirectes veut qu’une ordonnance rendue par une cour compétente soit valide, concluante et ait force exécutoire, à moins d’être infirmée en appel ou légalement annulée : voir Wilson c La Reine, [1983] 2 RCS 594 à la p 599.

[38] Trois conditions préalables sont nécessaires à l’application de la doctrine de la préclusion découlant d’une question déjà tranchée: 1) la question doit être la même que celle qui a été tranchée dans la décision antérieure; 2) la décision judiciaire antérieure doit avoir été une décision finale; 3) les parties dans les deux instances doivent être les mêmes ou leurs ayants droit (voir SCFP, au para 23).

[39] J’estime qu’aucun de ces moyens ne s’applique en l’espèce. Pour les motifs qui suivent, je conclus que la présente demande ne constitue ni un abus de procédure ni une contestation indirecte des décisions des tribunaux de l’Alberta, et qu’elle n’est pas irrecevable pour cause de préclusion découlant d’une question déjà tranchée.

[40] Les passages suivants des motifs des juges majoritaires indiquent très clairement que la Cour d’appel ne s’est pas prononcée sur la question de la titularité du brevet 834 et que rien n’empêchait Secure de soumettre à notre Cour une demande fondée sur l’article 52 de la Loi sur les brevets.

[traduction]
[12] [...] Secure est mieux placée que le demandeur moyen par l’effet de l’article 52 de la Loi sur les brevets. La décision du juge siégeant en cabinet n’empêche pas Secure de recourir à cette disposition pour être déclarée titulaire du brevet et faire modifier l’inscription dans les registres du Bureau des brevets. Elle peut le faire. Si elle est la titulaire du brevet 834, elle peut même faire valoir les droits y afférents à l’avenir. [...] [Non souligné dans l’original.]

[13] [...] Même si le fait d’avoir gain de cause dans sa demande fondée sur l’article 52 de la Loi sur les brevets aidait Secure pour la suite des choses, il n’aurait aucune utilité rétrospective dans l’action intentée en Alberta. [...]

[...]

[21] [...] Rien dans la décision du juge siégeant en cabinet n’empêche Secure de présenter une demande de modification fondée sur l’article 52 de la Loi sur les brevets. Les conclusions que Secure pourrait chercher à obtenir au moyen d’une demande fondée sur cette disposition ne changent pas la nature de celles qu’elle sollicite dans l’action intentée en Alberta. Dans cette action, il n’est pas simplement question d’obtenir un titre dans le but de fonder ultérieurement une éventuelle demande hypothétique de nature inconnue et non déterminée, comme c’est généralement le cas lorsqu’un jugement déclaratoire est sollicité. [Non souligné dans l’original.]

[...]

[39] À mon avis, l’appel devrait être rejeté. Toutefois, conformément à l’ordonnance rendue aux paragraphes 2 et 3 par le juge siégeant en cabinet, je ne me prononce ni sur l’identité de l’auteur ou des auteurs de l’invention divulguée dans le brevet 834, ni sur la validité de ce brevet ou sa contrefaçon. [Non souligné dans l’original.]

[41] Notre Cour doit se prononcer sur la contestation de la paternité de l’invention et de la titularité du brevet 834, et sur la question de savoir si les inscriptions à cet égard dans les registres du Bureau des brevets sont conformes. La question qui était à l’examen devant les tribunaux de l’Alberta était celle de savoir si le moyen de défense invoqué par Secure dans l’action en contrefaçon était prescrit, ou sinon, injustifié compte tenu de la renonciation signée par sa prédécesseure. Comme ces tribunaux l’ont clairement exposé, cette question n’avait rien à voir avec la paternité de l’invention et la titularité du brevet, lesquelles ont expressément été écartées de leur jugement respectif.

L’identité de l’inventeur de l’objet de l’invention divulguée dans le brevet 834

[42] Monsieur Rivard, l’expert de Secure, est d’avis que l’idée originale du brevet 834 est l’utilisation [traduction] « d’un fluide de forage à base d’eau qui comprend un polymère non ionique ou un polymère anionique qui réduit de manière importante l’accrétion du bitume ou du pétrole lourd sur l’équipement de forage (voir le paragraphe 6 du brevet 834) lors des opérations de forage dans des formations contenant du pétrole brut lourd et des sables bitumineux à haute teneur en bitume ».

