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Date : 20230620


Dossier : IMM-8559-21

Référence : 2023 CF 861

Ottawa (Ontario), le 20 juin 2023

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

MARIUS IONUT STOICA

Demandeur

et

MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

Défendeur

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Contexte

[1] La Cour est saisie d’une requête du Ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile [le défendeur] pour obtenir une ordonnance rejetant la demande de prorogation de délai de la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de M. Marius Ionut Stoica [le demandeur] ainsi que la radiation de celle-ci.

[2] L’historique du dossier comprend les éléments clés suivants. Le 15 juillet 2011, un rapport établit conformément au paragraphe 44(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch 27 (LIPR) [Rapport 44] est rédigé à l’égard du demandeur, concluant qu’il existe des motifs raisonnables de croire que le demandeur est interdit de territoire pour grande criminalité au sens de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR.

[3] Le 16 août 2011, le rapport 44(1) est déféré pour enquête devant la Section de l’Immigration [SI], conformément au paragraphe 44(2) de la LIPR. Le 1er novembre 2011, la SI émet une mesure de renvoi à l’encontre du demandeur, concluant qu’il est interdit de territoire en vertu de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR.

[4] Le 1er novembre 2011, le demandeur a porté la décision de la SI en appel. En 2014, l’audience de l’appel devant la Section d’Appel Immigration [SAI] a débuté, mais n’a pu être terminée par faute de temps. L’audience a été ajournée, et ensuite l’avocat du demandeur a retiré la demande d’appel. Le demandeur a par la suite introduit une demande de rétablissement de l’appel en mars 2015. Toutefois, celle-ci a été rejetée par la SAI le 19 mai 2015.

[5] Le 23 novembre 2021, le demandeur a déposé une demande en vertu de l’alinéa 72(2)c) de la LIPR pour une prorogation de délai pour déposer et signifier une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire à l’encontre de la décision rendue le 16 août 2011, déférant son dossier pour enquête à la SI.

[6] Le 25 février 2022, le défendeur a déposé une requête par écrit selon la Règle 369 visant à obtenir le rejet de la demande de prorogation de délai du demandeur pour déposer sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire ainsi que sa radiation. Le 7 mars 2022, le demandeur a répondu à cette requête.

II. Questions en litige

[7] La seule question devant la Cour est à savoir si la requête du défendeur devrait être accordée. Il convient de noter que cette demande comporte deux volets: le rejet de la demande de prorogation de délai, et la radiation de la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire.

III. Cadre juridique

[8] Les principes qui s’appliquent en l’espèce ne sont pas contestés; le débat porte sur leur application.

[9] En ce qui concerne la demande de prorogation de délai, les principes directeurs ont été récemment résumés dans Harless c Canada (Pêches, Océans et Garde côtière), 2022 CF 369 :

[52] La Cour d’appel fédérale a jugé à maintes reprises que l’élément déterminant qui régit l’octroi d’une prorogation de délai au titre du paragraphe 18.1(2) de la Loi sur les Cours fédérales est que cette mesure doit être dans l’intérêt de la justice (Larkman, aux para 62, 85 et 90; Wenham c Canada (Procureur général), 2018 CAF 199 [Wenham], aux para 42, 47 et 48). Comme il est indiqué dans l’arrêt Larkman au paragraphe 61, il y a quatre questions qui guident cette démarche :

(1) Le requérant a‑t‑il manifesté une intention constante de poursuivre sa demande?

(2) La demande a‑t‑elle un certain fondement?

(3) La Couronne a‑t‑elle subi un préjudice en raison du retard?

(4) Le requérant a‑t‑il une explication raisonnable pour justifier le retard?

[10] Il n’est pas nécessaire que la réponse aux quatre questions fasse pencher la balance en faveur du requérant, étant donné que ce qui importe est que la prorogation de délai soit faite dans l’intérêt de la justice.

[11] La jurisprudence affirme que ces principes juridiques s’appliquent à une demande de prorogation de délai selon l’alinéa 72(2)c) de la LIPR : Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1445; Kiflom c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 205.

