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Date : 20230324


Dossier : T-481-23

Référence : 2023 CF 413

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 24 mars 2023

En présence de monsieur le juge Régimbald

ENTRE :

LOLA SHEPPARD, faisant affaire sous la raison sociale LATERAL OFFICE

MASON WHITE

demandeurs

et

C S DESIGN INC.

L4 STUDIO INC.

WIREFRAME STUDIO INC.

ANNE MARIE PAQUETTE

CONOR SAMPSON

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

ATTENDU QUE les demandeurs ont déposé une déclaration;

ET après avoir instruit la requête en injonction provisoire présentée par les demandeurs conformément aux articles 373 et 374 des Règles des Cours fédérales, DORS/98 106, afin d’empêcher les défendeurs de présenter une œuvre baptisée WIP WAP, ou d’en autoriser la présentation, laquelle œuvre, produite par les défendeurs, viole, selon eux, leur droit d’auteur sur une œuvre semblable baptisée Impulsion;

ET après avoir lu les documents déposés et entendu les parties par vidéoconférence le mardi 21 mars 2023;

ET après avoir considéré que le critère conjonctif qui s’applique à l’octroi d’une injonction provisoire est celui qu’a établi la Cour suprême du Canada dans l’arrêt RJR MacDonald Inc. c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311, 1994 CanLII 117 (CSC), au para 43 [RJR MacDonald]. Il incombe à la partie qui demande l’injonction de prouver que les trois volets du critère sont respectés. Ces trois volets sont les suivants :

  1. l’existence d’une question sérieuse à juger;

  2. si l’injonction n’est pas accordée, il en résultera un préjudice irréparable;

  3. la prépondérance des inconvénients, compte tenu de l’ensemble des circonstances, milite en faveur de l’octroi de l’injonction.

I. Le contexte

[1] Les demandeurs [collectivement, LO] possèdent un cabinet d’architectes, établi à Toronto. La défenderesse CS Design Inc. [CSD] est une agence de consultation en éclairage dans le domaine de l’architecture, établie à Montréal. En mars 2015, LO est entrée en contact avec CSD pour lui suggérer de créer une équipe qui participerait au concours Luminothérapie, organisé par le Partenariat du Quartier des spectacles [le Partenariat], à Montréal.

[2] En fin de compte, leur œuvre, Impulsion, a été déclarée gagnante du concours de cette année là. Impulsion était une œuvre originale, constituée de 30 balançoires à bascule lumineuses de deux longueurs différentes et disposées de manière précise sur la Place des Festivals à Montréal, de 80 sons distincts répartis en huit familles de son originales que l’on entendrait lorsque les balançoires à bascule seraient en mouvement, ainsi que de vidéoprojections spécialement agencées. Impulsion a été reconnue comme une œuvre d’art unique s’harmonisant avec l’architecture montréalaise.

[3] Nul ne conteste que LO possède des droits d’auteur sur au moins une partie d’Impulsion. Dans la preuve par affidavit qu’elle a déposée, LO revendique la propriété de droits d’auteur sur le « concept » d’Impulsion dans son ensemble, lequel se compose de dessins de l’œuvre, ainsi que sur les dessins des balançoires à bascule lumineuses, sous leur forme matérielle.

[4] Lors de la dernière étape du concours, un contrat a été signé entre le Partenariat et CSD. Pendant la négociation de ce contrat, il y a eu divers échanges entre LO et le Partenariat à propos de l’étendue des droits de propriété intellectuelle. LO a décidé en fin de compte de ne pas cosigner le contrat. Conformément aux clauses de ce dernier, la propriété matérielle d’Impulsion a été attribuée au Partenariat, tandis que CSD a conservé la propriété intellectuelle de l’œuvre dans son ensemble, à l’exception des vidéoprojections.

[5] En 2017, en raison de la popularité d’Impulsion, CSD a engagé des discussions avec LO au sujet de la possibilité de produire une nouvelle série de balançoires à bascule et de créer une nouvelle œuvre qui ferait le tour du monde. La défenderesse L4 Studio Inc. [L4] a été créée en vue d’entreprendre ce travail. LO n’a pas pris part à la création de cette entreprise.

[6] Entre la fin de 2017 et le début de 2018, L4 a produit une nouvelle œuvre. Celle ci a nécessité la reconception et la fabrication de nouvelles balançoires à bascule lumineuses de longueurs différentes par rapport à celles d’Impulsion, et l’intégration d’une nouvelle série de sons uniques. Cette nouvelle œuvre a été baptisée Wave Field. Contrairement à Impulsion, aucune vidéoprojection n’accompagnait cette œuvre. Dans Wave Field, l’agencement des balançoires à bascule était également différent, en ce sens que l’œuvre pouvait comprendre entre 8 à 24 balançoires à bascule, suivant l’endroit où elle était présentée.