[43] Monsieur Cywar, l’expert de CES, a été contre-interrogé relativement à l’idée originale de la revendication 1 du brevet 834, soit l’unique revendication indépendante de ce brevet. La revendication 1 est ainsi libellée :

[traduction]
Un fluide de forage à base d’eau qui comprend un polymère choisi dans le groupe des polymères non ioniques et anioniques, destiné à être utilisé dans les formations souterraines contenant du bitume ou du pétrole lourd, la teneur en polymère étant suffisante pour empêcher l’accrétion du bitume ou du pétrole lourd sur l’équipement de forage, soit le matériel tubulaire, l’équipement de gestion des matières solides et les tamis vibrants.

[44] Voici la partie pertinente de son contre-interrogatoire :

[traduction]
Q. : Quelle est l’idée originale de la revendication 1?

R. : L’idée originale y est plutôt bien décrite.

Q. : D’accord. Pouvez-vous décrire en vos propres mots l’idée originale de la revendication 1?

R. : Il s’agit de l’utilisation de polymères non ioniques et anioniques en quantité suffisante pour empêcher l’accrétion du bitume ou du pétrole lourd sur l’équipement de forage.

[45] Il est juste de dire que ces experts étaient tous deux d’avis que l’invention est un fluide de forage à base d’eau qui comprend un polymère anionique ou un polymère non ionique, dont l’utilisation permet de réduire de manière importante l’accrétion du bitume ou du pétrole lourd sur l’équipement de forage.

[46] Le terme « inventeur » n’est pas défini dans la Loi sur les brevets. Dans l’arrêt Apotex Inc c Wellcome Foundation Ltd, [2001] 1 CF 495 (CAF), le juge Sexton décrit, aux paragraphes 30 à 33, ce qu’est un inventeur selon le droit canadien :

[30] L’article 2 de la Loi sur les brevets définit une invention de la manière suivante :

2. [...]

« invention » Toute réalisation, tout procédé, toute machine, fabrication ou composition de matières, ainsi que tout perfectionnement de l’un d’eux, présentant le caractère de la nouveauté et de l’utilité.

Pour être considéré comme l’inventeur d’une invention, il faut remplir deux conditions : i) il faut être la personne qui a eu une idée nouvelle ou qui a découvert une nouvelle chose qui constitue l’invention; et ii) il faut être la personne qui donne à l’idée conçue ou à la découverte sa forme pratique.

[31] Le simple fait d’avoir une idée n’est donc pas une invention à moins d’être combinée au second élément qui consiste à donner à cette idée une forme pratique qui sert à prouver que l’acte mental d’invention a eu lieu à une certaine date. Toutefois, pour attribuer une date à une invention, le fait de donner à une idée sa forme pratique ne va pas jusqu’à la formalité de la demande de brevet. La date à laquelle une invention est conçue ou découverte est plutôt [traduction] « la date à laquelle l’inventeur peut prouver qu’il a énoncé pour la première fois, par écrit ou verbalement, une description qui fournit les moyens de fabriquer ce qui est inventé ». En d’autres termes, l’invention doit être [traduction] « présentée sous une forme définie et pratique ».

[32] Il ressort nettement de tout ce qui précède que, pour qu’une personne soit considérée comme un inventeur, l’invention qu’on cherche à protéger par un brevet doit avoir pris naissance dans l’esprit de l’inventeur. Comme l’explique Robert B. Frost, dans son ouvrage intitulé Letters Patent for Inventions, [traduction] « une personne ne sera pas considérée comme le véritable et premier inventeur si elle n’a pas elle-même réalisé l’invention, ou si l’idée de cette invention ne vient pas, à l’origine, de son esprit ». De même, comme l’indique le président Maclean dans l’affaire Gerrard Wire Tying Machines Co. v. The Cary Mfg. Co., un véritable inventeur [traduction] « ne doit pas avoir emprunté [l’idée] à quelqu’un d’autre ». Quant à M. Fox, il indique que :

[traduction] Pour pouvoir être l’inventeur, celui qui demande un brevet doit avoir inventé la chose lui-même, et non à la suite de la suggestion faite par un autre ou à la suite d’une lecture. Si cette chose était déjà utilisée par le public, si elle était déjà mise à sa disposition, si le demandeur lui-même n’a pas réalisé l’invention ou si elle n’a pas pris naissance dans son esprit, il ne peut, en droit, être considéré comme l’inventeur.