[12] En ce qui concerne la demande de radiation, le point de départ de l’analyse implore qu’une telle demande soit soumise à des exigences strictes rendant ce remède une mesure exceptionnelle. La question déterminante est à savoir si la Cour est d’avis que la demande de contrôle judiciaire est vouée à l’échec.

[13] Comme décrit dans Wenham c Canada (Procureur général), 2018 CAF 199, aux paragraphes 33 et 34 :

En tenant pour avérés les faits allégués, la Cour examine si l'avis de demande est :

[33] [...] « manifestement irrégulier au point de n'avoir aucune [sic] chance d'être accueilli » : David Bull aboratories (Canada) Inc. c. Pharmacia Inc., 1994 CanLII 3529 (CAF), [1995] 1 C.F. 588 (C.A.), à la page 600. [La Cour] doit être en présence d'une demande d'une efficacité assez radicale, un vice fondamental et manifeste qui se classe parmi les moyens exceptionnels qui infirmeraient à la base sa capacité à instruire la demande : Rahman c. Commission des relations de travail dans la fonction publique, 2013 CAF 117, au paragraphe 7; Donaldson c. Western Grain Storage By‑Products, 2012 CAF 286, au paragraphe 6; Hunt c. Carey Canada Inc., 1990 CanLII 90 (CSC), [1990] 2 R.C.S. 959.

(JP Morgan Asset Management (Canada) Inc. c. Canada (Revenu national), 2013 CAF 250, [2014] 2 R.C.F. 557, au paragraphe 47.)

[34] Pour déterminer si une demande de contrôle judiciaire révèle une cause d'action, la Cour doit d'abord lire l'avis de demande de manière à en trouver « la véritable nature » ou la « nature essentielle » en « s'employant à en faire une lecture globale et pratique, sans s'attacher aux questions de forme » : JP Morgan, aux paragraphes 49 et 50.

(voir aussi : Bernard c. Canada (Procureur général), 2019 CAF 144, par. 33).

IV. Position des parties

[14] Le défendeur soutient que les critères qui s’appliquent aux deux volets sont satisfaits. Le défendeur affirme que le demandeur conteste une décision théorique dont il a connaissance depuis plus de dix ans. La décision déférant le rapport 44(1) est devenue théorique parce que le demandeur a décidé de participer aux audiences devant la SI et puis ensuite devant la SAI. Il ne peut alors ignorer l’historique du dossier dans sa tentative de remettre en cause la décision du 16 août 2011 de déféré le rapport 44(1) pour enquête.

[15] Comme l’a noté le défendeur, la décision déférant le rapport s’inscrit pourtant dans un continuum:

  • Le demandeur n’a pas contesté le rapport rédigé en vertu du paragraphe 44(1);

  • Une fois avisé que le rapport 44(1) serait déféré pour enquête devant la SI en vertu du paragraphe 44(2), le demandeur n’a pas contesté cette décision;

  • Il s’est plutôt présenté devant la SI avec son procureur et a admis la véracité des faits à l’origine du rapport 44(1);

  • Une fois que la SI a émis une mesure de renvoi à son encontre, le demandeur ne l’a pas contestée devant la Cour fédérale;

  • Il a déposé un appel devant la SAI avant de le retirer. Il a ensuite tenté de rétablir son appel, en vain.

[16] Le défendeur soutient que le demandeur ne remplit aucune des conditions requises pour obtenir une prorogation de délai. Il soumet que le demandeur :

  • N’a jamais manifesté son intention de poursuivre sa demande pour contester la décision de 16 août 2011; au contraire, il s’est soumis à la juridiction de la SI et a porté cette décision en appel devant la SAI;

  • Sa demande est mal fondée, parce que la décision de déférer le rapport 44(1) est devenue théorique par le prononcé d’une mesure de renvoi par la SI. La demande constitue une attaque collatérale de la mesure de renvoi;

  • Il n’existe pas d’explication raisonnable justifiant le délai; le demandeur n’a jamais manifesté son intention de poursuivre sa demande; la seule explication fournie par le demandeur justifiant le délai repose sur son argument suggérant que le point de départ du délai est la connaissance de son droit de contester la mesure, mais l’ignorance de la loi ne peut justifier une demande de prorogation de délai; et

  • Le défendeur subira un préjudice en raison du délai : « Le simple fait de revenir en arrière dix ans plus tard pour contester une décision théorique causera un préjudice au défendeur. »

[17] Pour sa part, le demandeur soutient que sa demande de prorogation doit être accordée parce qu’il a agi avec diligence dès qu’il a été informé qu’il pouvait contester le déférer.

