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Date : 20230608


Dossier : IMM-3542-22

Référence : 2023 CF 809

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 8 juin 2023

En présence de madame la juge McDonald

ENTRE :

LEONARD CARCIU

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur est un citoyen albanais âgé de 45 ans et un résident permanent de la Grèce. Il conteste la décision du 24 février 2022 [la décision] par laquelle un agent des visas [l’agent] a rejeté sa demande de permis de travail présentée dans le cadre du programme des travailleurs étrangers temporaires.

[2] En décembre 2021, Limen Group Construction [Limen] a offert un poste de briqueteur au demandeur, qui a ensuite demandé un permis de travail en février 2022.

[3] Limen a obtenu une étude d’impact sur le marché du travail [EIMT] favorable relativement au poste de briqueteur. Cette EIMT indiquait que le poste était assorti d’exigences linguistiques pour la communication écrite et orale en anglais. Selon la Classification nationale des professions, le titulaire d’un tel poste doit avoir une capacité élémentaire à s’exprimer oralement, ce qui correspond à l’exigence qui ne vise qu’une tranche inférieure de la population active du Canada, de 10 % à 33 %.

[4] L’agent a rejeté la demande de permis de travail au motif que le demandeur n’avait pas pu démontrer qu’il serait en mesure d’exercer l’emploi adéquatement. Voici les notes versées au Système mondial de gestion des cas [SMGC], dans leur intégralité :

[traduction]

J’ai étudié la demande. Après avoir examiné les documents présentés, je ne crois pas que le demandeur sera en mesure d’exercer l’emploi envisagé adéquatement, en raison de ses compétences insuffisantes par rapport aux exigences linguistiques du poste. Aucune preuve de maîtrise de l’anglais n’a été présentée. J’ai soupesé les facteurs propres à la présente demande, et je ne crois pas que le demandeur quittera le Canada à la fin de la période de séjour autorisée. Pour les motifs qui précèdent, je rejette la présente demande.

I. Questions en litige

[5] La présente demande de contrôle judiciaire soulève deux questions concernant le caractère raisonnable de la décision en cause :

  1. La conclusion selon laquelle le demandeur ne quitterait pas le Canada était-elle raisonnable?

  2. L’évaluation des compétences linguistiques était-elle raisonnable?

[6] Les parties soutiennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable, conformément à l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], et je suis d’accord.

II. Analyse

A. La conclusion selon laquelle le demandeur ne quitterait pas le Canada était-elle raisonnable?

[7] Le demandeur soutient que, dans les notes versées au SMGC, l’agent n’a fourni aucune justification de la conclusion selon laquelle il ne quitterait pas le Canada à la fin de la période de séjour autorisée. En outre, le demandeur présente des antécédents de voyage favorables et a respecté toutes les lois en matière d’immigration de la Grèce. Il invoque la décision Momi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 162, dans laquelle la Cour a souligné au paragraphe 20 que « les antécédents en matière d’immigration sont les meilleurs indicateurs de la probabilité qu’un demandeur respecte les lois à l’avenir ».

[8] De plus, le demandeur soutient que l’agent n’a pas tenu compte du fait qu’il prévoit présenter une demande de résidence permanente au Canada. L’employeur éventuel a fourni une lettre confirmant que l’entreprise avait l’intention d’appuyer la demande de résidence permanente du demandeur. Ce dernier s’appuie sur la décision Jewell c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2015 CF 1046, dans laquelle notre Cour a établi que le fait de ne pas tenir compte de la double intention d’un demandeur qui souhaiterait devenir résident permanent plus tard est déraisonnable (aux paragraphes 12-14).

[9] En réponse, le défendeur a fait valoir que l’omission du demandeur de fournir une preuve de sa maîtrise de l’anglais appuie la conclusion de l’agent selon laquelle le demandeur ne quitterait pas le Canada, puisqu’il n’avait pas démontré être en mesure d’exercer l’emploi pour lequel le permis de travail est demandé.

[10] J’estime que cet argument n’est pas raisonnable. L’agent n’a pas expliqué comment il a établi un lien entre l’incapacité d’exercer l’emploi et la question de savoir si le demandeur quitterait le Canada. Aucun raisonnement à l’appui de cette conclusion ne figure dans les notes consignées au SMGC. L’agent y indique simplement : [traduction] « J’ai soupesé les facteurs propres à la présente demande, et je ne crois pas que le demandeur quittera le Canada ». Aucune explication n’est donnée quant aux facteurs évalués ou pris en compte; seul le fait que le demandeur ne maîtrise pas l’anglais est mentionné. Il n’est fait aucune mention des antécédents en matière d’immigration, qui semblent tous favorables, ni d’un lien entre la maîtrise inadéquate de l’anglais et la probabilité que le demandeur ne quitte pas le Canada.

