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Date : 20230504

Dossier : IMM‑3161‑21

Référence : 2023 CF 639

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 4 mai 2023

En présence de madame la juge Sadrehashemi

ENTRE :

CHIGBO JOHNCROSS EGENTI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, Chigbo Johncross Egenti, a demandé l’asile au Canada parce qu’il craint son père et le groupe sectaire dont son père fait partie. La Section de la protection des réfugiés [la SPR] a rejeté la demande d’asile au motif que M. Egenti disposait d’une possibilité de refuge intérieur [la PRI] viable au Nigéria. Le demandeur a interjeté appel devant la Section d’appel des réfugiés [la SAR] et a voulu présenter de nouveaux éléments de preuve qui n’avaient pas été portés à la connaissance de la SPR concernant une série de menaces et d’attaques qui sont survenues après la décision de la SPR. La SAR n’a pas admis ces nouveaux éléments de preuve, parce qu’elle les a jugés non crédibles. Elle a rejeté l’appel en confirmant la conclusion tirée par la SPR, soit que M. Egenti disposait d’une PRI à Port Harcourt et à Abuja.

[2] M. Egenti demande le contrôle judiciaire de cette décision de la SAR. Il soutient que la SAR a violé son droit à l’équité procédurale en refusant d’admettre de nouveaux éléments de preuve, de tenir une audience ou de lui donner la possibilité de formuler des observations sur les doutes qu’elle avait relativement à la crédibilité des nouveaux éléments de preuve qu’il souhaitait présenter. M. Egenti fait valoir également que la SAR a conclu de manière déraisonnable qu’il disposait d’une PRI au Nigéria.

[3] La question déterminante en l’espèce est liée au traitement, par la SAR, des nouveaux éléments de preuve présentés par M. Egenti. La SAR estime que tous les documents personnels de M. Egenti manquent de crédibilité ou sont frauduleux par association, même ceux qui se rapportent à des événements différents. La conclusion de la SAR concernant la crédibilité des nouveaux éléments de preuve n’est pas transparente, justifiée ou intelligible et ne possède donc pas les caractéristiques d’une décision raisonnable énoncées dans l’arrêt Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov]. Il n’est pas nécessaire que j’examine les arguments relatifs à l’équité procédurale que M. Egenti a formulés en ce qui a trait aux nouveaux éléments de preuve.

[4] Pour les motifs énoncés ci‑après, j’accueillerai la demande de contrôle judiciaire.

II. Questions en litige et norme de contrôle

[5] La question déterminante se rattache à la conclusion de la SAR selon laquelle les nouveaux éléments de preuve personnels déposés par M. Egenti ne sont pas crédibles et ne peuvent donc pas être versés au dossier de preuve présenté à la SAR. Bien que M. Egenti ait soulevé un certain nombre d’arguments touchant l’équité de la procédure suivie par la SAR pour ne pas admettre les éléments de preuve, notamment la nécessité de tenir une audience ou de transmettre un avis à M. Egenti au sujet de ses doutes quant à la crédibilité, j’ai axé ma décision uniquement sur l’évaluation de fond effectuée par la SAR relativement à la crédibilité. J’ai examiné l’analyse et la décision de la SAR sur cette question en appliquant la norme de la décision raisonnable (Singh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2016 CAF 96 [Singh] aux para 29, 74; Mohamed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 1145 au para 9).

[6] Dans l’arrêt Vavilov, la Cour suprême du Canada a décrit une décision raisonnable comme étant « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et […] justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). Le décideur administratif doit s’assurer que l’exercice de son pouvoir public est « justifié, intelligible et transparent non pas dans l’abstrait, mais pour l’individu qui en fait l’objet » (Vavilov, au para 95).

III. Contexte

[7] M. Egenti avait 18 ans lorsqu’il est arrivé au Canada en décembre 2017. Il est le fils aîné de sa famille et ses parents sont divorcés; il vivait avec son père au Nigéria. Il a indiqué dans sa demande d’asile que son père a usé de violence physique contre lui et sa mère pendant des années. Un mois avant l’arrivée du demandeur au Canada, son père l’a initié à une secte dont il faisait partie et a insisté pour qu’il prenne sa place dans la secte après sa mort. M. Egenti a refusé et son père a menacé de l’abattre. Le demandeur a pris la fuite pour rejoindre sa mère, qui l’a aidé à quitter le Nigéria afin d’aller au Canada.

