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Date : 20230420


Dossier : T‑564‑22

Référence : 2023 CF 580

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 20 avril 2023

En présence de madame la juge Furlanetto

ENTRE :

FORBID ROADS OVER GREEN SPACES, RESCUE LAKE SIMCOE

CHARITABLE FOUNDATION, exerçant ses activités sous le nom de RESCUE LAKE SIMCOE COALITION, FEDERATION OF ONTARIO NATURALISTS, exerçant ses activités sous le nom de ONTARIO NATURE, WESTERN CANADA WILDERNESS COMMITTEE, WILDLANDS LEAGUE, EARTHROOTS FUND, et ENVIRONMENTAL DEFENCE CANADA INC. c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeurs

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision du 10 février 2022 [la décision] du ministre de l’Environnement et du Changement climatique [le ministre], par laquelle ce dernier a refusé la révision de sa décision antérieure rejetant une demande de désignation du projet de voie de contournement de Bradford [le projet] pour le processus fédéral d’évaluation d’impact en vertu du paragraphe 9(1) de la Loi sur l’évaluation d’impact, LC 2019, c 28, art 1 [la LEI]. Le projet, proposé par le ministère des Transports de l’Ontario [le promoteur], vise la construction d’une autoroute à quatre voies sur une distance de 16,2 km, dans le sud de l’Ontario. La décision concerne une demande ultérieure faite par l’un des demandeurs, l’organisation Forbid Roads Over Green Spaces [FROGS] (et soutenue par tous les autres demandeurs), pour la désignation du projet en question.

[2] Les questions en litige concernent le traitement par le ministre de la seconde demande en tant que demande de réexamen de la décision initiale, laquelle nécessitait des modifications importantes ou l’apport de nouvelles informations avant que le ministre puisse revenir sur ses conclusions antérieures. Les demandeurs affirment que le ministre a imposé un critère non fondé sur la LEI. Ils font valoir que l’application de ce critère rend la décision illégale, déraisonnable et inéquitable sur le plan procédural. Ils soutiennent également que même si le critère peut être appliqué, la décision manque de transparence, d’intelligibilité et de justification pour être raisonnable.

[3] Comme indiqué ci‑dessous, je suis d’avis que le ministre n’a pas entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire et que la doctrine de l’attente légitime ne peut pas être utilisée pour faire valoir un manque d’équité dans la procédure. Cependant, la décision est inadéquate et, par conséquent, déraisonnable, puisqu’elle ne fournit pas la transparence et la justification requises quant à la raison invoquée par le ministre pour ne pas considérer les soi‑disant nouvelles informations amenées par FROGS comme suffisantes pour nécessiter une révision de sa décision antérieure. Par conséquent, la demande sera accueillie en partie et une déclaration rendant la décision déraisonnable sera produite.

I. Contexte

[4] Les demandeurs sont un groupe d’organisations environnementales à but non lucratif. Chacune d’entre elles a mené des campagnes de sensibilisation du public au sujet du projet.

[5] En 2002, l’Ontario a approuvé le projet sous conditions à la suite d’une étude réalisée en 1997 en vertu de la Loi sur les évaluations environnementales de l’Ontario [LEE]). Les conditions d’approbation exigeaient que le projet fasse l’objet d’une nouvelle évaluation environnementale provinciale et que le promoteur réalise des études supplémentaires à la satisfaction des autorités de réglementation provinciales.

[6] Les conditions d’approbation n’ont pas été satisfaites et le projet n’a donc pas été réalisé.

[7] En 2019, la LEI est entrée en vigueur, remplaçant la Loi canadienne sur l’évaluation environnementale (2012) [la LCEE]. La même année, le gouvernement provincial a relancé les plans du projet.

[8] En vertu de la LEI, le gouvernement fédéral a le pouvoir discrétionnaire de prévenir les effets environnementaux négatifs découlant d’activités concrètes relevant d’un domaine de compétence fédérale, en soumettant les projets au processus fédéral d’évaluation d’impact avant qu’ils ne soient entrepris. Une activité concrète peut être désignée pour faire l’objet d’une évaluation d’impact si elle est prévue par le Règlement sur les activités concrètes, DORS/2019‑285 [le RAC] promulgué en vertu de la LEI, ou si elle est désignée par le ministre conformément au paragraphe 9(1) de la LEI en raison de ses effets négatifs probables relevant d’un domaine de compétence fédérale, qu’ils soient directs ou accessoires, ou en raison des préoccupations du public liées à ces effets. Le projet ne fait pas partie des activités concrètes prévues par le RAC.

[9] En 2020, le gouvernement provincial a proposé d’exempter le projet des exigences législatives et des conditions imposées par l’approbation conditionnelle de 2002, y compris l’obligation de réaliser une évaluation environnementale de portée générale conformément à la LEE de l’ Ontario.

[10] Le 3 février 2021, une coalition de groupes environnementaux, dont certains des demandeurs, a présenté au ministre une demande visant la désignation du projet comme une activité concrète devant faire l’objet d’une évaluation d’impact en vertu du paragraphe 9(1) de la LEI [la demande initiale].

[11] La demande initiale soulevait la possibilité que le projet ait des effets négatifs relevant d’un domaine de compétence fédérale, ainsi que des préoccupations quant à l’adéquation du processus provincial d’évaluation environnementale pour traiter de ces questions.

[12] Le 3 mai 2021, après avoir reçu une recommandation de l’Agence d’évaluation d’impact du Canada [l’Agence], le ministre a refusé de désigner le projet comme demandé [la décision initiale].

