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Date : 20230530

Dossier : T-630-21

Référence : 2023 CF 750

 

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 30 mai 2023

En présence de madame la juge Sadrehashemi

ENTRE :

NOEL SINCLAIR

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Noel Sinclair (« Me Sinclair »), est procureur principal de la Couronne au bureau régional du Yukon du Service des poursuites pénales du Canada, situé à Whitehorse (Yukon). En janvier 2021, il a demandé la permission de se porter candidat aux prochaines élections territoriales du Yukon et de prendre un congé sans solde pendant la période électorale. La Commission de la fonction publique du Canada (« CFP ») a rejeté sa demande. Il conteste la décision de la CFP dans la présente demande de contrôle judiciaire.

[2] Les élections en question étaient terminées avant que Me Sinclair ne saisisse la Cour d’une demande de contrôle judiciaire. Selon le défendeur, la Cour devrait refuser de statuer sur cette demande vu le caractère théorique de l’affaire et elle ne devrait pas exercer son pouvoir discrétionnaire pour l’entendre malgré son caractère théorique, conformément aux facteurs énoncés pour en justifier l’exercice dans l’arrêt Borowski c Canada (Procureur général), 1989 CanLII 123 (CSC), [1989] 1 RCS 342 [Borowski]. Maître Sinclair soutient que l’affaire n’est pas théorique puisqu’il existe un litige actuel, compte tenu de son intérêt à participer à des élections futures et du jugement déclaratoire qu’il vise à obtenir par voie de contrôle judiciaire. Subsidiairement, il soutient que même si l’affaire était théorique, la Cour devrait statuer sur la demande en raison de l’existence d’un contexte contradictoire entre les parties et des délais serrés des mises en candidature qui font en sorte que les décisions de la CFP de ce type ne se prêtent pas à un examen judiciaire.

[3] Je suis d’accord avec le défendeur que l’affaire est théorique. Compte tenu de cette conclusion, je refuse d’exercer mon pouvoir discrétionnaire de trancher la demande de contrôle judiciaire sur le fond.

[4] Les élections concernées dans la demande de Me Sinclair sont passées et, à l’exception de son affirmation non étayée portant qu’il a l’intention de participer à d’autres élections, il n’invoque aucun motif qui puisse justifier son argument selon lequel il existe un litige actuel entre les parties. À mon avis, le jugement déclaratoire qu’il cherche à obtenir est inapproprié dans les circonstances, étant donné qu’il ne conteste pas une disposition législative et que la preuve au dossier est limitée.

[5] Je doute avant tout de l’utilité pratique à trancher la présente demande sur le fond puisque, même si j’étais d’accord avec Me Sinclair, la seule issue possible serait l’annulation de la décision de la CFP. Il pourrait décider de ne pas se porter candidat de nouveau; mais dans le cas contraire, il est possible que les faits sous-jacents soumis à l’examen de la CFP soient différents, notamment les fonctions liées à son emploi, les mesures d’atténuation proposées par le directeur des poursuites pénales (« DPP »), ainsi que la charge publique élective ou l’ordre de gouvernement visés.

[6] Pour les motifs qui suivent, je rejette la présente demande de contrôle judiciaire parce qu’elle est théorique.

II. Le contexte

[7] Le 5 janvier 2021, conformément au paragraphe 114(1) de la Loi sur l’emploi dans la fonction publique, LC 2003, c 22, art 12 et 13 [LEFP], Me Sinclair a demandé à la CFP la permission de se porter candidat aux élections territoriales du Yukon dans la circonscription de Takhini-Kopper King. Comme aucune autre personne ne s’était portée candidate sous la bannière du même parti dans cette circonscription, aucun processus d’investiture n’était prévu.

[8] Le 11 février 2021, le DPP a recommandé à la CFP d’approuver la demande de Me Sinclair en l’assortissant de plusieurs mesures d’atténuation.

[9] Le 9 mars 2021, Me Sinclair a informé l’analyste de la CFP qui traitait sa demande que des élections seraient probablement déclenchées le 12 mars 2021, cette annonce donnant ainsi le coup d’envoi à une période de mise en candidature de dix jours. Maître Sinclair a indiqué qu’il devait par conséquent connaître la décision de la CFP au plus tard le 16 mars 2021.

