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Date : 20230510


Dossier : T-1173-21

Référence : 2023 CF 658

Ottawa (Ontario), le 10 mai 2023

En présence de madame la juge St-Louis

ENTRE :

LAZARE V.T. BOUBALA,

LAZARE’S BBQ HOUSE INC.

demandeurs

et

MUSSA SIDDIQUI KHWAJA (alias KHWAJA SIDDIQUI; alias KHWAJA MUSSA SIDDIQUI), AFRICAN BBQ HOUSE

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Le 10 octobre 2019, M. Lazare Boubala, l’un des demandeurs dans la présente demande, et M. Mussa Siddiqui Khwaja, l’un des défendeurs, constituent en société 11675109 Canada Inc. [109 Canada] dans le but d’exploiter ensemble un restaurant africain spécialisé dans la cuisson sur barbecue au charbon de bois.

[2] Le 3 octobre 2019, M. Boubala et M. Khwaja choisissent le nom du restaurant, puis, le 23 novembre 2019, l’établissement « Lazare’s BBQ House » ouvre ses portes à Ottawa [le premier restaurant]. Le 25 novembre 2019, 109 Canada signe le bail pour les locaux du premier restaurant.

[3] En août 2020, en raison de différends sur le plan de la gestion de leur entreprise, M. Boubala et M. Khwaja cessent d’exploiter le premier restaurant. Le 18 décembre 2020, le propriétaire résilie le bail qu’il avait conclu avec 109 Canada.

[4] Le 31 décembre 2020, M. Khwaja ouvre son propre restaurant dans les mêmes locaux que le premier restaurant. Il appelle son nouveau restaurant « African BBQ House » et crée la société African BBQ House Inc., défenderesse en l’espèce, en vue de l’exploiter.

[5] Le 15 février 2021, M. Boubala, à son tour, ouvre son propre restaurant, toujours à Ottawa, mais à un autre emplacement que le premier restaurant. Il appelle ce nouveau restaurant « Lazare’s BBQ House », le même nom que celui utilisé par 109 Canada, et aussi avec la même marque de commerce.

[6] M. Boubala crée la société Lazare’s BBQ House Inc., demanderesse en l’espèce, à l’insu et sans le consentement de M. Khwaja. Le 25 février 2021, Lazare’s BBQ House Inc. dépose une demande (no 2 087 655) auprès du Bureau des marques de commerce du Canada pour la marque de commerce « Lazare’s BBQ House ». M. Khwaja et 109 Canada s’opposent à la demande d’enregistrement. Selon le document de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada daté du 23 mars 2023, lequel a été admis en preuve par la Cour, la marque de commerce est considérée comme étant abandonnée aux termes du paragraphe 38(11) de la Loi sur les marques de commerce, LRC 1985, c T-13.

[7] Dans l’avis de demande qu’ils déposent le 26 juillet 2021, les demandeurs allèguent que les défendeurs ont : : (1) violé leurs droits d’auteur en ce qui concerne le menu de « Lazare’s BBQ House » [menu de Lazare’s BBQ House] et les photographies des plats de M. Boubala qui avaient été utilisées pour le premier restaurant [photos des plats proposés par Lazare’s BBQ House]; et (2) violé les droits reconnus par la common law qui leur avaient été conférés par la marque de commerce en exploitant essentiellement le même concept de restaurant que celui que M. Boubala avait conçu pour le premier restaurant, y compris les affiches intérieures et extérieures d’« African BBQ House » [affiches d’African BBQ House contrevenant aux droits d’auteur] et ses menus [menus d’African BBQ House contrevenant aux droits d’auteur].