[7] LO a pris part à la production de Wave Field. Il est important de signaler que CSD, en tant que détentrice du droit d’auteur sur Impulsion aux termes du contrat qu’elle avait conclu avec le Partenariat, a signé avec L4 une licence en vue de l’utilisation de son droit d’auteur sur la conception des balançoires à bascule lumineuses d’Impulsion, sous leur forme matérielle, pour utilisation dans la fabrication des balançoires à bascule lumineuses destinées à Wave Field. Cette licence ne s’applique qu’aux balançoires à bascule, et non à un autre élément quelconque d’Impulsion. Reconnaissant la participation de LO à Wave Field, L4 a signé un protocole d’entente [le PE] avec LO en vue de la rémunérer pour son travail.

[8] En 2018, le Partenariat a demandé une injonction contre CSD pour la production de Wave Field. Le Partenariat se considérait comme le propriétaire d’Impulsion (et il avait fait une tournée mondiale, en présentant l’œuvre dans un but lucratif) et CSD l’avait copiée avec Wave Field. Dans la décision Partenariat du Quartier des spectacles c CS Design Inc. 2018 QCCS 3129, la Cour supérieure du Québec a rejeté la requête parce que, notamment, la production de Wave Field ne causait aucun préjudice irréparable qui ne pouvait pas être indemnisé par des dommages intérêts.

[9] Il est important à ce stade d’exposer les positions respectives des parties, relativement aux droits d’auteur afférents à Impulsion et à Wave Field. LO est d’avis qu’elle a créé les dessins initiaux des balançoires à bascule lumineuses d’Impulsion, sous leur forme matérielle, de même que les dessins du concept tout entier d’Impulsion, dont l’expérience visuelle et sonore. À son avis, Wave Field est une reproduction d’une partie importante d’Impulsion. Comme elle est au moins propriétaire en partie du droit d’auteur sur Impulsion, ce qui inclut les balançoires à bascule lumineuses sous leur forme matérielle, LO pouvait produire Wave Field avec L4 (qui a obtenu une licence de CSD). Autrement dit, LO est d’avis que Wave Field ne pouvait pas être produite sans sa participation ou son consentement.

[10] Les défendeurs voient les choses différemment. Ils allèguent que Wave Field est une œuvre tout à fait différente par rapport à Impulsion, à cause des différences entre les œuvres susmentionnées. La seule similitude réside dans l’utilisation de balançoires à bascule lumineuses. Les défendeurs font ensuite valoir que seule CSD possède le droit d’auteur sur les balançoires à bascule lumineuses d’Impulsion, sous leur forme matérielle, parce que, même si LO avait produit quelques dessins initiaux pour les balançoires à bascule d’Impulsion, ceux ci ne fonctionnaient pas et il avait fallu que CSD les remanie considérablement pour qu’il soit possible de fabriquer les balançoires à bascule à partir des dessins. CSD est donc l’unique propriétaire des balançoires à bascule lumineuses d’Impulsion, sous leur forme matérielle.

[11] À cela, LO réplique que, même s’il a été nécessaire de faire un peu de travail de reconception, les dessins définitifs des balançoires à bascule lumineuses d’Impulsion, sous leur forme matérielle, ont continué d’utiliser une part importante des dessins originaux de LO et que, de ce fait, elle continue d’être copropriétaire du droit d’auteur sur les balançoires à bascule lumineuses d’Impulsion, sous leur forme matérielle. Elle estime donc être copropriétaire de la conception des balançoires à bascule lumineuses d’Impulsion, sous leur forme matérielle.

[12] En tout état de cause, un PE a été conclu entre LO et L4 au sujet de la production de Wave Field. LO affirme que le PE était nécessaire à cause de l’utilisation que faisait L4 de ses droits d’auteur sur Impulsion et de son travail dans le cadre de la production de Wave Field. L4 est d’un avis différent et soutient que la seule justification du PE était la participation de LO à la production de Wave Field, notamment à cause de son expertise en matière d’organisation et d’agencement de l’œuvre présentée. L4 prétend que le PE qu’elle et LO ont conclu n’a rien à voir avec la propriété d’un droit d’auteur quelconque sur Impulsion ou Wave Field. Après un différend entre L4 et LO au sujet de la rémunération concernant Wave Field, le PE a été résilié le 31 décembre 2022.