[10] Le 16 mars 2021, la CFP a rejeté la demande de Me Sinclair. Après avoir tenu compte des facteurs énoncés au paragraphe 114(6) de la LEFP, elle a conclu qu’il était impossible d’atténuer suffisamment les facteurs de risque pour s’assurer que le fait pour Me Sinclair d’être candidat ne porterait pas atteinte ou ne semblerait pas porter atteinte à sa capacité d’exercer ses fonctions de façon politiquement impartiale.

[11] Les élections ont eu lieu le 12 avril 2021. Maître Sinclair a déposé la présente demande de contrôle judiciaire trois jours plus tard, soit le 15 avril 2021.

III. Analyse

A. L’affaire est-elle théorique?

[12] La question en litige consiste à savoir si la demande de contrôle judiciaire est théorique. Le critère, bien connu, permettant de décider si une affaire est théorique est celui que la Cour suprême du Canada a énoncé dans son arrêt Borowski. Il faut décider s’il subsiste un litige actuel qui porte ou pourrait porter atteinte aux droits des parties [Borowski, à la p 353].

[13] Maître Sinclair soutient qu’un litige actuel subsiste, puisque l’issue du présent contrôle judiciaire aura une incidence sur sa situation personnelle au moment où il demandera de nouveau la permission de se porter candidat à des élections. Comme le défendeur le fait remarquer, notre Cour a conclu que le contrôle judiciaire n’avait pas pour but de créer un précédent pour les affaires qui pourraient survenir dans l’avenir (Cheecham c Première Nation no 468 de Fort McMurray, 2020 CF 471 au para 35). Maître Sinclair appuie son argument sur deux hypothèses, soit i) qu’il demandera la permission de se porter candidat pour le même type de charge publique élective, et ii) que la CFP examinera des circonstances identiques à celles de sa situation actuelle, y compris les fonctions liées à son poste actuel et les stratégies d’atténuation recommandées par le DPP. La preuve au dossier ne me permet pas de tirer une conclusion concernant la vraisemblance de ces hypothèses. Dans son affidavit, Me Sinclair ne dit rien sur son intention de se présenter à des élections, encore moins dans un avenir rapproché; par ailleurs, rien dans la preuve ne porte sur la nature des fonctions futures de Me Sinclair ou sur la probabilité que les stratégies d’atténuation proposées par le DPP restent inchangées.

[14] Le prochain décideur qui sera appelé à examiner une nouvelle demande ne sera pas lié par ma décision, laquelle n’influera pas sensiblement sur sa décision. Il est vrai que le prochain décideur sera tenu d’expliquer pourquoi il s’écarte d’une décision antérieure (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 131), mais il aura l’obligation de faire son propre examen de la nouvelle demande que présentera Me Sinclair.

[15] Maître Sinclair fait également valoir l’existence d’un litige actuel puisqu’il cherche à obtenir un jugement déclaratoire. Il demande à la Cour de déclarer que i) la décision de la CFP a eu une incidence disproportionnée sur les droits que la Charte lui garantit; ii) à l’exception du DPP et des directeurs adjoints des poursuites pénales, les procureurs de la Couronne fédéraux sont présumés pouvoir se porter candidats aux élections fédérales, provinciales ou territoriales; iii) avant de rendre une décision contraire à cette présomption, la CFP doit renvoyer à la Cour en vertu du paragraphe 18.3(1) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7, la question de savoir si la décision que la CFP entend rendre aura une incidence disproportionnée sur les droits que la Charte garantit au procureur.

[16] Comme le défendeur l’a fait remarquer, la Cour a conclu par le passé que le fait de chercher à obtenir un jugement déclaratoire ne permettait pas d’établir pas en soi l’existence d’un litige actuel (Rebel News Network Ltd c Canada (Commission des débats des chefs), 2020 CF 1181 au para 40). Je tiens à ajouter qu’à mon avis les conclusions déclaratoires recherchées sont inappropriées. Maître Sinclair me demande d’incorporer par interprétation à la loi une présomption qui n’y est pas et une formalité procédurale dans les cas où la situation à l’examen échappe à l’application de cette présomption. Même si la présente affaire n’est pas théorique, le jugement déclaratoire est d’une nature extraordinaire qui n’est pas appropriée étant donné que Me Sinclair conteste une décision administrative et non des dispositions législatives et que la preuve au dossier est limitée.