[8] Dans leur avis de demande, les demandeurs invoquent la Loi sur le droit d’auteur, LRC 1985, c C-42, et la Loi sur les marques de commerce. Ils sollicitent les mesures de réparation suivantes :

a) Une déclaration affirmant que les défendeurs ont violé les droits d’auteur des demandeurs en utilisant le menu de Lazare’s BBQ House et les photos des plats proposés par Lazare’s BBQ House;

b) Une déclaration indiquant que les défendeurs ont violé les droits d’auteur reconnus par la common law qui ont été conférés aux demandeurs par la marque de commerce en utilisant les marques de commerce, les noms commerciaux, les publicités et la présentation commerciale qui suivent : Lazare’s BBQ House; African BBQ House, les menus d’African BBQ House contrevenant aux droits d’auteur et les affiches d’African BBQ House contrevenant aux droits d’auteur;

c) Une ordonnance enjoignant aux défendeurs de remettre toute copie numérique ou analogique des menus d’African BBQ House contrevenant aux droits d’auteur ainsi que toute copie des photos des plats proposés par Lazare’s BBQ House au demandeur en vue de leur destruction;

d) Une ordonnance enjoignant aux défendeurs de retirer les affiches d’African BBQ House contrevenant aux droits d’auteur ainsi que toute photo des plats proposés par Lazare’s BBQ House utilisée pour des affiches ou des accessoires fixes sur tout immeuble;

e) Une ordonnance condamnant solidairement les défendeurs à payer 20 000 $ par œuvre à titre de dommages-intérêts préétablis pour la violation des droits d’auteur liés au menu de Lazare’s BBQ House et à chacune des photos des plats proposés par Lazare’s BBQ House;

f) Une ordonnance condamnant solidairement les défendeurs à payer le montant maximal en dommages-intérêts symboliques pour la violation des droits d’auteur pouvant être imposé en vertu de la jurisprudence de la Cour, rajusté pour tenir compte de l’inflation;

g) Une ordonnance condamnant M. Khwaja à payer 50 000 $ en dommages-intérêts punitifs.

[9] Les demandeurs ont déposé des éléments de preuve fournis par cinq déposants, à savoir M. Boubala lui-même, son épouse, Mme Yolande Djan-Boubala, M. Emmanuel Diafwila, M. Sofiane Braik et M. Maged Kassis. À l’exception de M. Maged Kassis, tous les déposants ont été contre-interrogés.

[10] Les défendeurs ont déposé des éléments de preuve fournis par quatre déposants, à savoir M. Khwaja lui-même, M. Abdallah Moubayed, M. Derrick Asante et M. Samuel Souob. Tous les déposants ont été contre-interrogés.

[11] Le 16 novembre 2022, les demandeurs déposent leur dossier des demandeurs. Ils n’incluent dans ce dernier aucun des affidavits qui avaient été signifiés aux défendeurs. Ils incluent plutôt un nouvel affidavit de M. Boubala, souscrit le 16 novembre 2022, qui introduit : (i) la transcription du contre-interrogatoire de M. Khwaja; (ii) une copie des dossiers récupérés auprès de Corporations Canada relativement à la société fédérale Lazare’s BBQ House Inc.; et (iii) une copie des dossiers récupérés auprès du registraire des marques de commerce en ce qui a trait à la demande de marque de commerce pour « Lazare’s BBQ House ».

[12] Dans leur dossier des demandeurs, les demandeurs incluent un mémoire des faits et du droit qui fait état d’aucune des questions soulevées ni d’aucune des mesures de réparation sollicitées dans leur avis de demande.

[13] Dans leur mémoire des faits et du droit, les demandeurs soulèvent plutôt une question et demandent deux mesures de réparation, lesquelles sont entièrement nouvelles. Ils soutiennent donc que l’unique question en litige est de déterminer si les demandeurs ont le droit d’enregistrer et d’utiliser la marque de commerce « Lazare’s BBQ House ». Ils sollicitent également une ordonnance pour que la Cour :

a) confirme que les demandeurs ont le droit d’enregistrer la marque de commerce « Lazare’s BBQ House »;

b) confirme que les défendeurs n’ont aucun titre ni aucun droit à l’égard de la marque de commerce « Lazare’s BBQ House »;

c) prenne toute autre mesure de réparation qu’elle estime juste et équitable.

[14] À l’audience, les demandeurs ont confirmé sans équivoque à la Cour qu’ils avaient abandonné toutes les mesures de réparation qu’ils avaient initialement sollicitées dans leur avis de demande, à l’exception d’une injonction qui, selon leurs dires, se trouve à l’alinéa 30b) de leur mémoire. Toutefois, comme il est ressorti lors de l’audience, l’alinéa en question est une demande de jugement déclaratoire. Je suis donc d’avis que les demandeurs ont effectivement abandonné toutes les mesures de réparation qu’ils avaient initialement sollicitées dans leur avis de demande.