[13] En mars 2023, L4 et la défenderesse Wireframe Studio Inc. [Wireframe] (l’associée de L4 chargée de divers aspects de la production) ont entrepris la tournée d’une nouvelle production, baptisée WIP WAP. Les défendeurs font valoir que WIP WAP est une œuvre différente de Wave Field, et donc aussi d’Impulsion. Même si WIP WAP utilise les mêmes balançoires à bascule lumineuses, sous leur forme matérielle, que Wave Field, l’organisation et l’agencement sont différents de ceux de Wave Field et d’Impulsion, et l’œuvre comporte des sons et des effets lumineux différents. Selon les défendeurs, WIP WAP est conçue pour être interprétée comme un reflet des sentiments qu’éprouvent les utilisateurs des balançoires à bascule lumineuses – le jeu, la joie, la surprise et l’étonnement. Le mouvement des balançoires met en action une nouvelle série de sons, qui explorent le monde des onomatopées pour évoquer l’atmosphère merveilleuse que créent les balançoires à bascule elles mêmes.

[14] LO adopte une position différente et soutient que WIP WAP reproduit une part importante de Wave Field, et aussi d’Impulsion, deux œuvres sur lesquelles elle détient la copropriété des droits. LO a donc déposé une déclaration alléguant la violation de droits d’auteur et de droits moraux, de même que la présente requête en injonction provisoire, afin de contraindre les défendeurs à mettre fin à la présentation de WIP WAP, qui se déroule actuellement dans la ville d’Oakville.

II. Le critère en matière de délivrance d’une injonction

[15] La Cour fédérale peut délivrer une injonction provisoire en vertu de l’article 44 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F 7, et des articles 373 et 374 des Règles des Cours fédérales, DORS/98 106. Dans l’arrêt R c Société Radio Canada, 2018 CSC 5 au para 12, la Cour suprême du Canada a reformulé le critère qui s’applique aux requêtes en injonction et confirmé de nouveau le critère en trois volets qui avait été antérieurement établi dans les arrêts Manitoba (PG) c Metropolitan Stores Ltd., [1987] 1 RCS 110 et RJR — MacDonald. Ce critère exige du demandeur qu’il fasse la preuve de l’existence d’une « question sérieuse à juger », en ce sens que sa demande n’est ni frivole ni vexatoire, qu’il convainque la cour qu’il subira un préjudice irréparable si la demande d’injonction est refusée et que, après appréciation de la prépondérance des inconvénients, qu’il est partie qui subira le plus grand préjudice, selon que l’injonction est octroyée ou refusée.

A. La question sérieuse à juger

[16] Pour établir l’existence d’une question sérieuse à juger, il faut que celle ci ne soit ni frivole ni vexatoire. Le seuil à atteindre pour satisfaire à ce volet du critère est peu élevé (Perry c Premières nations de Cold Lake, 2016 CF 1081 au para 9).

[17] À l’audition de la requête, les deux parties ont convenu que les demandeurs sollicitent une injonction mandatoire et qu’il leur faut donc établir plus que l’existence d’une question sérieuse à juger. Comme il est indiqué dans l’arrêt R. c Société Radio Canada, 2018 CSC 5 aux para 13 15, la partie qui sollicite une injonction mandatoire doit établir l’existence d’une « forte apparence de droit ».

[18] Les parties conviennent de l’existence d’une « question sérieuse à juger », ce qui satisfait au critère moins strict qui s’applique habituellement à une demande d’injonction. Les positions des parties, en ce qui concerne la preuve, l’interprétation et l’application de la Loi sur le droit d’auteur, LRC 1985, c C 42, ne sauraient être plus éloignées. Le seul désaccord entre elles a trait à la question de savoir si le seuil plus élevé d’une « forte apparence de droit » a été atteint ou non à ce stade.

