Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20230524


Dossier : IMM-1929-22

Référence : 2023 CF 725

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 24 mai 2023

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

P. N.

E. N.

A. O.

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ
ET DE L’IMMIGRATION

 

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Les demanderesses sollicitent le contrôle judiciaire de la décision du 9 février 2022 par laquelle la Section d’appel des réfugiés (la « SAR ») a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés (la « SPR »), qui avait déterminé qu’elles n’avaient pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au titre de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la « LIPR »).

[2] La SAR a conclu que la question déterminante en appel était l’insuffisance de la preuve d’un risque de préjudice éventuel auquel les demanderesses seraient exposées au Kenya. Elle était également d’avis que les actes de l’ancien conseil n’avaient pas porté atteinte de façon importante au droit des demanderesses en matière d’équité procédurale.

[3] Les demanderesses soutiennent que la SAR a eu tort de ne pas ordonner la tenue d’une nouvelle audience devant la SPR; de conclure, sans tenir dûment compte de la preuve, que l’ancien conseil n’avait pas enfreint les règles de justice naturelle; d’avoir statué sur le risque éventuel auquel les demanderesses sont exposées au Kenya sans avoir pris la preuve en considération; de conclure, de façon déraisonnable, que les demanderesses pouvaient se voir accorder la citoyenneté rwandaise.

[4] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de la SAR est déraisonnable. La demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

II. Les faits

A. Les demanderesses

[5] PN (la « demanderesse principale »), sa mère EN (la « demanderesse associée ») et sa fille AO (la « demanderesse mineure ») sont citoyennes du Kenya (collectivement, « les demanderesses »).

[6] La SAR a conclu que les demanderesses possèdent également un droit à la citoyenneté rwandaise, ce qu’elles contestent. La demanderesse associée fait valoir que, même si elle est citoyenne du Rwanda par sa naissance, elle a formellement renoncé à sa citoyenneté rwandaise en 1982 afin d’obtenir la citoyenneté kényane en épousant un citoyen du Kenya, étant donné qu’aucun des deux pays n’autorisait la double citoyenneté à l’époque. La demanderesse associée soutient que la demanderesse principale et la demanderesse mineure sont toutes deux citoyennes du Kenya de par leur naissance, car elles sont issues de parents qui avaient la citoyenneté kényane à leur naissance, et qu’elles n’ont jamais eu la citoyenneté rwandaise.

[7] La demanderesse principale a grandi dans la zone sucrière de Mumias, au Kenya. Elle a précisé dans son formulaire Fondement de la demande d’asile (le formulaire « FDA ») qu’elle a travaillé bénévolement à titre de directrice des communications de la campagne d’un candidat politique local à l’élection générale de 2017 au Kenya. Le candidat était M. Kennedy Lubanga.

[8] Selon la demanderesse principale, pendant la campagne, M. Lubanga a été victime d’actes de violence et d’agressions de la part de l’opposition politique. À la suite de l’élection générale du 28 août 2017, M. Lubanga a perdu contre le candidat d’un autre parti. Lorsque les résultats de cette élection ont été déclarés invalides, la Cour suprême du Kenya a ordonné qu’une deuxième élection ait lieu le 26 octobre 2017, ce qui a envenimé le climat politique. Le 26 octobre 2017, la demanderesse principale a assisté à une réunion avec M. Lubanga et d’autres bénévoles de la campagne pour célébrer la fin de la campagne électorale.

[9] La demanderesse principale affirme que, plus tard dans la journée, elle se trouvait dans la voiture de M. Lubanga avec ce dernier et deux autres bénévoles lorsqu’ils sont arrivés à une barricade. M. Lubanga est descendu pour démonter la barricade. La demanderesse principale allègue que des assaillants sont sortis de derrière un buisson et ont attaqué M. Lubanga, pour se tourner ensuite contre elle et les autres bénévoles. L’attaque aurait pris fin lorsque des passants sont intervenus et ont fait fuir les agresseurs.

