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Date : 20230608


Dossier : IMM-5141-21

Référence : 2023 CF 785

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 8 juin 2023

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

CHAUDHRY RASHID MAQBOOL

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur, Rashid Maqbool Chaudhry, sollicite le contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section d'appel des réfugiés (la SAR) a confirmé celle de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) selon laquelle il n'est ni un réfugié au sens de la Convention ni une personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR).

[2] Le demandeur a fondé sa demande d'asile sur sa crainte d'être persécuté par des extrémistes religieux après qu'il a ouvertement critiqué le type d'enseignement religieux dispensé au Pakistan dans certaines madrasa (écoles confessionnelles) qui, selon lui, ont été détournées par des groupes terroristes. La SPR et la SAR ont toutes deux trouvé le demandeur crédible, mais elles ont rejeté sa demande d'asile après avoir conclu qu'il disposait d'une possibilité de refuge intérieur (PRI).

[3] Le demandeur affirme qu'il a été privé de son droit à l'équité procédurale parce que la SAR n'a pas traité sa demande de dépôt d'un nouvel élément de preuve en appel. Il affirme également que la décision de la SAR est déraisonnable parce que cette dernière n'a pas tenu compte de sa notoriété et a estimé qu'il aurait dû pouvoir identifier ses agents de persécution avec plus de précision, ce qui constitue une attente irréaliste, selon lui.

[4] Pour les motifs exposés ci-dessous, j'annulerai la décision de la SAR. J'estime que le demandeur a été privé de son droit à l'équité procédurale parce que la SAR n'a pas examiné sa demande de dépôt d'un nouvel élément de preuve, et que certaines des observations clés de la SAR quant à la PRI sont déraisonnables.

I. Le contexte

[5] Le demandeur est un citoyen du Pakistan qui craint que, s'il retourne dans ce pays, des extrémistes religieux cherchent à s'en prendre à lui en raison de ses activités militantes visant les madrasa associées aux talibans et à d'autres groupes d'extrémistes semblables. Il affirme que le fait d'avoir reçu une éducation tournée vers l'extrémisme religieux dans une madrasa l'a incité à s'exprimer ouvertement contre le risque que ces établissements présentent aux enfants. En juin 2017, il a fait l'objet de menaces de mort et a été victime d'une agression au cours de laquelle il a subi une fracture de l'épaule. Il a sollicité en vain la protection de la police. Il a par la suite cessé temporairement ses activités militantes.

[6] En avril 2018, le demandeur a repris ses activités. Le 29 juillet 2018, il a tenu, à la chambre de commerce locale, un séminaire sur les avantages associés aux études supérieures et les inconvénients que présente l'enseignement religieux dispensé dans les madrasa. Le 20 août 2018, deux individus vêtus de vert – une couleur associée aux membres d'un groupe religieux – ont tiré sur lui et son ami. Ce dernier a été atteint de deux balles à la jambe. Cette attaque a incité le demandeur à s'enfuir au Canada grâce à un visa pour gens d'affaires qu'il avait obtenu précédemment.

[7] La SPR a rejeté la demande d'asile du demandeur après avoir conclu que la menace à laquelle il était exposé de la part d'un groupe d'extrémistes était de nature locale, et donc qu'une PRI viable s'offrait à lui à Islamabad ou à Karachi.

[8] Le 14 décembre 2020, le demandeur a déposé un avis de son intention d'interjeter appel de la décision de la SPR devant la SAR. Le 2 février 2021, il a cherché à produire un nouvel élément de preuve au titre du paragraphe 110(4) de la LIPR et de l'article 29 des Règles de la Section d'appel des réfugiés, DORS/2012‐257 (les Règles). Ce nouvel élément de preuve était la transcription d'une décision que la SPR avait rendue oralement le 27 novembre 2020 relativement à une demande distincte qui portait sur des PRI proposées au Pakistan pour des demandeurs d'asile faisant l'objet de menaces de la part des talibans. L’avocat du demandeur a fourni des observations écrites à l'appui de cette demande, soutenant que, même si les faits de l'autre affaire ne correspondaient pas en tout point à la situation du demandeur, les conclusions liées à la PRI constituaient une preuve convaincante que les personnes exposées à des menaces de la part d'extrémistes ne sont en sécurité nulle part au Pakistan. Aucune audience n'a été tenue, puisque le demandeur n'a présenté aucune demande en ce sens.

