Dossier : T-1047-21
Référence : 2022 CF 1669
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 7 décembre 2022
En présence de madame la juge St-Louis
ENTRE :
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CATALYST PHARMACEUTICALS, INC.
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ET KYE PHARMACEUTICALS INC.
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demanderesses
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et
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PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA
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ET MÉDUNIK CANADA
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défendeurs
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ORDONNANCES ET MOTIFS
I. Introduction
[1] La présente ordonnance sur les dépens fait suite à la décision par laquelle j’ai accueilli la demande de contrôle judiciaire présentée par Catalyst Pharmaceuticals Inc. et Kye Pharmaceuticals Inc. [les demanderesses]. Dans ma décision, répertoriée sous la référence 2022 CF 292, j’ai différé la question des dépens. Les parties ont par la suite produit des observations à cet égard.
[2] Pour les motifs qui suivent, j’accorderai aux demanderesses, au titre des dépens, une somme globale correspondant à 25 % des frais de justice engagés, soit 78 686,43 $, plus les taxes applicables, et des débours de 852,04 $. Les défendeurs sont solidairement responsables du paiement des dépens.
II. La position des parties
[3] Les demanderesses soutiennent que, compte tenu des facteurs énoncés au paragraphe 400(3) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles], il convient d’accorder des dépens majorés sous forme de somme globale correspondant à 50 % des frais de justice engagés, soit des dépens de 157 372,86 $ plus taxes, et des débours de 4 191,38 $. Les demanderesses ajoutent que cette somme devrait être payée par les défendeurs solidairement.
[4] Subsidiairement, si la Cour conclut que les dépens devraient être taxés selon le tarif, les demanderesses font valoir qu’ils devraient être taxés à l’extrémité supérieure de la fourchette de la colonne V et, pour chaque service à taxer, pour deux avocats. Les demanderesses ont produit deux mémoires de frais : l’un pour la taxation des dépens à l’extrémité supérieure de la fourchette de la colonne V (47 400 $ plus taxes et débours) (pièce C) et l’autre pour la taxation des dépens au milieu de la fourchette de la colonne V (35 917,50 $ plus taxes et débours) (pièce B).
[5] Invoquant la jurisprudence de la Cour, les demanderesses soutiennent que les facteurs suivants militent en faveur de l’adjudication, au titre des dépens, d’une somme globale majorée équivalant à 50 % des honoraires d’avocat réellement engagés :
[traduction]
a) L’adjudication d’une somme globale permettrait de fixer les dépens de la présente demande de contrôle judiciaire une fois pour toutes et d’éviter que les demanderesses aient à engager des frais supplémentaires pour faire valoir leurs arguments quant au montant approprié des dépens taxés selon le tarif;
b) Elle permettrait d’indemniser adéquatement les demanderesses, contrairement à l’adjudication de dépens taxés selon le tarif, même à l’extrémité supérieure de la fourchette applicable (le scénario
le plus favorablecorrespond à une somme de 44 778,16 $, taxes et débours compris, ce qui ne représente que 14 % des dépens réellement engagés par les demanderesses);
c) Elle est appropriée compte tenu de la charge de travail, de la conduite des parties, du résultat et de l’importance des questions en litige.
[6] Pour appuyer leur position selon laquelle l’adjudication de dépens correspondant à 50 % des honoraires d’avocat réellement engagés est justifiée en l’espèce, les demanderesses invoquent les décisions Allergan Inc c Sandoz Canada Inc, 2021 CF 186 [Allergan]; Nova Chemicals Corporation c Dow Chemical Company, 2017 CAF 25 [« Dow »
]; Whalen c Première Nation no 468 de Fort McMurray, 2019 CF 1119 [Whalen]; Sport Maska Inc c Bauer Hockey Ltd, 2019 CAF 204 [Sport Maska CAF]; Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique c Canada, 2022 CF 392 [Canadien Pacifique]. Elles ajoutent que, dans le contexte de son application des facteurs énumérés ci-dessus pour déterminer la somme globale à accorder au titre des dépens, la Cour a conclu que, dans des cas complexes mettant en cause des parties averties, le point de départ est le milieu de la fourchette de 25 % à 50 %. Les demanderesses affirment que l’application de ces facteurs démontre pourquoi l’adjudication d’une somme globale correspondant à 50 % des honoraires d’avocat réellement engagés est justifiée.
[7] À l’appui de leur position, les demanderesses ont déposé un affidavit souscrit le 19 avril 2022 par Diane Zimmerman, auxiliaire juridique au service du cabinet Torys LLP, auquel sont annexées les pièces suivantes :
[traduction]
· Pièce A : un courriel envoyé à Mme Zimmerman par le gestionnaire principal de la comptabilité des clients à Torys, qui indique les heures travaillées par les professionnels de Torys et les honoraires payés par les demanderesses dans le cadre de la demande de contrôle judiciaire jusqu’au 31 décembre 2021. Les heures travaillées se rapportent à trois catégories : 1) le travail consacré à la demande en général (code de tâche 100), 2) le travail consacré à la préparation de la preuve par affidavit pour la demande (code de tâche 300) et 3) le travail consacré à la mise en œuvre des modifications à l’avis de demande de contrôle judiciaire (code de tâche 500). Selon le courriel, 802,1 heures ont été comptabilisées, et les demanderesses ont payé 314 745,72 $ pour les heures travaillées jusqu’au 31 décembre 2021.
· Pièces B et C : un mémoire de frais pour la taxation des dépens au milieu de la fourchette de la colonne V du tarif B des Règles (35 917,50 $ plus les taxes et les débours) et un mémoire de frais pour la taxation des dépens à l’extrémité supérieure de la fourchette de la colonne V du tarif B des Règles (47 400 $ plus les taxes et les débours).
· Pièce D : une copie du mémoire des faits et du droit daté du 1ᵉʳ décembre 2021 et déposé par la défenderesse Médunik dans le dossier numéro T-1047-21 de la Cour.
· Pièce E : une copie de l’affidavit caviardé de Steven Miller (sans les pièces) produit au nom des demanderesses dans le cadre de la demande.
· Pièce F : une copie de l’affidavit de Douglas Reynolds (sans les pièces) produit au nom des demanderesses dans le cadre de la demande.
[8] Dans son affidavit, Mme Zimmerman a déclaré avoir été informée par Alicja Puchta, l’une des avocates des demanderesses, qu’elle (Mme Puchta) avait examiné les dossiers de cette affaire pour la période allant jusqu’au 31 décembre 2021 inclusivement et qu’elle (Mme Puchta) pouvait affirmer que le travail effectué par les quatre professionnels du droit (dont Mme Zimmerman) comprenait les éléments énumérés. Invoquant le privilège du secret professionnel de l’avocat, les demanderesses n’ont communiqué aucun dossier.