[15] Les demandeurs n’ont pas cherché à modifier leur avis de demande avant l’audience. Toutefois, à l’audience, ils ont demandé à la Cour de leur permettre de modifier leurs documents, sans toutefois préciser ce qu’ils souhaitaient modifier ni comment ils entendaient le faire. Les défendeurs se sont opposés à cette demande, alléguant qu’elle leur porterait préjudice.

[16] Compte tenu des circonstances de la présente instance et, tout particulièrement, du fait que les demandeurs n’ont aucunement précisé la nature des modifications envisagées ni la façon dont ils entendaient les apporter, je rejette leur demande d’autorisation de modifier non limitative. J’estime qu’il est plus compatible avec l’intérêt de la justice de rejeter leur demande d’autorisation de modifier (paragraphe 75(2) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106 [les Règles]; Janssen Inc c Abbvie Corporation, 2014 CAF 242 au para 3; Ward c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2014 CF 568 au para 30).

[17] Les défendeurs répondent que la demande doit être rejetée et soutiennent que : (1) l’affidavit de M. Boubala déposé le 16 novembre 2022 est inadmissible; (2) les demandeurs ont abandonné toutes les mesures de réparation sollicitées dans leur avis de demande; (3) les nouvelles mesures de réparation sollicitées dans le mémoire des demandeurs ne sont pas accessoires aux mesures de réparation sollicitées dans l’avis de demande et ne peuvent pas être accordées par notre Cour; (4) en tout état de cause, la Cour fédérale n’a pas compétence à l’égard des nouvelles mesures de réparation et déclarations sollicitées par les demandeurs; et (5) si les demandeurs n’ont pas abandonné leurs allégations de commercialisation trompeuse et leurs allégations de violation de droits d’auteur, ils n’ont pas établi les éléments requis pour ces causes d’action. Les défendeurs demandent l’adjudication de dépens sur la base avocat-client. Subsidiairement, ils cherchent à obtenir une somme forfaitaire supérieure aux montants prévus dans le tarif B, ou subsidiairement encore, à obtenir des dépens à la valeur maximale de la colonne V, de même que la totalité des débours engagés.

[18] Pour les motifs qui suivent, la demande sera rejetée. J’ai déjà conclu que les demandeurs ont abandonné les mesures de réparation qu’ils avaient sollicitées dans leur avis de demande. Quant aux autres questions, je suis d’avis que : (1) le nouvel affidavit de M. Boubala déposé le 16 novembre 2022 est inadmissible; (2) les nouvelles mesures de réparation sollicitées dans le mémoire des demandeurs ne sont pas accessoires aux mesures de réparation sollicitées dans l’avis de demande; la Cour n’a pas été valablement saisie des nouvelles demandes de réparation sollicitées et elle ne peut les examiner; et (3) même si la Cour avait été valablement saisie de ces nouvelles demandes de réparation, elle n’aurait pas été en mesure de les examiner étant donné qu’elle n’a pas compétence pour le faire. Enfin, j’adjugerai les dépens aux défendeurs sous la forme d’une somme forfaitaire supérieure aux montants prévus dans le tarif, et, en raison de la conduite des demandeurs, j’établirai ce montant à 50 % des frais judiciaires réels engagés par les défendeurs, plus la totalité des débours engagés et les taxes applicables.

II. Questions en litige

[19] Dans leur mémoire des faits et du droit, les demandeurs soutiennent que la question principale est de savoir si M. Boubala a le droit ou non d’enregistrer et d’utiliser la marque de commerce « Lazare’s BBQ House », qui est : 1) son nom; et 2) le nom de sa société, Lazare’s BBQ House Inc.

[20] Les questions soulevées par les défendeurs sont plus pertinentes; je vais donc aborder celles qui sont encore en jeu dans l’ordre suivant :

A. L’affidavit de M. Boubala, déposé le 16 novembre 2022, est-il admissible?

B. La Cour a-t-elle été valablement saisie des nouvelles mesures de réparation sollicitées par les demandeurs dans leur mémoire?