[9] La SAR a rejeté l'appel du demandeur le 12 juillet 2021, estimant que la SPR était arrivée à la bonne conclusion concernant les deux volets du critère relatif à la PRI. Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de cette décision.

[10] Enfin, il convient de mentionner que, le 7 septembre 2021, le demandeur a sollicité la réouverture de son appel, invoquant l'incompétence de l’avocat qui l'avait représenté (mais qui ne le représente pas dans la présente demande de contrôle judiciaire). Le demandeur a affirmé que l'appel devait être rouvert parce que son avocat de l'époque avait omis de déposer en temps opportun un affidavit obtenu après avoir reçu la décision de la SPR, et que cet affidavit n'avait pas été fourni à la SAR avant qu'elle rende sa décision.

[11] La SAR a refusé de rouvrir l'appel, estimant qu'il n'y avait aucune possibilité raisonnable de croire que l'issue de l'audience initiale aurait été différente si l'élément de preuve avait été présenté à la SPR. Par conséquent, la question dont est saisie la Cour concerne la décision que la SAR a rendue le 12 juillet 2021 et par laquelle elle a rejeté l'appel du demandeur.

II. Les questions en litige et la norme de contrôle

[12] Il y a deux questions à trancher en l'espèce :

  1. Le demandeur a-t-il été privé de son droit à l'équité procédurale parce que la SAR n'a pas examiné sa demande de dépôt d'un nouvel élément de preuve?

  2. Était-il déraisonnable pour la SAR de conclure que le demandeur disposait d'une PRI au Pakistan?

[13] En ce qui concerne la première question, dans un cas comme celui en l'espèce, la cour de révision doit, en définitive, déterminer si la procédure était équitable eu égard à l'ensemble des circonstances. Cela s'apparente à la norme de la décision correcte, même si, à proprement parler, aucune norme de contrôle n'est appliquée : Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, [2019] 1 RCF 121 au para 54. Ce point est particulièrement évident en l'espèce, puisque l'allégation de manquement à l'équité procédurale repose sur le défaut de la SAR d'examiner la demande de dépôt d'un nouvel élément de preuve; il n'y a donc pas de « décision » à contrôler.

[14] La deuxième question doit être évaluée en fonction du cadre que la Cour suprême du Canada a établi dans l'arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, [2019] 4 RCS 653 (Vavilov).

[15] En résumé, selon ce cadre, une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). L'exercice de tout pouvoir public par un décideur administratif doit être « justifié, intelligible et transparent » (Vavilov, au para 95). Il incombe au demandeur de démontrer que la déficience que présente la décision est « suffisamment capitale ou importante pour rendre cette dernière déraisonnable » (Vavilov, au para 100). La décision doit être évaluée en fonction de l'historique et du contexte de l'instance, y compris la preuve et les observations présentées au décideur (Vavilov, au para 94). Enfin, « à moins de circonstances exceptionnelles, les cours de révision ne modifient pas [l]es conclusions de fait » du décideur (Vavilov, au para 125).

III. Analyse

A. Le demandeur a-t-il été privé de son droit à l'équité procédurale?

[16] En ce qui concerne cet aspect du litige, il faut déterminer si le défaut de la SAR d'examiner la demande de dépôt d'un nouvel élément de preuve que le demandeur a présentée constitue un manquement à l'équité procédurale. Une question connexe concerne la valeur probante du nouvel élément de preuve.