[19] Pour ce qui est des éléments de preuve qu’ils ont présentés à l’appui de leur thèse, les demandeurs font valoir qu’il existe une forte apparence de droit quant à la violation de droits d’auteur et de droits moraux. Les défendeurs sont d’avis quant à eux qu’il n’existe pas de forte apparence de droit, car la seule similitude entre les œuvres WIP WAP, Wave Field et Impulsion est l’utilisation de balançoires à bascule lumineuses. Ils ajoutent que LO n’a aucun droit d’auteur sur la conception des balançoires à bascule lumineuses d’Impulsion, sous leur forme matérielle. Ils allèguent également que, dans la mesure où les demandeurs peuvent avoir raison de dire que leur conception des balançoires à bascule lumineuses d’Impulsion, sous leur forme matérielle, a été utilisée pour produire celles employées dans Wave Field et WIP WAP, il s’ensuit que la protection que confère le droit d’auteur ne subsiste plus, parce que les balançoires à bascules sont des « objets utilitaires » et qu’elles ont été reproduites à plus de 50 exemplaires, comme il est prévu à l’article 64 de la Loi sur le droit d’auteur.

[20] En l’espèce, et comme il est mentionné dans la présente requête interlocutoire, il semble y avoir au moins deux couches de questions litigieuses : a) WIP WAP constitue t elle, d’un point de vue général, une œuvre essentiellement semblable à Wave Field et à Impulsion et b) LO détient elle un droit d’auteur quelconque sur la conception des balançoires à bascule lumineuses d’Impulsion, sous leur forme matérielle, et, dans l’affirmative, y a t il eu reproduction d’une partie importante des balançoires à bascule employées dans Wave Field et WIP WAP.

[21] La situation en l’espèce est particulièrement épineuse, car, pour les besoins de la présente injonction provisoire, aucun des éléments de preuve soumis à notre Cour n’a été vérifié en contre interrogatoire. Il est donc très difficile pour la Cour de juger si les demandeurs ont effectivement établi l’existence d’une « forte apparence de droit ». Un contre interrogatoire aurait peut être pu jeter suffisamment de lumière sur les différences factuelles entre les parties. Quoi qu’il en soit, la Cour n’a pas besoin de se prononcer de manière définitive sur ce point particulier. À mon avis, et même en présumant que les demandeurs ont établi l’existence d’une forte apparence de droit, leur demande d’injonction ne réussit pas à démontrer l’existence d’un préjudice irréparable.

B. Le préjudice irréparable

[22] Pour que l’on puisse conclure à l’existence d’un préjudice irréparable, les demandeurs doivent prouver que si l’injonction demandée n’est pas accordée, il en résultera un préjudice irréparable. La preuve requise doit établir de manière évidente et non conjecturale que le préjudice, s’il survient, ne peut pas être indemnisé par des dommages intérêts ou qu’on ne peut y remédier. C’est la nature du préjudice qui est important, pas son étendue (RJR McDonald, à la p 341; Conseil de réglementation des consultants en immigration du Canada c CICC The College of Immigration and Citizenship Consultants Corp., 2020 CF 1191 au para 85).

[23] Pour satisfaire au critère, les demandeurs doivent produire des éléments de preuve solides qui permettent à la Cour d’évaluer le préjudice irréparable allégué. Comme il a été établi dans la décision Toronto Regional Real Estate Board c RE Stats Inc (ReDatum), 2021 CF 1193 au para 32, les demandeurs sont tenus de prouver que, « selon la prépondérance des probabilités, en produisant une preuve claire et complète », ils subiront un préjudice « non quantifiable et non indemnisable en dommages intérêts ». La preuve d’un préjudice irréparable doit être plus que des conjectures ou de simples affirmations, et elle ne peut pas être inférée (Droits des voyageurs c Canada (Office des transports), 2020 CAF 92 au para 30 (autorisation d’appel à la CSC rejetée, 39266 (23 décembre 2020)); Haché c Canada (Ministre des Pêches et des Océans), 2006 CAF 424 au para 11).

[24] Parmi les exemples de préjudice irréparable, on peut relever une perte de marché permanente, une atteinte irrévocable à la réputation ou une perte de clientèle (FLS Transportation Services Limited c Fuze Logistics Services Inc., 2020 QCCA 1637 au para 58).

[25] Les demandeurs font valoir que, en l’espèce, la violation du droit d’auteur est « flagrante », et que, de ce fait, le seuil qu’il faut atteindre pour établir l’existence d’un préjudice irréparable est moins élevé (Bell Canada c 1326030 Ontario Inc. (iTVBox.net), 2016 CF 612 au para 30). Ils font valoir dans leurs documents écrits que le préjudice irréparable est le suivant :

[traduction]

  • Le travail de sape et l’incapacité de contrôler le temps, l’endroit et les circonstances dans lesquelles « leurs » œuvres sont présentées, produites et reproduites;

  • La crainte constante que les défendeurs multiplient les usages non autorisés de l’œuvre des demandeurs;

  • La dilution de la valeur des balançoires à bascule et d’Impulsion, « rendant ainsi artificiellement l’œuvre originale et Impulsion moins originales aux yeux d’éventuels clients »;

  • L’intégrité artistique de l’œuvre originale et d’Impulsion sera ternie par la présentation d’une œuvre reproduisant une part importante de l’œuvre originale et d’Impulsion d’une manière qui va à l’encontre de la mission fondamentale du concept et de LO, laquelle consiste à créer des œuvres publiques de bon goût qui ne sont pas conçues principalement à des fins commerciales.