Enfin, dans l’ouvrage intitulé Hughes and Woodley on Patents, les auteurs expliquent que [traduction] « le fait de soumettre un problème à un autre pour trouver une solution n’est pas un acte d’invention ». Il ressort donc qu’en droit, un inventeur est la (ou les) personne(s) dont l’idée ou la découverte donne naissance à l’invention qui fait l’objet de la demande de brevet. Ainsi, il devrait être également évident qu’une personne qui n’a pas eu l’idée ou n’a pas découvert la chose n’est pas un inventeur.

[33] La personne à laquelle on demande de procéder à un acte purement mécanique pour vérifier si une invention va fonctionner, dans un cas où [traduction] « dans son ensemble, l’enchaînement des idées mises en branle [...] a été celui d’autres personnes », ne sera pas traitée comme étant un inventeur. Si une personne se contente de vérifier les prédictions de quelqu’un d’autre, elle n’est pas un inventeur. En statuant autrement, la Cour découragerait l’inventeur d’obtenir de l’aide pour réaliser l’invention ou bien elle le forcerait à partager les fruits de l’invention avec ceux dont il aurait retenu les services pour l’aider. Dans le premier cas, il en résulterait des retards indus dans l’accès du public à d’importantes inventions. Dans le deuxième cas, l’incitatif économique qui vise l’invention et qui fait partie intégrante du système de brevets s’en trouverait diminué. Ni l’une ni l’autre de ces situations ne sont souhaitables du point de vue du public.

[Notes de bas de page omises; soulignement dans l’original omis.]

[47] Secure soutient que M. Levey a inventé l’invention divulguée dans le brevet 834 alors qu’il travaillait chez Genesis. CES affirme que M. Ewanek est l’inventeur, car alors qu’il était l’employé de Mud King, il a eu l’idée de mener des essais avec des polymères anioniques et des polymères non ioniques quelques jours après avoir quitté Genesis.

[48] Après avoir lu les affidavits de MM. Levey et Ewanek ainsi que les transcriptions des contre-interrogatoires, je préfère, lorsque leurs témoignages sont contradictoires, la version de M. Levey. Contrairement à M. Ewanek, M. Levey a un souvenir précis de la façon dont il a eu l’idée de l’invention, de la manière dont il a mis l’invention à l’essai et du moment où il l’a fait. Il a consigné dans ses carnets des renseignements qui appuient son témoignage. Monsieur Ewanek n’a présenté aucun document à l’appui de son témoignage et ne fournit qu’une explication très générale de la façon dont il a eu l’idée d’utiliser les polymères concernés.

[49] Dans son affidavit et en contre-interrogatoire, M. Ewanek a admis qu’il savait que M. Levey avait réalisé des essais avec des polymères anioniques chez Genesis. Voici un extrait du contre-interrogatoire de M. Ewanek :

[traduction]
Q. Bien. Les polymères anioniques avaient fait l’objet d’essais, n’est-ce pas?

R. Oui, à ma connaissance.

Q. Pardon?

R. Les polymères anioniques avaient fait l’objet d’essais. J’étais tout à fait au courant.

Q. Bien. Simon Levey avait réalisé des essais avec des polymères anioniques, n’est-ce pas?

R. Exact.

Q. Chez Genesis.

R. Exact.

Q. Vous étiez au courant pendant votre emploi chez Genesis, n’est-ce pas?

R. Exact.

Q. Vous étiez le superviseur de Simon Levey chez Genesis, n’est-ce pas?

R. Exact.

Q. Vous aviez accès aux carnets de laboratoire de Simon Levey et vous avez examiné les résultats des essais avec lui pendant votre emploi chez Genesis, n’est-ce pas?

