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DATE : 20230512


Dossier : IMM-6196-21

Référence : 2023 CF 675

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 12 mai 2023

En présence de madame la juge en chef adjointe Gagné

ENTRE :

AYSHA BEGUM SUNARA

SUMENA HUSSAIN

RAHIM HUSSAIN RAHI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Contexte

[1] Les demandeurs, soit une mère, sa fille et son fils, sont des citoyens du Bangladesh. En 2014, ils ont présenté une demande d’asile au Canada qui visait également le père des enfants (maintenant l’ex-époux de la mère), mais la demande d’asile de ce dernier a été jugée irrecevable, de sorte que l’homme a été renvoyé au Bangladesh.

[2] Le traitement de la demande d’asile s’est poursuivi dans le cas des demandeurs, qui ont essuyé un refus de la part de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] et de la Section d’appel des réfugiés [la SAR]. Les demandeurs ont par la suite présenté une première demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire et ont aussi sollicité un examen des risques avant renvoi [l’ERAR]. Les deux demandes ont été rejetées. Les demandeurs ont déposé des demandes d’autorisation et de contrôle judiciaire visant la décision de la SAR et l’ERAR, mais ces demandes ont également été rejetées, parce que les demandeurs ont négligé de mettre leur dossier en état et/ou en raison de la prétendue incompétence de leurs anciens avocats.

[3] En mai 2021, alors que la fille avait 21 ans et le fils, 17 ans, les demandeurs ont déposé une deuxième demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire.

[4] Le 1er septembre 2021, un agent principal a rejeté cette deuxième demande. C’est cette décision qui est soumise au contrôle judiciaire de la Cour.

II. Questions en litige et norme de contrôle

[5] La seule question à trancher en l’espèce est celle de savoir si l’agent a commis une erreur dans son évaluation des facteurs d’ordre humanitaire.

[6] Toutefois, les demandeurs soulèvent plusieurs questions secondaires, dont deux sont, à mon avis, déterminantes :

  1. L’agent a-t-il tenu compte de l’incidence de la violence familiale en tant que motif d’ordre humanitaire?

  2. L’agent a-t-il commis une erreur dans son évaluation de la preuve médicale?

[7] Il n’est pas contesté que la norme de la décision raisonnable s’applique à l’examen de ces questions par la Cour (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 25).

III. Analyse

A. L’agent a-t-il tenu compte de l’incidence de la violence familiale en tant que motif d’ordre humanitaire?

[8] Les demandeurs soutiennent que l’agent a commis une erreur de droit en évaluant chaque facteur individuellement sous l’angle des difficultés et en omettant de soupeser les principaux facteurs d’ordre humanitaire, ce qui est contraire à la démarche décrite par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy]. Ils font valoir plus précisément que la violence familiale constitue un facteur « de compassion » qui devrait avoir été examiné (Febrillet Lorenzo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 925 au para 18) et que l’agent a omis de prendre en compte. Les demandeurs soulignent que l’agent n’a mentionné la violence familiale qu’accessoirement dans ses motifs, et une seule fois, même s’ils avaient présenté leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire dans la catégorie de la violence familiale et qu’ils s’étaient appuyés sur un bulletin opérationnel d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada concernant les cas de maltraitance.

[9] Je suis d’accord avec les demandeurs. À mon avis, l’agent s’est fié démesurément aux conclusions de la SPR et de la SAR, sans examiner la preuve qu’avaient présentée les demandeurs afin de montrer qu’ils subissaient l’influence néfaste de l’ex-époux à l’époque où ils ont demandé l’asile. L’agent n’a pas pris en compte les changements importants survenus dans leur situation entre leur demande d’asile (fondée sur le risque lié au fait que l’ex-époux était membre d’un parti de l’opposition, le Parti national du Bangladesh) et leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire (fondée sur la violence familiale subie aux mains de l’ex‑époux et sur le fait que ce dernier s’est remarié avec une femme appartenant à une famille influente au sein du parti au pouvoir, la Ligue Awami). L’agent a également négligé la preuve d’attaques perpétrées par des membres de la Ligue Awami contre des proches des demandeurs au Bangladesh et l’existence d’un mandat d’arrestation lancé contre les demandeurs personnellement.

[10] Les demandeurs avaient fait valoir que la violence familiale avait eu une lourde incidence sur leur audience et leurs demandes antérieures, mais l’agent ne s’est aucunement attardé à ces arguments et s’est plutôt appuyé sur l’issue de ces instances en affirmant qu’elles l’emportaient sur les observations des demandeurs concernant les nouveaux risques auxquels ils étaient exposés.

