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Date : 20230515


Dossier : IMM-1008-22

Référence : 2023 CF 684

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 15 mai 2023

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

HUMBERTO VAZQUEZ CRUZ

NANCY ELENA CHICHINO REYES

ROBERTO VAZQUEZ CHICHINO

MELINA VAZQUEZ CHICHINO

HUMBERTO VAZQUEZ CHICHINO

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. APERÇU

[1] Humberto Vazquez Cruz, son épouse Nancy Elena Chichino Reyes et leurs trois enfants sont des citoyens du Mexique. Ils ont demandé l’asile au Canada en raison de leur crainte de préjudice de la part de membres d’un cartel criminel qui les auraient pris pour cible puisque M. Vazquez Cruz avait travaillé comme policier au Mexique et, plus récemment, puisqu’il avait été témoin d’une tentative d’entrée par effraction et de vol d’un véhicule. La Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada (la CISR) a rejeté leurs demandes d’asile au motif qu’ils disposent d’une possibilité de refuge intérieur (PRI) viable dans la ville de Culiacán, capitale de l’État du Sinaloa.

[2] Les demandeurs ont interjeté appel de cette décision devant la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la CISR. Par une décision datée du 19 janvier 2022, la SAR a rejeté l’appel et confirmé la décision de la SPR selon laquelle les demandeurs n’avaient ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger. Plus particulièrement, la SAR a jugé que la SPR avait eu raison de conclure que Culiacán est une PRI viable pour les demandeurs.

[3] Les demandeurs sollicitent maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SAR au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Ils affirment que la SPR a conclu de façon déraisonnable qu’ils disposaient d’une PRI viable à Culiacán.

[4] Comme je l’expliquerai dans les motifs qui suivent, je suis convaincu que l’analyse de la PRI par la SAR est lacunaire à deux égards importants et que ces lacunes sont suffisamment capitales et importantes pour remettre en cause le caractère raisonnable de la décision dans son ensemble. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie et l’affaire doit être renvoyée pour nouvel examen.

II. CONTEXTE

[5] M. Vazquez Cruz est né en 1983. Mme Chichino Reyes est née en 1986. Le couple s’est marié en 2003. Leurs enfants sont nés en 2003 (Humberto), en 2006 (Roberto) et en 2007 (Melina). Avant de quitter le Mexique pour se rendre au Canada, la famille a vécu pendant de nombreuses années dans la petite ville d’Apizaco, dans l’État de Tlaxcala.

[6] De 2009 à septembre 2011, M. Vazquez Cruz a travaillé comme policier municipal à Apizaco. Il a travaillé dans deux divisions : l’application des règles de circulation et de stationnement et la sécurité publique. M. Vazquez Cruz a cessé de travailler en septembre 2011 après avoir été blessé au travail dans un accident de la route. Il souffre d’une incapacité permanente en raison de cet accident. Il est resté salarié de la municipalité pendant plusieurs années, mais a fini par prendre sa retraite et toucher une petite pension.

[7] Selon l’exposé circonstancié dans leur formulaire Fondement de la demande d’asile, les demandeurs ont commencé à rencontrer des problèmes le 6 août 2019. Ce jour-là, la famille rendait visite aux parents de Mme Chichino Reyes à leur domicile de San José Cuamantzingo, une ville proche d’Apizaco. Pendant la visite, un homme armé a tenté de s’introduire dans la maison et, n’y parvenant pas, a essayé de voler le camion des parents de Mme Chichino Reyes. Le père de Mme Chichino Reyes a appelé la police et l’homme a été appréhendé. Selon M. Vazquez Cruz, lorsqu’il est sorti pour voir ce qui se passait, l’homme qui avait été appréhendé et qui était retenu à l’arrière d’un véhicule de police ne cessait de le fixer. Cela a amené M. Vazquez Cruz à croire que l’homme l’avait reconnu en tant que policier. M. Vazquez Cruz n’a pas laissé entendre qu’il reconnaissait l’homme comme quelqu’un à qui il avait déjà eu affaire lorsqu’il était policier.

[8] Quelques jours plus tard, M. Vazquez Cruz a aperçu un véhicule avec deux hommes à bord qui, selon lui, était en train de le suivre. Puis, le 10 août 2019, il a entendu deux hommes qui marchaient derrière lui l’identifier comme un policier et le menacer. Les hommes ont dit ceci : [traduction] « Tu vas payer pour ça; c’est toi ou tes enfants. » M. Vazquez Cruz a signalé l’incident à la police locale, mais il s’est vu dire que la police ne pouvait agir avant que quelque chose ne se produise réellement. La police a conseillé à M. Vazquez Cruz de déménager dans une autre ville.