[9] En ce qui concerne les débours, les demanderesses n’ont présenté aucune preuve à l’exception des renseignements contenus dans leurs mémoires de frais.
[10] Le procureur général du Canada [le PGC] ne s’oppose pas à ce que la Cour fixe les dépens. Toutefois, le PGC est d’avis que le montant demandé par les demanderesses est nettement exagéré. Le PGC a lui aussi présenté un mémoire de frais pour la taxation des dépens au milieu de la fourchette de la colonne V du tarif (41 827,50 $ plus les taxes et les débours de 4 191,38 $). Le PGC a inclus des articles non envisagés par les demanderesses, ainsi que les honoraires d’avocat pour le second avocat, calculés au taux de 50 % du montant total calculé pour le premier avocat. Le PGC ne conteste pas les débours réclamés par les demanderesses. Le PGC soutient que 51 456,46 $, taxes et débours compris, est un montant raisonnable au titre des dépens.
[11] Le PGC ajoute que le critère justifiant l’adjudication d’une somme globale n’est pas rempli en l’espèce, invoquant essentiellement les mêmes décisions que les demanderesses (p. ex. « Dow »
, Canadien Pacifique, Allergan).
[12] Médunik Canada [Médunik] est en désaccord avec les demanderesses quant à la forme (c.-à-d. une somme globale) et au montant des dépens (c.-à-d. majorés) proposés par les demanderesses. Médunik soutient que les dépens devraient être adjugés aux demanderesses en fonction du milieu de la fourchette de la colonne V du tarif. Médunik ajoute que les défendeurs ne devraient pas être solidairement responsables des dépens, mais que les dépens devraient plutôt être répartis entre eux en parts égales. Médunik ajoute que les honoraires réclamés par les demanderesses pour le second avocat devraient être accordés au taux de 50 % du montant total calculé pour le premier avocat, conformément à l’article 14 du tarif B des Règles. Médunik s’oppose également à trois types d’honoraires réclamés dans le mémoire de frais que les demanderesses ont produit pour la taxation des dépens au milieu de la fourchette de la colonne V.
[13] Médunik soutient qu’il y a lieu de taxer les dépens des demanderesses. Médunik a déposé son propre mémoire de frais pour la taxation des dépens au milieu de la fourchette de la colonne V, dans lequel elle fait valoir que les demanderesses ont droit à 30 607,50 $ plus taxes au titre des honoraires d’avocat et à des débours de 852,04 $.
[14] Médunik ajoute que, si la Cour préfère adjuger une somme globale pour éviter la taxation, le montant payable devrait être fondé sur le montant qui aurait été payable selon le tarif, soit 30 607,50 $, plus les taxes et les débours.
[15] Médunik s’oppose à la demande des demanderesses visant l’adjudication d’une somme globale majorée au titre des dépens, et ce, pour les raisons suivantes :
[traduction]
a) Les quatre décisions relevant du droit public citées par les demanderesses peuvent être distinguées facilement ou n’ont pas mené à l’adjudication de dépens majorés.
b) La fourchette de 25 % à 50 % qui s’applique pour l’adjudication d’une somme globale n’est applicable que dans des affaires de droit privé.
c) Toutes les parties ont collaboré afin que la présente demande puisse être entendue de façon accélérée, comme les demanderesses l’ont demandé dans leur avis de demande (art 400(3)i), k) des Règles).
d) L’information concernant les dossiers des demanderesses est insuffisante pour évaluer si le montant réclamé est raisonnable. Les demanderesses se sont appuyées sur une preuve par ouï-dire, alors qu’une meilleure preuve était disponible (elles ont déposé un affidavit souscrit par une auxiliaire juridique et non par la personne qui a préparé les dossiers). De plus, les demanderesses ont refusé de communiquer leurs dossiers en invoquant le privilège du secret professionnel de l’avocat.
[16] Pour ce qui est des débours, Médunik demande à la Cour de rejeter l’intégralité de la réclamation des demanderesses, puisque celles-ci n’ont pas produit de preuve pour démontrer que les débours réclamés étaient raisonnables. Subsidiairement, Médunik soutient qu’à tout le moins les frais liés à la reliure, à la préparation des onglets des pièces, à l’impression au laser et à la préparation de copies devraient être refusés puisqu’ils sont à première vue excessifs.
III. Analyse
A. Les règles générales
[17] Comme l’a souligné mon collègue le juge Grammond aux paragraphes 2 à 5 de la décision Whalen :
Adjuger les dépens à la partie qui obtient gain de cause au procès est une pratique suivie depuis très longtemps par les tribunaux canadiens. Dans l’arrêt Colombie-Britannique (Ministre des Forêts) c Bande indienne Okanagan, 2003 CSC 71, [2003] 3 RCS 371 [Okanagan], la Cour suprême du Canada a analysé les objectifs de l’adjudication de dépens.
Le premier objectif et le plus traditionnel en matière d’adjudication de dépens est l’indemnisation de la partie ayant gain de cause. Les frais juridiques qu’a dû engager une partie pour introduire ou contester une action en justice sont considérés comme une sorte de préjudice qui exige une indemnisation. En soutenant une position qui a été jugée sans fondement, la partie déboutée est considérée comme ayant causé un préjudice injustifié à la partie qui a obtenu gain de cause.
De nos jours, l’adjudication des dépens vise aussi des objectifs de politique publique (Okanagan, aux paragraphes 22 à 26). En transférant les coûts engendrés par l’instance judiciaire à la partie déboutée, cette adjudication oblige les parties à « internaliser » ces coûts, c’est-à-dire à en tenir compte lorsqu’elles prennent des décisions concernant le déroulement de l’instance. Ainsi, de diverses manières, l’adjudication des dépens incite les parties à utiliser rationnellement les ressources judiciaires limitées. Par exemple, on dit que l’adjudication des dépens favorise les règlements hors cour, car les parties tiennent compte des dépens lorsqu’elles évaluent les risques de se rendre jusqu’au procès. De même, on dit que l’adjudication des dépens décourage les poursuites frivoles ou vexatoires, car les plaideurs qui intentent de telles poursuites savent qu’ils devront indemniser l’autre partie.
En troisième lieu, l’adjudication des dépens peut contribuer à faciliter l’accès à la justice. […]
[18] Le droit relatif aux dépens n’est pas une science exacte. En outre, pour adjuger les dépens, les tribunaux tentent d’établir un juste équilibre entre trois objectifs principaux : indemniser la partie lésée, inciter les parties à régler et dissuader les parties à adopter une conduite abusive dans le cadre d’une instance. À cette fin, le paragraphe 400(1) des Règles dispose que la Cour « a le pouvoir discrétionnaire de déterminer le montant des dépens, de les répartir et de désigner les personnes qui doivent les payer »
.