[17] Le demandeur affirme qu'il a été privé de son droit à l'équité procédurale parce que, même s'il était loisible à la SAR de refuser sa demande, elle ne pouvait pas en faire simplement abstraction. En outre, il prétend que son allégation concernant l'équité procédurale ne saurait être appréciée en fonction du caractère convaincant du nouvel élément de preuve, puisqu'on ne lui a pas donné la possibilité de voir la SAR évaluer cette question précise. La SAR n'était certes pas liée par la décision de la SPR, mais la similitude entre les situations factuelles concernant la conclusion relative à la PRI exigeait de la SAR, par souci de cohérence, qu'elle détermine à tout le moins s'il lui fallait s'écarter de l'autre décision.

[18] Le défendeur soutient que cet argument doit être rejeté étant donné que le nouvel élément de preuve se rapportait à une affaire qui ne présentait aucune similitude avec la situation factuelle de l'espèce : dans cette autre affaire, les demandeurs d'asile avaient produit quantité d'éléments de preuve convaincants selon lesquels ils risquaient la persécution aux mains des talibans. Ce ne fut pas le cas en l'espèce; par conséquent, le nouvel élément de preuve n'aurait eu aucune incidence sur l'issue de l'affaire. Le défendeur soutient que, même si je conclus à un manquement à l'équité procédurale, l'affaire ne devrait pas être renvoyée à la SAR parce que le nouvel élément de preuve ne changerait rien à l'issue de l'affaire (Vavilov, au para 142).

[19] À mon avis, dans les circonstances de l'espèce, la SAR a manqué à l'équité procédurale en ne faisant aucune mention de la demande de dépôt d'un nouvel élément de preuve du demandeur. Le paragraphe 110(4) de la LIPR ne prévoit aucun pouvoir discrétionnaire permettant à la SAR de décider s'il lui faut ou non examiner la demande, et le paragraphe 29(4) des Règles dispose que, « [p]our décider si elle accueille ou non la demande [de dépôt d'un nouvel élément de preuve], la Section prend en considération tout élément pertinent [...] » (non souligné dans l'original). Encore une fois, ce libellé n'indique pas que la SAR dispose d'un pouvoir discrétionnaire en vertu duquel elle pourrait refuser d'examiner une demande (sous réserve de questions relatives aux retards, qui ne se posent pas en l'espèce).

[20] Dans le cas qui nous occupe, le dossier révèle que la demande a été soumise en bonne et due forme, dans les délais applicables. Aucune des parties n'a été en mesure d'expliquer pourquoi la SAR ne l'a pas examinée, et un examen du dossier donne à penser qu'elle pourrait tout simplement avoir été oubliée. Dans le relevé de décision de la SAR, un document administratif interne inclus dans le dossier certifié du tribunal indique : [traduction] « Paragraphe 110(4) de la LIPR – Nouvel élément de preuve : S.O. », mais la demande est incluse dans le dossier certifie du tribunal fourni par la SAR. Il n'est pas fait mention de la demande dans les motifs que la commissaire a fournis, et rien dans le dossier n'indique que la question a été examinée.

[21] À mon avis, le demandeur a raison d'affirmer qu'il avait droit à une décision de la SAR à l'égard de sa demande. Selon la loi et les Règles, il ne s'agit pas d'une question de pouvoir discrétionnaire. Comme la SAR n'a aucunement examiné la demande du demandeur, on ne saurait conclure à un processus équitable, ou qui semble équitable aux yeux du demandeur, la partie la plus touchée par la procédure.

[22] Je ne saurais conclure que l'appréciation de l'équité procédurale devrait être fonction du caractère convaincant du nouvel élément de preuve. Il revient à la SAR d'évaluer d'abord cette question, et on ne peut conclure que la procédure était équitable en se fondant sur des hypothèses quant à la conclusion que la SAR aurait tirée si elle avait examiné la question. On ne peut conclure que le défaut de la SAR d'examiner objectivement la preuve n'a pas influé sur l'issue parce que la décision reposait sur une question sur laquelle la nouvelle preuve n'avait aucune incidence : voir, par exemple, Serikova c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2016 CF 814 aux para 14-17; Ozomba c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2016 CF 1418. Le demandeur a plutôt fait valoir que la nouvelle preuve concernait précisément la conclusion essentielle sur laquelle sont fondées les décisions de la SPR et de la SAR. Dans une telle situation, il n'appartient pas à la Cour de chercher à deviner ce qu'aurait pu être l'appréciation de la preuve par la SAR.