C. En tout état de cause, la Cour fédérale a-t-elle compétence à l’égard des nouvelles mesures de réparation ou déclarations sollicitées par les demandeurs dans leur mémoire, à savoir que : a) les demandeurs ont le droit d’enregistrer la marque de commerce « Lazare’s BBQ House »; et b) les défendeurs n’ont aucun droit en ce qui concerne la marque de commerce « Lazare’s BBQ House »?

D. À qui les dépens devraient-ils être adjugés, et à combien devraient-ils s’élever?

A. L’affidavit de M. Boubala déposé le 16 novembre 2022 est inadmissible.

[21] Les défendeurs font valoir que l’affidavit de M. Boubala déposé le 16 novembre 2022 est inadmissible, étant donné qu’il a été présenté pour la première fois le 16 novembre2022, soit après le délai prescrit aux termes de l’article 306 des Règles. Ils font également valoir que les demandeurs n’ont pas demandé l’autorisation de la Cour aux termes de l’article 312 des Règles, et que, en tout état de cause, même s’ils l’avaient fait, l’affidavit ne respecte pas le seuil selon lequel « les éléments de preuve qu’il[s] cherch[aient] à produire n’étaient pas disponibles avant le contre-interrogatoire relatif aux affidavits d[es] [défendeurs] » (Rosenstein c Atlantic Engraving Ltd, 2002 CAF 503 aux para 8-9).

[22] Lors de l’audience, les demandeurs ont prétendu, essentiellement, que l’affidavit ne comportait aucun nouvel élément et qu’il s’agissait simplement d’une façon différente de présenter les mêmes faits.

[23] L’article 306 des Règles établit un délai de 30 jours suivant la délivrance de l’avis de demande pour la signification de l’affidavit du demandeur et le dépôt d’une preuve de signification. L’article 312 des Règles dispose qu’« [u]ne partie peut, avec l’autorisation de la Cour […] déposer des affidavits complémentaires en plus de ceux visés aux règles 306 et 307 ». Dans l’arrêt Holy Alpha and Omega Church of Toronto c Canada (Procureur général), 2009 CAF 101 au para 2, la Cour d’appel fédérale a énoncé certaines questions en vue de déterminer si l’octroi d’une ordonnance aux termes de l’article 312 des Règles est dans l’intérêt de la justice, dont les suivantes : 1) La preuve que l’on demande de présenter était-elle disponible lorsque la partie a déposé ses affidavits en vertu de l’article 306, le cas échéant, ou la diligence raisonnable aurait-elle pu rendre cette preuve accessible? 2) La preuve aidera-t-elle la Cour par sa pertinence? 3) La preuve causera-t-elle un préjudice important ou grave à la partie adverse?

[24] En l’espèce, l’avis de demande a été déposé le 26 juillet 2021, alors que le nouvel affidavit a été signifié aux défendeurs le 16 novembre 2022, bien après le délai de 30 jours imparti selon l’article 306 des Règles. En outre, les demandeurs n’ont pas présenté de requête en autorisation aux termes de l’article 312 des Règles, ce qui leur aurait permis de déposer des éléments de preuve supplémentaires. De toute façon, même s’ils l’avaient fait, l’affidavit ne satisfait pas au critère applicable à l’admission de nouveaux éléments de preuve. Le déposant était le demandeur, M. Boubala, et son affidavit n’ajoute aucun nouvel élément de preuve à ceux qui se trouvaient dans son premier affidavit souscrit le 8 septembre 2021, comme les demandeurs l’ont eux-mêmes précisé à l’audience. La preuve proposée était à la disposition des demandeurs, elle aurait pu être déposée à une date antérieure, et n’a pas la pertinence nécessaire pour que son admission en preuve puisse être justifiée aux termes de l’article 312 des Règles. Par conséquent, je conclus que l’affidavit de M. Boubala souscrit le 16 novembre 2022 est inadmissible.

B. La Cour n’a pas été valablement saisie des nouvelles mesures de réparation sollicitées par les demandeurs dans leur mémoire.

[25] Les défendeurs prétendent que, indépendamment du fait que les nouvelles mesures de réparation n’ont pas été demandées dans l’avis de demande ou dans les modifications que les demandeurs entendaient apporter à l’avis de demande, les nouvelles mesures de réparation ne peuvent même pas être caractérisées comme étant accessoires aux demandes de réparation sollicitées dans l’avis de demande. Les défendeurs avancent également qu’il est totalement inapproprié de demander de nouvelles mesures de réparation alors que les premières mesures de réparation ont été abandonnées.

