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Date : 20230511


Dossier : IMM-9288-21

Référence : 2023 CF 670

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 11 mai 2023

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

HRVOJE VALIDZIC

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur est un citoyen de la Croatie âgé de 37 ans. En mars 2010, peu après son arrivée au Canada en tant que visiteur, il a présenté une demande d’asile en même temps que ses deux frères aînés, Damir et Boris.

[2] À l’insu du demandeur, le consultant en immigration qui le représentait à l’époque, Artem Djukic, a pendant longtemps omis de faire progresser son dossier. Finalement, en novembre 2017, M. Djukic a déposé auprès de la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada des documents censés retirer la demande d’asile du demandeur et celle de son frère Damir. La SPR a par la suite prononcé le désistement de la demande d’asile de Boris, étant donné que ni Boris ni M. Djukic n’avaient comparu à l’audience en décembre 2017.

[3] Le demandeur affirme que M. Djukic a retiré sa demande d’asile à son insu et sans qu’il n’en fasse la demande. Après avoir appris que sa demande d’asile avait été retirée, il a présenté une demande de réouverture de sa demande d’asile, qui a été acceptée. Sa demande d’asile a finalement été entendue par la SPR le 28 octobre 2021.

[4] Entre-temps, M. Djukic a fait l’objet de plusieurs plaintes de la part d’anciens clients, et son adhésion au Conseil de réglementation des consultants en immigration du Canada a été révoquée pour inconduite. Il semble que des accusations criminelles ont aussi été portées contre lui relativement à sa pratique en tant que consultant en immigration et au détournement de fonds appartenant à ses clients.

[5] La demande d’asile du demandeur était fondée sur sa crainte d’être persécuté en raison de sa participation à des manifestations antigouvernementales en Croatie en 2009. Le demandeur soutient que, pendant les manifestations, il a reçu un avis de conscription, alors qu’il avait effectué son service militaire obligatoire de six mois en 2004. Le demandeur croyait que l’avis de conscription lui avait été envoyé en guise de représailles pour sa participation aux manifestations, et il craignait d’être soumis à des mauvais traitements s’il se présentait pour le service militaire. Il s’est donc caché pendant plusieurs mois, puis il a fui la Croatie et est venu au Canada. Le demandeur a affirmé qu’un autre avis de conscription lui avait été envoyé en 2014. Le demandeur craint d’être obligé de servir comme réserviste s’il retourne en Croatie. Il craint également de faire l’objet de poursuites équivalant à de la persécution pour avoir omis de se présenter pour le service militaire.

[6] Le 8 novembre 2021, la SPR a rejeté la demande d’asile du demandeur. La SPR a conclu que la demande d’asile n’était pas fondée, parce que la preuve objective sur la situation dans le pays établissait que le service militaire est maintenant tout à fait volontaire en Croatie. La SPR a examiné l’argument du demandeur selon lequel elle devait tenir compte du fait qu’un consultant en immigration sans scrupules avait pris avantage de lui, que sa demande avait été retardée pendant près de dix ans sans que ce soit de sa faute et que, pendant cette période, la situation en Croatie a pu s’améliorer par rapport à ce qu’elle était au moment où il a présenté sa demande d’asile au Canada. La SPR a déclaré que, bien qu’elle compatissait à la situation du demandeur, « les motifs d’ordre humanitaire [n’étaient] malheureusement pas de son ressort ». Par conséquent, la SPR a conclu que le demandeur n’avait pas la qualité de réfugié au sens de la Convention ni celle de personne à protéger.

[7] La SPR n’a pas examiné l’argument du demandeur selon lequel il pourrait faire l’objet de poursuites équivalant à de la persécution pour avoir omis de se présenter pour le service militaire en 2010 ou en 2014.

[8] Le demandeur sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SPR au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Comme je l’explique plus loin, je ne suis pas convaincu qu’il y a lieu de modifier la décision de la SPR. Par conséquent, la présente demande sera rejetée.