R. Exact.

[50] Dans son affidavit et en contre-interrogatoire, M. Ewanek a nié avoir eu connaissance de la réussite des essais anti-accrétion menés par M. Levey avec des polymères anioniques. Toutefois, vu que ce dernier était le subordonné direct de M. Ewanek, que les deux hommes se réunissaient chaque semaine, que les essais menés par M. Levey avec des polymères anioniques avaient abouti à de bons résultats, et que M. Ewanek avait mis à l’essai, dans les deux semaines qui ont suivi son arrivée chez Mud King, certains polymères anioniques identiques à ceux utilisés par M. Levey, je conclus, selon la prépondérance des probabilités, que M. Ewanek était au courant de la réussite des essais anti-accrétion que M. Levey avait réalisés avec des polymères anioniques chez Genesis.

[51] En outre, l’opinion de M. Ewanek selon laquelle les essais menés avec les polymères anioniques chez Genesis avaient échoué sous-entend qu’il y avait eu des communications entre lui et M. Levey au sujet de ces polymères pour qu’il en soit arrivé à l’émettre. Pour pouvoir retenir l’argument de CES selon lequel M. Ewanek pensait que les polymères anioniques ne réduisaient pas l’accrétion du bitume, il faudrait que la Cour admette que M. Levey avait communiqué uniquement les résultats des essais échoués à M. Ewanek. Ce serait absurde. Au contraire, il est raisonnable de déduire que M. Levey avait probablement révélé à M. Ewanek qu’il avait enfin atteint les résultats escomptés à partir des essais réalisés avec les polymères anioniques – fondés sur les critères d’évaluation qu’il avait élaborés pour la réussite ou l’échec –.

[52] Je retiens le témoignage de M. Levey selon lequel, quelques jours après la réussite des essais avec des polymères cationiques comme agents anti-accrétion (soit le fondement du brevet 339), le ou vers le 14 août 2002, il a eu d’autres idées concernant des agents anti-accrétion et les a consignées dans son carnet. Il a notamment pensé à utiliser des polymères anioniques.

[53] Il est admis que M. Levey a réalisé des essais avec des polymères anioniques et des polymères non ioniques, comme il l’a attesté dans son affidavit daté du 8 février 2021 :
[traduction]

41. Plus tard, alors que j’étais l’employé de Genesis, j’ai mis à l’essai les propriétés anti-accrétion de polymères non ioniques et anioniques. J’ai testé ces propriétés du polymère non ionique Magnafloc 351 le ou vers le 18 juillet 2003, comme il est écrit à la page SL‐2‐I13 du carnet. Le brevet 834 décrit l’essai d’un équivalent de ce polymère non ionique, plus précisément celui du polymère non ionique NF 201, et son tableau 7 indique que le NF 201 est un équivalent de Alcomer 80. Alcomer est une marque de commerce de CIBA, et Magnafloc, une marque de commerce de BASF. BASF a ultérieurement acquis la gamme de produits polymères de CIBA, et le polymère non ionique Alcomer 80 a été renommé Magnafloc 351.

42. J’ai aussi mis à l’essai les propriétés anti-accrétion des polymères anioniques suivants aux dates inscrites dans les pages de carnet indiquées, ou vers ces dates :

[Tableau détaillant les polymères anioniques mis à l’essai et dates d’essai omis.]

43. Le brevet 834 décrit les essais de certains polymères anioniques qui sont équivalents à ceux que j’ai mis à l’essai. En particulier, à la page 125 de la transcription du contre-interrogatoire de M. Ewanek mené le 14 août 2019 (laquelle, me dit-on, constitue la pièce F jointe à l’affidavit d’Eric Rivard), M. Ewanek dit que l’Alcomer 338RD – que j’ai testé – est l’équivalent du polymère anionique AF204RD, lequel a été soumis à essai et est décrit dans le brevet 834. Le tableau 7 du brevet 834 montre aussi que ces produits sont des polymères anioniques équivalents.