[18] Selon le demandeur, on ne peut lui reprocher d’avoir pris part à une procédure devant la SI puisque celle-ci était inévitable selon la LIPR. De plus, il souligne que le rôle de la SI est limité à déterminer si le rapport en vertu du paragraphe 44(1) est bien fondé et non de vérifier si le délégué du ministre avait raison de déférer le rapport plutôt que d’émettre une lettre d’avertissement au demandeur.

[19] Concernant l’appel devant la SAI, le demandeur soumet que la compétence de ce tribunal se limitait à réviser la décision de la SI et non celle rendue par le délégué du ministre. En effet, dans son mémoire, le demandeur prétend qu’aucune décision n’a été rendue sur le fond par la SAI puisque la demande de rétablissement de son appel fut rejetée par ce tribunal. Le demandeur soutien donc qu’il conteste pour la première fois cette demande devant la Cour. Il affirme que puisque la SI et la SAI n’étaient pas compétentes pour statuer sur la décision du délégué du Ministre de ne pas lui délivrer de lettre d’avertissement, son comportement devrait être analysé à partir du moment où il fut informé, pour la première fois, de la possibilité de contester cette décision.

[20] En plus, le demandeur constate qu’il faut tenir compte du fait que le délégué du ministre devait lui informer de son droit de contester le déférer devant la Cour fédérale, ce qui n’a pas été fait. Finalement, il affirme qu’il subira un préjudice dans l’éventualité où la Cour refuserait d’analyser le bien-fondé de sa demande d’autorisation et de contrôle judiciaire. En effet, il prétend que la décision contestée n’est pas devenue théorique puisque les effets de la mesure d’expulsion continuent de s’appliquer à lui et.

V. Analyse

[21] Compte tenu des circonstances en l’instance, je suis d’avis que la requête du défendeur doit être accueillie. Le demandeur n’a pas satisfait les critères applicables quant à une prorogation de délai, et ce n’est pas dans l’intérêt de la justice que la procédure continue.

[22] Je souligne au début que la demande du défendeur, en particulier la demande de radiation, est une mesure exceptionnelle. Ceci est d’autant plus vrai dans le contexte d’une demande d’autorisation selon la LIPR; de telles demandes devraient normalement être traitées dans le contexte de la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire, selon l’article 72(1) de la LIPR. Malgré cela, la Cour estime qu'il est dans l'intérêt de la justice de traiter la question dont elle est saisie maintenant plutôt que de la reporter au stade de l'autorisation.

[23] La position du demandeur comporte trois éléments clés : que son comportement devrait être analysé à partir du moment où il fut informé de la possibilité de contester la décision du délégué du Ministre; que c’est dans l’intérêt de la justice d’accorder la prorogation puisque les procédures devant la SI et la SAI n’ont pas traité le fond de sa contestation concernant la décision du délégué du Ministre; et que cette décision n’est pas devenue théorique parce que les effets de la mesure d’expulsion continuent de s’appliquer à lui.

[24] En appliquant les critères propres à la procédure de prorogation de délai, je conviens que les éléments suivants sont déterminants.

[25] Je ne suis pas persuadé que le point de départ de l’évaluation du retard devrait être le moment où le demandeur a été informé de la possibilité de contester la décision du délégué du ministre. Le délai qui s’applique est déclenché, selon l’alinéa 72(2)b) de la LIPR, suivant « la date ou le demandeur en est avisé ou en a eu connaissance » de la décision contestée. En plus, la jurisprudence est constante à l’effet que l’ignorance de la loi n’est pas une justification pour la prorogation de délai : Yee Tam c. Canada (Transports), 2016 CF 105 au paragraphe 16, et les décisions qui y sont discutées.