[11] En outre, l’agent n’a pas tenu compte dans ses motifs de la preuve indiquant que le risque avait changé pour les demandeurs. Ces derniers ont soutenu qu’un mandat d’arrestation avait été décerné contre eux au Bangladesh à cause des relations politiques de la nouvelle famille de l’ex‑époux. L’agent souligne ce fait en passant seulement et se fonde plutôt sur la décision antérieure rendue à la suite de l’ERAR pour conclure que les preuves fournies sont insuffisantes. Pourtant, comme le précisent les demandeurs, les éléments de preuve clés sur ce point (le mandat d’arrestation et le rapport de police) sont postérieurs à la demande d’ERAR et n’avaient donc pas pu être invoqués durant l’ERAR. Dans ce contexte, la conclusion de l’agent fondée sur la décision rendue à l’issue de l’ERAR, soit que [traduction] « les demandeurs n’avaient pas fourni suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer qu’ils ne pouvaient se prévaloir des mécanismes de traitement des plaintes à l’échelle locale ou étatique au Bangladesh ou qu’ils subiraient des difficultés excessives s’ils le faisaient », n’est ni intelligible, ni justifiée, ni transparente et ne tient pas compte des éléments de preuve dont l’agent disposait.

B. L’agent a-t-il commis une erreur dans son évaluation de la preuve médicale?

[12] Il est aussi troublant de constater comment l’agent écarte systématiquement les éléments de preuve de nature médicale présentés par les demandeurs. Je me range aux arguments des demandeurs pour conclure que l’agent a, de façon inappropriée, exigé des éléments de preuve corroborants pour étayer chaque rapport médical, plutôt que de se concentrer sur la preuve corroborante que les rapports mêmes fournissaient (voir AB c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 498 au para 89).

[13] Je suis d’accord également que le motif pour lequel l’agent attribue peu d’importance à la lettre du Dr Ziaur Rahman est déraisonnable; le fait que la lettre ait été sollicitée par le frère de la demanderesse principale n’est pas suffisant en soi pour en invalider le contenu (voir Kaburia c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 516 au para 25). À mon avis, et considérant le contenu de la lettre, ce fait n’aurait pas même pas dû avoir d’incidence sur l’évaluation de la fiabilité du document.

[14] En outre, l’agent conclut à tort que les compétences professionnelles du Dr Rahman ne sont pas précisées, alors qu’elles le sont (sur le papier à en-tête et dans la lettre même).

[15] Étant donné qu’il a accordé peu ou pas de poids aux éléments de preuve médicale déposés par les demandeurs, l’agent n’a pas pleinement pris en compte l’incidence des problèmes de santé de la demanderesse principale et de son fils lorsqu’il a évalué les difficultés auxquelles ils seraient exposés s’ils retournaient au Bangladesh.

IV. Conclusion

[16] À mon avis, la preuve de violences familiales passées et la preuve médicale auraient dû être prises en compte par l’agent lorsqu’il devait déterminer si tous les faits établis par les éléments de preuve inciteraient une personne raisonnable, dans une société civilisée, à soulager les malheurs d’une autre personne (Lobjanidze c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 1098, aux para 11-13, décision faisant elle-même référence à l’arrêt Kanthasamy). Comme ces facteurs d’ordre humanitaire importants n’ont pas été examinés adéquatement, la décision ne peut être maintenue et sera annulée.

[17] Les parties n’ont proposé aucune question de portée générale à certifier, et les faits de la présente affaire n’en soulèvent aucune.

[18] En dernier lieu, l’intitulé initial désigne le « ministre de l’Immigration et de la Citoyenneté Canada » comme défendeur. Il sera modifié pour que le défendeur soit dûment désigné comme le « ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration » (art 4(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés; art 5(2) des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22).


JUGEMENT dans le dossier IMM-6196-21

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision du 1er septembre 2021 de l’agent principal est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada pour nouvelle décision.

  3. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

  4. L’intitulé est modifié afin que la désignation « ministre de l’Immigration et de la Citoyenneté Canada » soit remplacée par « ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration ».

« Jocelyne Gagné »

Juge en chef adjointe

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-6196-21

INTITULÉ :

AYSHA BEGUM SUNARA, SUMENA HUSSAIN et RAHIM HUSSAIN RAHI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 FÉVRIER 2023

JUGEMENT ET MOTIFS

LA JUGE EN CHEF ADJOINTE GAGNÉ

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 12 MAI 2023

COMPARUTIONS :

Jasleen Johal

POUR LES DEMANDEURS

Michael Butterfield

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

South Asian Legal Clinic of Ontario

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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