[26] Cependant, les défendeurs soutiennent que toute allégation de violation d’un droit d’auteur ne mène pas automatiquement à une conclusion de préjudice irréparable (Western Steel and Tube Ltd. c Erickson Manufacturing Ltd., 2009 CF 791 au para 11). Ils font valoir que dans le cas d’une violation « flagrante », comme l’allèguent les demandeurs, la Cour, au paragraphe 34 de la décision Geophysical Service Incorporated c Office Canada Nouvelle Écosse des hydrocarbures extracôtiers, 2014 CF 450, a décrété que :

[…] l’emploi du mot « flagrant » va au delà de la constatation objective d’une copie manifeste. Alors que la copie manifeste satisfait au critère de la preuve prima facie évoqué dans la citation reproduite ci dessus, j’estime que lorsqu’on emploie un mot aussi fort que le mot « flagrant », c’est que l’on reproche au défendeur d’avoir, dans une certaine mesure, agi sciemment ou de manière insouciante.

[27] Les défendeurs font donc valoir que les demandeurs devaient tout de même s’acquitter de leur fardeau d’établir l’existence d’un cas manifeste de copie, ce qu’ils ne sont pas parvenus à faire.

[28] Les défendeurs soutiennent également que les demandeurs ne sont pas parvenus à établir, par des éléments de preuve clairs et convaincants, qu’ils subissent actuellement un préjudice irréparable ou qu’ils en subiront un à cause de leurs activités, si la Cour ne fait pas droit à leur requête. Ils font valoir que les allégations des demandeurs ne sont que de « simples affirmations » non appuyées par une preuve objective, et qu’il ne suffit pas d’alléguer qu’un préjudice pourrait être causé. Les demandeurs, soutiennent ils, devaient prouver l’existence d’un préjudice irréparable qui a déjà lieu ou qui surviendra ultérieurement.

[29] Plus précisément, en réponse aux deux allégations initiales des demandeurs quant à l’existence d’un préjudice irréparable (perte de contrôle et crainte de multiples usages non autorisés), les défendeurs soutiennent qu’elles sont insuffisantes en soi pour constituer un préjudice irréparable, car, si tel était le cas, toute allégation de violation d’un droit d’auteur constituerait donc automatiquement un préjudice irréparable – ce qui n’est pas le cas.

[30] En réponse à la troisième allégation de préjudice irréparable des demandeurs (la dilution), les défendeurs soutiennent qu’il n’y a aucune preuve qu’une personne quelconque percevra que les balançoires à bascule lumineuses ou Impulsion ont moins de valeur juste parce qu’elle a appris l’existence d’une autre œuvre comportant des balançoires à bascule lumineuses. Ils ajoutent que cette vague idée d’une « dilution de la valeur d’une œuvre » n’atteint pas le niveau requis pour être qualifiée de préjudice « irréparable », dans le sens de « non quantifiable pécuniairement ». Ils signalent que ce même argument a été invoqué par le Partenariat à l’encontre de CSD dans l’affaire concernant la production de Wave Field, et qu’il a été rejeté précisément parce qu’un expert serait en mesure de quantifier le préjudice (Partenariat du Quartier des spectacles c CS Design inc., 2018 QCCS 3129, au para 62).

[31] Les défendeurs soutiennent de plus que les allégations d’atteinte à la réputation des demandeurs au sein du milieu architectural, en les associant à l’œuvre WIP WAP non autorisée, sont infondées.

[32] Enfin, pour ce qui est des droits moraux, LO a fait valoir qu’elle a été horrifiée par le nom WIP WAP (parce qu’il est vulgaire) et par le fait que l’on qualifie cette œuvre de « terrain de jeu ». Les défendeurs signalent que le terme WIP WAP n’est pas vulgaire, mais qu’il veut dire « balançoire à bascule » en néerlandais, et que LO n’a jamais eu de problème dans le passé avec le fait que l’on qualifie Impulsion de « terrain de jeu ».