[19] Le paragraphe 400(3) des Règles comporte une liste non exhaustive de facteurs dont la Cour peut tenir compte. En ce qui concerne le montant des dépens, l’article 407 des Règles prévoit que la colonne III du tarif B est l’échelle qui s’applique « par défaut »
(Consorzio del Prosciutto di Parma c Maple Leaf Meats Inc, 2002 CAF 417 au para 9 [Consorzio del Prosciutto]). Toutefois, le vaste pouvoir discrétionnaire de la Cour comprend le pouvoir d’ordonner la taxation en fonction d’une autre colonne du tarif B ou de déroger au tarif (Philip Morris Products SA c Marlboro Canada limitée, 2015 CAF 9 au para 4 [Philip Morris]). Le paragraphe 400(4) des Règles autorise la Cour à fixer les dépens en se reportant au tarif B et à adjuger une somme globale au lieu des dépens taxés.
[20] La Cour s’écarte souvent du tarif lorsqu’elle est saisie de litiges complexes, parce que l’application du tarif donne habituellement lieu à l’adjudication de dépens nettement inférieurs aux frais réellement engagés par la partie qui obtient gain de cause (Whalen, au para 9; Dow, au para 13). L’adjudication des dépens vise habituellement à garantir une « contribution raisonnable »
aux frais de justice de la partie qui obtient gain de cause (Whalen, au para 9; Dow, au para 13; Consorzio del Prosciutto, aux para 8-9). De plus, l’adjudication d’une somme globale est de plus en plus privilégiée par les tribunaux, parce qu’elle permet aux parties de sauver du temps et de l’argent, en plus de contribuer à la réalisation de l’objectif qui consiste à apporter « une solution au litige qui soit juste et la plus expéditive et économique possible »
(art 3 des Règles) (Dow, au para 11). Néanmoins, le tarif demeure la règle, et la majoration des dépens est l’exception (Wihksne c Canada (Procureur général), 2002 CAF 356 au para 11; Dow, au para 13). La Cour d’appel fédérale a également précisé que ce n’est pas parce que les frais réellement engagés par une partie sont supérieurs au barème prévu au tarif qu’il est justifié d’adjuger des dépens majorés (Dow, au para 13; Whalen, au para 11; Bauer Hockey Ltd c Sport Maska Inc (CCM Hockey), 2020 CF 862 au para 12 [Sport Maska CF]).
B. L’adjudication d’une somme globale
[21] Je suis d’accord avec les demanderesses pour dire que l’adjudication d’une somme globale peut permettre aux parties d’éviter d’engager des frais supplémentaires pour faire valoir leurs arguments quant au montant approprié des dépens taxés selon le tarif. Au cours des dernières années, l’adjudication d’une somme globale est devenue de plus en plus courante (Dow, au para 13). Comme je l’ai mentionné, il arrive fréquemment que cette approche soit préférée à la taxation des dépens selon le tarif en raison de sa simplicité ainsi que du temps et des efforts qu’elle permet d’économiser, les parties n’ayant pas à se préparer et à débattre des articles prévus au tarif (Consorzio del Prosciutto, au para 12). Généralement, il est indiqué de joindre un mémoire de frais aux demandes d’adjudication d’une somme globale (Dow, au para 14; voir par ex H-D USA, LLC c Berrada, 2015 CF 189 au para 8 [Berrada]; Allergan, au para 57). C’est ce qui a été fait en l’espèce.
[22] J’estime qu’il est approprié d’adjuger une somme globale en l’espèce, car cela permettra d’éviter un litige sur la taxation des dépens. J’examinerai maintenant la question de savoir s’il est justifié de déroger au tarif et d’accorder des dépens majorés.
C. L’adjudication de dépens majorés dans le cadre d’un contrôle judiciaire
[23] Le PGC fait valoir que les décisions sur l’adjudication d’une somme globale supérieure aux dépens taxés selon le tarif qui ont été rendues dans le contexte d’actions en matière de brevets ou de marques de commerce ne s’appliquent pas aux demandes de contrôle judiciaire. Il ajoute que le raisonnement suivi dans la décision Allergan, citée par les demanderesses, s’appliquait à des litiges privés en matière de propriété intellectuelle entre des parties averties dans le domaine commercial, qui cherchaient à protéger leurs intérêts commerciaux privés (les affaires portaient soit sur la contrefaçon d’un brevet ou la violation d’une marque de commerce). Il souligne qu’il n’y a aucune raison de principe pour que la décision Allergan s’applique au contrôle judiciaire de décisions de droit public rendues par des représentants du gouvernement du Canada qui remplissent leurs obligations légales en vertu des lois et règlements fédéraux.
[24] Médunik fait valoir que les demanderesses n’ont cité aucune affaire de droit public dans le cadre de laquelle la Cour aurait accordé des dépens majorés dans des circonstances analogues. Médunik insiste sur le fait que les quatre décisions relevant du droit public citées par les demanderesses peuvent être distinguées facilement ou n’ont pas mené à l’adjudication de dépens majorés : (1) dans la décision Whalen, une somme globale de 40 000 $ a été accordée parce qu’il existait un déséquilibre entre les parties, alors qu’il n’y a aucun déséquilibre financier en l’espèce; (2) dans la décision Première Nation de Cowessess no 73 c Pelletier, 2017 CF 859, la Cour n’a pas adjugé de dépens à la partie qui a obtenu gain de cause; (3) dans la décision Jama c Canada (Procureur général), 2022 CF 285 [Jama], la Cour a adjugé une somme globale à la demanderesse en dépit du fait qu’elle n’avait pas eu gain de cause pour des raisons indépendantes de sa volonté, alors qu’en l’espèce la demande de contrôle judiciaire des demandeurs a été accueillie; et (4) dans la décision Zoghbi c Air Canada, 2021 CF 1447 [Zoghbi], la demande de contrôle judiciaire avait été accueillie, et la Cour a adjugé au demandeur les dépens taxés à l’extrémité supérieure de la colonne III du tarif B.
[25] Médunik soutient également que la fourchette de 25 % à 50 % pour l’adjudication d’une somme globale ne s’applique que dans les affaires de droit privé. La justification de l’adjudication de dépens majorés (c.-à-d. exiger que les parties averties dans le domaine commercial paient pour les choix juridiques qu’elles font) ne s’applique pas en l’espèce (une affaire de droit public).