[10] Un des passants aurait conduit la demanderesse principale, M. Lubanga et les autres bénévoles à un poste de police, où un policier les aurait informés qu’ils ne pouvaient pas faire de signalement avant d’avoir vu un médecin. La demanderesse principale et ses compagnons se sont rendus à une clinique médicale pour y faire soigner leurs blessures. Ils sont retournés au poste de police le lendemain, le 27 octobre 2017, où le policier les a avisés que l’incident ferait l’objet d’une enquête et leur a demandé d’obtenir un autre rapport médical d’un hôpital gouvernemental qui permettrait d’assurer la crédibilité du rapport de police. Le 28 novembre 2017, la demanderesse principale a consulté un médecin du gouvernement pour remplir le rapport de police. Elle soutient que la police a promis de poursuivre son enquête.

[11] La demanderesse principale prétend que, le 29 novembre 2017, un inconnu s’est approché d’elle en brandissant une arme à feu et qu’il lui a donné l’ordre d’assassiner M. Lubanga pour de l’argent, sinon elle et les membres de sa famille seraient abattus. Aux dires de la demanderesse principale, les plaques d’immatriculation de la voiture permettaient de savoir que l’homme en question était membre du gouvernement ou policier. Par conséquent, la demanderesse principale a eu peur de signaler cet incident à la police. Elle a informé M. Lubanga de l’attaque et s’est rendue à Nairobi pour sa propre sécurité.

[12] Le 14 décembre 2017, quatre hommes auraient kidnappé la demanderesse associée à son domicile, à Bungoma, au Kenya, afin d’exiger qu’elle leur dévoile l’endroit où se trouvait la demanderesse principale. Le 15 décembre 2017, les agresseurs, qui étaient des policiers selon la demanderesse principale, se sont présentés chez cette dernière à Nairobi. Ils auraient amené la demanderesse associée avec eux et auraient agressé physiquement les deux femmes, sous les yeux de la demanderesse mineure. La demanderesse principale affirme avoir signalé l’agression à la police plus tard dans la nuit, après quoi elle s’est rendue dans le quartier Riruta de Nairobi pour habiter avec son père.

[13] La demanderesse principale raconte que, après leur arrivée aux États-Unis le 9 janvier 2018, les demanderesses ont commencé à craindre l’administration de Donald Trump et une possible expulsion. Elles sont donc venues au Canada le 23 janvier 2018 et ont demandé l’asile.

B. La décision de la SPR

[14] Dans sa décision du 25 juin 2021, la SPR a jugé que les demanderesses n’avaient ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au titre des articles 96 et 97 de la LIPR. Elle a conclu qu’elles n’étaient pas exposées à un risque sérieux d’être persécutées ou soumises à la torture, ni à une menace à leur vie ou à des traitements ou peines cruels et inusités au Kenya ou au Rwanda.

[15] La SPR a tiré une conclusion défavorable en matière de crédibilité en raison des incohérences dans le témoignage de la demanderesse associée concernant sa citoyenneté kényane. Bien qu’elle ait indiqué dans son formulaire FDA qu’elle est une citoyenne rwandaise de naissance et que ses parents et les membres de sa fratrie sont des citoyens du Rwanda, elle a nié être une citoyenne rwandaise lorsqu’elle a témoigné devant la SPR. Celle-ci a souligné que les lois du Rwanda et du Kenya autorisent la double nationalité et, étant donné que la demanderesse associée n’a présenté aucun élément de preuve indiquant qu’elle avait renoncé à sa citoyenneté rwandaise, a conclu que la demanderesse associée était citoyenne du Rwanda.

[16] La SPR a également constaté que le Code de la nationalité rwandaise prévoit qu’un enfant dont au moins un parent est un ressortissant rwandais est automatiquement considéré comme un ressortissant rwandais. Renvoyant aux arrêts Williams c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CAF 126 et Tretsetsang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 175 (« Tretsetsang ») de la Cour d’appel fédérale (la CAF), la SPR a jugé que les personnes ayant droit à la citoyenneté sont considérées comme des ressortissants du pays si l’acquisition de la citoyenneté relève de leur contrôle. Elle a donc conclu que la demanderesse principale est citoyenne du Rwanda, ce qui signifie que la demanderesse mineure est citoyenne du Rwanda par filiation.