[23] Compte tenu de ces facteurs, j'estime que le demandeur a été privé de son droit à l'équité procédurale. Cette conclusion donnerait généralement lieu à une ordonnance annulant la décision et renvoyant l'affaire afin que l'on puisse remédier au vice de procédure. Faisant référence au paragraphe 142 de l'arrêt Vavilov, le défendeur prétend qu'il ne faut pas procéder de cette façon, parce que l'issue est si manifeste qu'il serait inutile de renvoyer l'affaire.

[24] Je ne suis pas convaincu que l'espèce est visée par l'exception énoncée dans l'arrêt Vavilov, parce que je ne souscris pas à l'observation du défendeur selon laquelle l'issue d'un nouvel examen en tenant compte du nouvel élément de preuve est inévitable, ni à l'observation selon laquelle l'incidence éventuelle sur la décision ultime est si négligeable qu'il est inutile que l'on s'y attarde. En l'espèce, la question clé à trancher porte sur l'existence d'une PRI viable au Pakistan pour le demandeur, étant donné la nature des menaces auxquelles il est exposé. Le nouvel élément de preuve est une décision distincte sur la même question, dans laquelle le résultat est différent. À ce stade‐ci, on ne saurait dire si la preuve qui a influé sur la décision dans l'autre affaire, ou si le raisonnement du tribunal dans cette autre affaire, seront jugés convaincants en l'espèce. Ce n'est pas le genre de situation où l'exception s'applique, plus particulièrement au vu de mes conclusions que j'expose ci-dessous concernant certains aspects liés au caractère raisonnable de la décision.

B. Était-il déraisonnable pour la SAR de conclure que le demandeur disposait d'une PRI au Pakistan?

[25] Le demandeur prétend que la décision de la SAR selon laquelle il avait une PRI viable au Pakistan est déraisonnable pour trois raisons intimement liées. Tout d'abord, il affirme que le tribunal n'a pas tenu compte de sa notoriété en tant que dirigeant communautaire et que, de ce fait, l'évaluation des risques n'était pas valide. Ensuite, le demandeur prétend que la SAR a commis une erreur en lui imposant un fardeau irréaliste, soit celui d'identifier ses agents de persécution avec plus de précision, compte tenu des circonstances. Enfin, il ajoute que le tribunal a commis une erreur lors de l'évaluation de la documentation sur les conditions dans le pays quant aux moyens par lesquels les agents de persécution seraient en mesure de le trouver partout au pays. Le demandeur soutient que l'effet combiné de ces erreurs permet de qualifier la décision de déraisonnable.

[26] Pour ce qui est de l'évaluation de la notoriété du demandeur, la SPR et la SAR ont toutes deux accepté sa preuve concernant ses antécédents dans le monde des affaires ainsi que ses activités militantes à l'origine des menaces et des actes de violence dont il a été victime. Cependant, dans l'évaluation des risques auxquels le demandeur serait exposé aux mains d'extrémistes religieux, ni la SPR ni la SAR n'a analysé les risques associés à sa notoriété en tant que dirigeant communautaire ayant dénoncé le type d'enseignement offert dans certaines madrasa au Pakistan.

[27] Plus précisément, le demandeur fait référence à la preuve concernant le séminaire de juillet 2018 à la chambre de commerce lors duquel il a pris la parole. De nombreuses personnes ont participé à cet événement, qui a également été le sujet d'un article de journal. Des photos ont été prises lors de l'événement et ont ensuite été diffusées au grand public. Le demandeur a critiqué les madrasa et a expliqué que l'enseignement que les enfants y reçoivent les incite à devenir des extrémistes religieux. Grâce aux efforts du demandeur, certains parents ont retiré leurs enfants de madrasa et les ont inscrits dans d'autres écoles.

