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Date : 20230609


Dossier : T‑1640‑22

Référence : 2023 CF 826

[TRADUCTION FRANÇAISE RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Vancouver (Colombie‑Britannique), le 9 juin 2023

En présence de monsieur le juge Sébastien Grammond

ENTRE :

FEI WEI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] M. Wei a obtenu la citoyenneté canadienne en faisant de fausses déclarations. Il sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision par laquelle sa citoyenneté a été révoquée. J’accueille sa demande, parce que la déléguée du ministre s’est livrée à un raisonnement fallacieux dans le cadre de son examen des observations de M. Wei concernant son établissement au Canada et la possibilité qu’il devienne apatride.

I. Contexte

[2] M. Wei, qui était alors citoyen chinois, est venu au Canada en 2001 muni d’un permis d’études. En 2006, il a épousé une citoyenne canadienne, qui l’a ensuite parrainé afin qu’il obtienne la résidence permanente. Il est devenu citoyen canadien en 2011.

[3] On a plus tard découvert qu’il s’agissait d’un mariage de complaisance. La femme en question a avoué avoir accepté de l’argent pour épouser M. Wei et parrainer ce dernier en vue qu’il obtienne la résidence permanente. Elle a confirmé qu’ils n’avaient jamais vécu ensemble et qu’ils ne s’étaient rencontrés que trois fois.

[4] Le ministre a enclenché les procédures de révocation de la citoyenneté en vertu de l’article 10 de la Loi sur la citoyenneté, LRC 1985, c C‑29 [la Loi].

[5] Dans les observations qu’il a présentées au ministre, M. Wei a admis qu’il avait fait de fausses déclarations. Il a exprimé des remords et il a expliqué qu’il avait agi de la sorte parce qu’il est homosexuel et qu’il pensait que c’était le seul moyen d’éviter un retour en Chine, où il serait persécuté en raison de son orientation sexuelle. Il a affirmé qu’il entretenait une relation homosexuelle au Canada depuis plus de dix ans. Il a également invoqué son établissement au Canada, le fait que la révocation de sa citoyenneté le rendrait apatride et le fait qu’il subirait des épreuves et de la discrimination s’il était renvoyé en Chine.

[6] En juillet 2022, le ministre a révoqué la citoyenneté de M. Wei. Dans les motifs de la décision, la déléguée du ministre a accordé peu de poids aux remords que M. Wei avait exprimés et elle a jugé que la preuve était insuffisante pour établir l’existence de la relation homosexuelle de M. Wei. Elle a accordé peu d’importance à l’établissement de M. Wei au Canada, principalement parce qu’il résultait de l’obtention de la résidence permanente et de la citoyenneté au moyen de fausses déclarations. Bien qu’elle ait admis que M. Wei avait perdu la citoyenneté chinoise en acquérant la citoyenneté canadienne, elle a conclu que le droit chinois lui offrait une « voie » pour recouvrer la citoyenneté chinoise. Enfin, elle a conclu que M. Wei ne serait pas automatiquement renvoyé du Canada et que toute épreuve liée à un renvoi pourrait être traitée ultérieurement.

[7] M. Wei sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision du ministre de révoquer sa citoyenneté.

II. Analyse

[8] J’accueille la demande de M. Wei. La décision est déraisonnable, car l’exercice du pouvoir discrétionnaire conféré par l’alinéa 10(3.1)a) de la Loi a été entaché d’un raisonnement fallacieux et de l’omission d’examiner de manière significative les observations de M. Wei.

[9] Bien entendu, le point de départ de l’analyse est que l’obtention de la citoyenneté au moyen de fausses déclarations est une affaire très grave et que l’on ne devrait normalement pas être autorisé à conserver ce que l’on a acquis par malhonnêteté. Néanmoins, en application des paragraphes 10(3.1) et (3.2) de la Loi, le ministre doit tenir compte de la « situation personnelle » de l’individu faisant l’objet d’une révocation de citoyenneté :