[13] Le 7 octobre 2021, l’Ontario a promulgué le Règlement de l’Ontario 697/21 : Projet de voie de contournement de Bradford [le Règlement]. Le Règlement a permis d’exempter le projet des exigences de la LEE de l’ Ontario, à condition que le promoteur et le projet respectent l’évaluation environnementale de la voie de contournement de Bradford mise en œuvre par le Règlement.

[14] Le 9 novembre 2021, FROGS a présenté au ministre une nouvelle demande de désignation du projet en vertu du paragraphe 9(1) de la LEI [la seconde demande].

[15] Dans la seconde demande, FROGS a apporté la preuve du soutien du public à la poursuite des évaluations d’impact du projet et a fourni des informations sur les effets négatifs additionnels relevant de la compétence fédérale que le projet pourrait entraîner.

[16] Le 8 décembre 2021, 63 groupes environnementaux, incluant tous les autres demandeurs, ont adressé une lettre au ministre en appui à la seconde demande.

[17] Le 9 décembre 2021, FROGS a fourni au ministre des renseignements supplémentaires concernant les préoccupations du public à l’égard du projet.

[18] Le 10 février 2022, sur recommandation de l’Agence, le ministre a rendu sa décision, dans laquelle il a qualifié la seconde demande de demande de réexamen de la décision initiale. Le ministre a refusé de réexaminer la décision initiale au motif qu’il n’y avait eu [traduction] « aucune modification importante du projet ».

II. Questions à trancher et norme de contrôle applicable

[19] À titre de question préliminaire, le défendeur demande une modification visant à retirer le ministre de l’intitulé de la cause au titre de l’alinéa 303(1)a) des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106, au motif qu’un décideur fédéral n’a pas le droit de défendre sa décision dans le cadre d’un contrôle judiciaire, sauf si la loi l’y oblige. Il affirme que le Procureur général du Canada, qui est déjà désigné dans la procédure, est la partie concernée devant être désignée comme partie défenderesse. Les demandeurs ne s’opposent pas à cette demande. Cette modification est donc accordée.

[20] En l’espèce, les demandeurs demandent que la décision soit déclarée illégale et déraisonnable. Ils ne demandent ni un certiorari ni un mandamus. La décision initiale n’a pas fait l’objet d’un contrôle judiciaire et ne peut être remise en cause, que ce soit directement ou indirectement. Les questions soulevées dans la requête portent sur la procédure suivie par le ministre, et non sur le fond de la décision initiale.

[21] Les questions suivantes sont soulevées en l’espèce :

  1. Le ministre a‑t‑il commis une erreur ou entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en appliquant un critère ne figurant pas dans la LEI?

  2. L’application par le ministre d’un critère particulier constituait‑elle un manquement à l’équité procédurale?

  3. À titre subsidiaire, le ministre a‑t‑il commis une erreur dans l’application du critère?

[22] Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable à la première et à la troisième question est la norme de la décision raisonnable. Aucune des situations permettant de réfuter la présomption d’application de la norme de la décision raisonnable en cas de contrôle d’une décision administrative n’est constatée en l’espèce : Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], aux para 16‑17.

[23] Lorsque la Cour procède à un contrôle d’une décision administrative selon la norme de la décision raisonnable, son rôle est de déterminer si la décision est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » : Vavilov, aux para 85‑86; Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, aux para 2, 31. Une décision est raisonnable si, lue dans son ensemble et compte tenu du contexte administratif, elle présente les attributs de la justification, de la transparence et de l’intelligibilité (Vavilov, aux para 85, 91‑95, 99‑100) et si ses motifs peuvent être justifiés par le décideur auprès des personnes auxquelles la décision s’applique (Vavilov, au para 86). La norme de la décision raisonnable est une norme unique dont le contexte particulier circonscrit la latitude du décideur administratif en matière de décision raisonnable dans un cas donné (Vavilov, au para 89).

[24] La deuxième question n’est pas à proprement parler soumise à une quelconque norme de contrôle. Les questions d’équité procédurale visent plutôt à déterminer si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances, la question fondamentale étant celle de savoir si le demandeur connaissait la preuve à réfuter et s’il a eu possibilité complète et équitable d’y répondre : Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, aux para 54, 56; Compagnie de chemin de fer Canadien Pacifique c Canada (Office des transports), 2021 CAF 69, aux para 46‑47.

III. Analyse

A. Le ministre a‑t‑il commis une erreur ou entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire en appliquant un critère ne figurant pas dans la LEI?

[25] Pour répondre à la première question, il convient d’examiner la nature du régime législatif de la LEI. L’objet de la LEI est défini à l’article 6 et consiste, entre autres, à favoriser la durabilité, à mettre en place un processus d’évaluation d’impact équitable, prévisible et efficace pour la réalisation des évaluations d’impact, à promouvoir la collaboration et la coordination des activités des gouvernements fédéral et provinciaux, et à veiller à ce que le public ait la possibilité de participer de façon significative aux évaluations d’impact.