[17] La SPR a estimé que les demanderesses n’avaient pas établi l’existence d’un risque de préjudice tel que les agents de préjudice au Kenya auraient les moyens ou la motivation de les pourchasser au Rwanda. Bien que la SPR ait accepté le témoignage de la demanderesse associée, qui affirme avoir été traumatisée par les expériences qu’elle a vécues lors du génocide rwandais de 1994, les demanderesses n’ont fourni aucun élément de preuve démontrant que la situation actuelle au Rwanda mettrait leur vie en danger. La SPR a souligné que la demanderesse associée s’était rendue au Rwanda pas plus tard qu’en 2016, ce qui n’est pas compatible avec une crainte subjective associée au Rwanda. Elle a conclu que les demanderesses n’avaient pas établi qu’elles étaient exposées à un risque sérieux de persécution ou de préjudice au Rwanda.

[18] La SPR a également conclu que les demanderesses n’avaient pas démontré qu’elles couraient un tel risque au Kenya. En ce qui a trait à l’allégation de la demanderesse principale, soit qu’elle continue d’être exposée à un risque de la part des agresseurs qui lui ont ordonné d’assassiner M. Lubanga et que les personnes qui ont pris ce dernier pour cible sont des acteurs gouvernementaux, la SPR a souligné que le Kenya est un pays démocratique comptant dix principaux partis politiques et que M. Lubanga a depuis obtenu l’asile au Canada, de sorte qu’il ne peut plus se présenter aux élections au Kenya, ce qui limite son influence politique. La SPR a également fait remarquer que des membres de la famille de la demanderesse principale habitent toujours au Kenya et qu’aucune de ces personnes n’a subi de menace ou de préjudice. La SPR a jugé que l’inaction des présumés agents de préjudice démontrait leur manque d’intérêt à pourchasser les demanderesses.

[19] Pour ces motifs, la SPR a rejeté la demande d’asile des demanderesses et a conclu que ces dernières n’ont pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au sens des articles 96 et 97 de la LIPR.

C. La décision faisant l’objet du contrôle

[20] Dans sa décision du 9 février 2022, la SAR a rejeté l’appel des demanderesses et confirmé la décision de la SPR. Elle a conclu que la question déterminante était l’absence d’un risque de préjudice potentiel auquel les demanderesses seraient exposées au Kenya.

[21] En appel, les demanderesses ont fait valoir que leurs droits à l’équité procédurale avaient été brimés parce qu’elles n’avaient pas vraiment eu la possibilité de répondre aux allégations concernant leur nationalité rwandaise et parce que le conseil qui les avaient représentées devant la SPR était incompétent.

(1) Les nouveaux éléments de preuve

[22] Les demanderesses ont présenté de nouveaux éléments de preuve en appel, à la fois pour étayer leurs allégations quant au non-respect de leurs droits à l’équité procédurale et pour étoffer le fondement de leur demande d’asile. La SAR a jugé que seuls les nouveaux éléments de preuve visant à établir le manquement à l’équité procédurale étaient admissibles, soit des parties de l’affidavit de la demanderesse principale souscrit le 9 septembre 2021, des parties de l’affidavit de la demanderesse associée souscrit le 9 septembre 2021, l’affidavit de la demanderesse principale souscrit le 7 octobre 2021 et la lettre adressée à l’ancien conseil des demanderesses. Selon la SAR, les demanderesses n’auraient pas pu raisonnablement présenter ces nouveaux éléments de preuve avant que la SPR rende sa décision, et ces éléments étaient crédibles quant à leur source et aux circonstances, et satisfaisaient ainsi aux exigences relatives à l’admissibilité des nouveaux éléments de preuve énoncées dans les arrêts Raza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 385, et Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 96. Cependant, la SAR a estimé que ces nouveaux éléments de preuve ne soulevaient pas de question importante quant à la crédibilité des demanderesses et qu’ils ne justifiaient donc pas la tenue d’une audience au titre du paragraphe 110(6) de la LIPR.