[11] À mon avis, la conclusion de l’agent est injustifiée et inintelligible, puisqu’il est impossible de savoir quels renseignements ou éléments de preuve a examinés ce dernier.

B. L’évaluation des compétences linguistiques était-elle raisonnable?

[12] Le demandeur fait valoir que l’obtention du permis de travail n’est assujettie à aucune exigence linguistique distincte. L’exigence applicable se rapporte plutôt à la capacité d’exercer l’emploi pour lequel le permis de travail est demandé. Il reconnaît qu’un agent des visas doit évaluer les compétences linguistiques d’un demandeur dans le cadre de l’examen d’une demande de permis de travail. Se fondant sur la politique d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada intitulée « Travailleurs étrangers : Évaluation du respect des exigences linguistiques », le demandeur soutient que l’agent des visas devrait également tenir compte des exigences linguistiques que l’employeur estime nécessaires, des modalités stipulées dans l’offre de travail et de tout arrangement que l’employeur a pris pour s’adapter aux capacités linguistiques limitées du demandeur concerné.

[13] Le demandeur souligne que les notes consignées dans le SMGC ne mentionnent aucune observation ni aucun élément de preuve concernant ses capacités linguistiques. Les notes contiennent seulement l’énoncé suivant : [traduction] « Aucune preuve de maîtrise de l’anglais n’a été présentée. »

[14] Le demandeur reconnaît que l’EIMT prévoyait une exigence relative à la connaissance de l’anglais et qu’il n’avait fourni dans sa demande de permis de travail aucun résultat relatif à une évaluation de ses capacités linguistiques dans cette langue. Cependant, lors d’une entrevue, Limen avait déterminé que les compétences en anglais du demandeur étaient suffisantes pour le poste visé. Dans sa lettre, l’employeur s’est exprimé ainsi :

[traduction]

Lors de mon entretien avec M. Leonard Carciu, j’ai constaté que ce dernier comprend l’anglais et est capable de communiquer dans cette langue.

J’ai plusieurs années d’expérience dans ce secteur et j’estime que M. Leonard Carciu n’a pas besoin de maîtriser l’anglais pour accomplir les tâches de l’emploi. Par ailleurs, notre entreprise propose aux employés qui souhaitent s’améliorer et se perfectionner au Canada des cours d’anglais offerts par un collaborateur externe.

À titre professionnel, je suis d’avis que M. Leonard Carciu peut s’acquitter des tâches requises décrites dans l’étude d’impact sur le marché du travail.

[15] Dans la décision Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 692 [Singh], notre Cour a statué, au paragraphe 11, que les exigences linguistiques prévues par l’EIMT ne constituent qu’une partie de l’évaluation, qui peut tenir compte d’autres facteurs, comme les modalités de l’offre de travail. Dans cette décision, le juge Diner a conclu, au paragraphe 14, que, « [suivant] la Ligne directrice, un agent doit regarder au-delà de l’EIMT et tenir compte de la nature du travail lui‑même et du niveau précis de compétence linguistique requis, ce que l’agent n’a pas fait en l’espèce ».

[16] Les observations formulées par le défendeur ne portent que sur le fait que la demande de permis de travail ne mentionne aucune évaluation des compétences linguistiques du demandeur. Le défendeur fait valoir que la décision de délivrer un permis de travail est fondée sur l’évaluation par l’agent des compétences linguistiques du demandeur, et non sur une évaluation réalisée par l’employeur. Je suis d’accord que l’agent a le droit d’évaluer les compétences linguistiques d’un demandeur, mais je souligne que cette évaluation doit tenir compte de la preuve présentée à l’appui de la demande.

[17] La décision de l’agent est déraisonnable, car ce dernier ne semble pas avoir tenu compte de la preuve relative aux compétences linguistiques présentée, à savoir l’évaluation par l’employeur selon laquelle le demandeur possédait les compétences linguistiques nécessaires pour le poste visé. Les décisions Singh (au paragraphe 13) et Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 638 (au paragraphe 11, affaire dans laquelle la lettre d’un employeur avait aussi été écartée) appuient cette conclusion. Rien dans la décision de l’agent n’indique le niveau de compétence linguistique exigé ni les lacunes du demandeur quant à l’atteinte de ce niveau de compétence.

[18] Comme l’agent n’a pas tenu compte des éléments de preuve concernant le niveau de compétence linguistique exigé pour le poste, sa décision est déraisonnable.

III. Conclusion

[19] La présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie, puisque la décision de l’agent est déraisonnable.

[20] Il n’y a aucune question à certifier.


 

JUGEMENT dans le dossier IMM-3542-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Ann Marie McDonald »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

 

IMM-3542-22

INTITULÉ :

CARCIU c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 27 avril 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE MCDONALD

 

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

Le 8 juin 2023

COMPARUTIONS :

Ronald Poulton

Pour le demandeur

Asha Gafar

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Poulton Law Office Professional Corporation

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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