[26] Les demanderesses répondent que la Cour a adjugé plusieurs fois, dans le contexte d’un contrôle judiciaire, des dépens majorés sous forme de somme globale. Elles invoquent à l’appui de cet argument les décisions suivantes : Whalen, aux para 33-35 (adjudication d’une somme globale correspondant à 40 % des frais réels); Air Canada c Administration portuaire de Toronto, 2010 CF 1335 aux para 11-18 [Air Canada] (adjudication d’une somme globale correspondant à 50 % des frais réels); Pelletier c Canada (Procureur général), 2011 CF 1459 aux para 17-20 (adjudication d’une somme globale correspondant à environ 40 % des frais réels); Shirt c Nation crie de Saddle Lake, 2022 CF 321 aux para 106-107; Garner c Première Nation Union Bar, 2021 CF 657 aux para 53-54 (adjudication d’une somme globale correspondant à 50 % des frais réels); Loblaws Inc c Columbia Insurance Company, 2019 CF 1434 au para 16 [Loblaws]. Les demanderesses soutiennent également que le PGC ne peut se retrancher derrière le Bureau des présentations et de la propriété intellectuelle [le BPPI], à titre de décideur administratif, pour éviter de payer des dépens majorés. Elles ajoutent que le PGC n’était pas un plaideur désintéressé agissant dans l’intérêt public, mais qu’il a plutôt joué un rôle très actif dans le processus contradictoire. Les demanderesses affirment que, quoi qu’il en soit, Médunik est un de leurs concurrents commerciaux directs et que l’argument du PGC ne s’applique pas à elle.
[27] Bien qu’il soit généralement justifié d’adjuger une somme globale majorée dans le cadre d’un litige complexe relevant du droit privé, la Cour a déjà adjugé, dans le contexte de contrôles judiciaires, des sommes globales supérieures aux dépens taxés selon le tarif, comme le montrent les décisions invoquées par les demanderesses. De plus, contrairement à la position adoptée par Médunik et le PGC, la Cour a noté que la fourchette de 25 % à 50 % ne se limite pas aux cas où il existe des circonstances exceptionnelles et aux actions en contrefaçon de brevet ou en violation de marque de commerce (affaires de droit privé) (Loblaws, au para 16). Par exemple, comme l’ont mentionné les demanderesses, dans la décision Air Canada, le juge Hughes a adjugé 50 % des frais réels dans le contexte de demandes de contrôle judiciaire de certaines décisions prises par l’Administration portuaire de Toronto relativement à l’exploitation d’un aéroport commercial. Enfin, aucune des décisions invoquées par le PGC et Médunik (et aucune des autres décisions que j’ai consultées) n’indique expressément qu’une somme globale majorée ne peut être adjugée dans le cadre d’un contrôle judiciaire.
[28] Je reconnais que l’application du raisonnement relatif à l’adjudication de dépens majorés qui a été élaboré dans la jurisprudence se rapportant à des actions soulève certaines préoccupations, notamment parce qu’une demande de contrôle judiciaire doit être présentée rapidement et que la Cour doit statuer sur celle-ci « à bref délai et selon une procédure sommaire »
(art 18.1(2), 18.4(1) des Règles). Toutefois, la procédure plus simple et plus rapide est reflétée dans les honoraires d’avocat qui sont à la base du calcul. Bien qu’il puisse être vrai que les dépens majorés ne sont généralement pas justifiés dans le contexte de demandes de contrôle judiciaire en raison de la nature particulière de la procédure, je crois que le raisonnement justifiant l’adjudication de dépens majorés, énoncé dans les affaires de droit privé, peut être appliqué en l’espèce, compte tenu des circonstances particulières de l’affaire.
D. Les facteurs relatifs à l’adjudication de dépens majorés
[29] Il ne semble pas y avoir de critère clairement défini pour justifier l’adjudication d’une somme globale supérieure aux dépens taxés selon le tarif. Néanmoins, il reste que le pouvoir discrétionnaire de la cour d’adjuger des dépens sous forme de somme globale majorée est encadré par les facteurs énoncés au paragraphe 400(3) des Règles, dont « une complexité supérieure à la moyenne, des parties averties, des notes d’honoraires d’avocat qui dépassent largement ce qui est prévu par la colonne III du tarif B »
(Allergan, au para 26), et par les objectifs de l’adjudication des dépens, notamment « incit[er] les parties à prendre des décisions efficientes dans la conduite de l’instance judiciaire »
(Seedlings Life Science Ventures, LLC c Pfizer Canada SRI, 2020 CF 505 au para 4 [Seedlings Life]; voir aussi Seedlings Life, au para 6; Dow, aux para 13-19; Sport Maska CAF, aux para 50-51; Philip Morris, au para 4).
(1) Le caractère averti des parties
[30] Les demanderesses soutiennent que le présent dossier est complexe et que toutes les parties sont des parties averties. Au paragraphe 13 de la décision Sport Maska CF, le juge Grammond semble avoir précisé sur ce qu’il faut entendre par « parties averties »
:
Les parties sont représentées par des équipes d’avocats dont les taux horaires dépassent nettement ce que les rédacteurs du tarif auraient pu envisager. Étant donné les ressources dont elles disposent, les parties sont en mesure de répondre aux incitatifs financiers prévus par le régime des dépens et de faire des calculs rationnels.
[31] À la lumière de ce qui précède, les plaideurs commerciaux en l’espèce sont certainement avertis. Je note que la Cour a déjà jugé que le PGC est une partie avertie (Canada (Procureur général) c Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada, 2020 CF 643 au para 46). Le fait que les parties sont averties constitue un facteur qui milite en faveur de l’adjudication d’une somme globale majorée (voir par ex Ark Innovation Technology Inc c Matidor Technologies Inc, 2022 CF 72 au para 15; Consorzio del Prosciutto, au para 6). Comme la Cour l’a indiqué, au paragraphe 22 de la décision Berrada, cette approche est conforme à la « récente tendance jurisprudentielle qui favorise l’adjudication d’une somme globale fondée sur un pourcentage des frais effectivement engagés lorsqu’il s’agit de parties commerciales expérimentées qui ont manifestement les moyens de payer le coût des choix juridiques qu’elles font »
(Berrada, citant Eli Lilly c Apotex Inc, 2011 CF 1143 au para 36).
(2) Le caractère insuffisant des dépens taxés selon le tarif
[32] Les demanderesses soutiennent qu’une somme globale majorée leur permettrait d’être indemnisées adéquatement, contrairement aux dépens les plus élevés qui pourraient être taxés selon le tarif. Elles affirment que les dépens les plus élevés qu’elles pourraient recouvrer en fonction du milieu de la colonne V du tarif (qui tient compte des honoraires du second avocat et comprend le plus grand nombre d’unités potentielles) ne représenteraient que 14 % des frais de justice réellement engagés.