44. Comme je l’avais fait lors de mes essais de polymères cationiques, les seuls résultats auxquels j’ai donné la cote « réussi » sont ceux où les préparations non ioniques et anioniques avaient empêché toute adhérence du bitume à la cellule et à la tige rotative. Même si certains de mes essais des propriétés anti-accrétion de polyacrylamides non ioniques et anioniques ont été notés comme des échecs, ces substances avaient quand même empêché en partie le bitume d’adhérer à la tige ou à la cellule.

[54] En résumé, la Cour conclut, selon la prépondérance des probabilités, que M. Levey a eu l’idée d’utiliser des polymères anioniques et des polymères non ioniques comme agents anti-accrétion dans le fluide de forage et qu’il a mis ces substances à l’essai avant la date à laquelle M. Ewanek prétend en avoir eu l’idée et avoir mené ses essais. Bien que les essais réalisés par M. Levey n’aient pas établi que ces polymères empêchaient parfaitement l’accrétion, ces essais ont démontré que les polymères étaient largement efficaces à cet égard. En somme, je suis d’avis que M. Levey a réalisé seul l’invention visée par le brevet 834. Il a eu l’idée de cette invention et en a établi l’utilité.

[55] Ces éléments me permettent de conclure que l’inventeur est M. Levey, et non M. Ewanek, et ils démontrent que M. Levey est en fait le seul inventeur.

[56] CES soutient que la demande fondée sur l’article 52 de la Loi sur les brevets ne saurait être accueillie, compte tenu du moyen de défense fondé sur la prescription qu’elle invoque et de la renonciation visant Genesis et M. Ewanek. Elle affirme également qu’aucune chaîne des titres n’est établie entre Genesis et Secure.

Le délai de prescription

[57] CES soutient que tous les délais de prescription applicables rendent irrecevables les moyens invoqués au soutien de la présente demande. L’article 39 de la Loi sur les Cours fédérales est libellé ainsi :

[58] Le paragraphe 3(1) de la Limitations Act de l’Alberta fait obstacle aux ordonnances de réparation qui sont demandées [traduction] « deux ans après la date à laquelle le demandeur a eu connaissance [des faits] ou, eu égard aux circonstances, aurait dû en avoir connaissance » ou [traduction] « dix ans après la naissance de la cause d’action », selon la première de ces éventualités.

[59] CES fait valoir que Secure sollicite une telle ordonnance et que ces délais de prescription s’appliquent. Secure affirme qu’aucun délai de prescription ne s’applique à sa demande fondée sur l’article 52 dans laquelle elle prie la Cour de déclarer qui est le véritable inventeur de l’objet de l’invention divulguée dans le brevet 834.

[60] Ni l’une ni l’autre des parties n’a fourni de source jurisprudentielle sur ce point précis.

[61] Pour les motifs qui suivent, je conclus que le moyen de défense fondé sur la prescription ne s’applique pas à la présente demande.

[62] Dans la décision Calwell Fishing Ltd c Canada, 2016 CF 312, la juge Heneghan a examiné si le délai de prescription prévu à par l’article 39 de la Loi sur les Cours fédérales s’appliquait à la demande de jugement déclaratoire qui lui avait été présentée.

[63] Au paragraphe 119 de ses motifs, elle a expliqué la nature du jugement déclaratoire :

Un jugement déclaratoire est une mesure discrétionnaire en vertu de laquelle un tribunal peut émettre une déclaration judiciaire confirmant ou refusant un droit légal ou un état du droit existant. La Cour n’a pas compétence pour émettre des déclarations de faits; reportez-vous à la décision dans l’affaire Administration de pilotage des Laurentides c. Pilotes du Saint-Laurent Central Inc. (1993), 74 F.T.R. 185, au paragraphe 22. [Sic, pour l’ensemble de la citation.]