[26] Dans le préambule de la LEI, le gouvernement reconnaît expressément l’importance de la participation du public dans le processus d’évaluation d’impact et reconnaît que le public devrait avoir accès aux motifs sur lesquels se fondent les décisions relatives aux évaluations d’impact :

Attendu :
[que le Gouvernement du Canada] reconnaît l’importance de la participation du public dans le processus d’évaluation d’impact, y compris à l’étape préparatoire, et s’engage à donner aux Canadiens l’occasion d’y participer et à donner l’accès aux renseignements nécessaires pour permettre une participation significative;

[que le Gouvernement du Canada] reconnaît que le public devrait avoir accès aux motifs sur lesquels se fondent les décisions relatives aux évaluations d’impact;

[27] Outre la liste des activités concrètes visées par le RAC et qui sont systématiquement assujetties à la LEI, celle‑ci prévoit également un mécanisme de protection (paragraphe 9(1) de la LEI) permettant au ministre d’utiliser le pouvoir qui lui est conféré pour exiger qu’un projet non visé par le RAC fasse l’objet d’une évaluation environnementale. Conformément aux objectifs de la LEI visant à promouvoir la participation du public, le paragraphe 9(1) de la LEI confère au ministre un large pouvoir discrétionnaire pour désigner des activités à évaluer, de sa propre initiative ou à la demande du public, « s’il estime que l’exercice de l’activité peut entraîner des effets relevant d’un domaine de compétence fédérale qui sont négatifs ou des effets directs ou accessoires négatifs, ou que les préoccupations du public concernant ces effets le justifient ».

[28] La LEI prévoit également des obligations de déclaration. Selon le paragraphe 9(4) de la LEI, le ministre doit répondre à une demande de désignation faite en vertu du paragraphe 9(1) dans un délai de 90 jours et doit afficher sa réponse en ligne.

[29] Si une activité concrète est désignée, elle fera l’objet d’une évaluation initiale de ses impacts environnementaux et sera assujettie à une surveillance et une approbation supplémentaires de la part de l’administration fédérale lorsque la situation le justifie : Canada (Environnement et Changement climatique) c Nation Crie Ermineskin, 2022 CAF 123 [Ermineskin], au para 14.

[30] Le paragraphe 9(7) de la LEI ne prévoit que deux restrictions au pouvoir discrétionnaire du ministre de désigner des activités concrètes en vertu du paragraphe 9(1), à savoir si, selon le cas : a) l’essentiel de l’exercice de l’activité concrète a commencé; b) une autorité fédérale a exercé des attributions qui lui sont conférées sous le régime d’une loi fédérale autre que la présente loi et qui pourraient permettre l’exercice en tout ou en partie de l’activité.

[31] Dans l’exercice de son rôle, le ministre est soutenu par l’Agence, qui peut se voir déléguer « les attributions qui lui sont conférées sous le régime de la [LEI] » (paragraphe 154(1)). L’un des objectifs spécifiques de l’Agence est d’élaborer des politiques liées à la LEI (paragraphe 155 h)). Ainsi, la LEI prévoit que l’Agence, entre autres pouvoirs, peut donner des lignes directrices et établir des codes de pratique conformément à ces objectifs (alinéa 156(2)c)).

[32] En pratique, lorsqu’elle reçoit une demande du public, l’Agence l’examine en fonction de ses politiques et lignes directrices, sollicite l’avis des personnes touchées et des services gouvernementaux possédant une expertise pertinente, et prépare ensuite pour le ministre une recommandation quant à la désignation de l’activité concrète en question : Ermineskin, au para 15.

[33] Conformément à l’alinéa 156(2)c) de la LEI, l’Agence a publié un document de référence externe, le Guide opérationnel : Désignation d’un projet en vertu de la Loi sur l’évaluation d’impact [le guide externe]. Publié sur son site Web, ce document décrit la manière de préparer une demande de désignation et le processus de traitement des demandes par l’Agence. L’Agence dispose également d’un document de référence interne, le Guide opérationnel : Processus d’évaluation des demandes de désignation en vertu de la Loi sur l’évaluation d’impact [le guide interne] qui n’est pas accessible au public. Le guide interne est décrit comme un complément au guide externe fournissant [traduction] « des orientations pour le personnel de l’Agence sur les principales considérations analytiques à appliquer et les étapes du processus à suivre lorsque l’Agence détermine si un projet proposé peut justifier une désignation ».

[34] Le guide externe fait référence à une [traduction] « réponse antérieure à une demande de désignation » parmi les facteurs que l’Agence devra considérer pour formuler sa recommandation au ministre. Le guide interne informe le personnel de l’Agence responsable d’examiner les demandes répétées [traduction] « [qu’]aucune analyse supplémentaire n’est requise, à moins que des informations pertinentes ne soient présentées dans une nouvelle demande, lesquelles pourraient mener l’Agence à modifier sa recommandation ».

[35] En l’espèce, en réponse à la seconde demande, une note a été préparée à l’intention du ministre [la note de l’Agence]. Dans la note de l’Agence, la seconde demande est qualifiée de demande de réexamen de la désignation du projet, lequel était soumis à des restrictions et pouvait être examiné en cas de changement important de la situation ou d’ajout de nouvelles informations pertinentes :

[traduction]

Restrictions

Sous réserve des restrictions de désignation prévues au paragraphe 9(7) de la LEI, une demande de réexamen de la désignation d’une activité concrète pour laquelle le ministre (ou un ancien ministre) a déjà déterminé que la désignation n’était pas justifiée pourrait être envisagée en cas de changement important de la situation ou d’ajout de nouvelles informations pertinentes.

[36] L’Agence a estimé qu’il n’y avait pas de nouvelles informations ou de changements importants affectant le projet qui justifiaient un réexamen de la décision initiale.

[37] Dans sa recommandation, l’Agence suggère au ministre de [traduction] « convenir que la correspondance reçue ne fournit aucun fondement [...] justifiant le réexamen de la question de la désignation du projet » et indique que [traduction] « pour toute autre correspondance demandant un réexamen de la réponse précédente selon laquelle la désignation du projet n’est pas justifiée, à moins qu’il n’y ait de nouvelles informations pertinentes ou un changement important de la situation telle qu’elle avait été observée lors de l’évaluation de la correspondance par l’Agence, celle‑ci fournira dans sa réponse à la correspondance une référence à la réponse existante du ministre ».