[17] J’estime qu’il n’existe plus de litige actuel et que l’affaire est théorique.

B. La Cour devrait-elle entendre l’affaire malgré son caractère théorique?

[18] Conformément au deuxième volet du critère énoncé dans l’arrêt Borowski, je dois décider si j’exercerai mon pouvoir discrétionnaire pour trancher la demande de contrôle judiciaire malgré son caractère théorique [Borowski, à la p 353]. Je dois tenir compte de plusieurs facteurs dans leur ensemble, étant entendu que certains peuvent nous orienter dans des directions opposées ou s’avérer plus pertinents dans les circonstances. Ces facteurs sont les suivants : i) l’existence d’un débat contradictoire; ii) l’économie des ressources judiciaires; iii) l’obligation pour la Cour de se montrer sensible à sa fonction juridictionnelle dans notre structure politique.

[19] Je conclus qu’un débat contradictoire demeure étant donné que l’affaire a été pleinement débattue devant moi [Borowski, à la p 363].

[20] La véritable question à laquelle il me faut répondre est celle de savoir si le fait de trancher la demande présente une utilité pratique alors que les élections sont terminées. L’utilité pratique de trancher la présente affaire est liée aux deux derniers facteurs énoncés dans l’arrêt Borowski, soit l’économie des ressources judiciaires et l’obligation pour la Cour de se montrer sensible à sa fonction juridictionnelle. J’estime que l’utilité pratique de consacrer des ressources judiciaires pour trancher la présente affaire est limitée et que, en l’absence d’un litige actuel, toute décision serait problématique, parce qu’elle créerait un précédent juridique simplement pour satisfaire à la règle du précédent, au lieu de régler un litige particulier (Syndicat canadien de la fonction publique (Composante Air Canada) c Air Canada, 2021 CAF 67 [SCFP (Composante Air Canada)] au para 13).

[21] Vu mes conclusions quant à la preuve limitée concernant les projets de carrière politique de Me Sinclair et ses fonctions futures et quant au caractère inapproprié des conclusions recherchées, l’utilité pratique de rendre une décision en l’espèce est minime. Au mieux, une décision de notre Cour pourrait orienter un prochain décideur si Me Sinclair décidait de se porter candidat ou de se représenter lors d’élections et si ses fonctions et les mesures d’atténuation proposées par le DPP ne changeaient pas de façon importante. Or, comme je l’ai déjà dit, pour que je décide d’exercer mon pouvoir discrétionnaire pour trancher l’affaire, il faudrait que j’accepte certaines hypothèses insuffisamment étayées.

[22] Dans l’affaire Harquail c Canada (Commission de la fonction publique), 2004 CF 1549 [Harquail], la Cour a refusé d’entendre une demande théorique, dans des circonstances similaires. Elle a conclu que, si la demande portant sur la décision de la CFP ne se prêtait pas à un examen judiciaire en raison des dates des événements sous-jacents, elle n’était « pas convaincu[e] que d’autres affaires concernant une demande de congé en vue de se porter candidat se prêter[aient] toujours aussi mal à un examen judiciaire ». La Cour a ensuite indiqué qu’un fonctionnaire pourrait, par exemple, demander un congé avant que des candidats soient activement sollicités, puis demander l’instruction accélérée de la demande de contrôle judiciaire.

[23] En l’espèce aussi, compte tenu des étapes inhérentes aux décisions de la CFP et de la date de fin de la période de mise en candidature, il est peu probable que la demande de contrôle judiciaire de Me Sinclair ait pu être réglée à temps. Dans son affidavit, Me Sinclair indiquait qu’il avait demandé la permission en janvier 2021, avant le déclenchement des élections, parce que ce déclenchement était censé avoir lieu au printemps ou à l’automne 2021. Il est possible que certaines circonstances aient empêché Me Sinclair de présenter sa demande à la CFP plus tôt, mais celles-ci ne sont pas expliquées dans la preuve qui m’a été présentée.