(2) L’équité procédurale

[23] La SAR a souligné qu’une allégation d’incompétence en matière de représentation exige d’abord d’établir que les actes ou les omissions du représentant relevaient de l’incompétence, puis que l’issue de l’audience de la SPR aurait été différente, n’eussent été les actes du conseil, de sorte qu’il y a eu manquement à la justice naturelle (Isugi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 1421 aux para 26-27). La SAR est finalement parvenue à la conclusion que, dans le cas des demanderesses, il n’y avait pas eu de manquement à la justice naturelle. Elle a énuméré les faits clés suivants :

  1. Les formulaires FDA indiquent clairement qu’il incombe aux demanderesses de fournir les documents à l’appui;

  2. Les formulaires FDA des demanderesses principale et associée sont accompagnés de récits complets des trois prétendues attaques par les agents de préjudice;

  3. L’explication donnée par les demanderesses pour ce qui est des contradictions dans leur témoignage au sujet du statut de leur citoyenneté rwandaise est déraisonnable parce qu’elles savaient raisonnablement que leur citoyenneté rwandaise serait une question à trancher devant la SPR, qu’elles ont aussi affirmé que leurs formulaires FDA étaient complets, véridiques et exacts devant la SPR et que les demanderesses adultes parlent couramment l’anglais;

  4. L’ancien conseil a expliqué que la décision de ne pas transmettre tous les documents des demanderesses à la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la « CISR ») était stratégique et fondée sur des soupçons de fraude, ce que la SAR a jugé raisonnable et n’a pas vu comme de l’incompétence;

  5. À la fin de l’audience de la SPR, l’ancien conseil a demandé l’autorisation de présenter des documents après l’audience relativement aux activités politiques de M. Lubanga; la SPR a accueilli cette demande et les documents ont été déposés le 21 mai 2021.

[24] Selon la SAR, même si le travail de représentation de l’ancien conseil était principalement axé sur le risque de préjudice auquel les demanderesses étaient exposées au Kenya en lien avec la violence politique alléguée, la question du statut des demanderesses au Rwanda était un facteur accessoire et l’ancien conseil n’a pas tenté de faire témoigner les demanderesses adultes au sujet de leur statut juridique au Rwanda. Au bout du compte, d’après la SAR, bien que l’ancien conseil ait fait preuve de négligence dans sa représentation des demanderesses en ce qui a trait à la question de leur statut au Rwanda, l’issue de l’audience de la SPR n’aurait pas été différente, n’eût été cette négligence et, par conséquent, il n’y a pas eu de manquement à la justice naturelle. De l’avis de la SAR, même si les demanderesses n’étaient pas considérées comme des ressortissantes du Rwanda, le fait qu’elles n’avaient pas fourni de preuve suffisante d’un risque de persécution au Kenya demeurait, et elles ont eu la possibilité d’expliquer à la SPR leur crainte de retourner au Rwanda mais ne l’ont pas fait. La SAR a conclu que les demanderesses avaient eu amplement l’occasion de présenter leurs arguments et que la conduite de l’ancien conseil ne satisfaisait pas au critère minimal relatif à l’incompétence.

[25] La SAR a également conclu que la manière dont la SPR a mené l’audience n’avait pas porté atteinte aux droits des demanderesses à l’équité procédurale. Plus précisément, elle n’a pas relevé suffisamment d’éléments de preuve établissant que les demanderesses ont été interrompues pendant leur témoignage ou ont été empêchées de témoigner de façon complète et honnête, étant donné qu’elles ont fourni des réponses solides aux questions concernant leur crainte de retourner au Rwanda et au Kenya.

(3) Le bien‑fondé de la demande d’asile

[26] La SAR a souligné qu’un demandeur d’asile doit démontrer qu’il craint avec raison d’être persécuté dans tous les pays où il peut acquérir la citoyenneté, ce qu’on appelle les « pays de référence », et a conclu que le Rwanda est un pays de référence valide pour toutes les demanderesses.

[27] La SAR a constaté que, malgré des changements apportés au Code de la nationalité rwandaise depuis l’indépendance du pays, la double nationalité est autorisée et que, peu importe que la demanderesse associée ait renoncé ou non à sa citoyenneté rwandaise après avoir acquis la nationalité kényane, elle peut récupérer son statut au Rwanda « par de simples formalités ». Adoptant une approche différente de celle de la SPR sur cette question, la SAR a estimé que le témoignage des demanderesses et leurs formulaires FDA ne permettaient pas d’établir de façon crédible leur statut au Rwanda et que la SPR avait commis une erreur en concluant que la demanderesse associée était une citoyenne rwandaise, puisque les éléments de preuve à cet égard étaient insuffisants. Cela dit, la SAR a jugé que, d’après les faits et la preuve objective, le Rwanda est un pays de référence pour les demanderesses.