[10] Dans la décision Xu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1102 [Xu], mon collègue le juge John Norris a soigneusement examiné l’historique législatif de la disposition en question et il a proposé des lignes directrices pour son application. Il a relevé les similitudes et les différences entre la « situation personnelle » que le ministre doit prendre en compte aux termes de l’alinéa 10(3.1)a) et le concept de « considérations d’ordre humanitaire » mentionné dans la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27. Au paragraphe 62, il a résumé ainsi l’éventail des facteurs qui peuvent s’avérer pertinents :

[…] l’intérêt supérieur de tout enfant directement touché par la décision, l’établissement au Canada et l’impact d’une décision défavorable sur la santé physique et mentale et le bien‑être général d’une personne. De même, dans les cas de fausses déclarations, chacun des deux décideurs doit tenir compte, entre autres, de la gravité de la fausse déclaration, de la complicité de la personne dans celle‑ci, de la preuve que la déclaration ne représentait pas la réalité, de toute circonstance atténuante, et de toute expression de remords, lors de l’exercice du pouvoir en equity conféré au décideur de dispenser une personne des conséquences habituelles de la loi.

[11] Au paragraphe 73 de sa décision, il a ensuite décrit le processus de pondération qui sous‑tend l’alinéa 10(3.1)a) de la manière suivante :

Selon le cadre juridique adopté par le Parlement, la perte de citoyenneté canadienne n’est pas automatique en cas de verdict de fausse déclaration. Le décideur doit plutôt déterminer si cette conséquence est justifiée à la lumière de toutes les circonstances de l’affaire. L’élément central, en fonction de la situation, est de déterminer si la révocation de la citoyenneté d’une personne, lorsqu’obtenue au moyen de fausses déclarations, est une réponse proportionnelle à l’inconduite, et si elle est nécessaire pour protéger l’intégrité des processus d’immigration et de citoyenneté.

[12] À mon avis, l’examen par la déléguée du ministre des observations présentées par M. Wei concernant l’apatridie et l’établissement était déraisonnable pour les motifs suivants. En somme, il n’y a pas eu de véritable examen de la question de savoir si la révocation de la citoyenneté de M. Wei était une « réponse proportionnelle » à son inconduite. Cela est dû à des « erreurs manifestes sur le plan rationnel » ayant entaché le raisonnement de la déléguée du ministre : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au paragraphe 104, [2019] 4 RCS 653 [Vavilov].

[13] Je tiens à souligner d’emblée que rien dans ces motifs ne vise à imposer le résultat du nouvel examen de la demande de M. Wei. Ce qu’il faut, c’est un examen équitable des conséquences réelles liées à l’apatridie de M. Wei ou à la fin de son établissement au Canada, plutôt que des motifs génériques qui pourraient s’appliquer à toute personne sollicitant la prise de mesures spéciales.

A. L’apatridie

[14] Dans les observations qu’il a présentées au ministre, M. Wei a déclaré que la révocation de sa citoyenneté canadienne le rendrait apatride. Il a ajouté que si la législation chinoise prévoit un mécanisme de recouvrement de la citoyenneté, celui‑ci est discrétionnaire et il y a des raisons de douter que sa demande serait acceptée. Il a également présenté des observations quant aux conséquences pratiques de l’apatridie s’il n’était pas en mesure de recouvrer la citoyenneté chinoise.

[15] En réponse à ces observations, la déléguée du ministre a d’abord fait référence à la Convention sur la réduction des cas d’apatridie, à laquelle le Canada est partie. Elle a relevé que l’article 8 de la Convention empêche les États de révoquer la citoyenneté d’une personne si cette révocation la rendait apatride, sauf si cette dernière a obtenu cette citoyenneté au moyen de fausses déclarations. En toute déférence, cela n’est pas pertinent dans le cas de la demande de M. Wei. Il se peut que le droit international n’interdise pas au Canada de priver M. Wei de sa citoyenneté. Néanmoins, le législateur a choisi d’aller au‑delà des obligations internationales du Canada en imposant la prise en compte de l’apatridie même lorsque la révocation de la citoyenneté pour fausses déclarations est envisagée. L’exception prévue à l’article 8 s’applique dans tous les cas de révocation de la citoyenneté pour fausses déclarations. Lorsqu’il a adopté l’alinéa 10(3.1)a) de la Loi, le législateur devait être conscient de l’existence de l’article 8, et il a tout de même enjoint au ministre d’envisager la possibilité d’apatridie dans les cas de fausses déclarations. Ainsi, l’exception prévue à l’article 8 ne peut être invoquée pour alléger l’obligation qu’a le ministre de de prendre en compte l’apatridie avant toute révocation de la citoyenneté. Il s’agit d’une erreur manifeste sur le plan rationnel de suggérer le contraire.

