Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20230530

Dossier : IMM-8519-22

Référence : 2023 CF 756

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 30 mai 2023

En présence de madame la juge Aylen

ENTRE :

ELMA CHERYL CLARKE

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] La demanderesse, une citoyenne de Saint-Vincent-et-les Grenadines, sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue le 15 juillet 2022, par laquelle un agent principal [l’agent] a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire qu’elle a présentée depuis le Canada au titre de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR]. Par ailleurs, l’agent a conclu qu’il n’existait pas de motifs suffisants pour justifier la délivrance d’un permis de séjour temporaire au titre de l’article 24 de la LIPR.

[2] À l’appui de sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, la demanderesse a présenté des observations concernant son établissement au Canada, son état de santé et les difficultés auxquelles elle serait exposée à Saint-Vincent-et-les Grenadines. Après avoir examiné les éléments de preuve et les observations, l’agent a conclu que la demanderesse n’avait pas démontré que sa situation suffisait à justifier l’octroi d’une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire.

[3] La demanderesse soutient que la décision de l’agent de rejeter sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire est déraisonnable pour les raisons suivantes : a) l’agent n’a pas estimé inadmissible le fait qu’elle ait été violée et que la police l’ait ignorée; b) l’agent a commis une erreur en ce qui concerne les facteurs censés atténuer les répercussions de l’agression sexuelle qu’elle a subie; c) l’agent n’a pas appliqué le bon critère juridique pour les demandes fondées sur des motifs d’ordre humanitaires en imposant exceptionnellement l’exigence d’avoir des [traduction] « racines profondes, permanentes et inflexibles »; d) la conclusion de l’agent concernant les difficultés psychologiques est inéquitable sur le plan procédural, car il a consulté un élément de preuve extrinsèque sans préavis; e) l’agent a commis une erreur dans l’appréciation de son état de santé et des difficultés qui en découleraient en cas de renvoi; f) l’agent a indûment insisté sur le fait qu’elle n’avait pas de statut.

[4] Le paragraphe 25(1) de la LIPR confère au ministre le pouvoir discrétionnaire de dispenser un étranger des exigences habituelles de la Loi et de lui accorder le statut de résident permanent au Canada, s’il estime que des motifs d’ordre humanitaire justifient une telle dispense. L’examen des motifs d’ordre humanitaire fondé sur le paragraphe 25(1) de la LIPR est global, ce qui signifie que toutes les considérations pertinentes doivent être soupesées cumulativement pour déterminer si la dispense est justifiée dans les circonstances. Une dispense est considérée comme justifiée si la situation est de nature à inciter une personne raisonnable d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne [voir Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy] aux para 13, 28; Caleb c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1018 au para 10].

[5] L’octroi d’une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire est une mesure de nature exceptionnelle et hautement discrétionnaire, qui « mérite donc une déférence considérable de la part de la Cour » [voir Qureshi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 335 au para 30]. Aucun « algorithme rigide » ne détermine l’issue d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire [voir Sivalingam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1185 au para 7].

[6] La norme de contrôle applicable à la décision d’accorder ou non une dispense pour des motifs d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable [voir Kanthasamy, au para 44]. Lorsqu’elle effectue un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, la Cour doit s’intéresser à « la décision effectivement rendue par le décideur, notamment au raisonnement suivi et au résultat de la décision » [voir Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 83]. Elle doit se demander si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci [voir Vavilov, au para 99]. Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable, et la Cour « doit […] être convaincue que la lacune ou la déficience […] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » [voir Vavilov, au para 100].

[7] Bien qu’un certain nombre de questions aient été soulevées à l’égard de la demande en l’espèce, je juge que les erreurs commises par l’agent dans son appréciation des difficultés auxquelles la demanderesse serait exposée si elle devait retourner à Saint-Vincent-et-les Grenadines rendent sa décision déraisonnable.

[8] En guise de contexte, la demanderesse mentionne qu’elle est venue au Canada en 2000, à l’âge de 21 ans. Elle souhaitait prendre un nouveau départ après avoir été violée par un professeur (maintenant devenu pasteur) lorsqu’elle avait 16 ans. Elle souligne qu’à l’époque, elle a tenté de porter plainte à la police, mais que les autorités locales n’ont pas pris sa plainte au sérieux. Elle affirme qu’elle souffre de dépression depuis l’agression.

[9] Avant son arrivée au Canada, la demanderesse a obtenu un certificat d’études postsecondaires en soins infirmiers en tant que préposée aux services de soutien à la personne, et a travaillé comme infirmière en gériatrie de 1998 à 2000 dans un petit centre de soins infirmiers. Après son arrivée au Canada, elle s’est inscrite à un programme d’études en soins infirmiers afin de poursuivre sa formation en tant que préposée aux services de soutien à la personne, mais comme les moyens lui manquaient, elle n’a pas été en mesure de terminer le programme. Elle a plutôt obtenu une attestation en service de bar au Canada afin de travailler dans l’industrie de l’accueil et, depuis février 2006, elle travaille dans l’industrie de la restauration.