[28] En ce qui concerne la crainte alléguée de persécution au Kenya, la SAR s’est rangée à la conclusion de la SPR, selon laquelle les demanderesses n’ont pas réussi à établir une crainte fondée de persécution dans ce pays. Bien que la SAR n’ait pas mis en doute la crédibilité du récit que les demanderesses ont fait des trois attaques décrites dans leurs exposés circonstanciés, elle a souligné que la demanderesse principale n’est plus active sur le plan politique au Kenya et qu’elle n’a exprimé aucun désir de l’être advenant son retour au Kenya. Elle a conclu que les demanderesses n’avaient pas établi de risque éventuel de préjudice ou de persécution auquel elles seraient exposées. Pour ces motifs, la SAR a rejeté les appels et conclu que les demanderesses n’ont pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger au titre des articles 96 et 97 de la LIPR.

III. Les questions en litige et la norme de contrôle

[29] Bien que les demanderesses soulèvent de nombreuses questions concernant la décision de la SAR, j’estime qu’elles peuvent toutes être présentées comme une seule question, celle de savoir si la décision est raisonnable.

[30] La norme de contrôle n’est pas contestée. Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16-17, 23-25 (« Vavilov »)). Je suis d’accord avec elles.

[31] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable est empreint de déférence, mais demeure rigoureux (Vavilov, aux para 12-13). La cour de révision doit établir si la décision faisant l’objet du contrôle est transparente, intelligible et justifiée, notamment en ce qui concerne le résultat obtenu et le raisonnement suivi (Vavilov, au para 15). Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85). Le caractère raisonnable d’une décision dépend du régime administratif en cause, du dossier dont le décideur est saisi et de l’impact de la décision sur les personnes qui en font l’objet (Vavilov, aux para 88-90, 94, 133-135).

IV. Analyse

[32] Les demanderesses avancent les motifs suivants pour soutenir que la décision de la SAR est déraisonnable : 1) la SAR a commis une erreur en omettant d’ordonner la tenue d’une nouvelle audience devant la SPR malgré qu’elle a reconnu la négligence de l’ancien conseil; 2) la SAR a conclu qu’il n’y a pas eu de manquement à la justice naturelle sans tenir compte de la preuve et du témoignage des demanderesses; 3) la conclusion de la SAR concernant le risque éventuel auquel les demanderesses sont exposées au Kenya est déraisonnable au vu de la preuve; 4) la conclusion de la SAR selon laquelle les demanderesses obtiendraient la citoyenneté rwandaise « par de simples formalités » n’est pas fondée sur la preuve.

[33] Je suis d’avis que ce dernier motif est déterminant pour le présent contrôle selon la norme de la décision raisonnable et je n’examinerai donc pas les autres erreurs relevées par les demanderesses.

[34] Les demanderesses soutiennent que la SAR a déraisonnablement conclu qu’elles obtiendraient de plein droit la citoyenneté rwandaise « par de simples formalités » et qu’elle a tiré cette conclusion sans tenir dûment compte de la preuve qu’elles ont présentée. Selon les demanderesses, bien que la SAR fonde cette conclusion sur son interprétation de deux documents contenus dans le cartable national de documentation (le « CND ») sur le Rwanda, soit un rapport sur la citoyenneté rwandaise rédigé par l’Observatoire de la démocratie dans l’Union européenne (European Union Democracy Observatory) et la Loi organique portant Code de la nationalité rwandaise, elle n’a pas tenu compte de l’Arrêté présidentiel de 2009 fixant la procédure de demande et d’acquisition de la nationalité rwandaise (l’« arrêté présidentiel »). Les demanderesses soutiennent que l’arrêté présidentiel énonce les procédures permettant d’obtenir la citoyenneté rwandaise et qu’il impose donc beaucoup plus que les « simples formalités » évoquées par la SAR.