[16] La déléguée du ministre a ensuite invoqué la « voie » prévue par le droit chinois permettant de recouvrer la citoyenneté pour justifier son refus d’octroyer des mesures spéciales. Cependant, elle n’a pas abordé la preuve présentée par M. Wei démontrant qu’il était loin d’être certain que le mécanisme en question lui permette de recouvrer la citoyenneté chinoise. Elle n’a pas non plus répondu à l’argument de M. Wei, fondé sur l’arrêt Williams c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 126, [2005] 3 RCF429 [Williams], selon laquelle la possibilité de recouvrer la citoyenneté ne peut être prise en compte si elle est assujettie à un régime discrétionnaire. En outre, les observations de M. Wei quant aux conséquences pratiques liées à l’apatridie ne sont pas du tout prises en compte. La déléguée du ministre a plutôt donné les motifs suivants :

[traduction]

J’ai examiné l’ensemble des circonstances liées à vos observations quant au fait d’être une personne apatride, compte tenu en particulier des obligations du Canada aux termes de la Convention de 1961 sur la réduction des cas d’apatridie, qui comprend l’obligation de ne priver de leur nationalité aucun individu si cette privation doit le rendre apatride, à moins que cette nationalité n’ait été obtenue au moyen d’une fausse déclaration ou d’un acte frauduleux. Je ne suis toutefois pas convaincue par vos arguments selon lesquels vous êtes apatride au seul motif que la Chine ne reconnaît pas la double nationalité. En ce qui concerne votre observation selon laquelle la révocation de votre citoyenneté canadienne vous rendra apatride, je relève que vous n’avez pas fourni de preuve à cet égard. En outre, je juge que s’il est établi que vous avez perdu la nationalité chinoise lors de l’obtention de la citoyenneté canadienne, vous disposez d’une procédure pour demander de recouvrer la citoyenneté chinoise. Compte tenu de ce qui précède, je ne suis pas convaincue que vos arguments justifient la prise de mesures spéciales au vu des circonstances de votre dossier. [Souligné dans l’original.]

[17] Je ne peux pas conclure qu’un tel enchaînement d’affirmations catégoriques constitue un examen raisonnable des observations présentées par M. Wei. Certaines de ces affirmations sont manifestement inexactes. Par exemple, M. Wei a fourni une preuve qu’il pourrait devenir apatride s’il ne parvenait pas à recouvrer la citoyenneté chinoise. De plus, la déléguée du ministre semble équivoque quant au fait que M. Wei ait perdu la citoyenneté chinoise en obtenant la citoyenneté canadienne, bien qu’elle ait admis ce fait dans un passage précédent de ses motifs.

[18] Au mieux, les motifs peuvent être interprétés ainsi : tant qu’il existe une possibilité de recouvrer la citoyenneté chinoise, aucune mesure spéciale ne sera octroyée. Une telle conclusion serait toutefois fondée sur une interprétation implicite de l’alinéa 10(3.1)a) qui va à l’encontre de l’arrêt Williams de la Cour d’appel fédérale. Il se peut qu’il y ait lieu d’établir une distinction entre l’arrêt Williams et la présente affaire, mais la déléguée du ministre n’explique pas pourquoi il en serait ainsi. En outre, je considère comme préoccupante l’interprétation de l’alinéa 10(3.1)a) selon laquelle les conséquences concrètes de l’apatridie ne sont jamais prises en compte, simplement parce qu’il n’est pas certain que M. Wei deviendra ou non apatride.

[19] Ainsi, les motifs de la déléguée du ministre sont fondés en partie sur une erreur manifeste sur le plan rationnel et, par ailleurs, ils ne tiennent pas compte des observations de M. Wei. Cela les rend déraisonnables : Vavilov, aux paragraphes 104 et 127.