[64] Elle a ensuite examiné les Règles des Cours fédérales, DORS/98-106, et la possibilité pour la Cour d’ordonner une réparation de nature déclaratoire. Elle a souligné que l’article 64 des Règles – dont le texte est reproduit ci-dessous – énonçait les circonstances dans lesquelles la Cour peut l’accorder :

[65] Puis, au paragraphe 123, elle a tenu compte du point de vue de la Cour suprême du Canada sur la nature du jugement déclaratoire :

Dans l’affaire Manitoba Metis Federation Inc. c. Canada (Procureur général du Canada), [2013] 1 R.C.S. 623, au paragraphe 143, la Cour suprême du Canada a décrit le jugement déclaratoire comme suit :

De plus, la réparation pouvant être accordée suivant cette analyse est limitée. Un jugement déclaratoire est une réparation d’une portée restreinte. Il peut être obtenu sans cause d’action, et les tribunaux rendent des jugements déclaratoires, peu importe si une mesure de redressement consécutive peut être accordée. [...]

[Non souligné dans l’original.]

[66] Au paragraphe 140, la juge Heneghan a conclu ce qui suit :

J’ai déterminé que cette procédure est une demande de jugement déclaratoire. Une fois de plus, je renvoie à la décision dans l’affaire Manitoba Métis Federation, précitée, dans laquelle la Cour suprême du Canada affirmait que cette réparation « peut être obtenue sans cause d’action ». Selon moi, cette procédure ne fait pas valoir de cause d’action. Il s’ensuit que cette procédure ne relève pas de la portée de l’article 39. Selon moi, la revendication des demandeurs n’est pas assujettie à un délai de prescription. [Sic, pour l’ensemble de la citation.]

[67] J’estime en l’espèce que Secure ne sollicite qu’un jugement déclaratoire, et qu’elle ne renvoie à aucune cause d’action.

[68] Dans son avis de demande, Secure formule ainsi l’objet de sa demande :

[traduction]
[...] un jugement déclarant que Simon Levey est l’unique inventeur du brevet canadien no CA 2 508 339 (le brevet 339), ainsi qu’une ordonnance fondée sur l’article 52 de la Loi sur les brevets enjoignant au commissaire aux brevets de modifier l’inscription dans les registres du Bureau des brevets afin d’y désigner Simon Levey comme étant l’unique inventeur;

[69] Il est vrai qu’une demande d’ordonnance visant le commissaire aux brevets pourrait s’ajouter à une demande de jugement déclaratoire et sembler être de la nature d’une réparation. Notre Cour a rendu des décisions fondées sur l’article 52 enjoignant au commissaire aux brevets de corriger une inscription dans ses registres, dont celle que j’ai rendue dans l’affaire concernant le brevet 339 : Secure CF. Je suis toutefois convaincu qu’une telle ordonnance n’est pas nécessaire lorsque la Cour prononce un jugement déclaratoire concernant la paternité d’une invention.

[70] L’analyse appropriée figure dans les motifs que le protonotaire Lafrenière (maintenant juge de notre Cour) a exposés dans la décision Grenke c Corlac inc, 2007 CF 396 aux para 16 et 17. Selon lui, lorsque la Cour rend un jugement déclaratoire sur le fondement de l’article 52 de la Loi sur les brevets, elle n’ordonne pas au commissaire d’agir :

Lorsqu’elle exerce la compétence que lui confère l’article 52 de la Loi sur les brevets, la Cour fédérale n’ordonne pas au commissaire de faire quoi que ce soit. Elle définit tout simplement les droits des particuliers qui sont inscrits dans les registres du Bureau des brevets, et le commissaire est tenu de par la loi de donner effet aux ordonnances ainsi prononcées par la Cour. [Non souligné dans l’original.]

Si le législateur fédéral avait voulu que le commissaire ait le pouvoir d’ignorer ou de critiquer a posteriori les ordonnances de la Cour fédérale, il aurait fallu qu’il lui accorde de tels pouvoirs explicitement dans la Loi sur les brevets. Or, aucune compétence résiduaire de ce genre n’a été réservée au commissaire. Le législateur a plutôt investi la Cour fédérale, à l’article 52, de la compétence exclusive pour modifier ou radier les registres du Bureau des brevets. Il n’est pas davantage loisible au commissaire qu’à un commis de la Cour fédérale de refuser de donner effet à une telle ordonnance judiciaire.