[9] Le 21 août 2019, une enveloppe contenant la photo des deux enfants cadets a été glissée sous la porte d’entrée du domicile de la famille à Apizaco. Une semaine plus tard, une autre photo a été glissée sous la porte. Il s’agissait d’une photographie des enfants en train de jouer dans la maison de leurs grands-parents à San José Cuamantzingo. À partir de septembre 2019, à plusieurs reprises, M. Vazquez Cruz a cru entendre des bruits de pas sur son toit très tôt le matin. Puis, le 12 septembre 2019, il a trouvé sous sa porte une note sur laquelle il était écrit : [traduction] « Je t’ai trouvé, satané policier, à un moment donné, tu ne trouveras plus tes enfants. »

[10] Le 15 septembre 2019, avec l’aide d’un avocat, M. Vazquez Cruz a déposé une plainte officielle auprès du ministère public de l’unité d’aide intégrale, région du Nord, dans laquelle il décrivait les menaces qu’il avait reçues. M. Vazquez Cruz a fourni une copie du rapport de police à l’appui des demandes d’asile de la famille au Canada. Cependant, il n’avait pas les photographies ni la note de menace, car il les avait remises à la police au Mexique. Il n’est pas clair si son avocat a conservé des copies de ces documents. Quelques mois après son arrivée au Canada, M. Vazquez Cruz a essayé de contacter l’avocat une fois, mais il n’a pas obtenu de réponse.

[11] Le 17 septembre 2019, les demandeurs ont quitté Apizaco pour Mexico où ils ont séjourné chez les parents de M. Vazquez Cruz jusqu’à leur départ pour le Canada le 27 septembre 2019. Les demandeurs ont pris un vol direct de Mexico à Toronto. Ils ont présenté des demandes d’asile le 20 novembre 2019.

[12] Lors de l’audience devant la SPR, M. Vazquez Cruz a confirmé qu’il n’avait jamais été menacé pendant qu’il travaillait comme policier, et qu’il n’avait connu aucun problème au cours des huit années qui se sont écoulées entre le moment où il a cessé son métier et les événements qui ont commencé à se dérouler à partir d’août 2019. Il a reconnu qu’il ne savait pas si les événements ultérieurs étaient liés ou non à l’incident survenu au domicile de ses beaux-parents. Il a supposé que quelqu’un cherchait à se venger de quelque chose qu’il avait fait, mais il n’était pas en mesure de dire de quoi il s’agissait. Il croyait que les personnes qui le prennent pour cible, lui et sa famille, étaient membres d’un cartel criminel, mais il n’était pas en mesure de dire lequel. Il a supposé qu’il devait s’agir soit du cartel Jalisco Nueva Generación (CJNG) ou des huachicoleros, car ce sont les deux groupes prédominants dans l’État de Tlaxcala. Il a reconnu qu’il ne savait pas s’il y avait eu, depuis que sa famille et lui avaient déménagé au Canada, de tentative ultérieure d’entrer en contact avec eux (par l’intermédiaire de sa belle-famille par exemple). Il n’avait aucun renseignement sur ce qui était arrivé à l’homme qui avait été arrêté au domicile de ses beaux-parents le 6 août 2019.

[13] La SPR a d’abord conclu que les demandeurs n’avaient pas établi l’existence d’un lien avec un motif prévu dans la Convention. Ainsi, elle a évalué leurs demandes uniquement en fonction de l’article 97 de la LIPR. Les demandeurs n’ont pas contesté cette conclusion.

[14] Dans sa décision, la SPR a exprimé certaines préoccupations quant à la crédibilité de M. Vazquez Cruz parce qu’il n’a pas été en mesure d’identifier les agents de persécution et parce qu’il n’a pas produit de copies des photographies ou de la note de menace. Toutefois, la question déterminante était celle de l’existence d’une PRI viable à Culiacán.

[15] Une PRI est un endroit dans le pays d’origine de la partie qui demande l’asile où elle ne serait exposée à aucun risque (dans le sens pertinent et suivant la norme applicable, selon que la demande est présentée au titre de l’article 96 ou 97 de la LIPR) et où il ne lui serait pas déraisonnable de se réinstaller avant de demander l’asile au Canada. Lorsqu’il existe une PRI viable, le demandeur d’asile n’a pas droit à la protection d’un autre pays.