[8] La SPR a entendu la demande d’asile de M. Egenti le 10 janvier 2020. À l’audience, M. Egenti a raconté que, par suite d’une plainte déposée par sa mère, son père a été emmené au poste de police pour y être interrogé, puis il a été relâché. Le demandeur a expliqué aussi que, même après son arrivée au Canada, son père avait continué de le chercher. Le 31 janvier 2020, la SPR a rejeté la demande d’asile.

[9] La SPR a conclu que le témoignage de M. Egenti au sujet des allégations était crédible. Elle était d’avis que le témoignage de M. Egenti, selon lequel son père et des membres de la secte étaient en mesure de le retrouver n’importe où au Nigéria, était de nature hypothétique et non crédible. Elle a fondé son rejet de la demande d’asile sur l’existence d’une PRI à Abuja et à Port Harcourt.

[10] M. Egenti a contesté cette décision devant la SAR, qui a rejeté son appel. La SAR n’a accordé foi à aucun des éléments de preuve personnels déposés par M. Egenti, après la décision de la SPR, relativement aux menaces et aux attaques de la part du père du demandeur contre la mère et la sœur du demandeur ainsi que contre le demandeur lui‑même. La SAR a confirmé les conclusions tirées par la SPR concernant l’existence d’une PRI et a rejeté l’appel.

IV. Analyse

[11] Le critère juridique applicable à l’admission de nouveaux éléments de preuve devant la SAR est énoncé au paragraphe 110(4) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] :

110(4) Dans le cadre de l’appel, la personne en cause ne peut présenter que des éléments de preuve survenus depuis le rejet de sa demande ou qui n’étaient alors pas normalement accessibles ou, s’ils l’étaient, qu’elle n’aurait pas normalement présentés, dans les circonstances, au moment du rejet.

110(4). On appeal, the person who is the subject of the appeal may present only evidence that arose after the rejection of their claim or that was not reasonably available, or that the person could not reasonably have been expected in the circumstances to have presented, at the time of the rejection.

[12] La SAR a correctement invoqué ce critère énoncé dans la loi et expliqué qu’elle devait, en plus, se demander si les éléments de preuve en question étaient nouveaux, pertinents, substantiels et crédibles, comme l’a indiqué la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Singh, aux para 38–49. La crédibilité est le seul critère en jeu dans le présent contrôle judiciaire.

[13] La SAR a conclu qu’aucun des nouveaux éléments de preuve personnels de M. Egenti n’était suffisamment crédible pour être versé au dossier. Il y avait six éléments de preuve personnels liés à trois événements précis : les menaces et attaques contre la mère de M. Egenti le 1er mars 2020; les menaces contre la sœur de M. Egenti, le 5 mars et le 5 juin 2020; la menace contre M. Egenti lui‑même, le 24 mars 2020. Les nouveaux éléments de preuve personnels étaient les suivants :

  • -l’affidavit de M. Egenti décrivant les récentes attaques contre des membres de sa famille et un appel téléphonique de menaces qu’il a reçu de son père;

  • -une copie d’un message texte de menaces que M. Egenti a reçu de son père;

  • -l’affidavit de la mère de M. Egenti décrivant l’attaque commise contre elle par le père de M. Egenti et ses acolytes;

  • -un extrait du registre de police concernant l’attaque commise contre la mère de M. Egenti;

  • -un rapport médical rédigé par l’hôpital où la mère de M. Egenti a été traitée après l’attaque de mars 2020;

  • -l’affidavit de la sœur de M. Egenti faisant état d’une menace qu’elle a reçue de son père en mars 2020.