[33] Dans l’ensemble, les défendeurs font valoir que chaque allégation de préjudice irréparable formulée par les demandeurs doit être rejetée en raison de son caractère vague, conjectural et infondé, étant donné que le préjudice n’est pas irréparable, ou parce que le « préjudice » allégué ne peut pas être qualifié comme tel en droit.

[34] Je ne conviens pas que la violation du droit d’auteur, dans la mesure où telle violation existe, est à ce point « flagrante » qu’il n’est pas nécessaire d’établir l’existence d’un préjudice irréparable. Par ailleurs, les éléments de preuve que proposent les demandeurs ne sont pas, selon moi, suffisamment clairs et convaincants, par exemple, pour établir que le préjudice qu’ils subiront, quel qu’il soit, sera non quantifiable et non indemnisable par des dommages intérêts pécuniaires.

[35] Premièrement, l’œuvre WIP WAP est exploitée de manière commerciale. Selon les paragraphes 34(1) et 34(2) de la Loi sur le droit d’auteur, des dommages intérêts peuvent être accordés pour la violation d’un droit d’auteur et de droits moraux. Le fait que les défendeurs toucheront des recettes offre aux demandeurs la possibilité de se voir accorder des dommages intérêts pécuniaires du fait de la violation, si violation il y a.

[36] Deuxièmement, la seule preuve des demandeurs est que l’œuvre WIP WAP leur [TRADUCTION] « fait du tort » et les [TRADUCTION] « horrifie » sur le plan de leur créativité et de leur réputation, en raison de leur association regrettable avec la nouvelle œuvre, sans dire pourquoi ni comment. Je signale que l’argument qu’invoquent les demandeurs en lien avec leur « préjudice irréparable » est formulé en grande partie sous l’angle des droits moraux. Ils invoquent la décision Snow c Eaton Centre Ltd. et al, 70 CPR (2d) 105 à l’appui de la thèse selon laquelle la déformation d’une création est susceptible d’avoir une incidence sur la réputation d’un artiste. Dans cette affaire, cependant, l’œuvre d’art avait été vendue au Centre Eaton, et elle n’était pas exploitée de manière commerciale. Par ailleurs, il existait une preuve que d’autres artistes réputés dans le domaine confirmaient le préjudice potentiellement causé à l’honneur de l’artiste. Aucune preuve n’appuie l’existence d’un préjudice de cette nature en l’espèce et, par ailleurs, le fait que les défendeurs engendrent des recettes donne ouverture à une éventuelle indemnité pécuniaire pour l’utilisation de l’œuvre, qui n’était pas aussi importante dans Snow.

[37] Enfin, l’injonction demandée en l’espèce ressemble beaucoup à celle que demandait le Partenariat à l’encontre de CSD. Dans Partenariat du Quartier des spectacles c CS Design inc., 2018 QCCS 3129 (CanLII), le Partenariat a formulé les mêmes arguments au sujet de Wave Field, une œuvre produite par les demandeurs et quelques uns des défendeurs, disant qu’elle violait les droits du Partenariat à l’égard Impulsion. Dans la présente affaire, il est question de WIP WAP, comparativement à Wave Field et à Impulsion. Néanmoins, pour ce qui est de la question de savoir s’il existe un préjudice irréparable ou si une réparation pécuniaire peut indemniser adéquatement les demandeurs, la Cour supérieure du Québec a décrété :

[59] Voici ce que plaide le Partenariat à son plan d’argumentation sur ce sujet :

« 148. Il va sans dire que la valeur d’une œuvre dépend de son caractère original et unique. Autrement dit, une œuvre dont il existerait de nombreuses copies aura, par définition, une valeur moindre.

149. Ainsi, bien qu’il soit difficile de quantifier la perte de valeur attribuable à la conduite de CS, il n’en demeure pas moins que ces copies et les diffusions simultanées d’Impulsion affectent le caractère exclusif et la rareté de l’œuvre acquise par le Partenariat et en réduisent ainsi la valeur. »

[…]

[61] La perte d’occasions d’exportation quant à elle est facilement quantifiable en regard des exportations des deux protagonistes.

[62] Quant à la valeur d’Impulsion en regard de l’existence d’œuvres similaires, nul doute qu’un expert pourrait la quantifier.

[63] Étonnamment, Madame Daigle, à l’occasion de son interrogatoire hors Cour, affirme n’avoir reçu aucune plainte de locataires d’Impulsion à l’effet que celle ci ne serait pas forcément unique :

« Q. Est ce que vous êtes au courant de certaines plaintes que les locateurs(sic) auront(sic) faites s’ils ont appris que l’œuvre qu’ils ont louée n’est pas forcément unique[26].

