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Date : 20230606


Dossiers : IMM-5418-22

IMM-5416-22

IMM-5414-22

Référence : 2023 CF 788

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 6 juin 2023

En présence de monsieur le juge Roy

ENTRE :

NAZANIN AJILI

ALIREZA NEGHABI

LEILI NOUROLLAHI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Il s’agit de trois demandes de contrôle judiciaire qui ont été instruites conjointement. Les trois demandes portent sur les mêmes questions et concernent la même entreprise. Par conséquent, la Cour a jugé qu’il y avait lieu d’instruire les trois demandes conjointement (ordonnance réunissant les dossiers de la Cour), et le dossier IMM-5418-22 a été désigné comme étant le dossier principal. Un seul dossier a été déposé pour tous les demandeurs. Comme il est mentionné dans l’ordonnance rendue le 8 juillet 2022 par la juge adjointe Steele, une copie du présent jugement sera versée aux dossiers connexes IMM-5416-22 et IMM-5414-22.

[2] La demanderesse principale, Mme Nazanin Ajili, et les demandeurs des autres dossiers souhaitent démarrer une nouvelle entreprise au Canada. Ils sont tous citoyens iraniens.

[3] La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire du rejet par un agent des visas de sa demande de résidence permanente présentée au titre du Programme de visa pour démarrage d’entreprise. Le contrôle judiciaire a été autorisé au titre de l’article 72 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la Loi ou la LIPR]. Le programme est régi par le Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227 [le RIPR]. Les dispositions pertinentes figurent aux articles 98.01 à 98.13 du RIPR, ainsi qu’à l’article 89 qui, comme nous le verrons, joue un rôle important dans la présente affaire. Cet article est ainsi libellé :

Opérations factices

Artificial transactions

89 Pour l’application de la présente section, ne satisfait aux exigences applicables de la présente section le demandeur au titre de la catégorie de travailleur autonome ou de la catégorie « démarrage d’entreprise » qui, pour s’y conformer, s’est livré à des opérations visant principalement à acquérir un statut ou un privilège sous le régime de la Loi plutôt que :

89 For the purposes of this Division, an applicant in the self-employed persons class or an applicant in the start-up business class is not considered to have met the applicable requirements of this Division if the fulfillment of those requirements is based on one or more transactions that were entered into primarily for the purpose of acquiring a status or privilege under the Act rather than

a) s’agissant d’un demandeur au titre de la catégorie des travailleurs autonomes, dans le but de devenir travailleur autonome;

(a) in the case of an applicant in the self-employed class, for the purpose of self-employment; and

b) s’agissant d’un demandeur au titre de la catégorie « démarrage d’entreprise », dans le but d’exploiter l’entreprise envers laquelle a été pris un engagement visé à l’alinéa 98.01(2)a).

(b) in the case of an applicant in the start-up business class, for the purpose of engaging in the business activity for which a commitment referred to in paragraph 98.01(2)(a) was intended.

I. Faits

[4] La demanderesse soutient que ses associés et elle sont admissibles à la résidence permanente au titre de la catégorie « démarrage d’entreprise ». Par conséquent, ils « peuvent devenir résidents permanents du fait de leur capacité à réussir leur établissement économique au Canada » (art 98.01(1) du RIPR).

[5] À l’appui de leur prétention, les demandeurs font valoir qu’ils ont satisfait aux exigences pour appartenir à la catégorie « démarrage d’entreprise », qui sont énoncées au paragraphe 98.01(2) du RIPR :

  • ils ont obtenu un engagement d’une entité désignée qui appartient à l’une des trois catégories suivantes : les incubateurs d’entreprises, les groupes d’investisseurs providentiels et les fonds de capital-risque;

  • ils ont fourni les résultats d’un test d’évaluation linguistique montrant un niveau suffisant;

  • ils disposent d’un certain montant de fonds transférables et disponibles;

  • ils ont démarré une entreprise admissible.