[9] Les parties conviennent que la décision de la SPR doit être examinée selon la norme de la décision raisonnable, et je suis d’accord. Une décision raisonnable doit être « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] au para 85). La cour de révision doit faire preuve de retenue à l’égard d’une décision qui possède ces attributs (ibid). Il n’appartient pas à la cour de révision qui applique la norme de la décision raisonnable d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur ou de modifier les conclusions de fait de ce dernier, à moins de circonstances exceptionnelles (Vavilov, au para 125). Pour infirmer une décision au motif qu’elle est déraisonnable, la cour de révision doit être convaincue qu’elle « souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

[10] À mon avis, la conclusion tirée par la SPR selon laquelle il n’y a plus de conscription en Croatie est tout à fait raisonnable. Cette conclusion est étayée par la preuve objective sur la situation dans le pays, qui indique que la conscription a été suspendue le 1er janvier 2008. Le demandeur soutient que la SPR a mal interprété la preuve, parce que, même si la conscription dans les forces armées régulières a été abolie, l’avis qu’il a reçu concernait la réserve et rien n’indique que la conscription a été abolie dans la réserve. Je ne souscris pas à cet argument. Le demandeur n’a présenté aucun élément de preuve susceptible d’établir ce fait, comme il lui incombait de le faire.

[11] Comme l’a fait remarquer la SPR, le demandeur a allégué avoir reçu un avis de conscription en 2010 (alors qu’il se trouvait encore en Croatie) et de nouveau en 2014 (après son arrivée au Canada), mais il n’a produit ni l’un ni l’autre de ces avis. Il aurait été loisible à la SPR, même si elle ne l’a pas fait, de rejeter cette allégation compte tenu des modifications apportées à la loi en 2008. Il convient également de souligner que l’exposé circonstancié du formulaire Fondement de la demande d’asile du demandeur, qui a été rempli en avril 2010, ne mentionnait pas l’avis de conscription que le demandeur aurait reçu quelques mois auparavant ni les craintes que cet avis lui aurait occasionnées. Quoi qu’il en soit, la SPR a expressément demandé au demandeur s’il pouvait fournir des éléments de preuve démontrant qu’il serait tenu de s’enrôler dans la réserve advenant son retour en Croatie. Il n’a pas été en mesure de le faire. Compte tenu du dossier dont elle disposait, la SPR a raisonnablement conclu que le demandeur n’avait pas réussi à établir le bien-fondé de sa demande.

[12] Je suis d’accord avec le demandeur pour dire que la SPR aurait dû examiner son argument selon lequel il risquait de faire l’objet de poursuites équivalant à de la persécution pour avoir omis de se présenter pour le service militaire en 2010. Cependant, je ne suis pas convaincu que la décision de la SPR est déraisonnable pour autant. En effet, le dossier n’étaye pas la prémisse de l’argument : rien n’indique que des procédures judiciaires ont été engagées contre le demandeur au cours des onze années qui ont suivi les faits ou que les autorités ont même un intérêt à le poursuivre. Il est également loin d’être clair que la disposition du code pénal croate invoquée par le demandeur, à savoir l’article 367, s’applique. Cette disposition porte sur le défaut de se présenter pour le service militaire [traduction] « en cas de guerre ou de menace imminente à l’indépendance et à l’unité de la République de Croatie », et rien n’indique que le pays se trouvait dans une telle situation en 2010 ou en 2014. De plus, il n’y a rien dans la documentation sur la situation dans le pays qui donne à penser que les autorités étatiques délivraient des avis de conscription en guise de représailles pour la participation à des manifestations antigouvernementales.

[13] En outre, le demandeur ne m’a pas convaincu que la SPR avait commis une erreur en rejetant la demande d’asile, même si celle-ci aurait pu être accueillie si elle avait été instruite en temps opportun. À l’instar de la SPR, je compatis à la situation du demandeur. Toutefois, la SPR a raisonnablement – et correctement – jugé qu’elle n’était pas compétente pour accueillir la demande d’asile pour des motifs d’ordre humanitaire comme ceux invoqués par le demandeur.

[14] Enfin, le demandeur fait valoir que la SPR a commis une erreur en ne tenant pas compte du paragraphe 108(4) de la LIPR. Je ne souscris pas à cet argument. Je suis plutôt d’accord avec le défendeur pour dire que cette disposition ne s’applique que dans les cas où la SPR a conclu que le demandeur d’asile avait été victime de persécution dans le passé et que les motifs de la demande d’asile ont cessé d’exister : voir Brovina c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 635 au para 5. La SPR n’a pas tiré une telle conclusion en l’espèce. Par conséquent, elle n’a pas commis d’erreur en n’examinant pas la question de savoir si le paragraphe 108(4) s’appliquait.

[15] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

[16] Les parties n’ont proposé aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-9288-21

LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune question de portée générale n’est énoncée.

« John Norris »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-9288-21

 

INTITULÉ :

HRVOJE VALIDZIC c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 22 novembre 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DES MOTIFS :

Le 11 mai 2023

 

COMPARUTIONS :

Milan Tomasevic

 

Pour le demandeur

 

Judy Michaely

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Milan Tomasevic

Avocat

Mississauga (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

 

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