[28] Le demandeur soutient que cet élément de preuve montre clairement non seulement qu'il s'est livré à des activités locales ciblant un groupe ou une école en particulier, mais également qu'il s'est insurgé contre un système d'enseignement religieux associé à des organisations extrémistes, et qu'en raison de ses activités, il est désormais reconnu en tant que dirigeant communautaire.

[29] La SPR et la SAR n'ont pas remis en question la preuve du demandeur selon laquelle il avait été victime d'agressions physiques à deux différentes occasions en raison de ses activités militantes. Toutefois, le demandeur est d'avis qu'elles n'ont pas fait de même lors de l'évaluation des risques qu'il courait ailleurs au pays. La SAR s'est plutôt fondée sur une preuve selon laquelle les personnes qui sont exposées à une menace de nature locale de la part d'extrémistes pouvaient se mettre en sécurité ailleurs au pays.

[30] À cet égard, le demandeur soutient que la SAR a écarté sa preuve au sujet du risque, parce qu'il n'était pas en mesure de déterminer avec une quelconque certitude les affiliations précises de ses agents de persécution. Selon la preuve qu'il a présentée, le demandeur s'est fait agresser par des individus qui, en raison de leur tenue et de leur apparence générale, semblaient être des terroristes islamistes; sur ce point, la preuve du demandeur révélait que ses agresseurs étaient barbus, qu'ils s'étaient couvert le visage pour dissimuler leur identité et qu'ils étaient vêtus de vert, la couleur associée aux fanatiques religieux.

[31] En dépit de cette preuve, qui n'a pas été contredite ni remise en question, la SAR a tranché que le demandeur n'avait pas démontré que ses agents de persécution étaient associés aux talibans ou à l'autre organisation islamiste importante au Pakistan, le Tehrik‐i‐Taliban (TTP), ou que l'on pourrait utiliser les réseaux terroristes pour le trouver ailleurs au pays.

[32] Le demandeur fait valoir que cette conclusion est déraisonnable pour deux raisons principales. Tout d'abord, il affirme que la SAR a exigé qu'il fournisse une preuve qui n'était pas raisonnablement accessible, étant donné que les membres d'organisations terroristes au Pakistan ne portent pas d'uniforme ni ne s'identifient de quelque autre façon, et qu'il n'avait pas accès aux renseignements ou à l'information dont disposent les autorités de sécurité nationale ou la police et qui lui auraient permis d'établir un tel lien. Il affirme que la SAR lui a imposé un fardeau déraisonnable et qu'elle aurait plutôt dû reconnaître que sa preuve démontrait un risque suffisant.

[33] En outre, le demandeur souligne une contradiction dans le raisonnement de la SAR. En évaluant les risques auxquels le demandeur serait exposé dans les lieux proposés comme PRI, la SAR a accepté sa preuve pour démontrer qu'après sa fuite du pays, des adeptes des extrémistes religieux ont communiqué avec ses amis et des membres de sa famille à Faisalabad, sa ville d'origine, et aussi à Lahore. Dans la décision subséquente par laquelle elle a refusé de rouvrir l'appel, la SAR a fait mention de l'élément de preuve de la sœur du demandeur qui confirmait que des membres de la famille du demandeur à Lahore avaient fait l'objet de menaces, et qui précisait que [traduction] « les talibans lui avaient encore une fois rendu visite à sa résidence à Lahore, à la recherche [du demandeur] ». La SAR a accepté son témoignage, mais a tranché que cet élément de preuve ne faisait que confirmer un fait que la SPR et la SAR avaient déjà jugé crédible, [traduction] « à savoir que les agents de persécution étaient à la recherche [du demandeur] à Lahore ».