[6] Les conditions qui font qu’une entreprise est admissible sont énoncées à l’article 98.06 du RIPR. Ces conditions sont les suivantes :

  • le demandeur assure la gestion de façon active et suivie à partir du Canada;

  • une part essentielle des activités est effectuée au Canada;

  • l’entreprise est constituée en personne morale au Canada;

  • l’entreprise affiche une structure de partage de la propriété conforme à certaines conditions.

[7] La demanderesse soutient que les conditions sont remplies, mais qu’elle s’est tout de même vu refuser le visa de résidence permanente qu’elle demandait. Comme je l’ai déjà mentionné, le fait de remplir les conditions requises pour appartenir à la catégorie « démarrage d’entreprise » offre la possibilité d’immigrer au Canada, c’est-à-dire de devenir un résident permanent en raison de la capacité de s’établir économiquement au pays.

II. Position de la demanderesse

[8] Le 3 mars 2020, la demanderesse a présenté une demande de résidence permanente au titre du Programme de visa pour démarrage d’entreprise. Les divers documents présentés à divers moments pour appuyer la demande comprenaient notamment :

  • Un plan d’affaires de 42 pages pour ce qui est présenté comme une solution de communication pour les personnes âgées.

  • Une entente conclue avec le York Entrepreneurship Development Institute, qui se présente comme un organisme de bienfaisance enregistré offrant des services aux entrepreneurs et aux entreprises en démarrage. L’entente client porte sur des services tels que la formation, l’éducation et le mentorat relatifs aux compétences en développement d’entreprise en démarrage. Le dossier n’indiquait pas si une telle entente répondait à l’exigence relative à un engagement de la part d’une entité désignée appartenant à l’une des trois catégories énoncées au paragraphe 98.03(1) du RIPR, soit les incubateurs d’entreprises, les groupes d’investisseurs providentiels et les fonds de capital-risque (17 janvier 2020).

  • Un contrat conclu avec un consultant iranien pour la création, la conception et la production du logiciel. La date d’expiration du contrat était le 5 août 2020. Le contrat ne précisait pas ce que le logiciel devait accomplir ni en lien avec quel produit il devait être utilisé (20 février 2020).

  • Une déclaration d’intérêt pour un produit, qui n’est pas décrit, présentée par un centre iranien pour les personnes âgées (1er septembre 2020).

  • Une déclaration d’intérêt pour un produit censé figurer dans la « brochure de Talkbooth » (le nom donné à l’entreprise), présentée par un institut de bienfaisance pour les personnes âgées en Iran (17 novembre 2020).

  • Une déclaration d’intérêt présentée par un studio de conception de Toronto (In‐Store) pour [traduction] « concevoir l’interface utilisateur (IU) et l’expérience utilisateur (EU) nécessaires pour [l’]application Talkbooth et définir ses fonctionnalités et ses principaux objectifs » (4 février 2021).

  • Une déclaration d’intérêt présentée par IMS Style pour participer à la création et à la conception des éléments intérieurs de la cabine Talkbooth. Il semble que l’entreprise IMS Style, établie dans la région du Grand Toronto, ait été approchée par courriel, et que la réponse concernant une possibilité de collaboration ait été reçue de la même façon (3 février 2021).

  • Une déclaration d’intérêt dans laquelle un centre communautaire sans but lucratif de la région de Toronto disait souhaiter [traduction] « faire l’essai du produit dès qu’il ser[ait] disponible » (7 juillet 2021).

[9] Le 28 septembre 2021, le ministère de la Citoyenneté et de l’Immigration a envoyé une lettre pour demander que certains renseignements soient fournis afin qu’une décision puisse être rendue à l’égard de la demande de résidence permanente. La lettre demandait à Mme Ajili de fournir, entre autres, un relevé bancaire, un plan d’affaires et un rapport à jour sur les progrès et la croissance de l’entreprise. Je note que la demande au titre de la catégorie « démarrage d’entreprise » avait été présentée quelque 18 mois plus tôt, soit le 3 mars 2020.