[26] Dans leur mémoire, les demandeurs n’ont formulé aucune observation à l’égard des questions en litige et des mesures de réparation mentionnées dans leur avis de demande, bien qu’ils soulèvent une nouvelle question et sollicitent deux nouvelles mesures de réparation dans leur mémoire. Pour les motifs exposés ci-dessous, je conclus que la Cour n’a pas été valablement saisie de la nouvelle question et des nouvelles demandes de réparation.

[27] L’article 301 des Règles prévoit qu’un avis de demande doit contenir un énoncé précis de la réparation demandée ainsi qu’un énoncé complet et précis des motifs invoqués, avec mention de toute disposition législative ou règle applicable. À maintes reprises, la Cour a conclu que, en application de l’article 301 des Règles, elle n’examinera pas les motifs invoqués ou les nouvelles mesures de réparation qui n’auront pas préalablement été énoncés dans l’avis de demande (Canada (Procureur général) c Iris Technologies Inc, 2021 CAF 244 au para 36 [Iris]; SC Prodal 94 SRL c Spirits International BV, 2009 CAF 88 aux para 11-12 [SC Prodal]; République de Chypre (Industrie et Commerce) c International Cheese Council of Canada, 2011 CAF 201 aux para 12-13, autorisation d’interjeter appel refusée 34430 (12 avril 2012), renvoyant avec approbation à AstraZeneca AB c Apotex Inc, 2006 CF 7, conf. par 2007 FCA 327; Apotex Inc c Canada (Santé), 2019 CAF 97 aux para 7 à 9; Makivik Corporation c Canada (Procureur général), 2021 CAF 184 au para 53; Vézina c Canada (Défense), 2012 CF 625 au para 21; Hart c Canada (Procureur général), 2022 FC 1241 au para 40). On limitera donc une demande aux motifs et aux mesures de réparation tels qu’énoncés dans l’avis de demande (Canada (Revenu national) c JP Morgan Asset Management (Canada) Inc, 2013 CAF 250).

[28] Sous réserve d’exceptions limitées, l’article 301 des Règles est une disposition d’application obligatoire (Iris au para 38). La Cour pourrait exercer son pouvoir discrétionnaire dans des cas où, par exemple, des « arguments pertinents sont soulevés après le dépôt de l’avis de demande; les nouveaux arguments sont bien fondés, ils sont apparentés à ceux énoncés dans l’avis et sont étayés par le dossier de la preuve; le défendeur ne subirait pas de préjudice et il n’en résulterait pas de retard indu » (Tl’azt’en Nation c Sam, 2013 CF 226 au para 7). De plus, l’inclusion, dans une demande de réparation, d’une « clause omnibus » sollicitant « toute autre réparation que la Cour peut estimer juste » permet à la Cour d’exercer son pouvoir discrétionnaire et d’accorder une réparation nécessairement accessoire à la réparation demandée dans l’avis de demande, en dépit du fait qu’elle n’a pas expressément été demandée, à condition qu’elle ne porte pas préjudice à l’autre partie (Assoc. des femmes autochtones du Canada c Canada, [1994] 3 RCS 627; SC Prodal aux para 11-12).

[29] En l’espèce, l’avis de demande des demandeurs ne contient aucune « clause omnibus »; les demandeurs ont abandonné sans équivoque les mesures de réparation énoncées dans leur avis de demande et, même si tel n’est pas le cas, les mesures de réparation qu’ils sollicitent maintenant ne sont pas accessoires ou subordonnées à celles énoncées dans l’avis de demande. En l’espèce, les défendeurs subiraient un préjudice si la Cour acceptait d’examiner les nouvelles demandes de réparation (voir, par exemple, Danada Enterprises Ltd c Canada (Procureur général), 2012 CF 403 au para 55).

[30] Je conclus que la Cour n’a pas été dûment saisie des questions et des demandes de réparation incluses par les demandeurs dans leur mémoire et, par conséquent, je m’abstiendrai de les examiner. Pour ce motif, la demande devrait être rejetée.