[34] Le demandeur souligne que la SAR a traité un affidavit de sa sœur, dans lequel elle déclare que les talibans l'ont interrogée pour savoir où se trouvait le demandeur, comme une simple confirmation d'une conclusion de fait tirée précédemment au sujet des agents de persécution. Cependant, la SAR avait également déterminé précédemment que la preuve antérieure ne démontrait pas que le demandeur avait été la cible de menaces de la part des talibans. Cette conclusion est à la fois déraisonnable et incohérente. Le demandeur soutient que la SAR ne peut pas à la fois accepter la preuve selon laquelle les talibans étaient à sa poursuite, et conclure qu'il n'a pas su démontrer qu'il était exposé à un risque aux mains du même groupe.

[35] Enfin, le demandeur soutient que la SAR n'a pas tenu compte de la preuve au dossier qui démontrait l'existence de liens entre les différents groupes d'extrémistes à l'échelle du pays. Il affirme que cet élément de preuve vient étayer sa prétention selon laquelle il serait exposé à des risques dans les villes proposées comme PRI, car il a non seulement critiqué le système d'enseignement local dans sa ville d'origine, mais également attaqué le système des écoles confessionnelles de façon plus générale. Le demandeur affirme que la preuve démontre aussi qu'on pourrait le retrouver à l'aide du système d'enregistrement des locataires, puisqu'il serait tenu de s'inscrire dans l'une des villes proposées comme PRI et que cette information serait à la disposition de la police de sa ville d'origine. Il affirme qu'il courrait ainsi un risque parce que les policiers travaillent étroitement avec les extrémistes religieux et pourraient leur transmettre de l'information sur l'endroit où il se trouve.

[36] Le défendeur prétend que la décision est raisonnable parce que le demandeur ne s'était pas acquitté de son fardeau de démontrer qu'il ne disposait d'aucune PRI ou que celles proposées n'étaient pas raisonnables. En l'espèce, le demandeur n'a pas été en mesure d'établir, à l'aide d'éléments de preuve concrets, que les agents de persécution pouvaient et voulaient le pourchasser ailleurs au Pakistan. Le défendeur fait valoir que la SAR a tenu compte de la notoriété du demandeur et qu'elle a raisonnablement conclu qu'il n'avait pas démontré que les policiers ou les agents de persécution le pourchasseraient ou pourraient le trouver dans les villes proposées comme PRI.

[37] Le défendeur souligne que la preuve du demandeur concernant l'identité de ses agents de persécution, les risques auxquels il serait exposé et les moyens par lesquels on pourrait le retrouver était entièrement hypothétique. Le demandeur a affirmé qu'il « soupçonnait », en raison de leur tenue, que les personnes à l'origine des menaces et des agressions à son endroit étaient des extrémistes religieux, que plus d'une madrasa « pourrait » être concernée, et qu'il pourrait être repéré dans d'autres villes étant donné qu'il « pourrait » croiser quelqu'un qui le connaît. Le défendeur affirme que la SAR pourrait raisonnablement conclure qu'il ne s'agit pas d'une preuve convaincante des risques qui mettraient en doute la viabilité des PRI proposées.

[38] En outre, le défendeur prétend que la SAR a tenu compte de la preuve documentaire, et qu'il n'appartient pas à la Cour de l'apprécier à nouveau. Selon le dossier, les autorités et les forces de sécurité du Pakistan prennent effectivement des mesures pour offrir une protection aux personnes exposées à des menaces de la part des talibans et du TTP, contrairement à ce que le demandeur allègue au sujet de la collaboration entre la police locale et ces groupes. En ce qui a trait à l'allégation selon laquelle il serait possible de retrouver le demandeur au moyen du système d'enregistrement des locataires, le défendeur souligne que la preuve démontre que ce système n'est pas fiable parce que les services de police n'arrivent pas à traiter les nombreuses demandes et que le système est principalement manuel et non automatisé. Ainsi, les recherches effectuées à l'aide du système ne donnent pas des résultats fiables. La SAR a raisonnablement écarté cette allégation concernant le risque que courrait le demandeur dans les lieux proposés comme PRI.