[16] Pour réfuter la conclusion selon laquelle il existe une PRI viable, la partie qui demande l’asile a le fardeau de démontrer qu’elle serait en danger dans la ville proposée comme PRI dans le sens pertinent ou, même si elle n’y était pas en danger, qu’il serait déraisonnable en toutes circonstances qu’elle s’y réinstalle. Ce critère découle principalement de trois arrêts de la Cour d’appel fédérale : Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), 1991 CanLII 13517 (CAF), [1992] 1 CF 706; Thirunavukkarasu c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (C.A.), 1993 CanLII 3011 (CAF), [1994] 1 CF 589 (CA); Ranganathan c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) (C.A.), 2000 CanLII 16789 (CAF), [2001] 2 CF 164.

[17] La SPR a conclu que les demandeurs n’avaient pas établi qu’ils seraient exposés à un risque de la part des agents du préjudice à Culiacán ou qu’il serait déraisonnable qu’ils s’y réinstallent, compte tenu de toutes les circonstances.

[18] Lors de leur appel devant la SAR, les demandeurs ont contesté les conclusions défavorables de la SPR en matière de crédibilité ainsi que sa décision relative à la PRI. Ils n’ont pas cherché à présenter de nouveaux éléments de preuve et, par conséquent, n’ont pas demandé la tenue d’une audience devant la SAR. Ils ont contesté les deux aspects de la conclusion relative à la PRI. Pour ce qui est du premier volet du critère, les demandeurs ont fait valoir que, dans sa conclusion selon laquelle ils n’avaient pas établi qu’ils seraient exposés à un risque à Culiacán, la SPR a eu tort de ne pas tenir compte des éléments de preuve démontrant que le CJNG est présent dans toutes les régions du pays, y compris dans l’État du Sinaloa. Quant au deuxième volet du critère, les demandeurs ont fait valoir que la SPR a eu tort de conclure que les difficultés économiques qu’ils subiraient s’ils déménageaient à Culiacán ne seraient pas assez importantes pour qu’il soit déraisonnable pour eux de s’y réinstaller.

III. DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[19] La SAR a convenu avec les demandeurs que la SPR avait commis une erreur dans certaines de ses conclusions défavorables concernant la crédibilité de M. Vazquez Cruz. Toutefois, elle était d’avis que la crédibilité ne jouait pas un rôle important dans l’affaire. La question déterminante était plutôt celle de l’existence d’une PRI viable à Culiacán. La SAR a conclu que la SPR n’avait commis d’erreur dans aucun des deux volets du critère relatif à la PRI et a convenu avec la SPR que les demandeurs disposaient d’une PRI viable à Culiacán.

[20] Pour ce qui est du premier volet du critère relatif à la PRI, la SAR a conclu que, même si les agents du préjudice étaient actifs dans l’État du Sinaloa (y compris dans la ville de Culiacán), les demandeurs n’avaient pas établi que ces agents étaient vraisemblablement motivés à les poursuivre dans cet État. La SAR a conclu que « cette période de huit ans, allant de la fin de son travail comme policier en 2011 au début des menaces en 2019, n’appuie pas une conclusion selon laquelle [M. Vazquez Cruz] est pris pour cible en raison de ses anciennes fonctions ». Au contraire, « il existe un lien temporel plus solide entre la tentative d’entrée par effraction et les menaces proférées contre [M. Vazquez Cruz] ». En d’autres termes, même si les menaces faisaient allusion à M. Vazquez Cruz en tant que policier, elles sont plus susceptibles de résulter du fait qu’il a été témoin de l’incident survenu en août 2019 au domicile de ses beaux-parents que des actions qu’il a menées en tant que policier. Les demandeurs n’avaient pas établi qu’il s’agissait d’une motivation suffisante pour les poursuivre dans un tout autre endroit du Mexique. La SAR a donc conclu, selon la prépondérance des probabilités, que les demandeurs seraient à l’abri des agents du préjudice s’ils se réinstallaient à Culiacán.

[21] Quant au deuxième volet du critère, la SAR n’a pas jugé convaincants les éléments de preuve présentés par les demandeurs selon lesquels ils ne pouvaient pas subvenir à leurs besoins économiques à Culiacán. Elle n’était pas convaincue que M. Vazquez Cruz ne pourrait pas y percevoir sa pension de policier. Même s’ils ne pouvaient plus vivre sans payer de loyer comme à Apizaco, et même si M. Vazquez Cruz avait des perspectives d’emploi limitées en raison de son incapacité, il n’y avait aucune raison pour que Mme Chichino Reyes ou Humberto (le fils aîné) ne puissent pas gagner leur vie pour subvenir aux besoins de la famille dans cette ville. La SAR était d’avis que le simple fait d’avoir des moyens financiers limités dans un endroit offrant une PRI ne permet pas d’établir que celle-ci est déraisonnable.