[33] Le PGC répond que le montant des dépens demandés par les demanderesses est près de trois fois plus élevé que le montant des dépens taxés selon la colonne V du tarif, qui est déjà significativement plus élevé que le montant des dépens « moyens ou habituels »
calculés en fonction de la colonne III.
[34] Je le répète, l’adjudication de dépens majorés est justifiée dans les cas où les dépens taxés selon le tarif B ne permettraient pas de satisfaire à l’objectif d’indemnisation (Ultima Foods Inc c Canada (Procureur général), 2013 CF 238 aux para 25-26; Berrada, au para 21). Par exemple, dans l’affaire Dow, qui portait sur l’adjudication des dépens dans le cadre d’une action en contrefaçon de brevet, le juge de première instance a conclu qu’il serait « tout à fait inapproprié »
de s’en tenir au barème prévu dans la colonne V du tarif B, puisque la demanderesse dans cette affaire n’aurait alors pu recouvrer que des dépens équivalant à 11 % des frais de justice engagés. Il a jugé raisonnable une somme correspondant à 30 % des frais de justice réellement engagés par la demanderesse et à environ trois fois celle prévue au tarif (Dow, aux para 3-4, 22; Dow Chemical Company c Nova Chemicals Corporation, 2016 CF 91 aux para 26, 29).
(3) L’importance de la question en litige (alinéa 400(3)c) des Règles)
[35] Les demanderesses soutiennent que la demande de contrôle judiciaire revêtait une grande importance sur le plan commercial pour les demanderesses et leur concurrente directe, Médunik. Les questions liées à la protection des données concernaient le produit FIRDAPSE, le premier produit à être commercialisé par KYE, une jeune société pharmaceutique de petite taille, en collaboration avec Catalyst. KYE et Catalyst avaient consacré beaucoup de temps et d’argent et avaient fait des investissements importants en vue de la commercialisation de ce produit. L’issue de l’affaire a une incidence directe sur le droit des demanderesses à l’exclusivité du marché pour FIRDAPSE et sur la question de savoir le produit RUZURGI, la version d’amifampridine de Médunik, demeurera sur le marché pour concurrencer le produit FIRDAPSE. L’importance de ces questions pour les demanderesses et Médunik milite en faveur de l’adjudication des dépens réclamés par les demanderesses.
[36] Je n’ai rien trouvé dans les observations des défendeurs qui contredise ou réponde aux observations des demanderesses. Je suis convaincue que la question en litige était importante pour toutes les parties. Par exemple, dans la décision Loblaws, au paragraphe 24, la défenderesse a soutenu qu’il était des plus importants pour elle de se défendre avec succès à l’encontre de la demande, car Loblaws cherchait à l’empêcher d’utiliser deux de ses marques les plus importantes, qui se situaient au cœur de l’initiative de remodelage de son image de marque. La Cour a jugé que l’affaire était importante pour les deux parties, ce qui militait en faveur de l’adjudication de dépens majorés sous forme de somme globale.
(4) La complexité et la charge de travail (alinéas 400(3)c) et g) des Règles)
[37] Les demanderesses soutiennent que le dossier factuel était complexe, notamment en ce qui a trait à la preuve relative aux processus d’approbation réglementaire de Santé Canada et à son approche au regard des dispositions relatives à la protection des données. La conduite des parties a également augmenté considérablement la charge de travail. Premièrement, Médunik a préparé ses propres observations écrites et orales et a soulevé des arguments distincts de ceux du PGC. Deuxièmement, le PGC a refusé de reconnaître la pertinence des échanges d’avril à juillet 2020 entre Médunik, le Bureau de la propriété intellectuelle de Santé Canada et la Direction des produits thérapeutiques de Santé Canada. Il s’agissait manifestement de documents pertinents, et les demanderesses ont dû consacrer beaucoup de temps et de ressources à la préparation de ses observations sur la question.
[38] Le PGC convient que les questions en litige étaient complexes et qu’elles ont nécessité l’examen d’une longue décision et de deux questions distinctes se rapportant à l’interprétation de certaines dispositions réglementaires, et que la procédure de contrôle judiciaire a nécessité beaucoup de travail. Selon lui, ces facteurs sont pris en compte dans l’application de la colonne V du tarif. Médunik ne s’est pas prononcée sur ce facteur.
[39] Je suis d’accord avec les demanderesses et le PGC pour dire que les questions en litige étaient complexes et que la charge de travail requise était importante.
(5) L’intérêt public (alinéa 400(3)h) des Règles)
[40] Les demanderesses soutiennent qu’il était d’un grand intérêt public que la demande de contrôle judiciaire, dont l’importance s’étendait au-delà des intérêts immédiats des parties en cause, soit tranchée, principalement parce qu’il y a très peu de décisions sur l’application du paragraphe C.08.004.1(3) du Règlement sur les aliments et drogues. Le PGC soutient que les demanderesses ont présenté la demande de contrôle judiciaire pour protéger leurs intérêts commerciaux privés (pour empêcher un concurrent de recevoir l’autorisation de vendre un médicament concurrent) et non dans le désir de défendre l’intérêt public sans parti pris.
[41] Je souligne que les demanderesses ont cité les décisions Zoghbi et Jama à l’appui de leur argument. Toutefois, dans ces deux affaires, la question en litige était non seulement nouvelle, mais elle soulevait également des questions liées aux droits de la personne. Dans l’affaire Zoghbi, le demandeur réclamait des dommages-intérêts à titre de mesure de redressement à l’égard d’un acte de discrimination raciale dans le secteur privé de l’aviation internationale en vertu de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H‑6. Dans l’affaire Jama, le contrôle judiciaire portait sur les droits fondamentaux et procéduraux en matière de sécurité nationale qui sont garantis par la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, 1982, c 11 (R-U).
[42] En revanche, les demanderesses en l’espèce semblent avoir des intérêts privés importants (voir par ex Arctos Holding Inc c Canada (Procureur général), 2018 CF 365; Doherty c Canada (Procureur général), 2021 CF 695 au para 14). Les demanderesses ont cherché à protéger leurs données contre Médunik, leur concurrente, qui a reçu l’autorisation de mettre en marché un médicament contenant le même ingrédient médicinal que le produit des demanderesses (Catalyst, au para 143). Les demanderesses ne semblent pas nier que le contrôle judiciaire a pour but de protéger leurs droits commerciaux.