[24] Maître Sinclair soutient que sa situation et celle de la demanderesse dans l’affaire Taman c Canada (Procureur général), 2017 CAF 1 [Taman] – affaire qui à son avis aurait également pu être jugée théorique, n’eût été le grief non réglé déposé par Me Taman – démontrent que la Cour s’est trompée dans la décision Harquail lorsqu’elle a conclu que les décisions de la CFP ne se prêtaient pas toujours à un examen judiciaire. Cet argument est problématique, car il est appuyé sur très peu d’exemples. Au cours des 20 dernières années, il n’y a eu que deux autres affaires (Harquail et Taman) dans lesquelles étaient remises en cause des décisions de la CFP concernant une candidature à des élections. Maître Sinclair n’a présenté aucun élément de preuve démontrant un problème systémique et récurrent qui, par exemple, touche des procureurs de la Couronne désireux de se faire élire, mais qui s’abstiennent de le faire parce que les décisions de la CFP se prêtent mal à un examen judiciaire (British Columbia Civil Liberties Association c Canada (Gendarmerie royale), 2021 CF 1475 au para 25).

[25] Dans la décision Harquail, la Cour a ajouté ce qui suit :

La Cour peut également exerce[r] son pouvoir discrétionnaire si la demande soulève une question qui touche l’intérêt public ou l’intérêt national. La présente affaire soulève certes des valeurs importantes[,] mais la décision est très factuelle; elle vise le cas particulier de la demanderesse et ne touche pas concrètement l’intérêt public (Harquail, au para 23).

[26] Je conclus que le même raisonnement s’applique en l’espèce, à plus forte raison depuis l’arrêt Taman de la Cour d’appel fédérale. Dans l’affaire Taman, qui, comme il a été mentionné, n’était pas théorique en raison d’un grief non réglé, la Cour d’appel fédérale a examiné avec soin la LEFP et les facteurs pertinents pour les demandes concernées. Je reconnais que Me Sinclair a soutenu que la CFP n’avait pas suivi l’arrêt Taman, mais pour tenir compte de cet argument, la Cour doit examiner les faits particuliers qui avaient été exposés devant la CFP. Même si je suis d’accord avec Me Sinclair pour dire que ces demandes ne se prêtent généralement pas à un examen judiciaire, la Cour doit examiner comment la CFP a appliqué l’arrêt Taman aux circonstances particulières de Me Sinclair pour décider du sort de la demande de contrôle judiciaire en l’espèce et, étant donné que ces circonstances sont susceptibles d’évoluer, l’utilité pratique de ma décision pourrait s’avérer limitée. Trancher l’affaire dans ces circonstances risque de créer un précédent juridique simplement pour satisfaire à la règle du précédent et pour répondre à une question juridique abstraite (Borowski, à la p 362; SCFP (Composante Air Canada), au para 13; Right to Life Association of Toronto c Canada (Procureur général), 2022 CAF 220 au para 26).

[27] Par conséquent, je refuse d’exercer mon pouvoir discrétionnaire pour trancher la demande de contrôle judiciaire.

IV. Les dépens

[28] Les parties m’ont informée qu’elles avaient convenu que la partie perdante paierait les dépens, fixés à 3 000 $, à la partie qui aurait gain de cause. Par conséquent, j’ordonne à Me Sinclair (le demandeur) de verser au procureur général du Canada (le défendeur) la somme de 3 000 $ au titre des dépens.


LA COUR STATUE :

  1. La présente demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Le demandeur devra verser au défendeur, soit le procureur général du Canada, la somme de 3 000 $ au titre des dépens.

(vide)

« Lobat Sadrehashemi »

(vide)

Juge

Traduction certifiée conforme

L. Brisebois


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AUX DOSSIERS


DOSSIER :

T-630-21

 

INTITULÉ :

NOEL SINCLAIR c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 2 novembre 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE SADREHASHEMI

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 30 mai 2023

 

COMPARUTIONS :

Christopher Rootham

Claire Kane Boychuk

Pour le demandeur

 

Michael Roach

Emma Gozdzik

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Nelligan, O’Brien and Payne LLP

Ottawa (Ontario)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice Canada

Ottawa (Ontario)

Pour le défendeur

 

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