[35] Les demanderesses estiment qu’il était particulièrement important que la SAR procède à un examen approprié de l’arrêté présidentiel et de son incidence sur les dispositions rwandaises relatives à la nationalité, parce que le Rwanda n’est pas une démocratie fonctionnelle dotée d’un organe judiciaire indépendant et que la SAR devait prendre connaissance des procédures décrites dans l’arrêté présidentiel avant de pouvoir présumer que les gens ont des droits absolus à la citoyenneté qu’ils peuvent exercer à leur gré. Les demanderesses affirment que, selon l’arrêté présidentiel, l’octroi de la citoyenneté rwandaise est de nature discrétionnaire, qu’il fait appel aux commentaires du public, implique une entrevue avec le directeur général de l’Immigration et de l’Émigration et doit être approuvé par le Cabinet rwandais. Elles font valoir que ce processus, dans le cas de la demanderesse associée, ne satisfait pas aux exigences permettant de présumer que les demanderesses devraient avoir à demander la citoyenneté rwandaise, comme l’a déclaré la CAF dans l’arrêt Tretsetsang, au paragraphe 39.

[36] Les demanderesses soutiennent en outre que la SAR a commis une erreur en refusant d’admettre comme élément de preuve ou d’examiner l’avis d’un avocat rwandais sur la question du droit des demanderesses à la citoyenneté rwandaise. Elles reprochent à la SAR d’avoir considéré à tort que le contenu de cette lettre était antérieur à l’audience devant la SPR, même si le document a été rédigé après la décision de la SPR, précisément afin d’être présenté en appel.

[37] Le défendeur soutient que les observations des demanderesses concernant le statut de leur citoyenneté rwandaise ne mettent en lumière aucune erreur susceptible de contrôle dans la décision de la SAR parce que celle-ci a explicitement déclaré que la question déterminante était l’incapacité des demanderesses de démontrer qu’elles sont exposées à un risque éventuel au Kenya.

[38] Je suis d’accord avec les demanderesses pour dire que la conclusion de la SAR sur la question du statut de leur citoyenneté rwandaise est déraisonnable et suffit à justifier l’intervention de la Cour. Premièrement, j’estime que l’évaluation faite par la SAR de la question de la citoyenneté rwandaise des demanderesses est importante et, par conséquent, suffisante pour justifier l’annulation de la décision, même si la SAR elle-même a jugé que cette question n’était pas déterminante sur le fond. La question de la citoyenneté d’une personne réside au cœur de sa demande d’asile, et notre Cour ne peut pas formuler de conjectures sur la façon dont l’issue de la décision de la SAR aurait changé si cette dernière avait apprécié la question correctement au regard de l’ensemble de la preuve. Par conséquent, je conclus qu’il n’est pas possible de dégager du reste de l’affaire la question de la citoyenneté rwandaise des demanderesses, et la conclusion déraisonnable de la SAR sur un point aussi essentiel en matière d’asile que la citoyenneté des demanderesses suffit pour écarter toute la décision (Peng c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] ACF no 119 (CAF)).

[39] Deuxièmement, j’estime que la SAR a commis une erreur susceptible de contrôle en s’appuyant sur un examen sélectif de la preuve pour conclure que les demanderesses peuvent obtenir la citoyenneté rwandaise « par de simples formalités ». Bien que la SAR ne soit pas tenue d’examiner explicitement tous les éléments de preuve pour arriver à sa conclusion, l’applicabilité de l’arrêté présidentiel, qui énonce les procédures à suivre pour obtenir la citoyenneté rwandaise, est directement et inextricablement liée à l’analyse effectuée par la SAR pour déterminer si l’obtention de la citoyenneté rwandaise relève du contrôle des demanderesses. Une évaluation de l’arrêté présidentiel, qui nuance l’information relative au Code de la nationalité rwandaise invoqué par la SAR, démontre clairement que l’obtention de la citoyenneté rwandaise n’est pas un processus caractérisé par « de simples formalités » : le gouvernement rwandais a le pouvoir discrétionnaire de refuser d’octroyer la citoyenneté et des mécanismes peuvent entraver l’accès à la citoyenneté. Comme l’a fait remarquer la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Tretsetsang, au paragraphe 39 :

[39] Voici, en bref, les conclusions générales auxquelles je suis arrivé :

a) Si le droit à la citoyenneté est conféré en droit (c.-à-d. s’il n’existe aucun pouvoir discrétionnaire permettant de refuser la citoyenneté), l’obtention de la citoyenneté relève alors du contrôle du demandeur.