[10] Une réponse a été reçue le 15 octobre 2021. Un certificat de constitution, daté du 29 septembre 2021, confirmait que Talkbooth Inc. était une société constituée sous le régime des lois de l’Ontario. Une demande de brevet américain concernant une cabine de télécommunications insonorisée équipée de mécanismes de fermeture et de verrouillage automatiques semble avoir été déposée le 4 octobre 2021.

[11] De toute évidence, les renseignements fournis après le 28 septembre 2021 n’étaient pas satisfaisants, car l’agent d’immigration a envoyé à la demanderesse une lettre datée du 7 décembre 2021 dans laquelle il soulevait des doutes à son sujet.

[12] La lettre, souvent appelée la [traduction] « lettre d’équité », traite précisément et longuement des conditions énoncées dans le RIPR pour appartenir à la catégorie « démarrage d’entreprise » (art 98.01(2)) et de ce qui constitue une opération factice (art 89b)). La lettre fait ensuite état de doutes précis. Le doute fondamental était que [traduction] « [le] but principal visé par la prise d’un engagement avec l’entité désignée York Entrepreneurship Development Institute [YEDI] [était] l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la Loi ».

[13] Une question qui se pose serait de savoir sur quoi se fondait ce doute quant à l’existence d’une opération qui serait qualifiée de factice au titre de l’alinéa 89b). La lettre d’équité explique de la façon suivante le fondement de ce doute fondamental :

  • L’Iran est le marché principal; les déclarations d’intérêt proviennent principalement d’entreprises en Iran, et le logiciel doit être conçu dans ce pays.

  • L’entreprise a réalisé peu de progrès. La constitution en personne morale est survenue très tard, soit après que la lettre demandant des renseignements supplémentaires eut été envoyée. Il en va de même pour l’enregistrement de la marque de commerce.

  • Le plan d’affaires n’est pas clair, car Talkbooth semble être davantage une application qu’une cabine. De plus, on ne sait pas quels sont les coûts de production, de quelle façon une personne âgée à mobilité réduite pourrait accéder à la cabine ni à partir de quel endroit l’entreprise exercera ses activités. Le point dans la lettre se termine par « etc. ».

À titre de commentaire général, la lettre d’équité indique ce qui suit : [traduction] « [...] il semble y avoir un manque global de sérieux de votre part et de la part de votre équipe, ainsi que de la part de l’entité désignée » (YEDI). Essentiellement, le but de la demande pourrait être l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la Loi.

[14] Dans une lettre de neuf pages datée du 6 janvier 2022, l’avocate de la demanderesse a tenté de dissiper les doutes exprimés par l’agent des visas.

[15] La demanderesse nie clairement avoir pris un engagement avec YEDI dans le but d’acquérir un statut ou un privilège. La nature de l’engagement demeure incertaine; la lettre ne mentionne aucune transaction qui aurait eu lieu entre la demanderesse et YEDI, et la seule entente visait à autoriser la demanderesse à occuper un bureau (ou à partager un bureau) dans l’une des installations du campus de YEDI durant un an afin de travailler sur le projet d’entreprise sous la supervision d’un mentor désigné (un prix, qui n’est pas précisé dans la lettre, est associé à la location de l’installation, mais aucun coût n’est associé aux services d’un mentor).

[16] La demande de brevet américain concernait une cabine insonorisée et le plan d’affaires n’explique pas clairement en quoi consiste le produit, mais la lettre indique que Talkbooth Inc. est une entreprise de TI. La lettre traite ensuite du doute concernant le fait que l’Iran soit le marché principal et que le logiciel soit conçu dans ce pays. Comme l’entreprise doit être prête à mettre son produit à l’essai dès son arrivée sur le marché canadien, le logiciel devait être conçu en Iran. Cependant, il est mentionné que la conception du logiciel est un processus continu qui se poursuivra au Canada. Sans fournir d’explications et sans faire état de véritables progrès, la lettre indique que l’entreprise devrait compter 15 employés à sa 5e année d’exploitation au Canada.