(… discussion entre les avocats)

Pas à ma connaissance[27]. »

[64] Le Tribunal conclut que le Partenariat ne subit aucun préjudice qui ne saurait être quantifié.

[Non souligné dans l’original.]

[38] À mon avis, la même conclusion s’impose en l’espèce. Étant donné que l’œuvre WIP WAP est exploitée commercialement, les demandeurs semblent avoir des chances de recevoir une indemnité pécuniaire s’ils ont gain de cause au procès. Dans le même ordre d’idées, ils ont été rémunérés pour leur travail et leur participation dans l’œuvre Wave Field, par le truchement du PE conclu avec L4, indépendamment de la question de savoir si ce PE traitait de l’utilisation sous licence de droits d’auteur, comme l’allèguent les demandeurs, ou uniquement de leur participation à l’œuvre Wave Field dans des activités dénuées de tout lien avec des droits que LO pourrait détenir sur Impulsion. Quant au préjudice irréparable causé aux droits moraux des demandeurs, au contrôle exercé sur l’œuvre originale, à la perte de clients, à la dilution ou à toute viabilité commerciale, les éléments de preuve produits à ce stade n’établissent pas que l’on ne pourra pas remédier à tout préjudice subi par les demandeurs au moyen d’une réparation pécuniaire s’ils obtiennent gain de cause au procès.

C. La prépondérance des inconvénients

[39] Bien que la Cour n’ait pas à conclure aussi que la prépondérance des inconvénients milite en faveur des défendeurs, je suis d’avis que c’est le cas en l’espèce, parce que les demandeurs n’ont pas eu gain de cause à l’égard de la question du préjudice irréparable.

[40] Les demandeurs soutiennent que la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi de la réparation demandée, parce qu’ils bénéficient d’une forte apparence de droit et que l’on a averti les défendeurs de mettre fin à la violation avant le début de la présentation de WIP WAP.

[41] Les demandeurs soutiennent également qu’en raison de la manière dont les défendeurs se sont comportés dans le cadre de l’application du PE relatif à l’œuvre Wave Field, c’est à dire que LO allègue ne pas avoir reçu les redevances ou les parts de profit qui étaient convenus, leurs chances d’indemnisation, même s’ils ont gain de cause dans l’action, sont incertaines.

[42] Les défendeurs font valoir que la prépondérance des inconvénients milite en leur faveur, parce qu’une injonction aurait des conséquences catastrophiques pour L4 et Wireframe, tandis que LO ne subira aucune conséquence si l’injonction n’est pas accordée. Ils ont produit des éléments de preuve portant que les conséquences immédiates d’une ordonnance qui les contraindrait à retirer l’œuvre WIP WAP toucheront principalement Wireframe, qui peut être passible de dommages intérêts contractuels si cette œuvre n’est pas présentée pendant la période convenue. De plus, les défendeurs ont produit la preuve des conséquences qu’aurait, dans le secteur du divertissement, le fait d’être l’objet d’une injonction pour violation de droits d’auteur, et qu’une telle mesure détruirait leur réputation d’intégrité et de fiabilité auprès de futurs clients et artistes. Ils font valoir de plus que les conséquences d’une injonction toucheront également L4, qui devra mettre fin à la tournée de l’œuvre WIP WAP, qu’elles bloqueront les discussions en cours avec d’éventuels clients et qu’elles pourraient entraîner la fermeture de l’entreprise.

[43] Selon les défendeurs, lorsqu’on met en contraste cette absence de préjudice irréparable pour les demandeurs avec les graves conséquences qu’eux mêmes subiront si une injonction est prononcée, il devient évident que la prépondérance des inconvénients milite en faveur de leur permettre de continuer de présenter l’œuvre WIP WAP.

[44] Les défendeurs invoquent la décision Toronto Regional Real Estate Board c RE Stats Inc. (ReDatum), 2021 CF 30 au para 36 [Toronto Regional] ainsi que la décision Iris Technologies Inc. c Canada (Revenu national), 2021 CF 874 au para 52, à l’appui de la thèse selon laquelle le risque de fermeture ou d’insolvabilité est un motif pertinent lors de l’évaluation de la prépondérance des inconvénients (voir aussi l’arrêt Evolution Technologies Inc. c Human Care Canada Inc., 2019 CAF 11 aux para 26, 29 30).