[26] Le demandeur n’a pas manifesté une intention constante de poursuivre sa demande. Par contre, il a fait partie de l’audience devant la SI, et a ensuite entamé un appel devant la SAI. Il a bénéficié de l'assistance d'un avocat à chaque étape.

[27] De plus, il n’y a aucune explication raisonnable justifiant le délai. L’impact continu de la mesure d’expulsion est la conséquence des décisions prises par le demandeur, en commençant par les crimes qui l'ont rendu inadmissible, suivie par sa décision de ne pas contester la décision du 16 aout 2011, puis par l'abandon de son recours devant la SAI. Il n’y a aucune preuve au dossier justifiant le délai de dix ans.

[28] Finalement, le demandeur n’a pas démontré le bien-fondé de sa demande. La décision de l’agent de déférer le rapport 44(1) pour enquête est discrétionnaire, et même si le demandeur est d’avis que sa cause devrait plutôt faire l’objet d’une simple « lettre d’avertissement », ce n’est pas, en soi, une indication que la décision est déraisonnable.

[29] J’accepte l’argument du défendeur selon lequel on peut présumer que le fait que dix ans se sont écoulés depuis la décision contestée par le demandeur comporte un préjudice pour le défendeur, sans preuve du contraire. En effet, je suis d’avis que le défendeur subirait un préjudice s’il devait dépenser les ressources nécessaires pour amasser la preuve requise pour défendre la décision de l’agent de déférer le rapport.

[30] En fin de compte, la Cour doit prendre du recul pour examiner s'il est dans l'intérêt de la justice d'accorder la demande de prorogation de délai, ou, si au contraire, les circonstances méritent la radiation de la demande de contrôle judiciaire. Comme noté par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Canada c. Berhad, 2005 CAF 267, au paragraphe 60, les délais prescrits dans la loi reflètent un intérêt public important:

L'importance de cet intérêt public est reflétée dans les délais relativement brefs qui sont imposés à quiconque veut contester une décision administrative - un délai de 30 jours à compter de la date à laquelle la décision est communiquée, ou tel autre délai que la Cour peut accorder sur requête en prorogation de délai. Ce délai n'est pas capricieux. Il existe dans l'intérêt public, afin que les décisions administratives acquièrent leur caractère définitif et puissent aussi être exécutées sans délai, apportant la tranquillité d'esprit à ceux qui observent la décision ou qui veillent à ce qu'elle soit observée, souvent à grands frais.

[31] En l’espèce, dix ans se sont écoulés depuis la décision que le demandeur veut contester, et dans l’intérim, le demandeur, qui avait un conseil juridique, a fait partie des procédures devant la SI et la SAI. Il n’a jamais manifesté son intention de contester la décision de 16 août 2011 ni n’a établi une justification raisonnable pour le délai encouru avant de contester la décision. Aucun autre facteur exceptionnel ne justifie l’octroi d’une prorogation de délai en l’instance.

[32] Pour tous ces motifs, la demande du demandeur est accueillie. La demande de prorogation de délai est rejetée, et la demande de radiation de la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire est accordée.

[33] Le tout sans dépens.


JUGEMENT au dossier IMM-8559-21

LA COUR STATUE que :

  1. La demande du défendeur est accordée.

  2. La demande du demandeur pour une prorogation de délai est rejetée.

  3. La demande de radiation de la demande d’autorisation et de contrôle judiciaire est accordée.

  4. Le tout sans dépens.

« William F. Pentney »

Juge


 

COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-8559-21

 

INTITULÉ :

MARIUS IONUT STOICA c MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR ÉCRIT

 

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE :

LE JUGE PENTNEY

 

DATE DES MOTIFS :

LE 20 juin 2023

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Said Le Ber-Assiani

Montréal, QC

 

Pour le demandeur

MARIUS IONUT STOICA

 

Me Marc Gauthier

Montréal, QC

 

 

Pour le défendeur

MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

 

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