[17] La lettre tente de faire valoir que des progrès ont été réalisés sur trois fronts malgré la pandémie de Covid-19 : la conception du logiciel (la lettre parle très peu du logiciel et des résultats obtenus), la conception d’une cabine et le développement du marché. La lettre fait mention de 1 283 maisons de retraite en Ontario. De ces maisons de retraite, 538 auraient été approchées et l’une d’entre elles aurait manifesté son intérêt. En ce qui concerne la conception de la cabine, la lettre fait mention de déclarations d’intérêt à conclure une entente commerciale (IMS Style et In-Store) reçues un an plus tôt. Aucun autre progrès à cet égard n’a été mentionné. En outre, la demanderesse a revendiqué comme progrès une demande sommaire de brevet présentée aux États-Unis, ainsi que la constitution tardive de la société et l’enregistrement d’une marque de commerce.

[18] Enfin, la lettre tente d’expliquer le plan d’affaires. Elle laisse entendre que le concept consiste en une application de communication unique et une cabine offerte en trois modèles : une tablette sur un support, une cloison installée au mur et une cabine assemblée sans outil grâce aux mécanismes exclusifs de verrouillage mural. Rien n’indique en quoi le concept est unique. La lettre mentionne que le logiciel sera préinstallé dans chaque cabine. Elle n’explique toutefois pas ce que le logiciel est censé accomplir exactement. Comme je l’ai déjà mentionné, la demanderesse prétend que la conception du logiciel se poursuivra de façon continue. On en sait cependant très peu sur le logiciel ou sur son état de préparation. Le plan pour générer des revenus, vraisemblablement un élément important de tout plan d’affaires, est plutôt obscur. La lettre mentionne des frais de 1 000 $ par cabine pour l’installation et des frais mensuels de 80 $. Rien n’indique le coût de la cabine et de l’installation. Plus important encore, la lettre n’indique pas de quelle façon les promoteurs espèrent susciter un intérêt à l’égard de leur produit ni quelle pourrait être, de façon réaliste, la source de revenus. Comme le mentionne la lettre, 538 clients potentiels ont été sollicités à froid par téléphone et par courriel, mais une seule déclaration d’intérêt a été reçue. En effet, la lettre révèle que les déclarations d’intérêt reçues d’Iran (deux centres pour personnes âgées) sont le fruit des contacts personnels établis par les deux autres demandeurs avec les deux établissements.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[19] Contrairement à la prétention initiale de la demanderesse, la décision faisant l’objet du contrôle ne se limite pas à la lettre datée du 3 mai 2022. Après avoir reproduit une fois de plus le paragraphe 98.01(2) et l’alinéa 89b) du RIPR, l’agent des visas qui a examiné la demande de la demanderesse a déclaré ce qui suit dans la lettre du 3 mai :

[traduction]

Le 7 décembre 2021, je vous ai envoyé une lettre d’équité procédurale dans laquelle je mentionnais craindre que l’objectif principal que vous visiez en prenant l’engagement avec l’entité désignée, York Entrepreneurship Development Institute, était l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la Loi. J’ai examiné et pris en compte les renseignements et les documents que vous avez fournis en réponse à la lettre d’équité procédurale le 27 avril 2022. Ils n’ont toutefois pas suffi à dissiper mes doutes.

Je suis donc convaincu que l’objectif principal que vous visiez en prenant l’engagement avec l’entité désignée, York Entrepreneurship Development Institute, était l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la Loi et au titre de l’alinéa 89b) du RIPR. Par conséquent, vous n’appartenez pas à la catégorie « démarrage d’entreprise » au sens de l’alinéa 98.01(2)a) du RIPR. Je rejette donc votre demande.