C. En tout état de cause, la Cour fédérale n’a pas compétence à l’égard des nouvelles mesures de réparation ou déclarations que les demandeurs sollicitent dans leur mémoire.

[31] Quoi qu’il en soit, et même si la Cour avait conclu qu’elle était dûment saisie des nouvelles mesures de réparation sollicitées, je souscris à l’avis des défendeurs que notre Cour n’a pas compétence pour les examiner.

[32] Il est acquis en matière jurisprudentielle que la Cour fédérale a uniquement les compétences que les lois lui confèrent. En ce qui concerne le jugement déclaratoire sur le droit à la marque de commerce « Lazare’s BBQ House » que les demandeurs sollicitent, je suis d’accord avec les défendeurs que la Cour fédérale n’a pas compétence pour se prononcer à ce sujet (Copperhead Brewing Co c John Labatt Ltée, [1995] ACF no 668 (QL) au para 19 [Copperhead]). L’article 37 de la Loi sur les marques de commerce comporte un code de procédure complet qui s’applique dans de telles circonstances et qui doit être respecté (Friendly Ice Cream Corp c Friendly Ice Cream Shops Ltd, [1972] 1 CF 712 aux p 715-716). En application du cadre législatif et réglementaire de la Loi sur les marques de commerce en ce qui a trait aux demandes de marque de commerce, tout problème lié à la demande de marque de commerce déposée par les demandeurs doit être réglé en première instance par le registraire des marques de commerce.

[33] En ce qui concerne la deuxième mesure de réparation sollicitée par les demandeurs, à savoir les défendeurs n’ont aucun droit de propriété ni aucun droit à l’égard de la marque de commerce « Lazare’s BBQ House », je suis d’accord avec les défendeurs que la Cour n’est pas en mesure d’accorder une telle mesure de réparation dans le contexte de la présente demande.

[34] Dans la décision Sullivan Entertainment Inc c Anne of Green Gables Licensing Authority, [2000] ACF no 1683 (QL), le juge a conclu que l’article 64 des Règles et l’article 55 de la Loi sur les marques de commerce confèrent à la Cour fédérale la compétence nécessaire pour rendre un jugement déclaratoire en application de la Loi sur les marques de commerce. De plus, l’article 64 énonce que « la Cour peut faire des déclarations de droit qui lient les parties à l’instance, qu’une réparation soit ou puisse être demandée ou non en conséquence ». En d’autres mots, la Cour ne peut pas faire de déclarations concernant des questions qui ne relèvent pas de sa compétence. Dans le cas en l’espèce, la mesure de réparation demandée n’est fondée sur aucun droit ni sur aucune réparation aux termes de la Loi sur les marques de commerce. Plus précisément, les demandeurs n’ont pas de marque de commerce enregistrée et ils ont abandonné leurs allégations de commercialisation trompeuse aux termes de l’alinéa 7b) de la Loi sur les marques de commerce (Copperhead aux para 25 à 31). Par conséquent, la Cour n’a pas compétence pour accorder la réparation demandée.

[35] Pour ces motifs, la demande doit être rejetée.

III. Dépens

[36] Les dépens seront accordés aux défendeurs vu le résultat du présent litige.

[37] Dans leur avis de demande, les demandeurs ont eux-mêmes sollicité des dépens avocat-client. À l’audience, ils ont plutôt indiqué qu’un pourcentage de 25 % de leurs coûts réels serait approprié. Pour étayer leurs observations quant aux dépens, les demandeurs ont produit en preuve un document indiquant qu’ils avaient engagé des frais légaux qui totalisaient 89 950,57 $, y compris les taxes et les débours.

[38] Les défendeurs sollicitent aussi les dépens avocat-client afin d’être pleinement indemnisés des frais judiciaires et des débours qu’ils ont engagés. Subsidiairement, les défendeurs font valoir qu’il faudrait leur accorder une somme forfaitaire pour compenser les frais judiciaires qu’ils ont engagés, fixée à un montant supérieur à ceux établis dans le tarif B, sur une base d’indemnisation substantielle (pas moins de 80 % des dépens avocat-client) et pour compenser la totalité des débours qu’ils ont engagés dans le cadre de la présente demande. Subsidiairement encore, ils demandent une somme calculée selon la colonne V du tarif B.