[39] Les arguments que le demandeur a invoqués ne m'ont pas tous semblé convaincants, mais j'estime que la décision est déraisonnable pour deux motifs intimement liés. Tout d'abord, pour déterminer si le demandeur disposait d'une PRI viable au Pakistan, la SAR devait en arriver à une décision quant à la nature du risque auquel le demandeur était exposé. Sur ce point, la SAR a ainsi énoncé sa principale conclusion :

[...] L'appelant n'a effectué du travail communautaire qu'à Faisalabad, et son travail communautaire était en grande partie axé sur les avantages de l'éducation en général, outre le fait qu'il critiquait les madrasa parce qu'elles forment les enfants à l'extrémisme religieux. L'appelant a déclaré que certaines madrasa ont des liens avec les talibans, mais il n'a présenté aucun élément de preuve permettant d'établir, selon la prépondérance des probabilités, que les hommes qui l'ont menacé et l'ont attaqué ont des liens avec les talibans ou des extrémistes religieux de Karachi et d'Islamabad. En outre, j'estime, compte tenu de la preuve objective, que le travail communautaire que l'appelant a réalisé à l'échelle locale ne ferait probablement pas de lui une cible de grande importance qui attirerait l'attention des groupes d'extrémistes religieux s'il s'installait dans les villes proposées comme PRI.

[40] Il n'appartient pas à la Cour d'apprécier à nouveau la preuve que la SAR a examinée, mais je souscris à l'observation du demandeur selon laquelle l'analyse présentée dans ce passage ne traite pas de l'argument qu'il a invoqué relativement à la preuve de la notoriété qu'il avait acquise en raison de ses activités militantes, ni de l'incidence possible de cette notoriété sur le risque. Plus précisément, les détails de ses activités énoncés dans l'article de journal laissent entendre que ses critiques ne ciblaient pas uniquement la situation dans sa ville d'origine. Il n'est pas expressément question de l'incidence que la portée de ses critiques a pu avoir sur les risques qu'il courrait ailleurs au Pakistan.

[41] Toutefois, ce qui pose particulièrement problème dans l'analyse de la SAR, c'est l'incohérence manifeste entre la décision initiale du tribunal et son refus de rouvrir l'appel. Même si, généralement, une décision subséquente ne saurait constituer un motif permettant de conclure qu'une décision antérieure est déraisonnable, on ne peut faire abstraction, en l'espèce, du raisonnement précis et détaillé de la même commissaire de la SAR concernant un point clé.

[42] Tel que je le mentionne plus haut, la SAR a refusé de rouvrir l'appel, principalement parce que l'allégation du demandeur selon laquelle son avocat de l'époque a omis de fournir à la SAR l'affidavit de la sœur du demandeur en temps opportun ne posait pas un problème majeur puisque cet affidavit ne faisait que confirmer les conclusions auxquelles la SAR en était venue dans la décision qui fait l'objet du présent contrôle. Le point précis en question se rapportait au fait que les talibans cherchaient le demandeur et avaient notamment communiqué avec sa sœur à Lahore. Cependant, dans sa décision précédente, la SAR a conclu que le demandeur n'avait pas établi ce fait essentiel, et elle a donc écarté les craintes du demandeur d'être pourchassé par les talibans dans les villes proposées comme PRI.

[43] Je souscris à l'observation du demandeur selon laquelle les décisions de la SAR sont fondées sur des conclusions contradictoires. Ce constat pourrait ne pas constituer en soi un motif suffisant pour conclure que la décision antérieure – celle qui fait l'objet du présent contrôle – est déraisonnable. Cependant, en l'espèce, j'estime que la décision plus récente remet en question un élément clé de la précédente, et l'incohérence est si déterminante dans l'établissement du caractère raisonnable de l'issue de la décision qui fait l'objet du présent contrôle qu'elle justifie son annulation.