[20] À l’audience, l’avocat de la demanderesse a soutenu que ces motifs étaient lacunaires, en ce sens que le raisonnement suivi pour parvenir à la conclusion n’était pas expliqué. Cependant, les motifs ne se limitent pas à la décision officielle du 3 mai 2022. La Cour suprême du Canada a confirmé, dans l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, que les notes prises par un agent d’immigration constituent les motifs de la décision :

44 J’estime, toutefois, que cette obligation a été remplie en l’espèce par la production des notes de l’agent Lorenz à l’appelante. Les notes ont été remises à Mme Baker lorsque son avocat a demandé des motifs. Pour cette raison, et parce qu’il n’existe pas d’autres documents indiquant les motifs de la décision, les notes de l’agent subalterne devraient être considérées, par déduction, comme les motifs de la décision. L’admission de documents tels que ces notes comme motifs de la décision fait partie de la souplesse nécessaire, ainsi que l’ont souligné Macdonald et Lametti, loc. cit., quand des tribunaux évaluent les exigences de l’obligation d’équité tout en tenant compte de la réalité quotidienne des organismes administratifs et des nombreuses façons d’assurer le respect des valeurs qui fondent les principes de l’équité procédurale. Cela confirme le principe selon lequel les individus ont droit à une procédure équitable et à la transparence de la prise de décision, mais reconnaît aussi qu’en matière administrative, cette transparence peut être atteinte de différentes façons. Je conclus qu’en l’espèce les notes de l’agent Lorenz remplissent l’obligation de donner des motifs en vertu de l’obligation d’équité procédurale, et qu’elles seront considérées comme les motifs de la décision.

[21] La Cour dispose, en l’espèce, de notes qui éclairent les motifs ayant mené à la conclusion. Je choisis de reproduire la portion des notes consignées dans le Système mondial de gestion des cas le 3 mai 2022 qui se rapporte directement à la décision prise :

[traduction]