[10] Dans sa décision, l’agent précise avoir tenu compte de l’agression sexuelle dont la demanderesse a été victime lorsqu’il a apprécié les difficultés auxquelles celle-ci serait exposée si elle devait retourner à l’endroit où elle avait subi ce traumatisme. L’agent s’est exprimé ainsi :

[traduction]
[…] Les difficultés passées décrites par la demanderesse sont des difficultés que beaucoup vivront malheureusement au cours de leur vie. Je ne trouve pas inadmissibles les événements décrits. Fait remarquable, la demanderesse a pu obtenir une formation dans un domaine où le travail consiste à prendre soin des autres. Le fait qu’elle ait choisi cette profession et qu’elle y ait excellé à un âge relativement jeune à Saint-Vincent-et-les Grenadines cadre avec ce que disent d’elle les personnes qui l’appuient. S’il est reconnu que l’origine des problèmes de santé mentale de la demanderesse remonte probablement à ses jeunes années, elle a demandé de l’aide pour surmonter ces difficultés et faciliter sa guérison. Je suis conscient que la demanderesse risque d’être exposée à certaines difficultés à Saint-Vincent-et-les Grenadines des suites de ses jeunes années passées à cet endroit, mais je crois que le fait qu’elle ait suivi une formation dans le domaine médical, qu’elle ait l’habitude de prodiguer des soins aux personnes dans le besoin, notamment aux personnes âgées qui ont souvent de nombreux besoins particuliers, et qu’elle comprenne son propre état de santé mentale signifie que son degré de difficulté serait grandement réduit par rapport à celui d’autres personnes qui pourraient avoir vécu des expériences semblables.

[11] L’agent a conclu que la demanderesse serait en mesure d’obtenir l’aide ou les traitements dont elle pourrait avoir besoin à Saint-Vincent-et-les Grenadines pour prendre soin de sa santé mentale. Il a estimé que la situation de la demanderesse n’était pas exceptionnelle et il n’a accordé que peu de poids aux difficultés auxquelles elle serait exposée à son retour à Saint-Vincent-et-les Grenadines.

[12] La conclusion de l’agent selon laquelle l’agression sexuelle dont la demanderesse a été victime n’était [traduction] « pas inadmissible » est non seulement insensible, mais inexcusable. Une agression sexuelle commise sur un mineur par une figure d’autorité est sans aucun doute inadmissible. Le défendeur ne conteste pas que la déclaration de l’agent était déraisonnable, mais il affirme, en s’appuyant sur les paragraphes 33 et 34 de la décision Lara Martinez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 1295 [Lara Martinez], que l’appréciation des difficultés est de nature prospective et que toute erreur que l’agent aurait pu commettre dans son appréciation des difficultés que la demanderesse a vécues avant de venir au Canada ne suffirait pas, à elle seule, à justifier l’intervention de la Cour. La demanderesse affirme que la décision Lara Martinez n’est plus valable en droit depuis l’arrêt Kanthasamy de la Cour suprême du Canada et que, quoi qu’il en soit, la conclusion de l’agent selon laquelle la situation n’était [traduction] « pas inadmissible » a vicié son appréciation prospective. Comme je l’explique ci-dessous, je suis d’accord avec la demanderesse que l’appréciation prospective de l’agent était viciée et que, même si l’on s’en tient à la caractérisation par le défendeur des principes juridiques applicables, il y a [traduction] « autre chose ».

[13] L’agent a conclu que les difficultés auxquelles la demanderesse serait exposée seraient moindres parce qu’elle est une personne attentionnée, qu’elle a une formation dans le domaine médical et qu’elle comprend son propre état de santé mentale. Je juge que cette conclusion est déraisonnable. La demanderesse a une formation de préposée aux services de soutien à la personne et, il y a plus de 23 ans, elle a travaillé auprès de patients âgés dans une maison de soins infirmiers durant 3 ans tout au plus. Sa formation et son expérience de travail sont limitées et remontent à loin et, au vu du dossier dont disposait l’agent, elles ne sont en rien liées aux problèmes de santé mentale. Le fait de laisser entendre que la formation et l’expérience de la demanderesse réduiraient, de quelque manière que ce soit, les difficultés auxquelles elle serait exposée si elle devait retourner à Saint-Vincent-et-les Grenadines est non seulement spéculatif, mais illogique.

[14] De plus, en employant une approche comparative généralisée, l’agent a écarté ou minimisé, à tort, les difficultés qu’un renvoi causerait à la demanderesse au motif que la situation de celle-ci n’était pas « exceptionnelle » et que d’autres personnes vivaient des situations semblables [voir Harder c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1260 au para 30]. L’agent a déclaré que l’agression sexuelle subie par la demanderesse constituait une difficulté que [traduction] « beaucoup vivront malheureusement au cours de leur vie » et que la formation de la demanderesse en tant que préposée aux services de soutien à la personne et sa compréhension de ses problèmes de santé mentale signifiaient que son degré de difficulté serait [traduction] « grandement réduit » par rapport à celui [traduction] « d’autres personnes qui pourraient avoir vécu des expériences semblables ». Je suis d’avis que l’agent a eu tort d’écarter ou de minimiser les difficultés auxquelles la demanderesse serait exposée expressément au motif que d’autres personnes vivent des difficultés semblables.

[15] Je conclus que les erreurs relevées ci-dessus rendent la décision de l’agent déraisonnable. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie, la décision de l’agent sera annulée et l’affaire sera renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision.

[16] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-8519-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision rendue le 15 juillet 2022 par laquelle l’agent principal a rejeté la demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire présentée par la demanderesse est annulée, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision.

  3. Les parties n’ont proposé aucune question à certifier, et l’affaire n’en soulève aucune.

« Mandy Aylen »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-8519-22

INTITULÉ :

ELMA CHERYL CLARKE c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 30 MAI 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE AYLEN

DATE DES MOTIFS :

LE 30 MAI 2023

COMPARUTIONS :

Jared Will

Pour la demanderesse

Ian Hicks

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jared Will & Associates

Toronto (Ontario)

Pour la demanderesse

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.