[22] La SAR a également tenu compte du témoignage de M. Vazquez Cruz selon lequel il ne vivrait jamais à Culiacán parce que [traduction] « c’est la ville la plus dangereuse de toute la République ». La SAR a reconnu que le témoignage de M. Vazquez Cruz concordait avec la documentation sur les conditions dans le pays, « dans lesquels il est précisé que Culiacan [sic] est l’une des municipalités les plus violentes ». Toutefois, la SAR a conclu que la crainte d’être victime d’un crime à Culiacán est « un problème répandu auquel fait face la majorité des habitants de ce grand centre urbain et, par conséquent, qu’il s’agit d’un risque généralisé ». Un risque généralisé auquel sont exposés tous les résidents de Culiacán « ne rend pas déraisonnable la PRI ».

[23] La SAR a donc rejeté l’appel et confirmé la décision de la SPR selon laquelle les demandeurs n’avaient ni qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger.

IV. NORME DE CONTRÔLE

[24] Les parties conviennent, et je suis d’accord, que la décision de la SAR est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

[25] Une décision raisonnable doit être « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 85). La cour de révision doit faire preuve de retenue à l’égard d’une décision qui possède ces caractéristiques (ibid). Pour qu’une décision soit raisonnable, la cour de révision « doit être en mesure de suivre le raisonnement du décideur sans buter sur une faille décisive dans la logique globale; elle doit être convaincue qu’[un] mode d’analyse, dans les motifs avancés, […] pouvait raisonnablement amener le tribunal, au vu de la preuve, à conclure comme il l’a fait » (Vavilov, au para 102, guillemets internes omis). En outre, « si des motifs sont communiqués, mais que ceux‑ci ne justifient pas la décision de manière transparente et intelligible […], la décision sera déraisonnable » (Vavilov, au para 136).

[26] Lorsqu’elle applique la norme de la décision raisonnable, la cour de révision n’a pas pour rôle d’apprécier ou d’évaluer à nouveau la preuve prise en compte par le décideur ni de modifier des conclusions de fait à moins de circonstances exceptionnelles (Vavilov, au para 125). Néanmoins, la norme de la décision raisonnable, et les critères de justification, d’intelligibilité et de transparence qui s’y rattachent, s’appliquent à la manière dont un décideur administratif apprécie la preuve dont il est saisi et aux conclusions qui peuvent en être tirées (Kreishan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 223 au para 46).

[27] Il incombe aux demandeurs de démontrer que la décision de la SAR est déraisonnable. Avant de pouvoir infirmer une décision pour ce motif, la cour de révision doit être convaincue « qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

V. ANALYSE

[28] Comme je l’ai mentionné ci-dessus, je suis convaincu que la décision de la SAR comporte deux lacunes importantes qui la rendent déraisonnable. Ces lacunes seront expliquées dans les paragraphes qui suivent.

[29] La première lacune apparaît dans la conclusion de la SAR selon laquelle M. Vasquez Cruz a été pris pour cible par les agents du préjudice parce qu’il avait été témoin de l’incident survenu au domicile de ses beaux-parents le 6 août 2019, et non en raison des actions qu’il avait menées en tant que policier. La SAR a fondé cette conclusion sur le lien temporel plus solide entre cet incident et les menaces ultérieures par rapport au temps écoulé depuis que M. Vazquez Cruz avait travaillé pour la dernière fois en tant que policier (environ huit ans). La SAR a également conclu que rien ne permettait d’établir un lien entre le travail de M. Vazquez Cruz en tant que policier et les menaces ni d’expliquer comment les agents du préjudice avaient pu l’identifier en tant qu’ancien policier. La SAR a conclu ce qui suit : « À mon avis, bien que les menaces proférées à l’égard de [M. Vazquez Cruz] aient porté sur le fait qu’il est un ancien policier, cela ne décharge pas les [demandeurs] du fardeau de prouver que [M. Vazquez Cruz] a été pris pour cible parce qu’il est un ancien policier ou en raison des actions qu’il a menées en tant que policier. »

[30] À mon avis, le raisonnement de la SAR soulève deux difficultés majeures. D’une part, même si M. Vazquez Cruz ne pouvait pas expliquer comment les agents du préjudice l’ont identifié en tant que policier, ils l’ont tout de même fait. La SAR n’a pas mis en doute le témoignage de M. Vazquez Cruz à cet égard. Il était déraisonnable pour la SAR de juger que l’identification de M. Vazquez Cruz en tant que policier n’était pas pertinente simplement parce qu’elle ne pouvait pas être expliquée.