[38] Dans la décision, le ministre dit :

[traduction]
[...] Dans votre lettre, vous demandez le réexamen de la réponse de l’ancien ministre, selon laquelle la désignation du projet pour une évaluation d’impact en vertu du paragraphe 9(1) de la Loi sur l’évaluation d’impact (LEI) n’était pas justifiée.

[...]

En mai 2021, l’ancien ministre de l’Environnement et du Changement climatique a donné sa réponse et exposé ses motifs suite à une demande de désignation du projet, indiquant qu’il avait déterminé que la désignation n’était pas justifiée. Sa réponse est fondée sur les informations fournies par la province et par les groupes autochtones, sur les avis scientifiques fournis par les experts des ministères fédéraux et sur les mécanismes réglementaires fédéraux, provinciaux et municipaux établis qui permettent de contrôler les effets environnementaux négatifs potentiels relevant d’un domaine de compétence fédérale, tels que définis dans la LEI.

Le Règlement de l’Ontario 697/21 énonce l’exemption et les conditions de la procédure d’évaluation à venir. Je crois comprendre que le promoteur sera tenu de réaliser un processus d’évaluation provincial simplifié relativement à son projet reposant sur la consultation des communautés autochtones et des membres intéressés du public. Cela inclura un processus d’évaluation des travaux préliminaires et la préparation d’un rapport sur les conditions environnementales et d’un rapport d’évaluation des répercussions environnementales. Je crois également comprendre que le promoteur sera tenu de respecter toutes les autres exigences législatives, normes et pratiques applicables au projet.

[...]

Puisqu’aucun changement important n’a été apporté au projet, il n’y a pas lieu de réexaminer la décision de l’ancien ministre.

[39] Les demandeurs affirment qu’il était déraisonnable de la part du ministre de traiter la seconde demande comme une demande de réexamen de la décision initiale, laquelle ne pouvait être effectuée qu’en cas de changement important ou d’ajout de nouvelles informations. Ainsi, ils soutiennent que le ministre a imposé un critère d’examen préliminaire fondé sur la note de l’Agence et le guide interne plutôt que sur la LEI, et qu’il a refusé de forger sa propre opinion sur les effets potentiels relevant d’un domaine de compétence fédérale et sur les préoccupations du public. Les demandeurs allèguent que le ministre a de ce fait entravé le pouvoir discrétionnaire dont il dispose en vertu paragraphe 9(1) de la LEI.

[40] Le défendeur reconnaît qu’il ne s’agit pas d’une situation [traduction] « qui nécessite une seule intervention ». Au contraire, la LEI donne au ministre la possibilité de réexaminer les demandes de désignation pour un même projet jusqu’à ce que les restrictions décrites au paragraphe 9(7) soient soulevées. Cela correspond à une réalité pratique, à savoir que l’accessibilité des informations peut changer tout au long d’un projet, de même que les effets négatifs potentiels. Par contre, cela indique que la LEI ne prévoit aucune procédure pour l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre quand il s’agit de déterminer s’il y a lieu de réexaminer une décision antérieure.

[41] Je reconnais qu’il n’y a rien dans la LEI sur la manière dont le ministre doit exercer son pouvoir discrétionnaire quant au traitement de demandes successives concernant un même projet, ni sur le réexamen d’une décision antérieure. La LEI mentionne expressément l’intention du Parlement de charger l’Agence de conseiller et d’assister le ministre dans l’exercice des attributions qui lui sont conférées par la LEI. C’est l’objectif sous‑tendant les dispositions du paragraphe 154(1) et de l’alinéa 155 h) de la LEI. Comme indiqué précédemment, la LEI prévoit, parmi les pouvoirs donnés à l’Agence, qu’elle puisse donner des lignes directrices et établir des codes de pratique (alinéa 156(2)c)) afin d’atteindre ses objectifs.

[42] Les demandeurs ne remettent pas en cause le guide interne. En effet, les demandeurs ont admis dans leur plaidoirie que l’Agence pouvait établir des lignes directrices dans le but d’assurer une efficience interne, et qu’il n’était peut‑être pas nécessaire dans tous les cas de rédiger un avis distinct pour chaque nouvelle demande concernant un même projet. L’Agence peut se servir d’un rapport ayant été préparé pour une première demande faite en vertu du paragraphe 9(1) comme point de départ pour répondre à une demande ultérieure. Les demandeurs indiquent cependant que ce qui s’est passé en l’espèce, c’est que la notion de changement important a été élevée au rang d’obstacle à l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre prévu au paragraphe 9(1).

[43] Les demandeurs croient que cette interprétation a eu pour effet de faire passer la décision initiale d’une considération légitime pertinente à une restriction de l’exercice du pouvoir discrétionnaire du ministre. Ils soutiennent que la limitation de l’étendue de son pouvoir discrétionnaire constitue une entrave à la capacité du ministre d’exercer son autorité et de prendre une décision en vertu du paragraphe 9(1).