Les demandeurs de résidence permanente au titre de la catégorie « démarrage d’entreprise » forment une équipe de quatre personnes, y compris tous les membres essentiels. La présente demande a été reçue le 28 février 2020. L’alinéa 89b) du RIPR prévoit ce qui suit : 89 Pour l’application de la présente section, ne satisfait aux exigences applicables de la présente section le demandeur au titre de la catégorie de travailleur autonome ou de la catégorie « démarrage d’entreprise » qui, pour s’y conformer, s’est livré à des opérations visant principalement à acquérir un statut ou un privilège sous le régime de la Loi plutôt que : b) s’agissant d’un demandeur au titre de la catégorie « démarrage d’entreprise », dans le but d’exploiter l’entreprise envers laquelle a été pris un engagement visé à l’alinéa 98.01(2)a). L’avocate de la demanderesse a répondu à la lettre d’équité procédurale envoyée le 7 décembre 2021. Elle a répondu à tous les doutes soulevés, mais elle n’a pas réussi à dissiper mes doutes quant au manque de sérieux de l’entreprise. Le 28 septembre 2021, j’ai demandé un rapport à jour sur les progrès et la croissance de l’entreprise, et très peu de progrès ont été constatés. Selon les documents fournis, aucune entente réelle entre l’entreprise de la demanderesse principale et une entreprise locale canadienne n’a encore été acceptée. Par conséquent, je ne suis pas convaincu que l’entreprise ciblera, au bout du compte, le marché canadien comme il était prévu dans le plan d’affaires. Par exemple, la correspondance avec Victoria Kadysh, designer d’intérieur chez IMS Style, date du 3 février 2021, mais aucun progrès n’a été montré depuis; il n’y a ni contrat, ni estimation des coûts de production, ni renseignements de paiement, et la preuve de communication fournie semble avoir été rédigée au moyen d’un éditeur de document avant d’être présentée en format PDF. À l’heure actuelle, la demanderesse principale a embauché un fournisseur de solutions informatiques établi en Iran, Pars Tamin, et plusieurs essais sont faits en Iran également. Outre la déclaration d’intérêt d’IN-STORE Canada, aucun autre renseignement, tel qu’un contrat ou des renseignements de paiement, n’a été fourni. Un site Web canadien a été créé, www.talkbooth.ca, mais les onglets sont encore très simples, et le site ne contient aucune section de demande de renseignements autre que la section contenant les coordonnées. Dans sa lettre, l’avocate a mentionné que la lettre de soutien avait pour objectif de les aider à cerner et à présenter les avantages de leur propre produit. Par conséquent, l’étude de marché a vraisemblablement été réalisée en Iran plutôt qu’au Canada. L’objectif principal de l’entreprise est de créer un système de clavardage vidéo pour les personnes âgées, comprenant une tablette dotée d’une application mobile et une station personnalisée. Certains renseignements contenus dans le plan d’affaires ne sont toujours pas clairs. Le coût d’installation est indiqué dans le plan d’affaires, de même que les prévisions financières et les prévisions en matière de profits, selon la page 17, mais pas le coût du produit, la dépréciation des actifs, etc. Dans l’ensemble, le plan d’affaires ne fait que montrer tous les avantages du produit par rapport à la concurrence, mais il ne tient pas compte des inconvénients liés à la proposition et au marché. De plus, même si l’alinéa 98.01(2)d) et le paragraphe 98.06(1) ne prévoient pas de délai, le fait que la demanderesse principale ait présenté une demande de constitution en personne morale et d’enregistrement d’une marque de commerce après qu’elle eut présenté sa demande de résidence permanente ne contribue pas à dissiper mes doutes quant au sérieux de l’entreprise de la demanderesse principale, selon la prépondérance des probabilités. ***DÉCISION FINALE*** Compte tenu des maigres progrès réalisés par les demandeurs durant leur séjour au Canada, de la piètre qualité de leur plan d’affaires initial et de leur site Web, qu’ils ont fourni sur demande, et du fait qu’ils ont embauché un fournisseur de solutions de TI étranger, je demeure préoccupé par ce qui semble être un manque de sérieux de la part des demandeurs. Je suis donc convaincu, selon la prépondérance des probabilités, que l’objectif principal que visaient les demandeurs lorsqu’ils ont pris un engagement avec l’entité désignée, York Entrepreneurship Development Institute, était l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la Loi et au titre de l’alinéa 89b) du RIPR. Par conséquent, la demanderesse principale n’appartient pas à la catégorie « démarrage d’entreprise » au titre de l’alinéa 98.01(2)a) du RIPR.

IV. Arguments et analyse

[22] Les arguments de la demanderesse n’étaient pas tout à fait clairs. Elle a commencé par soutenir que la décision faisant l’objet du contrôle n’était pas raisonnable, mais par la suite, elle a semblé soutenir qu’il y avait eu, en quelque sorte, une violation des exigences en matière d’équité procédurale qui nécessitait un contrôle selon la norme de la décision correcte.

[23] La seule façon d’examiner adéquatement les observations en l’espèce est, à mon avis, d’examiner trois éléments : l’argument relatif à l’équité procédurale, le caractère raisonnable de la décision elle-même et la qualité des motifs fournis par le décideur.

[24] Premièrement, la demanderesse laisse entendre, au paragraphe 48 de son mémoire, qu’étant donné qu’elle a été proactive malgré la pandémie et qu’elle a fait preuve d’initiative, le défendeur a manqué à son obligation d’agir équitablement en rendant une décision déraisonnable. Comme je l’ai mentionné lors de l’audience, il ne faut pas confondre l’équité procédurale, qui concerne le processus menant à une décision, et le caractère raisonnable d’une décision, qui est le résultat du processus et non le processus lui-même. Cette prétention générale n’est pas fondée, et l’avocate n’a pas plaidé la question. De plus, la demanderesse a fait valoir qu’elle ne savait pas que le décideur craignait que l’engagement pris avec YEDI ait pour objectif principal l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la Loi. Elle prétend que [traduction] « rien dans les dossiers ne montr[ait] que le doute [lui avait] été signalé [...] » (mémoire, au para 53), de sorte qu’elle ne connaissait pas la preuve à réfuter, donnant ainsi lieu à un manquement à l’équité procédurale. Ce n’est toutefois pas exact. En fait, la lettre d’équité procédurale du 7 décembre 2021 faisait état du doute même dont la demanderesse prétend ne pas avoir été informée. Le doute n’aurait pas pu être exprimé plus clairement. Par conséquent, l’argument relatif à l’équité procédurale est rejeté.