[43] Cela dit, je pense que, même si la question en litige ne met pas en cause un intérêt sociétal général et que les demanderesses ont des intérêts privés, la procédure semble néanmoins présenter un intérêt public général pour ce qui est de préciser certaines questions, ce qui peut constituer un facteur militant en faveur des demanderesses (Whalen, au para 32).
[44] Médunik soutient que la demande soulevait une question de première impression et qu’il est d’usage en pareil cas d’adjuger les dépens en fonction du tarif et non selon un barème plus élevé. Médunik s’appuie uniquement sur le paragraphe 41 de la décision SNC Lavalin Inc c Canada (Ministre de la Coopération internationale), 2003 CFPI 681, qui est ainsi libellé en partie : « Les deux parties ayant réclamé les frais et dépens relatifs à cette demande, je ne vois rien qui justifierait de prime abord une dérogation à la règle générale voulant que les frais, taxés au tarif ordinaire, doivent suivre la cause »
.
[45] Je ne suis pas convaincue que la décision citée par Médunik étaye son argument. Je conviens également avec les demanderesses que la nouveauté d’une question n’exige pas un résultat particulier, car la Cour préserve son pouvoir discrétionnaire à l’égard des dépens (Quality Program Services Inc c Canada, 2019 CF 19 aux para 8-10).
(6) La conduite d’une partie qui a eu pour effet d’abréger ou de prolonger inutilement la durée de l’instance (alinéa 400(3)i) des Règles)
[46] Les demanderesses sont d’avis que le choix du PGC de ne pas reconnaître la pertinence des échanges d’avril à juillet 2020 entre Médunik, le Bureau de la propriété intellectuelle de Santé Canada et la Direction des produits thérapeutiques de Santé Canada, malgré des indications claires à l’effet contraire, devrait avoir une incidence sur les dépens. L’un des objectifs de principe de l’adjudication des dépens est de forcer les parties à « internaliser »
les coûts liés aux choix qu’ils font en matière de litige, c’est-à-dire à en tenir compte lorsqu’elles prennent des décisions concernant le déroulement d’une instance.
[47] Le PGC répond que sa position n’était pas déraisonnable et rien ne laisse croire qu’elle n’a pas été adoptée de bonne foi. Les documents contestés n’avaient pas été présentés au décideur (le directeur du BPPI); le directeur du BPPI a souscrit un affidavit expliquant pourquoi ces documents n’ont pas été jugés pertinents dans le contexte du processus décisionnel, et le PGC a cité de la jurisprudence à l’appui de sa position.
[48] L’un des objectifs de l’adjudication de dépens majorés sous forme de somme globale est « [d’]incit[er] les parties à prendre des décisions efficientes dans la conduite de l’instance judiciaire en internalisant les coûts engendrés par celle-ci »
(Seedlings Life, au para 4). Par exemple, dans l’affaire Allergan, Sandoz a pris la décision stratégique d’introduire une demande reconventionnelle, qui a finalement été rejetée, plutôt que de se défendre simplement contre l’action d’Allergan sur la base de l’interprétation des revendications. La Cour a conclu que « le fait d’avoir soulevé ces questions puis échoué à les faire aboutir devrait être assorti de conséquences. Cela est particulièrement vrai au vu des frais substantiels qu’Allergan a dû engager pour traiter ces questions et du résultat pratique très concret qu’elle a obtenu en évitant la déclaration d’invalidité »
(Allergan, au para 42).
(7) Le résultat de l’instance (alinéa 400(3)a) des Règles)
[49] Les demanderesses soutiennent qu’elles ont eu entièrement gain de cause dans leur demande de contrôle judiciaire, résultat qui, selon elles, justifie « à lui seul l’adjudication de la somme globale demandée au titre des dépens »
.
[50] Le PGC affirme que le fait qu’une partie ait obtenu gain de cause sur le fond ne justifie pas de déroger au tarif. Il soutient également que les demanderesses n’ont pas eu entièrement gain de cause, parce que la Cour n’a pas accordé la réparation exceptionnelle qu’elles avaient demandée. Médunik reconnaît que les demanderesses ont eu gain de cause.
[51] Sauf erreur, le résultat de l’instance ne dicte pas un résultat particulier qui lie la Cour (par exemple l’octroi du montant demandé), mais il peut guider l’exercice du pouvoir discrétionnaire de la Cour. De plus, les demanderesses ont obtenu gain de cause, car la Cour a accueilli la demande de contrôle judiciaire et annulé la décision du ministre. En fin de compte, le succès ne devrait pas être mesuré en fonction du nombre de questions soulevées qui ont connu une issue favorable ou défavorable, mais plutôt en fonction de la conclusion d’ensemble de la Cour
(Aux Sable Liquid Products LP c JL Energy Transportation Inc, 2019 CF 788 au para 5).
E. Analyse globale
[52] Les éléments suivants m’amènent à conclure que l’adjudication des dépens selon le tarif serait insuffisante et que l’adjudication d’une somme majorée est justifiée. Il s’agissait d’une affaire complexe opposant des parties averties. Les demanderesses ont obtenu gain de cause. La demande ne soulevait aucun intérêt public, mais, comme je l’ai mentionné, elle présentait un intérêt important pour les parties, et le litige pourrait en fin de compte préciser certaines questions juridiques d’intérêt général en ce qui concerne l’interprétation du paragraphe C.08.004.1(3) du Règlement sur les aliments et drogues. Les deux parties conviennent que la charge de travail était supérieure à ce qui est généralement attendu dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, et les parties sont des parties averties qui « peuvent répondre aux mesures incitatives qu’offrent les dépens »
(Sport Maska CF, au para 22; voir aussi Allergan, au para 38).
F. Le montant des dépens
[53] Les sommes globales ne doivent pas être fixées « de façon arbitraire »
et, pour assurer une certaine cohérence, elles ont été jugées correspondre généralement à un pourcentage allant de 25 % à 50 % des frais de justice réellement engagés par la partie ayant obtenu gain de cause (Dow, aux para 15-17; Whalen, au para 33; McCallum c Première Nation crie de Canoe Lake, 2022 CF 969 au para 135).
[54] La jurisprudence n’est pas tout à fait claire sur la preuve qui doit être produite pour appuyer l’adjudication d’une somme globale supérieure au montant taxé selon le tarif et correspondant à un certain pourcentage des frais de justice réellement engagés. De plus, je suis consciente que la preuve présentée par les demanderesses pour appuyer leur réclamation n’est pas optimale. Une ventilation plus détaillée aurait été utile à cette fin et doit être encouragée, comme l’a mentionné le juge McHaffie dans la décision Fluid Energy Group Ltd c Exaltexx Inc, 2020 CF 299. Toutefois, même s’il aurait été préférable que les demanderesses fournissent un compte rendu plus direct et détaillé des honoraires d’avocat qu’elles ont engagés, je suis convaincue, dans les circonstances, que les honoraires indiqués ont été engagés par les demanderesses à l’égard de la deuxième demande de contrôle judiciaire, et qu’ils sont raisonnables.