[44] Il est incontestable que les politiques et les lignes directrices n’ont pas force de loi et ne sont pas contraignantes. La loi ne peut être modifiée par des lignes directrices et celles‑ci doivent être compatibles avec le droit applicable : Alexion Pharmaceuticals Inc. c Canada (Procureur général), 2021 CAF 157 [Alexion], au para 38. Une politique administrative ne peut restreindre le pouvoir discrétionnaire que la loi confère à un décideur (Stemijon Investments Ltd c Canada (Procureur général), 2011 CAF 299, au para 60) :

[60] Cependant, comme cela a été expliqué aux paragraphes 20 à 25 ci‑dessus, les décideurs auxquels une loi confère un vaste pouvoir discrétionnaire ne peuvent en entraver l’exercice en s’appuyant exclusivement sur une politique administrative [...] Une politique administrative n’est pas une loi. Elle ne peut restreindre le pouvoir discrétionnaire que la loi confère à un décideur. Elle ne peut pas modifier la loi du législateur. Une politique peut aider ou guider l’exercice du pouvoir discrétionnaire en vertu d’une loi, mais elle ne peut dicter de façon obligatoire comment ce pouvoir discrétionnaire s’exerce.

[45] Le refus d’exercer le pouvoir discrétionnaire de réexaminer une décision en raison d’une politique a été examiné dans la décision Thelwell c Canada (Procureur général), 2016 CF 1304 [Thelwell] aux paragraphes 22‑24. Dans cette décision, la Cour a estimé que le fait de ne pas reconnaître l’existence d’un pouvoir discrétionnaire de réexamen constituait une erreur susceptible d’être révisée :

[22] La décision du 30 novembre 2015 renvoie au contenu de la décision du 11 septembre 2015, et se termine par une référence au fait que Mme Thelwell a été informée que [traduction] « […] les décisions du Programme de passeport sont réputées être définitives et que vous pouviez contester la décision en présentant une demande de contrôle judiciaire à la Cour fédérale du Canada dans les trente jours suivant la date de la décision ». Ce libellé, ainsi que les concepts y étant saisis, se rapproche considérablement de celui de la politique ministérielle. Ainsi, j’estime que la politique a influencé l’inclusion du libellé sur le caractère définitif de la décision et la possibilité de demander un contrôle judiciaire dans les décisions du 11 septembre 2015 et du 30 novembre 2015. Bien entendu, cela ne pose aucun problème en soi.

[23] Toutefois, il est assez important de souligner que le paragraphe suivant de la décision du 30 novembre 2015 commence par l’expression « par conséquent » et indique que l’issue de la décision antérieure demeure inchangée. La référence au caractère définitif de la décision dans le libellé de la politique elle‑même aurait très bien pu servir à renvoyer à la possibilité de contrôle judiciaire devant la Cour fédérale à la suite d’une décision définitive. Toutefois, dans la décision du 30 novembre 2015, l’emploi de l’expression « par conséquent » avant la déclaration selon laquelle la décision antérieure demeure valide sous‑entend, comme le soutient Mme Thelwell, que CIC a refusé de réexaminer sa décision antérieure parce qu’il a interprété que le renvoi au caractère définitif dans sa politique l’empêchait de mener un tel réexamen.

[24] Par conséquent, j’estime que CIC a fait à tort entrave à son pouvoir discrétionnaire dans sa décision portant sur la demande de réexamen de Mme Thelwell; CIC a ainsi commis une erreur susceptible de révision. À titre subsidiaire, même si la décision n’était pas attribuable à une dépendance à une politique ministérielle, le libellé de la décision montre tout de même un lien de causalité entre la déclaration de CIC sur le caractère définitif de sa décision antérieure et sa conclusion selon laquelle cette décision demeure valide. Je juge que cela montre un défaut de reconnaître l’existence du pouvoir discrétionnaire de réexaminer une décision et qu’il s’agit donc d’une erreur susceptible de révision, comme celle reconnue dans l’arrêt Kurukkal.

[46] Les demandeurs affirment que les termes utilisés dans la décision Thelwell rappellent les termes de la décision dans laquelle le ministre déclare que [traduction] « [p]uisqu’aucun changement important n’a été apporté au projet, il n’y a pas lieu de réexaminer la décision de l’ancien ministre » [non souligné dans l’original]. Ils allèguent que cette formulation indique clairement que le ministre n’a pas exercé son pouvoir discrétionnaire et n’a pris aucune décision à propos de la seconde demande, au motif qu’« aucun changement important n’a[vait] été apporté au projet ».

[47] Je reconnais que la formulation de la décision indique qu’aucune nouvelle décision n’a été prise; cependant, elle ne donne pas à penser, à mon avis, qu’il n’y a pas eu d’analyse ou d’examen de la seconde demande, ou que le ministre ne s’est pas fait une opinion à propos de la nouvelle demande de désignation.

[48] L’argument des demandeurs suppose qu’il est nécessaire de rendre une nouvelle décision de fond chaque fois qu’une demande est faite. Toutefois, la LEI ne prévoit aucune exigence de ce type. En effet, les demandeurs ont concédé dans leur argumentation qu’il pouvait y avoir des cas où une nouvelle décision n’est pas justifiée.

[49] Comme le fait valoir le défendeur, la situation en l’espèce diffère d’une situation où le ministre aurait déclaré avoir déjà statué sur la désignation et ne pas avoir à le faire de nouveau. En l’espèce, l’Agence a procédé à une analyse de la seconde demande et le ministre s’est efforcé de savoir si elle présentait des changements importants qui justifieraient une modification de la décision prise antérieurement; toutefois, il a constaté que ce n’était pas le cas.

[50] Le défendeur qualifie la décision comme étant administrative. Il affirme que la seule question à trancher était de savoir si le ministre devait ou non réviser la décision initiale. Il soutient que la décision indique clairement que les conditions nécessaires pour la conduite d’un réexamen n’ont pas été satisfaites puisqu’il n’y a eu aucun changement important apporté au projet.

[51] Il ne s’agit pas d’une situation où il a été prouvé que le ministre a manqué à ses obligations, ou a fait preuve de négligence ou de mauvaise foi : Distribution Canada Inc. c MNR (CA), [1993] 2 CF 26 (CAF) au para 30.