[14] La SAR a déclaré, de façon générale, que la coïncidence de ces événements dans le temps a entaché leur crédibilité. Elle a constaté qu’aucun élément de preuve présenté à la SPR n’établissait que M. Egenti avait été recherché au Nigéria pendant les deux années qui se sont écoulées entre le moment où il a demandé l’asile et la décision de la SPR. Sur cette base, la SAR a estimé que les « éléments de preuve [en question] sont trop fortuits pour être crus » et « ne sont tout simplement pas crédibles ». Cette conclusion de la SAR est fondée sur une mauvaise appréciation des éléments de preuve. M. Egenti avait en fait déclaré à la SPR que son père et des tiers continuaient de le rechercher depuis son arrivée au Canada. La SAR ne mentionne pas cette déclaration dans sa décision. L’erreur d’interprétation au sujet des faits qui sous‑tendent la conclusion de la SAR sur la vraisemblance rend l’analyse déraisonnable. Par conséquent, il n’est pas nécessaire que j’analyse le caractère raisonnable de la conclusion de la SAR, soit que la coïncidence fortuite des événements dans le temps rendait moins crédibles les allégations de M. Egenti et de sa famille.

[15] La SAR ne s’appuie pas uniquement sur cette coïncidence, toutefois, pour conclure au manque de crédibilité des nouveaux éléments de preuve personnels. Elle a aussi examiné les documents eux‑mêmes et tiré une série de conclusions interreliées. Le défendeur a soutenu que ces conclusions doivent être analysées de manière cumulative et que, même s’il est possible qu’une conclusion défavorable de la SAR en matière de crédibilité prise isolément ne puisse résister à un examen rigoureux, l’évaluation de la crédibilité par la SAR dans son ensemble est raisonnable. Il a souligné par exemple que la décision de la SAR relative à la crédibilité de l’extrait du registre de police aurait été insuffisante pour rendre les documents inadmissibles. La SAR a commencé son analyse des documents par l’extrait du registre de police, qu’elle a jugé frauduleux principalement parce qu’il n’était pas conforme aux échantillons figurant dans les documents objectifs sur les conditions dans le pays, ce dont témoignaient un certain nombre de différences typographiques qu’elle avait relevées. L’analyse du document effectuée par la SAR est brève et la non‑conformité aux échantillons qui est mise en évidence est certainement loin d’être claire. C’est pourtant sur ce fondement, et sur la chronologie des événements, que la SAR a conclu au caractère frauduleux de l’extrait du registre de la police. Il s’agit d’une conclusion importante sur laquelle la SAR s’est appuyée pour mettre en doute la crédibilité des autres nouveaux éléments de preuve.

[16] La SAR a ensuite examiné l’affidavit de la mère de M. Egenti et la documentation médicale la concernant. Selon le rapport médical, la mère de M. Egenti a été admise à l’hôpital le 1er mars 2020 et est restée dans le coma pendant six jours. L’affidavit de la mère de M. Egenti et l’extrait du registre de police mentionnent tous deux que la dame a été hospitalisée pendant six jours et qu’elle a reçu des appels de menaces quand elle a repris conscience et se rétablissait à l’hôpital. La SAR a conclu que ces éléments de preuve étaient contradictoires parce qu’ils indiquaient que la mère de M. Egenti avait reçu les appels de menace pendant qu’elle était dans le coma. Toutefois, l’incohérence relevée par la SAR n’est pas évidente à première vue et soulève plutôt des questions. Il y a donc eu débat entre les parties à l’audience relative au contrôle judiciaire quant au fait de savoir s’il s’agissait ou pas d’une incohérence. Les conclusions de la SAR laissent de nombreuses questions irrésolues quant aux raisons pour lesquelles elle a jugé les éléments de preuve contradictoires sans donner à M. Egenti la possibilité de fournir des explications supplémentaires. J’ai l’impression que la prétendue incohérence n’en est peut‑être pas vraiment une. La SAR s’appuie sur cette incohérence et sur sa conclusion précédente au sujet du caractère frauduleux de l’extrait du registre de police pour conclure que le rapport médical est également frauduleux.