[71] Par conséquent, la présente demande vise seulement, à mon avis, à obtenir un jugement déclaratoire concernant l’inventeur de l’objet de l’invention divulguée dans le brevet 834 et le titulaire de ce brevet. La présente affaire est de nature publique; elle ne vise pas une cause d’action qui relève du droit privé. Aucun délai de prescription ne s’applique en l’espèce.

[72] Cela ne signifie pas pour autant que si Secure décidait d’intenter une action en contrefaçon contre laquelle CES ou une autre partie défenderesse était appelée à se défendre, la partie défenderesse ne pourrait invoquer un moyen de défense fondé sur la prescription. Il appartiendrait au juge présidant l’instruction de trancher.

La renonciation

[73] La renonciation sur laquelle s’appuie CES stipule ce qui suit :

[traduction]
EN CONTREPARTIE DE la somme d’un dollar (1,00 $), dont la réception et le caractère suffisant sont reconnus par la présente, Lexacal Investment Corp., en son nom et au nom de New West Drilling Fluids Inc., ainsi que de leurs filiales, membres du même groupe, administrateurs, dirigeants, employés, préposés, mandataires, gestionnaires, successeurs et ayants droit respectifs (le groupe Lexacal), dégage et libère de façon permanente John Ewanek de toute responsabilité à l’égard des actions, causes d’action, poursuites, contrats, réclamations, demandes ou dommages-intérêts, de quelque nature que ce soit, visant une personne morale ou physique, que le groupe Lexacal pourrait opposer jusqu’à aujourd’hui à John Ewanek, pour quelque raison que ce soit.

[74] CES fait valoir que Secure ne peut demander à la Cour de sceller le sort d’une affaire que sa prédécesseure a déjà réglée par voie contractuelle au moyen d’une renonciation intégrale.

[75] Secure s’appuie en partie sur l’arrêt de la Cour d’appel de l’Alberta, dans lequel les juges majoritaires ont fait remarquer au paragraphe 12 que la décision du juge Gates [traduction] « n’empêchait pas Secure de recourir à l’article 52 de la Loi sur les brevets pour être déclarée titulaire du brevet et faire modifier l’inscription dans les registres du Bureau des brevets ». Elle soutient qu’en raison de cet énoncé, CES est irrecevable à faire valoir que la renonciation fait obstacle à sa demande fondée sur l’article 52.

[76] À mon avis, la renonciation n’empêche pas Secure de solliciter un jugement déclarant que M. Levey est le véritable inventeur, puisque cette mesure n’est pas visée par le texte suivant : [traduction] « [...] [À] l’égard des actions, causes d’action, poursuites, contrats, réclamations, demandes ou dommages-intérêts, de quelque nature que ce soit [...] [qu’elle] pourrait opposer jusqu’à aujourd’hui à John Ewanek, pour quelque raison que ce soit. » [Non souligné dans l’original.]

[77] Bien que M. Ewanek y soit désigné en qualité de défendeur, la présente demande n’est pas, en soi, de la nature d’une « réclamation » qui s’adresse soit à lui soit à l’autre partie défenderesse. Comme je l’ai déjà indiqué, la Cour n’est pas saisie d’une demande comme telle ou d’une cause d’action, mais d’une demande en jugement déclaratoire. Dans l’action intentée en Alberta, la renonciation a été retenue comme moyen de défense contre l’allégation portant que M. Ewanek avait illicitement utilisé des renseignements confidentiels. Je ne vois pas comment la renonciation pourrait être invoquée pour empêcher une partie de solliciter un jugement déclaratoire quant à l’identité du véritable inventeur de l’objet d’un brevet, même si M. Ewanek y était l’unique inventeur désigné. Comme je l’ai souligné, notre Cour a rendu un jugement de nature déclaratoire supprimant le nom de M. Ewanek en qualité d’auteur de l’invention divulguée dans le brevet 339 et aucun moyen de défense portant que la renonciation faisait obstacle à la délivrance d’un tel jugement n’avait été invoqué.