[52] Comme indiqué dans l’affaire Maple Lodge Farms c Gouvernement du Canada, [1982] 2 RCS 2, p 8‑9 :

[L]es cours ne doivent pas s’ingérer dans l’exercice qu’un organisme désigné par la loi fait d’un pouvoir discrétionnaire simplement parce que la cour aurait exercé ce pouvoir différemment si la responsabilité lui en avait incombé. Lorsque le pouvoir discrétionnaire accordé par la loi a été exercé de bonne foi et, si nécessaire, conformément aux principes de justice naturelle, si on ne s’est pas fondé sur des considérations inappropriées ou étrangères à l’objet de la loi, les cours ne devraient pas modifier la décision.

[53] Je ne suis pas d’avis que l’objet de la loi relatif à la participation du public et à la transparence impose au ministre l’obligation de formuler un nouvel avis sur la désignation chaque fois qu’une demande subséquente est faite, pour un même projet, au titre du paragraphe 9(1). En effet, même à l’époque de la demande initiale, de nombreux groupes d’intérêt ont soumis des demandes au ministre. Le ministre a regroupé les demandes et les a considérées comme une seule demande, en fournissant des réponses identiques aux parties concernées. Il s’ensuit, à mon avis, que lorsque le ministre considère qu’une demande subséquente soulève les mêmes questions et présente les mêmes circonstances qu’une demande initiale, il n’est pas nécessaire de produire un nouvel avis; au contraire, le même avis s’applique alors.

[54] De même, aucune nouvelle obligation de déclaration au titre du paragraphe 9(4) n’a été invoquée une fois qu’il a été établi qu’il n’y avait aucun changement important au projet et que la décision initiale s’appliquait toujours.

[55] Bien que les demandeurs puissent contester le contenu de la décision, il s’agit à mon avis d’une question distincte de celle visant à savoir si le ministre a entravé son pouvoir discrétionnaire. Comme nous l’évoquons ci‑dessous, l’enjeu est plutôt axé sur le caractère raisonnable de la décision elle‑même et sur la question de savoir si elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence. À mon avis, la décision n’est pas déraisonnable ou illégale en raison d’une entrave au pouvoir discrétionnaire.

B. La décision était‑elle entachée d’un manquement à l’équité procédurale?

[56] De même, les arguments des demandeurs quant à un manque d’équité dans la procédure ne m’ont pas convaincu. Les demandeurs affirment que la décision est entachée d’un manquement à l’équité procédurale étant donné qu’ils n’ont pas été informés de l’existence du critère appliqué par le ministre, celui‑ci n’ayant pas été présenté dans le guide externe. Ils affirment qu’à cause de ce manquement, ils n’ont pas pu participer de manière significative et qu’ils ne connaissaient pas la preuve à réfuter.

[57] Les demandeurs concèdent qu’étant donné que la LEI accorde au ministre un large pouvoir discrétionnaire, tout devoir d’équité du ministre envers eux est plutôt faible. Ils reconnaissent que le public n’a pas à bénéficier de garanties procédurales ou d’un choix spécifique de procédure, notamment parce que la LEI ne prescrit aucune procédure et qu’il n’y a aucune considération quasi judiciaire en jeu. Leur unique argument est qu’ils s’attendaient légitimement à ce que la seconde demande soit traitée en vertu du paragraphe 9(1) de la LEI et à ce que le ministre se prononce sur la demande conformément au régime législatif.

[58] La doctrine de l’attente légitime tient compte des promesses ou pratiques habituelles des décideurs administratifs; néanmoins, elle ne peut pas donner naissance à des droits matériels : Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 au para 26. Les déclarations doivent être claires, nettes et explicites pour susciter des attentes légitimes : Canada (Procureur général) c Mavi, 2011 CSC 30 au para 68.

[59] En l’espèce, comme indiqué ci‑dessus, aucune procédure claire, nette et explicite n’est prescrite par la LEI ou le guide externe quant à la manière dont le ministre devrait répondre à une demande subséquente, ou quant à la question de savoir si une nouvelle décision devrait être rendue. Je suis d’accord avec le défendeur pour dire qu’il était loisible à l’Agence et au ministre de décider de la procédure à entreprendre, et que le ministre avait le pouvoir discrétionnaire de déterminer si la seconde demande justifiait qu’une nouvelle décision soit rendue.

[60] Au moment où a été faite la seconde demande, la liste des facteurs énoncés dans le guide externe et que l’Agence devait prendre en considération comprenait « une réponse antérieure à une demande de désignation », que cette réponse ait été produite en vertu de la LEI ou de la LCEE.

[61] Rien dans le guide externe ne permettait de garantir à un demandeur qu’une nouvelle décision serait rendue. Par ailleurs, comme indiqué précédemment, les demandeurs ont admis que toutes les demandes ne justifiaient pas qu’une nouvelle décision soit rendue.

[62] Après l’introduction de la seconde demande, le guide externe a été mis à jour pour intégrer la procédure prescrite dans le guide interne et inclure un en‑tête relatif aux « demandes répétées ». La mise à jour est ainsi libellée :

[traduction]
Demandes répétées

Lorsqu’un projet a déjà fait l’objet d’une demande de désignation et que le ministre a donné une réponse négative, toute correspondance contenant une nouvelle demande de désignation pour le même projet proposé sera prise en considération si le ministre n’est pas empêché d’exercer son pouvoir de désigner le projet au titre du paragraphe 9(7) et si la correspondance démontre l’existence de nouveaux motifs justifiant l’examen de la demande.