[25] À un certain moment, la demanderesse a aussi soutenu que la décision était déraisonnable parce que, selon elle, des progrès avaient été réalisés à l’égard de son entreprise, progrès que le décideur a refusé de reconnaître.

[26] Le rôle d’une cour de révision n’est pas d’examiner une décision sur le fond, mais plutôt d’établir si la décision est légale, c’est-à-dire si elle est raisonnable. La Cour suprême du Canada, dans l’arrêt Canada (Ministre de l’Immigration et de la Citoyenneté) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], énonce le cadre moderne utilisé pour examiner la légalité d’une décision.

[27] Le principe fondamental que doit observer la cour de révision est celui de la retenue (Vavilov, au para 13), qui se manifeste par une attitude de respect à l’égard de la décision rendue par le tribunal administratif. La cour de révision n’intervient qu’une fois qu’un demandeur a démontré, selon la prépondérance des probabilités, que la décision faisant l’objet du contrôle ne possède pas « les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et [qu’elle n’est pas] justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci » (Vavilov, au para 99). Les lacunes reprochées ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision (Vavilov, au para 100).

[28] Il existe deux types de lacunes fondamentales relevés par la Cour suprême dans l’arrêt Vavilov : le premier type se présente lorsque le raisonnement manque de logique interne et le deuxième, lorsque la décision est indéfendable compte tenu des contraintes factuelles et juridiques propres à l’affaire.

[29] En l’espèce, rien de tel n’a été allégué, et encore moins démontré. La demanderesse s’est contentée de se dire en désaccord avec la décision, sans en démontrer le caractère déraisonnable. En effet, elle a soutenu que des progrès avaient été réalisés. Elle a tenté de faire valoir que les petites étapes franchies dans le projet d’entreprise constituaient des progrès suffisants pour dissiper le doute selon lequel elle s’était livrée à une opération factice, aux termes de l’article 89 du RIPR, pour satisfaire aux exigences de sa demande présentée au titre de la catégorie « démarrage d’entreprise ». Elle ne s’est pas acquittée de son fardeau. Après avoir examiné le dossier avec soin, la Cour ne peut que confirmer que le décideur avait de nombreuses raisons de considérer que le projet manquait de sérieux. Le plan d’affaires n’a jamais précisé en quoi consisterait le produit, de quelle façon il serait créé ni ce qu’il avait d’unique. Rien ne démontrait qu’il pourrait générer des revenus; les coûts associés au projet n’étaient pas précisés, pas plus que les mesures à prendre pour fabriquer les cabines. En fait, il s’agissait d’une idée qui n’avait pas été développée.

[30] Enfin, à l’audience, la demanderesse a tenté d’avancer que le décideur n’avait pas examiné et analysé correctement la demande. Il a été considéré que cet argument renvoyait à un défaut de satisfaire aux exigences relatives au processus décisionnel.

[31] Selon le cadre établi dans l’arrêt Vavilov, le contrôle selon la norme de la décision raisonnable s’intéresse non seulement à la décision effectivement rendue, à savoir si elle est raisonnable ou non, mais aussi au processus décisionnel. La cour de révision doit s’abstenir de trancher la question en litige; elle doit plutôt contrôler la décision administrative en se fondant sur son caractère raisonnable (Vavilov, au para 83). Elle doit notamment vérifier, dans les cas où des motifs s’imposent, que ces motifs sont adéquats.