La chaîne des titres de propriété

[78] Le 24 novembre 2005, Genesis a changé son nom et est devenue New West. En 2012, Marquis a acquis les actifs de New West en vertu d’une convention d’achat des actifs. En 2014, Marquis a fusionné ses activités avec celles de la société 1658774 Alberta Inc. et est devenue Secure. Par conséquent, Secure affirme qu’elle est maintenant propriétaire des actifs de Genesis, y compris l’invention de M. Levey.

[79] CES fait valoir que Secure n’a pas établi que M. Levey avait cédé à Genesis ses droits dans l’invention divulguée dans le brevet 834 et n’a pas démontré que Marquis avait acheté des actifs particuliers de New West en 2012. Elle soutient que New West ne disposait d’aucun droit lié à la titularité du brevet 834 ou à un secret commercial susceptible d’être transmis à Secure.

[80] Je suis d’accord avec Secure pour dire qu’elle avait déjà établi que les droits de propriété intellectuelle et les renseignements confidentiels de Genesis lui appartenaient, et cette preuve a été admise par notre Cour : voir Secure CF, au para 27. La Cour s’est prononcée à cet égard dans une affaire où les défendeurs visés en l’espèce y étaient aussi désignés. Cette décision a, entre les parties, l’autorité de la chose jugée.

[81] Je retiens la thèse selon laquelle M. Levey a réalisé l’invention alors qu’il était un employé de Genesis. Il ne revendique pas personnellement la paternité de l’invention. Dans son affidavit, M. Levey a déclaré ce qui suit au paragraphe 48 : [TRADUCTION] « Je croyais que tous les droits que j’aurais pu avoir sur des idées protégées par le brevet 834 – celles qui venaient de moi – revenaient à Genesis, mon ancien employeur. »

[82] De plus, le fait que MM. Levey et Ewanek ont tous deux indiqué dans la demande qui a donné lieu au brevet 339 que Genesis était la titulaire démontre qu’ils croyaient que toute invention réalisée dans le cadre de leur emploi appartenait à leur employeur.

[83] Il n’était pas nécessaire que M. Levey cède ses droits dans le brevet 834 à Genesis.

Conclusion

[84] Pour ces motifs, la Cour rendra un jugement déclarant que M. Levey est le véritable inventeur de l’objet de l’invention divulguée dans le brevet 834 et que Secure est la titulaire légitime du brevet 834.

[85] Secure a le droit aux dépens, que CES devra lui payer. Si les parties ne parviennent pas à s’entendre au sujet des dépens, chacune pourra déposer une lettre, d’au plus trois pages, exposant sa position et ses observations à cet égard.

 


JUGEMENT dans le dossier T-1534-20

LA COUR DÉCLARE :

  1. Simon Levey est le seul véritable auteur de l’invention divulguée dans le brevet canadien 2 624 834;

  2. Secure Energy (Drilling Services) Inc. est la véritable titulaire de l’invention divulguée dans le brevet canadien 2 624 834;

  3. Canadian Energy Services L.P. est condamnée aux dépens, payables à Secure Energy (Drilling Services) Inc., dont le montant sera, conformément aux présents motifs, soit convenu soit adjugé.

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

L. Brisebois

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1534-20

 

INTITULÉ :

SECURE ENERGY (DRILLING SERVICES) INC c CANADIAN ENERGY SERVICES LP ET JOHN EWANEK ET LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Calgary (Alberta)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LeS 29 et 30 mars 2022

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE JUGE ZINN

 

DATE DES MOTIFS :

Le 28 juin 2023

 

COMPARUTIONS :

Patrick Smith

Ben Pearson

Mike Myschyshyn

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Alan Macek

Bentley Gaikis

 

POUR LES DÉFENDEURS

CANADIAN ENERGY SERVICES L.P.

ET JOHN EWANEK

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Seastone IP LLP

Avocats

Calgary (Alberta)

 

Pour la demanderesse

 

DLA Piper (Canada) LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DÉFENDEURS

CANADIAN ENERGY SERVICES L.P.

ET JOHN EWANEK

 

Procureur général du Canada

Edmonton (Alberta)

 

POUR LE DÉFENDEUR

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

 

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