b) Si la loi reconnaît un pouvoir discrétionnaire permettant de refuser au demandeur la citoyenneté, alors l’obtention de la citoyenneté échappe au contrôle du demandeur.

c) Si le droit à la citoyenneté est conféré en droit, mais que des éléments de preuve démontrent, selon la prépondérance des probabilités, que l’État ou ses fonctionnaires exercent — par dérogation à la loi — un pouvoir administratif par lequel ils refusent à leur discrétion la reconnaissance de ce droit (Dolma, Tashi et Sangmo), alors l’obtention de la citoyenneté échappe au contrôle du demandeur. Il peut s’agir d’une situation où le demandeur pourrait devoir intenter une action pour obtenir le respect de la loi. Il incombe alors au demandeur d’établir que des pratiques administratives le privent de son droit à la citoyenneté reconnu en principe par la loi. […]

[Non souligné dans l’original.]

[40] L’arrêté présidentiel figurant dans le CND sur le Rwanda, dont la SAR a pris connaissance en même temps que les deux documents qu’elle mentionne dans ses motifs, démontre que la demande et l’acquisition de la citoyenneté rwandaise échappent au contrôle des demanderesses, selon les critères décrits par la CAF dans l’arrêt Tretsetsang. La preuve montre que le gouvernement rwandais possède un grand pouvoir lui permettant de rejeter une demande de citoyenneté à plusieurs étapes du processus. On peut en conclure que la SAR n’a pas réussi à s’attaquer de façon significative aux éléments de preuve essentiels sur la question de la citoyenneté des demanderesses et compromet ainsi la logique de la chaîne de raisonnement entre la preuve versée au dossier et la conclusion tirée par la SAR de même que les pièces, ce qui montre qu’elle n’a pas tenu compte de la preuve qui lui a été soumise (Vavilov, aux para 102, 126). Étant donné que la citoyenneté des demanderesses est importante pour leur demande d’asile, je suis d’avis que cette lacune suffit à rendre la décision déraisonnable et à justifier l’intervention de la Cour.

[41] Même si j’estime que cette question est déterminante dans le présent contrôle judiciaire, les demanderesses ont également soulevé une erreur susceptible de contrôle dans la manière dont la SAR a traité la négligence de leur ancien conseil. Après avoir conclu que l’ancien conseil avait fait preuve de négligence en omettant de présenter des observations utiles sur la citoyenneté rwandaise des demanderesses, la SAR n’a pas tenu d’audience sur ce point ni ordonné une nouvelle audience devant la SPR. Je suis d’avis, à l’instar des demanderesses, que la SAR a isolé sa conclusion au sujet de la négligence du reste de son analyse et n’a pas correctement évalué le défaut de l’ancien conseil de fournir tous les documents supplémentaires des demanderesses parce qu’il soupçonnait que ces documents étaient frauduleux. Si les documents suscitaient des soupçons de fraude, une conclusion défavorable peut être tirée des quatre mois qu’il a supposément fallu à l’ancien conseil pour enquêter sur ces documents et, subsidiairement, il y a lieu de tirer aussi une conclusion défavorable s’il n’y a pas eu de tel délai. Les demanderesses soutiennent que, si l’ancien conseil croyait vraiment que les documents étaient frauduleux, il avait l’obligation déontologique de leur faire part de ses doutes. Je suis d’accord avec elles et je conclus que cette question soulève également une erreur susceptible de contrôle dans la décision de la SAR.

V. Conclusion

[42] La présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie. À mon avis, la conclusion de la SAR concernant le statut de la citoyenneté des demanderesses au Rwanda est importante au regard de leurs demandes d’asile et a été tirée sans que la SAR tienne dûment compte de l’ensemble de la preuve. Les parties n’ont soulevé aucune question à certifier et je conviens qu’il n’y en a aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1929-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La décision est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvel examen.

  2. Il n’y a aucune question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1929-22

 

INTITULÉ :

P. N., E. N. ET A. O. c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 2 MARS 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE AHMED

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 24 MAI 2023

 

COMPARUTIONS :

Raoul Boulakia

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Leila Jawando

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Raoul Boulakia

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDERESSES

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.