[45] À mon avis, la preuve produite à l’appui des arguments qu’invoquent les défendeurs à l’égard de la prépondérance des inconvénients est déterminante. La preuve des demandeurs, comme il a été indiqué plus tôt, n’est pas suffisamment claire et convaincante pour établir que des dommages intérêts pécuniaires ne les indemniseront pas entièrement de leur préjudice s’ils ont gain de cause au procès. En revanche, la preuve du préjudice que pourraient subir les défendeurs si l’injonction demandée était accordée est fort importante et pourrait causer de sérieuses pertes financières. Les propos de mon collègue, le juge Manson, dans la décision Toronto Regional sont pertinents en l’espèce :

[35] Cet élément du critère permet de déterminer quelle partie subira le plus grave préjudice si l’on accorde ou si l’on refuse l’injonction demandée en attendant que l’on se prononce sur le fond. À mon avis, cet élément penche clairement en faveur des défendeurs. Conformément à l’analyse que j’ai faite plus tôt au sujet du préjudice irréparable, il y a peu d’éléments de preuve que la TRREB subira un préjudice considérable en attendant que l’on se prononce sur le fond de l’action sous jacente. Si la TRREB obtient gain de cause au procès, elle pourra alors obtenir la réparation voulue contre les défendeurs.

[36] En revanche, les défendeurs font valoir que l’octroi de l’injonction risquerait de suspendre les activités de RE Stats pendant le déroulement du litige. Je signale ce que la TRREB a répondu à cet égard, à savoir que cet argument des défendeurs revient à admettre qu’ils exercent une activité illicite. Cependant, je conviens avec les défendeurs que cet argument de la TRREB ne répond pas particulièrement à la question de savoir laquelle des parties favorise la prépondérance des inconvénients. J’ai déjà conclu que les allégations de la TRREB soulèvent une question sérieuse à trancher. Le volet de la prépondérance des inconvénients permet de déterminer laquelle des parties subira le préjudice le plus grave, en attendant que l’affaire soit tranchée sur le fond, si elle n’obtient pas gain de cause dans le cadre de la requête en injonction. Cette analyse milite en faveur de permettre aux défendeurs de poursuivre leurs activités pendant la période qui précède le procès.

[Non souligné dans l’original.]

[46] Enfin, dans la décision Partenariat du Quartier des spectacles c CS Design Inc., 2018 QCCS 3129 (CanLII), pour ce qui est de la prépondérance des inconvénients [appelée « balance des inconvénients » dans cette décision], la Cour supérieure du Québec est arrivée à la même conclusion, laquelle, selon moi, s’impose aussi en l’espèce :

[69] De son côté, le Partenariat n’a pas établi avoir perdu des occasions d’affaires pour le futur en raison de l’existence des œuvres de CS et de L4.

[…]

[71] Par ailleurs, pendant les procédures, le Partenariat n’est pas empêché de produire Impulsion à l’étranger.

[72] Bref, la balance des inconvénients penche nettement en faveur de CS.

[47] De la même façon, les demandeurs n’ont produit aucune preuve donnant à penser qu’ils ont subi une perte de clientèle ou une perte de la valeur de leurs droits d’auteur sur l’œuvre Impulsion (ou Wave Field, le cas échéant). Par ailleurs, il n’existe aucune preuve ou allégation que les demandeurs, par suite de la production, par les défendeurs, de l’œuvre WIP WAP, ont perdu une occasion d’affaires quelconque.

[48] Pour les motifs qui précèdent, la prépondérance des inconvénients milite en faveur des défendeurs.


JUGEMENT dans le dossier T 481 23

LA COUR ORDONNE :

  1. La requête des demandeurs est rejetée, et les dépens suivront l’issue de l’instance.

« Guy Régimbald »

Juge

Traduction certifiée conforme

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T 481 23

 

INTITULÉ :

LOLA SHEPPARD, faisant affaire sous la raison sociale de LATERAL OFFICE MASON WHITE c C S DESIGN INC., L4 STUDIO INC., WIREFRAME STUDIO INC., ANNE MARIE PAQUETTE, CONOR SAMPSON

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 22 MARS 2023

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LE JUGE RÉGIMBALD

DATE DES MOTIFS :

LE 24 MARS 2023

COMPARUTIONS :

Carolina Klimas

Caroline Lachance

POUR LES DEMANDEURS

Olga Redko

Laurence Boudreau

 

POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

MLS Légal Inc.

Montréal (Québec)

 

POUR LES DEMANDEURS

IMK LLP
Westmount (Québec)

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

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