[17] La SAR rejette ensuite complètement l’affidavit de la sœur de M. Egenti au motif qu’il n’est pas crédible, compte tenu de ses conclusions précédentes relatives à d’autres éléments de preuve, comme l’extrait du registre de police, le rapport médical et l’affidavit de la mère de M. Egenti. Elle n’effectue aucune analyse des propos de la sœur de M. Egenti. Selon le défendeur, cette démarche était raisonnable, étant donné que l’affidavit de la sœur de M. Egenti constituait principalement un deuxième récit des événements vécus par leur mère et qui, selon la SAR, n’étaient pas crédibles. Le mot clé ici est « principalement ». L’affidavit de la sœur de M. Egenti mentionnait également deux incidents distincts qui lui sont arrivés : un premier, en mars 2020, lorsque le père de M. Egenti l’a abordée et a exigé qu’elle lui dise où se trouvait son frère, puis l’autre, en juin 2020, lorsque le père de M. Egenti l’a retrouvée à Port Harcourt, qu’il a exigé de savoir où se trouvait son fils et a fouillé la maison où sa fille habitait dans l’espoir de retrouver le demandeur. Les motifs de la SAR ne contiennent aucune analyse portant précisément sur la crédibilité de ces éléments de preuve, ce qui n’est pas raisonnable.

[18] De même, la SAR ne se reporte aucunement aux paragraphes de l’affidavit de M. Egenti dans lesquels celui‑ci décrit l’appel téléphonique de menaces qu’il a reçu de son père. La SAR examine les autres parties de son affidavit et souligne que certaines prennent la forme de plaintes au sujet de la procédure de la SPR, ce qui n’en fait pas de nouveaux éléments de preuve, tandis que les autres réitèrent les événements qu’ont vécus la mère et la sœur du demandeur. Cependant, la SAR ne fait mention nulle part de la crédibilité des éléments de preuve présentés par M. Egenti concernant les menaces récentes qu’il a lui‑même reçues. Cette omission aussi est déraisonnable.

[19] Dans l’ensemble, l’analyse de la preuve par la SAR et les conclusions de celle‑ci en matière de crédibilité sont superficielles et laissent de nombreuses questions sans réponse. Au cours des trois dernières décennies, notre Cour et la Cour d’appel fédérale ont toujours affirmé que, dans les affaires intéressant les réfugiés, les conclusions sur la crédibilité doivent être formulées en termes clairs et explicites (Hilo c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1991] ACF no 228 (CAF) au para 6. Cette exigence ne disparaît certainement pas lorsqu’il s’agit de se prononcer sur l’admissibilité de nouveaux éléments de preuve devant la SAR. Lorsqu’un document déposé par un demandeur d’asile est jugé frauduleux ou non crédible, il s’agit d’une conclusion grave qui a des conséquences sur la preuve présentée à l’appui de la demande d’asile et peut‑être des demandes ultérieures.

[20] Dans le contexte d’une demande d’asile, lorsque la décision a de lourdes répercussions sur l’individu, « les motifs fournis à ce dernier doivent refléter ces enjeux » (Vavilov, au para 133). La SAR n’a pas fait preuve de soin et d’attention quand elle a statué sur la crédibilité des nouveaux éléments de preuve personnels présentés par M. Egenti, allant ainsi à l’encontre des exigences énoncées dans l’arrêt Vavilov, selon lesquelles une décision doit être transparente, intelligible et justifiée.

[21] Comme je le mentionne ci‑dessus, M. Egenti a également fait part de ses préoccupations concernant l’équité procédurale : en particulier, le fait qu’il n’a pas été avisé des doutes de la SAR sur la crédibilité de ses documents et qu’une audience aurait dû avoir lieu compte tenu de la nature des conclusions de la SAR en matière de crédibilité. Il n’est pas nécessaire que j’analyse les doutes exprimés par M. Egenti au sujet de l’équité procédurale, car les conclusions relatives à la crédibilité sont elles‑mêmes déraisonnables. Cette affirmation ne signifie pas que j’approuve la démarche suivie par la SAR en l’espèce.

[22] La demande de contrôle judiciaire sera accueillie et l’affaire sera renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision. Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.


LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision du 20 avril 2021 de la SAR est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre commissaire de la SAR pour nouvelle décision.

  3. Aucune question grave de portée générale n’est certifiée.

Vide

« Lobat Sadrehashemi »

Vide

Juge

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑3161‑21

INTITULÉ :

CHIGBO JOHNCROSS EGENTI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO) (TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 22 SEPTEMBRE 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE SADREHASHEMI

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 4 MAI 2023

COMPARUTIONS :

Ugochukwu Uzochukwu Ojukwu

POUR LE DEMANDEUR

Lorne McClenaghan

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ugochukwu Uzochukwu Ojukwu

Avocat

Toronto (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

Ministère de la Justice du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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