Dossier : IMM-1237-22
Référence : 2023 CF 608
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 26 avril 2023
En présence de monsieur le juge McHaffie
ENTRE : |
RABIA AKRAM MOHAMMAD AKRAM MOHAMMAD AMIN ALI
SHAMAEL HASAN IJAZ AHMED MOH G MURTAZA
AHMED HASAN IJAZ AHMED MOHAMED MURTAZA
MOHAMED HASAN IJAZ AHMED MGHUL MURTAZA
|
demandeurs |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
[1] Rabia Ali et ses trois enfants mineurs sollicitent le contrôle judiciaire des décisions par lesquelles un agent des visas a rejeté leurs demandes de permis d’études. Pour les motifs qui suivent, je conclus que les décisions sont déraisonnables et qu’elles doivent être annulées.
[2] La demande de permis d’études présentée par Mme Ali était fondée sur son projet d’obtenir un diplôme en arts de la boulangerie-pâtisserie et en gestion du Collège Centennial, situé à Toronto. Mme Ali souhaitait améliorer ses techniques de boulangerie‑pâtisserie et ses compétences en gestion commerciale pour les besoins du commerce en ligne de boulangerie‑pâtisserie qu’elle avait lancé à Bahreïn en 2019. Il était prévu que le mari de Mme Ali demeure à Bahreïn, vive dans la résidence familiale située à Tubli, et travaille à son entreprise de textile. Les trois enfants du couple devaient accompagner Mme Ali au Canada pour la durée de ses études et fréquenter des écoles publiques de Toronto. Les demandes des enfants dépendaient donc de l’issue de la demande de la mère.
[3] L’agent des visas qui a rejeté les demandes n’était pas convaincu que Mme Ali quitterait le Canada à la fin de son séjour. Les motifs ayant mené l’agent à cette conclusion sont énoncés dans la lettre de refus datée du 7 février 2022 ainsi que dans les notes consignées dans le Système mondial de gestion des cas [le SMGC], lesquelles sont reproduites dans la lettre. La lettre de refus indique simplement que l’agent n’était pas convaincu que Mme Ali quitterait le Canada à la fin de son séjour, compte tenu (i) de ses liens familiaux au Canada et dans son pays d’origine; (ii) de l’objet de sa visite; et (iii) de sa situation d’emploi actuelle. Dans les notes qu’il a consignées dans le SMGC, l’agent a ainsi expliqué son rejet de la demande :
[traduction]
J’ai examiné la demande. [Citoyenne] bahreïnite âgée de 39 ans, accompagnée d’enfants mineurs d’âge scolaire de 13, 11 et 8 ans. Elle demande un permis d’études et de travail dans le but d’obtenir un diplôme en arts de la boulangerie-pâtisserie et en gestion du Collège Centennial. En décembre 2001, la demanderesse principale a terminé ses études secondaires, avec une moyenne de 61 %, puis, en août 2004, elle a obtenu un baccalauréat en économique à la suite du programme de deux ans de l’Université Lahore, avec une moyenne de 57 %. Elle a déclaré qu’elle travaillait à domicile comme boulangère-pâtissière et vendait ses produits en ligne depuis janvier 2019. Je ne suis pas convaincu que la demanderesse quittera le Canada à la fin de son séjour à titre de résidente temporaire. Je souligne ce qui suit : la cliente est mariée, a des personnes à charge ou déclare entretenir des liens familiaux étroits dans son pays d’origine, mais elle n’est pas suffisamment établie[.] Après avoir examiné les liens familiaux, financiers et professionnels de la demanderesse en tenant compte de sa décision de s’en séparer pour la durée de ses études, qui sont mal justifiées, je suis d’avis que les liens avec son pays de résidence sont insuffisants pour l’inciter à y retourner à la fin de la période de séjour autorisée au Canada. Après avoir pris note de ses antécédents scolaires et professionnels, de sa situation financière, ainsi que de son projet d’études et des explications fournies à cet égard, je ne suis pas convaincu que la demanderesse est une étudiante authentique qui poursuivra des études au Canada. Les avantages associés au programme d’études proposé ne semblent pas justifier les coûts ni les difficultés que suppose le fait d’étudier à l’étranger. Par conséquent, je ne suis pas convaincu que la demanderesse s’inscrira à un [établissement d’enseignement désigné] pour y poursuivre ses études ni qu’elle quittera le Canada à la fin de la période de séjour autorisée. Compte tenu de la situation d’emploi actuelle de la demanderesse, je suis d’avis qu’elle n’a pas démontré un degré d’établissement suffisant pour me convaincre qu’elle quittera le Canada à la fin de la période de séjour autorisée. Après avoir soupesé les facteurs pertinents pour la présente demande, je ne suis pas convaincu que la demanderesse quittera le Canada à la fin de la période de séjour autorisée. Pour les motifs qui précèdent, je rejette la présente demande.
[Non souligné dans l’original; fautes mineures de typographie corrigées pour faciliter la lecture.]
[4] Les demandes des enfants ont toutes été rejetées au motif que, puisqu’ils devaient accompagner Mme Ali, dont la demande avait été rejetée, l’objet de leur voyage n’était plus pertinent.