Par exemple, un nouveau motif de considération peut consister en l’ajout de nouvelles informations pertinentes concernant les effets négatifs potentiels du projet relevant de la compétence fédérale, ou les effets négatifs directs ou accessoires, ou un changement important de la situation comme des modifications importantes apportées aux plans de conception du projet.

[63] Les demandeurs soutiennent que la procédure d’examen de leur seconde demande a manqué de transparence. Ils allèguent qu’au regard de la LEI, par laquelle la transparence est qualifiée d’objectif important, de telles pratiques ne devraient pas être tolérées. Ils soulignent l’importance de la transparence et de l’obligation redditionnelle dans le processus décisionnel des gouvernements : Appleby‑Ostroff c Canada (Procureur général), 2011 CAF 84 au para 38; Lempiala Sand v HMQ, 2022 ONSC 248 au para 93.

[64] Toutefois, je ne considère pas qu’il y ait un manque de transparence dans ce contexte, où le ministre conserve un large pouvoir discrétionnaire. Lorsque la loi est muette, un décideur administratif a le pouvoir discrétionnaire de réexaminer une décision; cependant, il n’y a pas d’obligation générale d’accorder la demande de réexamen, même si de nouvelles preuves sont présentées : Canada (Citoyenneté et Immigration) c Kurukkal, 2010 CAF 230 aux para 4‑5; Hussein c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 44 aux para 52, 57.

[65] Je suis d’accord avec le défendeur pour dire que les demandeurs discernent des droits là où il n’en existe pas.

[66] En outre, les demandeurs n’ont pas expliqué en quoi leur demande aurait été différente s’ils avaient eu connaissance de la procédure adoptée par le ministre.

[67] À mon avis, l’argument semble porter davantage sur le contenu de la décision et le refus du ministre de désigner le projet, plutôt que sur la procédure adoptée par le ministre. Je ne relève aucun manquement à l’équité procédurale susceptible de faire l’objet d’une révision.

C. À titre subsidiaire, le ministre a‑t‑il commis une erreur dans l’application du critère?

[68] Cependant, je suis d’avis qu’il y a une erreur susceptible d’être révisée quant aux lacunes que présentent les motifs du ministre. Les cours de révision doivent être en mesure de discerner une explication motivée pour la décision du décideur administratif : Alexion, au para 7. Le décideur administratif ne satisfait pas à cette exigence lorsque le raisonnement comprend des « lacune[s] fondamentale[s] », lorsque les motifs « ne font pas état d’une analyse rationnelle » ou « [lorsqu’il] est impossible de comprendre […] le raisonnement du décideur sur un point central », de sorte qu’il n’y a aucun véritable raisonnement : Alexion, au para 12; Vavilov, aux para 103‑104.

[69] Dans la seconde demande, FROGS a fourni de soi‑disant nouvelles informations sur trois questions : les effets négatifs cumulatifs allégués liés aux impacts sur les poissons et leur habitat et aux émissions de gaz à effet de serre; les changements importants apportés par le Règlement au régime législatif provincial et à la capacité de répondre aux préoccupations du public et à traiter les effets négatifs; l’augmentation alléguée des préoccupations du public concernant les effets négatifs relevant de la compétence fédérale.

[70] Cependant, le ministre ne fournit que deux commentaires en réponse à la seconde demande. Tout d’abord, le ministre indique qu’en vertu du Règlement, [traduction] « le promoteur sera tenu de réaliser un processus d’évaluation provincial simplifié relativement à son projet reposant sur la consultation des communautés autochtones et des membres intéressés du public. Cela inclura un processus d’évaluation des travaux préliminaires et la préparation d’un rapport sur les conditions environnementales et d’un rapport d’évaluation des répercussions environnementales » et que le promoteur « sera tenu de respecter toutes les autres exigences législatives, normes et pratiques applicables au projet ». Deuxièmement, le ministre mentionne [traduction] « [qu’]Environnement et Changement climatique Canada a conclu qu’il n’y avait pas d’habitat essentiel pour le pic à tête rouge dans la zone proposée pour le projet ».

[71] Aucun des arguments essentiels n’est abordé directement dans la décision, et aucune explication n’est donnée quant à la raison pour laquelle le ministre n’a pas considéré que les informations fournies sur ces questions justifiaient qu’une nouvelle décision soit rendue en vertu du paragraphe 9(1) de la LEI.

[72] Bien que la note de l’Agence fasse référence aux effets cumulatifs, l’analyse interne réalisée par l’Agence indique que celle‑ci n’a pas procédé à un examen approfondi de cette nouvelle demande, car elle était d’avis que [traduction] « les effets cumulatifs ne sont pas un facteur qui doit être pris en compte pour la désignation d’une activité concrète en vertu des paragraphes 9(1) ou 9(2) de la [LEI] ».

[73] Le défendeur soutient que cette approche est conforme à l’article 22 de la LEI qui, selon lui, prévoit que les effets cumulatifs ne peuvent pas être pris en compte tant que le projet n’a pas été désigné pour faire l’objet d’une évaluation d’impact.

[74] Les demandeurs affirment que cette approche est incompatible avec le guide externe, où les effets cumulatifs sont qualifiés de facteur pertinent à prendre en considération lors du traitement d’une demande de désignation. Ils ajoutent qu’elle est en contradiction avec l’approche adoptée lors du traitement de la décision initiale, alors que certains effets négatifs cumulatifs avaient été considérés, et ont souligné l’insuffisance des informations fournies. Enfin, ils assurent que cette approche va à l’encontre du cadre législatif de la LEI, laquelle encourage l’évaluation des effets cumulatifs des activités concrètes (alinéa 6(1)m)).