[55] Bien qu’il n’y ait pas de directive stricte quant au taux de recouvrement à utiliser, si l’adjudication d’une somme globale majorée est appropriée, je propose que le taux de base soit établi à 25 % des honoraires réels et que la Cour détermine ensuite si les circonstances justifient un taux supérieur ou inférieur, comme elle l’a fait dans plusieurs décisions récentes (Sport Maska CF, au para 14; Seedlings Life, au para 22; Teva Canada Limited c Janssen Inc, 2018 CF 1175 aux para 35-36; Canadien Pacifique, au para 66).
[56] Dans la décision Chanel S de RL c Lam Chan Kee Company Ltd, 2016 CF 987, au paragraphe 5, la Cour fédérale a adjugé des dépens correspondant à 60 % des frais réels en raison de l’inconduite des défenderesses, par exemple la contrefaçon délibérée (Chanel S de RL c Kee, 2015 CF 1091 aux para 26-27). Dans une autre décision, des dépens de 66 % ont été adjugés en raison des mesures inutiles prises au cours de l’instance et de la stratégie agressive choisie malgré l’échéancier serré (Packers Plus Energy Services Inc c Essential Energy Services Ltd, 2021 CF 986 aux para 34-36).
[57] Dans l’arrêt Dow, la Cour d’appel fédérale a adjugé au titre des dépens une somme globale correspondant à 30 % des frais engagés : il y avait eu 33 jours d’audience, plus de 180 jours d’« essais scientifiques exhaustifs et complexes »
et des observations écrites totalisant à la fin du procès plus de 700 pages. Dans la décision Apotex Inc c Shire LLC, 2018 CF 1106, la Cour a accordé 30 % des frais engagés. Dans cette affaire, huit inventeurs avaient fait l’objet d’une interrogatoire préalable et l’audience avait duré 17 jours. Dans la décision Seedlings Life, au paragraphe 24, la Cour fédérale a conclu que le remboursement de 25 % des dépens était approprié, parce que l’affaire n’était pas excessivement complexe : le procès avait duré 13 jours et il y avait eu moins de 11 jours d’interrogatoire préalable.
[58] Je prends également note des décisions suivantes : Bodum USA, Inc c Trudeau Corporation (1889) Inc, 2013 CF 128 (10 %); Dimplex North America Ltd c CFM Corporation, 2006 CF 1403 (20 %); ABB Technology AG c Hyundai Heavy Industries Co, Ltd, 2013 CF 1050 (12,5 %); Berrada (33 %).
[59] Selon moi, les circonstances de l’espèce ne justifient pas le recouvrement de 50 % des honoraires d’avocat engagés, comme l’ont fait valoir les demanderesses. Je conclus qu’il n’y a aucune raison de s’écarter du point de départ de 25 %. Comme je l’ai déjà mentionné, la complexité d’une affaire est déjà reflétée dans les honoraires d’avocat qui sont à la base du calcul (Seedlings Life, au para 23).
[60] J’adjugerai donc, au titre des dépens, une somme globale correspondant à 25 % des frais de justice engagés, soit 78 686,43 $, plus les taxes applicables.
G. Les débours
[61] Les demanderesses réclament des débours de 4 191,38 $, taxes comprises, et ont présenté une ventilation des débours par catégorie. La grande majorité des débours réclamés (2 468,80 $) visent l’impression laser. Médunik soutient que les demanderesses n’ont produit aucune preuve relative au caractère nécessaire et raisonnable de ces débours. Elle ajoute que bon nombre d’entre eux sont excessifs et inopportuns et qu’ils devraient donc être rejetés en totalité. Subsidiairement, Médunik soutient qu’à tout le moins les débours suivants devraient être refusés au motif qu’ils sont à première vue excessifs : frais de reliure (192 $); onglets de pièces (275,24 $); impression laser (2 468,80 $); préparation de copies (19,13 $). Les demanderesses répliquent que les montants en question totalisent moins de 3 000 $ et que Médunik n’a produit aucune preuve pour montrer que les montants en question sont excessifs ou déraisonnables et n’a pas non plus tenté de contre-interroger le déposant des demanderesses.
[62] Pour ce qui est du recouvrement des débours, la question est de savoir si les débours étaient raisonnables et nécessaires au moment où ils ont été engagés (MK Plastics Corporation c Plasticair Inc, 2007 CF 1029 aux para 34-37). La détermination du caractère raisonnable des services et débours réclamés commande l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire élevé (Lundbeck Canada Inc c Canada (Santé), 2014 CF 1049 au para 20 [Lundbeck]). Le paragraphe 1(4) du tarif B des Règles dispose :
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[63] Dans la décision Fournier Pharma Inc c Canada (Santé), 2008 CF 369 [Fournier], la Cour fédérale a accueilli l’appel de l’ordonnance rendue par un protonotaire, qui avait rejeté en entier la demande présentée par Apotex à l’égard des débours au motif qu’Apotex n’avait pas présenté de preuve établissant que les débours étaient raisonnables et nécessaires pour la contestation de l’instance visant l’interdiction. La Cour fédérale a conclu que le protonotaire avait commis une erreur susceptible de contrôle en rejetant en entier la demande à l’égard des débours sans prendre en compte la preuve présentée par Apotex. En fait, l’affidavit exposait une affirmation catégorique selon laquelle les débours réclamés avaient été engagés. Le déposant n’avait pas subi de contre-interrogatoire au sujet de son affidavit, et aucun élément de preuve n’avait été présenté par la partie adverse pour contester ou contredire les débours réclamés.
[64] Dans l’affaire Novopharm Limited c Janssen-Ortho Inc, 2012 CAF 29, l’intimée a réclamé en tout 35 592,91 $ en photocopies pour l’appel. La Cour d’appel fédérale a affirmé que, malgré le caractère insuffisant de la preuve concernant le nombre de copies, ce à quoi elles se rapportaient et leur nécessité, le nombre de photocopies nécessaires dans l’appel était élevé et qu’il avait notamment fallu faire des photocopies du recueil des sources, qui contenait trois volumes, et du recueil de documents à soumettre à la Cour. Par conséquent, malgré les lacunes de la preuve, le tribunal a accordé la somme globale de 17 178,09 $ pour les photocopies.