[44] L'un des éléments clés de l'analyse de la SAR au sujet de la PRI est que le demandeur n'avait pas démontré l'existence d'un lien entre ses agents de persécution et les talibans ou d'autres groupes d'extrémistes. Il convient de noter que la SAR a reconnu que le demandeur avait été la cible de menaces et d'agressions, et que des individus étaient toujours à sa recherche dans sa ville d'origine et à Lahore après son départ du Pakistan. La SAR a tranché que la description que le demandeur a faite des hommes qui l'ont persécuté ne permettait pas d'établir un lien entre ces derniers et les talibans ou d'autres groupes d'extrémistes. Elle a donc écarté les risques auxquels il pourrait être exposé ailleurs au Pakistan. La SAR a conclu que le demandeur n'était exposé qu'à une menace de nature locale de la part de certains individus dont l'identité n'a pas été établie. Cette conclusion est incompatible avec celle selon laquelle le témoignage précis et détaillé de la sœur du demandeur quant à la visite que des talibans lui ont rendue chez elle pour savoir où se trouvait le demandeur était la simple confirmation d'une conclusion antérieure de la même formation de la SAR dans la décision initiale.

[45] Selon l'arrêt Vavilov, une décision peut être qualifiée de déraisonnable notamment si elle est fondée sur un raisonnement interne qui est contradictoire ou qui manque de logique. J'estime en l'espèce que la décision de la SAR présente cette faille décisive.

[46] La conclusion liée à la PRI a été déterminante dans le raisonnement de la SAR et l'issue de l'affaire. Un élément clé a été la conclusion de la SAR selon laquelle le demandeur n'avait pas établi de lien entre les menaces et les actes de violence dont il avait été victime et les talibans ou d'autres groupes d'extrémistes. La même formation de la SAR a subséquemment refusé de rouvrir l'appel, principalement parce que le nouvel élément de preuve que le demandeur cherchait à produire pour établir ce lien n'aurait rien ajouté à l'instance antérieure, puisqu'il ne servait qu'à confirmer les conclusions de la SAR. Ces deux conclusions ne peuvent coexister.

[47] Pour les motifs qui précèdent, j'estime que les conclusions de la SAR sont contradictoires et que les précisions que la SAR a fournies n'expliquent pas ces contradictions. Je conviens que la faille dans la décision est suffisamment importante pour que l'on qualifie la décision de déraisonnable dans son ensemble.

IV. Conclusion

[48] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que la décision est déraisonnable et qu'il y a eu manquement à l'équité procédurale.

[49] La décision que la SAR a rendue le 12 juillet 2021 est annulée. L'affaire est renvoyée pour nouvel examen par une formation différente.

[50] Il n'y a aucune question de portée générale à certifier.

[51] Il convient de souligner que les documents ont été déposés en anglais, mais que l'affaire a été plaidée en français. Par conséquent, comme le prévoit l'alinéa 20(1)b) de la Loi sur les langues officielles, LRC (1985), c 31 (4e suppl.), le jugement et les motifs sont prononcés simultanément dans les deux langues officielles.

 


JUGEMENT DANS LE DOSSIER IMM-5141-21

LA COUR ORDONNE :

  1. La décision du 12 juillet 2021 par laquelle la Section d'appel des réfugiés a rejeté l'appel du demandeur est annulée.

  2. L'affaire est renvoyée à la Section d'appel des réfugiés pour nouvel examen par une formation différente.

  3. Il n'y a aucune question de portée générale à certifier.

« William F. Pentney »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

IMM-5141-21

 

INTITULÉ :

RASHID MAQBOOL CHAUDHRY c MCI

 

LIEU DE L'AUDIENCE :

PAR VISIOCONFÉRENCE

 

DATE DE L'AUDIENCE :

Le 26 mai 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le juge Pentney

 

DATE DES MOTIFS :

Le 8 JUIN 2023

 

COMPARUTIONS :

Stéphanie Valois

 

Pour le demandeur

RASHID MAQBOOL CHAUDHRY

 

Mario Blanchard

Pour le défendeur

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Valois & Associés

Avocats

Montréal (Québec)

 

Pour le demandeur

RASHID MAQBOOL CHAUDHRY

 

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

 

Pour le défendeur

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

 

 

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