B. Le degré d’établissement au Canada

[20] L’appréciation par la déléguée du ministre de l’établissement de M. Wei au Canada est également déraisonnable. Après avoir résumé les observations de M. Wei, la déléguée du ministre a écrit ce qui suit : [TRADUCTION] « votre capacité à vous établir au Canada, d’abord en tant que résident permanent, puis, à présent, en tant que citoyen, est entièrement due à vos fausses déclarations ».

[21] Dans l’affaire Xu, le délégué du ministre avait suivi le même raisonnement pour faire abstraction des observations relatives à l’établissement. Le juge Norris a conclu que ce raisonnement était déraisonnable et, au paragraphe 75, il a décrit avec éloquence, de la manière suivante, la nature fallacieuse des motifs énoncés par le délégué du ministre :

[…] Le raisonnement du décideur semble être plutôt que l’établissement d’un individu en fonction de fausses déclarations n’est jamais une considération suffisante pour justifier la prise de mesures spéciales puisque, presque par définition, son établissement n’a été possible que grâce à ces fausses déclarations. Un raisonnement aussi catégorique, qui ne tient pas compte des circonstances particulières de l’affaire – ce qui inclut les raisons pour lesquelles, selon la demanderesse, elle s’est sentie obligée d’induire en erreur les autorités canadiennes de l’immigration lorsqu’elle a demandé la résidence permanente – est l’antithèse du pouvoir discrétionnaire en equity que vise à conférer l’alinéa 10(3.1)a) de la Loi sur la citoyenneté.

[22] Le ministre s’appuie sur la décision Gucake c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 123 aux paragraphes 66 à 73 [Gucake], qui énonce la conclusion opposée. Cependant, dans la décision Gucake, la Cour ne semble pas avoir tenu compte du libellé de l’alinéa 10(3.1)a) comme elle l’avait fait dans la décision Xu. En fait, la décision Xu n’est pas mentionnée. Je refuse de suivre la décision Gucake dans la mesure où celle‑ci s’écarte de la décision Xu.

[23] Le ministre soutient également qu’en dépit des affirmations selon lesquelles l’établissement procède de fausses déclarations, la déléguée du ministre a en fait tenu compte de l’établissement de M. Wei, a soupesé ce facteur en fonction de la gravité des fausses déclarations et a conclu que la prise de mesures spéciales n’était pas justifiée. Cependant, même si la décision est interprétée ainsi, il est évident que la déléguée du ministre a été fortement influencée par la conclusion déraisonnable lorsqu’elle s’est prononcée sur la question de l’établissement. Il m’est impossible de conclure que la déléguée du ministre serait parvenue à la même décision si elle n’avait pas commis cette erreur.

III. Décision

[24] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie, la décision de révoquer la citoyenneté de M. Wei sera annulée et l’affaire sera renvoyée à un autre délégué du ministre pour nouvel examen.

[25] L’avocat du ministre a demandé l’autorisation de présenter des observations au sujet d’une question à certifier suivant le prononcé du présent jugement. Lors de l’audience, j’ai acquiescé à cette demande. Par conséquent, je fixerai des échéanciers quant au dépôt de ces observations.


JUGEMENT dans le dossier T‑1640‑22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

1) La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

2) La décision de révoquer la citoyenneté du demandeur est annulée.

3) L’affaire est renvoyée à un autre délégué du ministre pour nouvel examen.

4) Le défendeur disposera d’un délai de 10 jours à compter de la date du présent jugement pour proposer une question à certifier, en signifiant et en déposant une lettre à cet effet.

5) Le demandeur disposera d’un délai de 5 jours à compter de la date de signification de la lettre du défendeur pour signifier et déposer une lettre de réponse.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

T‑1640‑22

 

INTITULÉ :

FEI WEI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VISIOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 6 juin 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

DATE DES MOTIFS :

Le 9 juin 2023

COMPARUTIONS :

Daniel Kingwell

POUR LE DEMANDEUR

Nimanthika Kaneira

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mamann, Sandaluk & Kingwell LLP

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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