[39] Pour étayer leurs arguments quant aux dépens, les défendeurs ont soumis un compte rendu détaillé des dossiers de l’avocat relativement au présent dossier qui expose les heures de travail facturées par l’avocat. Il comprend les dossiers et indique des honoraires s’élevant au total à 104 893,38 $ (TVH comprise), plus des débours de 1 925,52 $ (TVH comprise). Les défendeurs ont inclus dans le document les dépens associés à la requête des demandeurs pour agir en leur propre nom, bien que les dépens aient déjà été adjugés pour cette requête, étant donné qu’ils souhaitent que les dépens de cette requête soient compensés sur une base avocat-client. Je constate que les demandeurs n’ont pas contesté que la preuve présentée par les défendeurs permet à la Cour de procéder à une évaluation en tenant compte des facteurs énumérés au paragraphe 400(3) des Règles.

[40] Le paragraphe 400(1) des Règles confère à la Cour fédérale le pouvoir discrétionnaire d’adjuger des dépens avocat-client. Cependant, les dépens sur une base avocat-client « sont très rarement accordés » (Québec (Procureur général) c Lacombe, 2010 CSC 38 au para 67) et devraient uniquement l’être dans le cas d’une conduite répréhensible, scandaleuse ou outrageante d’une partie (Young c Young, [1993] 4 RCS 3 au para 251; Mackin c Nouveau-Brunswick (Ministre des Finances); Rice c Nouveau-Brunswick, [2002] 1 RCS 405 au para 86; Louis Vuitton Malletier SA c Yang, 2007 CF 1179 au para 59; Abdelrazik c Canada, 2019 CF 769 au para 20; alinéa 400(6)c) des Règles).

[41] Notre Cour a défini ainsi la conduite « répréhensible », « scandaleu[se] » ou « outrageant[e] » dans la décision Microsoft Corporation c 9038-3746 Québec Inc, 2007 CF 659 au paragraphe 16 :

Constitue une conduite « répréhensible » celle qui mérite une réprimande, un blâme. Le mot « scandaleux » est dérivé de scandale, un terme pouvant désigner une personne, un objet, un événement ou une situation qui suscite la colère ou l’indignation publique. Le mot « outrageant » décrit notamment une conduite profondément choquante, inacceptable, immorale et injurieuse (voir le Oxford Canadian Dictionary [relativement aux termes « reprehensible », « scandalous » et « outrageous »]).

[42] Au paragraphe 18 de l’arrêt Nova Chemicals Corporation c Dow Chemical Company, 2017 CAF 25 [Nova], la Cour d’appel fédérale rappelle qu’une partie demandant l’adjudication de dépens doit fournir des éléments de preuve suffisamment détaillés pour permettre à la Cour de conclure que les frais ont effectivement été engagés. En outre, au paragraphe 19, elle établit le principe directeur suivant pour les juges qui doivent établir les dépens :

Comme je l’ai mentionné, le juge qui accorde les dépens sous forme de somme globale dispose d’un vaste pouvoir discrétionnaire, qui n’est toutefois pas absolu. Je le répète, il ne s’agit pas d’en fixer le montant de façon arbitraire. Le juge doit exercer son pouvoir discrétionnaire avec circonspection. Les facteurs énumérés au paragraphe 400(3) des Règles, la jurisprudence et les objectifs qui sous‑tendent l’adjudication de dépens figurent au nombre des éléments pertinents. L’efficacité dans l’administration de la justice est l’une des valeurs sous‑jacentes à l’adjudication de sommes globales, mais il faut également que les dépens soient prévisibles et cohérents afin que les avocats puissent bien conseiller leurs clients et que ceux-ci puissent prendre des décisions éclairées quant aux risques associés aux litiges. La capacité de prévoir le montant des dépens influe à la fois sur la capacité des parties de parvenir à un règlement et sur la question de l’accès à la justice.

[43] En ce qui concerne le recouvrement des débours, la question est d’établir s’ils étaient raisonnables et nécessaires au moment où ils ont été engagés (MK Plastics Corporation c Plasticair inc, 2007 CF 1029 aux para 34 à 37). La détermination du caractère raisonnable des services et des débours réclamés requiert l’exercice d’un important degré de discrétion.