[75] Contrairement à ce qu’il appert dans les décisions Première Nation Sagkeeng c Canada (Procureur général), 2021 CF 344 et Première Nation Crie Mikisew c Agence canadienne de l’environnement et changement climatique, 2022 CF 102, il ne ressort pas clairement de la décision que le ministre a pris en compte les effets cumulatifs. La note de l’Agence donne par ailleurs à penser qu’ils n’ont a pas été pris en compte.

[76] Je suis d’accord avec les demandeurs pour dire que par rapport à la décision initiale et au guide externe, cela ne fait pas état d’une analyse rationnelle. L’omission d’inclure toute mention ou justification dans la décision sur la manière dont le ministre a traité la demande relative aux effets cumulatifs et sur la raison pour laquelle il n’a pas considéré cette question comme une modification substantielle de la demande initiale constitue une lacune fondamentale dans la réponse du ministre.

[77] De même, rien ne permet de conclure que le ministre a pris en compte les observations de FROGS concernant l’impact du Règlement sur le mécanisme permettant de répondre aux préoccupations du public. Dans la seconde demande, FROGS a fait valoir que le Règlement conférait au promoteur le pouvoir discrétionnaire de choisir qui consulter plutôt que de donner au grand public la possibilité de participer au processus d’évaluation provincial, comme indiqué dans la décision initiale et dans l’avis donné par l’Agence relativement à cette décision.

[78] Bien que la note de l’Agence indique que celle‑ci a pris en compte les préoccupations relatives au Règlement qui avaient été soulevées dans la seconde demande, elle ne mentionne pas cette question soulevée par FROGS. Dans sa décision, le ministre s’est contenté d’indiquer que [traduction] « le promoteur sera tenu de réaliser un processus d’évaluation provincial simplifié relativement pour son projet reposant sur la consultation des communautés autochtones et des membres intéressés du public ». Je suis d’accord avec les demandeurs pour dire que ces commentaires généraux et la note de l’Agence sont insuffisants pour conclure que le ministre s’est penché sur cet argument sur le fond.

[79] La décision est encore compliquée par la déclaration du ministre selon laquelle [traduction] « [p]uisqu’aucun changement important n’a été apporté au projet, il n’y a pas lieu de réexaminer la décision de l’ancien ministre » [non souligné dans l’original]. Cette déclaration, contradictoire aux règles énoncées dans le guide interne, crée une certaine confusion quant à la possibilité que le ministre ait pris en compte de manière plus générale l’existence d’une nouvelle information ou d’un changement important dans la situation lorsqu’il a appliqué son critère de comparaison.

[80] Le défendeur affirme que la décision est de nature administrative et que, par conséquent, la production de motifs détaillés n’est pas nécessaire : Trivedi c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2010 CF 422. Néanmoins, la nature administrative de la décision ne dispense pas le décideur de l’obligation de démontrer qu’il a réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés soulevées par les parties (Vavilov, aux para 127‑128), ou de produire une décision qui satisfait aux exigences de transparence, d’intelligibilité et de justification.

[81] En outre, le contexte de la décision doit être considéré au regard du régime législatif applicable. En l’espèce, l’objet de la loi visant à promouvoir la participation du public et la transparence confirme la nécessité d’exposer plus en détail les motifs pour lesquels la seconde demande n’a pas été considérée comme présentant des changements importants ou de nouvelles informations.

[82] Bien qu’une cour de révision puisse « relier les points sur la page », elle ne peut le faire que lorsque « les lignes, et la direction qu’elles prennent » sont clairement visibles : Vavilov, au para 97; Alexion, aux para 16‑17.

[83] La décision, lue seule ou en complément du dossier, manque de clarté. À mon avis, la décision ne répond pas aux critères de transparence, d’intelligibilité et de justification requis; par conséquent, elle est déraisonnable.

IV. Conclusion

[84] Pour toutes ces raisons, j’accueillerai la présente demande de contrôle judiciaire. Comme je suis d’avis que le ministre n’a pas entravé l’exercice de son pouvoir discrétionnaire, je ne déclarerai pas la décision illégale, mais j’émettrai une déclaration selon laquelle la décision est déraisonnable.

[85] Étant donné que je considère que l’affaire est un succès partagé et qu’elle constitue un litige d’intérêt public, il n’y a pas lieu d’adjuger des dépens.

 


ORDONNANCE

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. L’intitulé de la cause est modifié de manière à ce que le ministre de l’Environnement et du Changement climatique ne soit plus désigné comme défendeur.

  2. La demande de contrôle judiciaire est accueillie en partie et la décision du ministre de l’Environnement et du Changement climatique datée du 10 février 2022 est déclarée déraisonnable pour les motifs exposés en l’espèce.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Angela Furlanetto »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑564‑22

 

INTITULÉ :

FORBID ROADS OVER GREEN SPACES, RESCUE LAKE SIMCOE CHARITABLE FOUNDATION, exerçant ses activités sous le nom de RESCUE LAKE SIMCOE COALITION, FEDERATION OF ONTARIO NATURALISTS, exerçant ses activités sous le nom de ONTARIO NATURE, WESTERN CANADA WILDERNESS COMMITTEE, WILDLANDS LEAGUE, EARTHROOTS FUND, et ENVIRONMENTAL DEFENCE CANADA INC. c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 2 novembre 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE FURLANETTO

 

DATE DES MOTIFS :

Le 20 avril 2023

 

COMPARUTIONS :

Lindsay Beck

Ian Miron

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Jacqueline Dais‑Visca

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

EcoJustice

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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