[65] De plus, je me reporte au paragraphe 15 de la décision Eli Lilly Canada Inc c Novopharm Ltd, 2006 CF 781, où la Cour a dit ce qui suit au sujet du caractère raisonnable des débours énumérés dans le projet de mémoire de frais :
Quant aux débours, l’affidavit de Nancy Schuurmans établit que tous les débours énumérés dans le projet de mémoire de dépens soumis par Lilly ont été effectivement engagés et qu’ils ont été facturés à Lilly pour la préparation et le déroulement de la présente instance. Les frais semblent compatibles avec le dossier et ils montrent que Lilly a préparé et déposé neuf affidavits, dont huit avaient été souscrits par des experts. Je conclus donc que Lilly a démontré que ces débours étaient jusqu’à preuve contraire raisonnables. Certes, Lilly n’a pas déposé de factures ou de pièces justificatives, mais elle n’avait pas à le faire pour démontrer le bien-fondé apparent de sa réclamation. Novopharm avait la possibilité de contre-interroger Mme Schuurmans au sujet de son affidavit et d’exiger la production de pièces à l’appui. Or, elle ne s’est pas prévalue de cette possibilité et la preuve soumise en réponse est loin de démontrer que les débours réclamés n’ont pas été effectivement engagés pour la présente affaire ou encore qu’ils étaient excessifs ou déraisonnables. Je taxe donc à 73 277,71 $ les débours réclamés.
[66] De même, le juge Mosley, dans la décision Dimplex North America Ltd c CFM Corporation, 2006 CF 1403, a reconnu, au paragraphe 39, « qu’en matière de taxation des dépens la justice est, au mieux, rendue de façon sommaire »
. « Autrement dit, le montant des dépens ne sera pas établi avec précision lorsqu’une somme globale est adjugée »
(Fournier, au para 27). Toutefois, « [c]ela ne veut pas dire qu’il n’est pas nécessaire que les parties fournissent des preuves suffisantes et qu’elles doivent seulement compter sur le pouvoir discrétionnaire et l’expérience de l’officier taxateur »
(Lundbeck, au para 34).
[67] En ce qui concerne les frais de reliure, dans la décision Leo Pharma Inc c Teva Canada Limited, 2016 CF 107, le juge Locke a conclu, au paragraphe 45, que « les frais de reliure sont des frais généraux et qu’il n’y a pas lieu de les admettre »
. Toutefois, dans la décision Janssen Inc c Teva Canada Limited, 2012 CF 48, la Cour a affirmé, au paragraphe 103, que la décision sur le montant qu’il est raisonnable et nécessaire d’accorder pour les reliures réalisées à l’interne doit être fondée sur les circonstances de chaque dossier.
[68] La Cour a déjà établi que les photocopies ne constituent un débours admissible que si elles sont essentielles à la conduite de l’instance (Diversified Products Corp et al c Tye-Sil Corp, [1999] ACF no 1056, citée dans Trevor Nicholas Construction Co Ltd c Canada (Ministre des Travaux publics), 2005 CF 1382 au para 32). La Cour d’appel fédérale a souligné que, lors de la taxation des débours, les frais de photocopie devraient être limités au nombre de copies nécessaires pour satisfaire aux exigences des Règles en l’absence d’éléments de preuve (Murphy c Canada (Ministre du Revenu national), 2002 CAF 160 au para 4).
[69] En l’espèce, je constate que les demanderesses ont présenté une clé USB au lieu d’une copie papier de leur dossier confidentiel comprenant 21 volumes et que, selon le dossier, il semble que la plupart, sinon la totalité, des documents fournis pour satisfaire aux exigences des Règles ont été signifiés par voie électronique. Étant donné qu’aucune preuve n’a été présentée à cet égard, je suis d’accord avec Médunik pour dire que les frais d’impression au laser (2 468,80 $) doivent être refusés. Puisque les frais liés à la reliure, à la préparation de copies et à la préparation des onglets des pièces sont logiquement indiscernables des frais d’impression et qu’aucune justification n’a été fournie à l’appui de ces dépenses, je suis d’avis de rejeter également les montants réclamés à cet égard (192 $, 19,13 $ et 275,24 $ respectivement).
[70] Compte tenu de ce qui précède, les débours autorisés sont réduits à 852,04 $.
H. Les défendeurs devraient-ils être solidairement responsables des dépens?
[71] Les demanderesses demandent que les défendeurs soient solidairement responsables du paiement des dépens.
[72] Médunik soutient que les dépens devraient être répartis entre les défendeurs en parts égales et que les défendeurs ne devraient pas être solidairement responsables du paiement des dépens, bien qu’elle n’ait pas invoqué de jurisprudence ni fourni de motifs à l’appui de cette conclusion. Le PGC ne s’est pas prononcé sur la question.
[73] Comme Médunik n’a présenté aucun élément qui aurait permis à la Cour de conclure que les dépens devraient être répartis entre les défendeurs en parts égales, je refuse de tirer la conclusion qu’elle demande, et je déclare les défendeurs solidairement responsables des dépens.
ORDONNANCE DANS LE DOSSIER T-1047-21
LA COUR ORDONNE :
Des dépens de 78 686,43 $ (plus les taxes applicables) et des débours de 852,04 $ sont adjugés aux demanderesses.
Les défendeurs sont solidairement responsables du paiement des dépens.
« Martine St-Louis »
Juge
Traduction certifiée conforme
Julie Blain McIntosh
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
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T-1047-21
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INTITULÉ :
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CATALYST PHARMACEUTICALS, INC. ET KYE PHARMACEUTICALS INC. c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET MÉDUNIK CANADA
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LIEU DE L’AUDIENCE :
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AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
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DATE DE L’AUDIENCE :
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LE 13 DÉCEMBRE 2021
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ORDONNANCE ET MOTIFS :
|
LA JUGE ST-LOUIS
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DATE DES MOTIFS :
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LE 7 DÉCEMBRE 2022
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COMPARUTIONS :
Yael Bienenstock
Alexandra Peterson
Alicja Puchta
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POUR LES DEMANDERESSES
CATALYST PHARMACEUTICALS, INC.
ET KYE PHARMACEUTICALS INC.
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John Lucki
Karen Lovell
Lea Bowes
James Schneider
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Pour les défendeurs
|
Jason Markwell
Lina Bensaidane
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Pour les défendeurs
ET MÉDUNIK CANADA
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AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Torys LLP
Toronto (Ontario)
|
POUR LES DEMANDERESSES
CATALYST PHARMACEUTICALS, INC.
ET KYE PHARMACEUTICALS INC.
|
Procureur général du Canada
Toronto (Ontario)
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Pour les défendeurs
|
Fasken Martineau DuMoulin LLP
Toronto (Ontario)
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Pour les défendeurs
ET MÉDUNIK CANADA
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