[31] D’autre part, la SAR n’a pas envisagé la possibilité que les agents du préjudice aient été motivés à la fois par le fait que M. Vazquez Cruz a été témoin de l’incident du 6 août 2019 et par le fait qu’il était un ancien policier. En limitant son évaluation dans le cadre du premier volet du critère relatif à la PRI uniquement à la motivation qu’auraient les agents du préjudice à poursuivre M. Vazquez Cruz simplement parce qu’il avait été témoin de l’incident du 6 août 2019, la SAR a minimisé de façon déraisonnable son profil de risque pour établir si les demandeurs s’étaient acquittés du fardeau qui leur incombait dans le cadre du premier volet du critère relatif à la PRI.

[32] La deuxième lacune dans la décision de la SAR se rapporte au deuxième volet du critère relatif à la PRI.

[33] Pour ce volet, il incombait aux demandeurs d’établir, compte tenu de toutes les circonstances (y compris celles qui leur sont propres), qu’il n’était pas raisonnable de s’attendre à ce qu’ils se réinstallent à Culiacán, la ville proposée comme PRI. Il s’agit d’un seuil difficile à atteindre, qui oblige les demandeurs à démontrer qu’il « ne faut rien de moins que l’existence de conditions qui mettraient en péril la vie et la sécurité d’un revendicateur tentant de se relocaliser temporairement en lieu sûr » (Ranganathan, au para 15).

[34] Comme je l’ai mentionné plus haut, la SAR a reconnu que Culiacán est l’une des municipalités les plus dangereuses du Mexique. Elle a toutefois conclu que la « crainte [des demandeurs] d’être victimes d’un crime à Culiacán est un problème répandu auquel fait face la majorité des habitants de ce grand centre urbain et, par conséquent, qu’il s’agit d’un risque généralisé. Un risque généralisé auquel sont exposés tous les habitants de Culiacán ne rend pas déraisonnable la PRI ».

[35] À mon avis, la SAR a confondu les premier et deuxième volets du critère relatif à la PRI lorsqu’elle a tiré cette conclusion. Il est vrai que, dans le cadre du premier volet, les demandeurs ne seraient pas en mesure de s’acquitter du fardeau qui leur incombe d’établir qu’ils seraient exposés à un risque au titre de l’article 97 de la LIPR en invoquant tout simplement à quel point c’est dangereux à Culiacán. En effet, il s’agirait d’un risque auquel d’autres personnes originaires de ce pays sont généralement exposées, ce qui, selon le sous-alinéa 97(1)b)(ii), n’est pas suffisant. Toutefois, dans le cadre du deuxième volet du critère relatif à la PRI, la prévalence de crimes violents à Culiacán est certainement pertinente pour établir si la vie ou la sécurité des demandeurs serait compromise s’ils s’y réinstallaient pour éviter le risque auquel ils étaient personnellement exposés à Apizaco. Le fait que la SAR n’ait pas abordé cette question parce qu’elle a confondu les deux volets du critère relatif à la PRI porte atteinte au caractère raisonnable de sa conclusion défavorable au regard du deuxième volet du critère relatif à la PRI et, par conséquent, à son ultime conclusion selon laquelle les demandeurs n’ont pas la qualité de personne à protéger parce qu’ils disposent d’une PRI viable à Culiacán.

[36] Je suis convaincu que ces lacunes dans l’analyse de la PRI par la SAR, qu’elles soient prises individuellement ou ensemble, sont suffisamment capitales et importantes pour exiger le réexamen de la présente affaire.

VI. CONCLUSION

[37] Pour les motifs qui précèdent, je conclus que la présente demande de contrôle judiciaire doit être accueillie. La décision de la Section d’appel des réfugiés datée du 19 janvier 2022 sera annulée et l’affaire sera renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvelle décision.

[38] Les parties n’ont soulevé aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1008-22

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de la Section d’appel des réfugiés datée du 19 janvier 2022 est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvelle décision.

  3. Aucune question de portée générale n’est soulevée.

« John Norris »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-1008-22

 

INTITULÉ :

HUMBERTO VAZQUEZ CRUZ ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 24 novembre 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

Le 15 mai 2023

 

COMPARUTIONS :

Mary Jane Campigotto

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Aleksandra Lipska

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mary Jane Campigotto

Avocate

Windsor (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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