[32] Il s’ensuit que les motifs donnés pour justifier un résultat sont importants. Les motifs montrent-ils que la décision est fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle? Fournissent-ils une justification qui tient compte des contraintes factuelles et juridiques auxquelles le décideur est assujetti? Le cas échéant, la cour de révision doit faire preuve de retenue à l’égard d’une telle décision (Vavilov, au para 85).

[33] Une chose est sûre : le pouvoir public exercé par un décideur doit être justifié, intelligible et transparent dans la réalité, et non dans l’abstrait. La cour de révision interprétera les motifs donnés à la lumière du dossier et en tenant compte du contexte administratif dans lequel le décideur a pris la décision.

[34] La demanderesse n’a expliqué ni dans ses observations écrites ni à l’audience devant la Cour en quoi le processus décisionnel était lacunaire, si ce n’est qu’elle a soutenu que le résultat était inadéquat et que les motifs exposés dans la lettre officielle du 3 mai ne le justifiaient pas.

[35] En l’espèce, la demanderesse a soutenu que la décision n’était pas motivée parce que la lettre du 3 mai 2022 n’exposait pas le raisonnement. Comme il a été souligné à l’audience et dans les présents motifs, un tel argument ne tient pas compte des notes qui font partie de la décision et qui justifient le résultat. La demanderesse a ensuite soutenu que les motifs donnés dans les notes n’étaient pas suffisants. Je ne suis pas d’accord.

[36] Les motifs donnés illustrent amplement le raisonnement suivi par l’agent des visas. Une lettre d’équité avait été envoyée à la demanderesse, et la réponse, plutôt longue, ne répétait essentiellement que les renseignements qui avaient déjà été fournis. Comme il est indiqué dans les notes, l’avocate de la demanderesse a tenté de répondre à tous les doutes soulevés par le décideur, mais sans arriver à dissiper celui qui concernait le manque de sérieux de l’entreprise. Les notes, qui sont reproduites en grande partie au paragraphe 21 des présents motifs du jugement, expliquent ensuite, en long et en large, les raisons pour lesquelles le décideur a conclu qu’une ou plusieurs opérations avaient pour objectif principal l’acquisition d’un statut ou d’un privilège sous le régime de la Loi.

[37] Conformément aux directives de la Cour suprême du Canada, j’ai examiné le dossier soumis à la Cour et le contexte administratif nécessaire à la compréhension générale pour apprécier le caractère raisonnable de la décision, en ce qui concerne tant le résultat que le processus décisionnel. Rien ne pourrait amener la Cour à s’écarter de la conclusion que la décision faisant l’objet du contrôle est raisonnable.

V. Conclusion

[38] La demande de contrôle judiciaire doit donc être rejetée, car la décision faisant l’objet du contrôle était raisonnable, en ce qui concerne tant le résultat obtenu que le processus décisionnel suivi. De plus, aucun manquement à l’équité procédurale n’a été commis dans le traitement de la présente affaire.

[39] Lorsqu’on leur a demandé s’il y avait des questions de portée générale à certifier, les parties ont convenu qu’il n’y en avait aucune. La Cour partage cet avis.

 


JUGEMENT dans les dossiers IMM-5418-22, IMM-5416-22 et IMM-5414-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Il n’y a pas de question à certifier au titre de l’article 74 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés.

  3. Une copie du présent jugement et des présents motifs sera versée aux dossiers connexes IMM-5416-22 et IMM-5414-22.

« Yvan Roy »

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AUX DOSSIERS


DOSSIERS :

IMM-5418-22

IMM-5416-22

IMM-5414-22

 

INTITULÉ :

NAZANIN AJILI, ALIREZA NEGHABI, LEILI NOUROLLAHI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 29 mai 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ROY

DATE DES MOTIFS :

Le 6 juin 2023

COMPARUTIONS :

Ingrid Mazzola

Pour les demandeurs

Sonia Bédard

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AUX DOSSIERS :

IEM Légal inc.

Avocate

Montréal (Québec)

 

Pour les demandeurs

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

Pour le défendeur

 

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