[44] Je ne puis conclure que la conduite des demandeurs satisfait aux critères d’une conduite « scandaleuse » ou « outrageante », que de soit de façon individuelle ou collective. Je ne suis pas convaincue que les demandeurs ont délibérément déposé la présente demande sans avoir un quelconque fondement pour le faire.

[45] Cela dit, je considère troublant qu’ils aient donné suite à leur demande même après avoir complètement abandonné les revendications et les mesures de réparation énoncées dans l’avis de demande, ayant plutôt choisi d’invoquer de nouveaux motifs de réparation qui ne relevaient pas de la compétence de notre Cour. Il est également troublant que la demande d’enregistrement ait été considérée comme étant abandonnée devant le registraire des marques de commerce, mais que, parallèlement, les demandeurs aient demandé à la Cour de déclarer qu’ils ont le droit d’enregistrer cette même marque de commerce (c.-à-d. « Lazare’s BBQ House ») et que les défendeurs ne jouissent d’aucun droit à l’égard de la marque « Lazare’s BBQ House ».

[46] Je comprends les défendeurs, qui ont consacré beaucoup de temps et de ressources à la présente demande qui, en fin de compte, aurait pu être traitée de manière nettement plus efficace et considérablement moins coûteuse dans le cadre d’une procédure d’opposition en matière de marque de commerce. Je ne doute aucunement que la conduite des demandeurs pendant cette procédure a contribué au fait que les dépens des défendeurs sont plus élevés qu’ils ne l’auraient été si les demandeurs s’étaient comportés de façon plus appropriée.

[47] Même si j’estime que les agissements décrits ci-dessus ne suffisent pas à justifier l’adjudication des dépens exceptionnels sollicités par les défendeurs – c’est-à-dire une indemnisation complète pour les dépens avocat-client et, subsidiairement, pas moins de 80 % des dépens avocat-client –, je les ai néanmoins pris en compte pour décider d’accorder une somme forfaitaire fixe correspondant à 50 % des honoraires d’avocats encourus par les défendeurs. Plus précisément, je conclus que l’adjudication d’une somme globale pour les dépens, plus élevée que celle prescrite par le tarif et établie en fonction d’un pourcentage de 50% des honoraires encourus, est justifiée compte tenu des circonstances particulières en l’espèce et des objectifs qui sous-tendent les dépens, à savoir : contribuer au recouvrement des coûts engagés dans le cadre d’un litige, encourager un règlement et dissuader l’adoption de comportements abusifs (Nova au para 15; Air Canada c Administration portuaire de Toronto, 2010 CF 1335 au para 17).

[48] Les demandeurs n’ont pas contesté les débours des défendeurs, et je conclus que les débours étaient nécessaires et que les montants demandés sont raisonnables.

IV. Conclusion

[49] Pour tous ces motifs, la demande est rejetée. Les dépens seront adjugés aux défendeurs sous forme d’une somme forfaitaire correspondant à 50 % des honoraires d’avocats qu’ils ont effectivement engagés, y compris ceux liés à la requête des demandeurs pour agir en leur propre nom, de même que leurs débours.


JUGEMENT dans le dossier T-1173-21

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande est rejetée.

  2. Les dépens sont établis au montant total de 54 372,21 $ en faveur des défendeurs, y compris les débours et les taxes.

  3. Les demandeurs sont solidairement responsables du paiement des dépens.

« Martine St-Louis »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1173-21

INTITULÉ :

LAZARE V.T. BOUBALA, LAZARE’S BBQ HOUSE INC c MUSSA SIDDIQUI KHWAJA (alias KHWAJA SIDDIQUI; alias KHWAJA MUSSA SIDDIQUI), AFRICAN BBQ HOUSE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 4 avril 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE ST-LOUIS

DATE DES MOTIFS :

Le 10 mai 2023

COMPARUTIONS :

Kibondo Max Kilongozi

Pour les demandeurs

Jonathan Roch

Pour les défendeurs

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Kilongozi Law Office

Ottawa (Ontario)

Pour les demandeurs

MBM Intellectual Property Law LLP

Ottawa (Ontario)

Pour les défendeurs

 

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