[5] La norme de contrôle applicable au fond de la décision rendue par l’agent des visas est celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov] aux para 16, 17, 23‑25; Marcelin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 761 [Marcelin] au para 7. Mme Ali soutient que l’agent a déraisonnablement fait abstraction de la preuve à l’appui de sa demande et que les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la transparence, l’intelligibilité et la justification, ne se dégagent pas des motifs « généraux »
qu’il a fournis : Vavilov, aux para 15, 81, 85, 86.
[6] Étant donné le contexte administratif dans lequel les agents des visas rendent leurs décisions, la Cour a confirmé qu’ils n’étaient pas tenus de fournir des motifs détaillés ou volumineux pour justifier le rejet d’une demande : Patel c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2020 CF 77 aux para 15, 17, citant l’arrêt Vavilov, aux para 13, 67, 72, 127, 128; Marcelin, au para 9. Les décisions des agents des visas doivent également être examinées à la lumière du dossier, lequel peut « révéler que ce qui semble être une lacune des motifs ne constitue pas en définitive un manque de justification, d’intelligibilité ou de transparence »
: Vavilov, au para 94. Cela étant dit, la tâche d’interpréter les motifs à la lumière du dossier ne permet pas à la Cour de fournir simplement de nouveaux motifs qui n’ont pas été donnés par l’agent des visas ni d’émettre des hypothèses sur ce qu’il a pu penser : Vavilov, aux para 95‑97, citant la décision Komolafe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 431 au para 11.
[7] Après examen de la décision eu égard au contexte administratif et au dossier dont disposait l’agent, je suis d’accord pour dire qu’elle est déraisonnable.
[8] L’un des principaux motifs de rejet de la demande tient aux doutes qu’entretenait l’agent des visas au sujet des liens familiaux et de l’établissement de Mme Ali à Bahreïn (elle n’a aucune famille au Canada). Comme Mme Ali le souligne dans sa demande, elle est citoyenne de Bahreïn et est mariée depuis quinze ans à un homme qui est lui aussi citoyen de Bahreïn. Le couple possède une maison de grande valeur à Tubli, ainsi que d’autres biens, l’entreprise fondée en 2009 par le mari de Mme Ali et l’entreprise récemment lancée par Mme Ali. Ils ont trois enfants, tous nés à Bahreïn. Mme Ali a également un frère qui habite dans ce pays.
[9] En ce qui concerne les liens familiaux et l’établissement de la demanderesse à Bahreïn, l’agent des visas a formulé ses motifs de manière énigmatique : « la cliente est mariée, a des personnes à charge ou déclare entretenir des liens familiaux étroits dans son pays d’origine, mais elle n’est pas suffisamment établie. »
Cette phrase, comme l’a justement qualifiée Mme Ali, est clairement une formule générale ou passe‑partout. La phrase regroupe diverses possibilités sans préciser lesquelles s’appliquent en l’espèce ni expliquer pourquoi l’agent des visas a jugé que Mme Ali n’était [traduction] « pas suffisamment établie »
malgré ses antécédents personnels. La Cour et Mme Ali ne peuvent qu’essayer de deviner pourquoi l’agent a conclu que celle-ci n’était [traduction] « pas suffisamment établie »
à Bahreïn après 15 ans de mariage dans ce pays. Les motifs ne possèdent pas les caractéristiques attendues d’une décision administrative, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité.
[10] S’agissant de cette formulation bien précise, je tiens à faire remarquer que la Cour est parvenue à une conclusion identique ou similaire dans plusieurs autres affaires, notamment : Vahdati c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1083 [Vahdati] aux para 4, 7‑12; Namin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1706 aux para 5, 10‑17; Ahadi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 25 aux para 8, 17‑19; voir aussi la décision Shahrezaei c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 499 [Shahrezaei] aux para 11, 18‑20, qui a été rendue après l’audition de la présente demande.
[11] Plus loin, lorsque l’agent des visas mentionne avoir examiné les liens familiaux de Mme Ali [traduction] « en tenant compte de sa décision de [se] séparer »
de sa famille, il ne fournit à nouveau aucune explication. Il semble que l’agent a tiré une certaine conclusion défavorable quant aux liens que Mme Ali entretient avec son mari et son frère à Bahreïn, du fait qu’elle était prête à s’en séparer afin de poursuivre des études. Si tel est le cas, cette conclusion est quelque peu ironique, puisque, dans d’autres affaires, l’agent des visas a considéré comme un facteur défavorable le fait que le conjoint du demandeur accompagne celui-ci au Canada : voir, par exemple, Vahdati, aux para 7, 10, citant la décision Balepo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 268 aux para 15, 16; Shahrezaei, au para 18. Mme Ali fait remarquer que le rejet de sa propre demande antérieure de permis d’études semble montrer que l’agent a considéré comme un facteur défavorable le fait que son mari l’accompagne. Les demandeurs de permis d’études qui sont mariés se trouveraient certainement dans une situation difficile si tant la possibilité qu’ils soient accompagnés au Canada par leur conjoint que celle qu’ils soient prêts à s’en séparer pouvaient jouer en leur défaveur. Quoi qu’il en soit, dans sa décision, l’agent des visas n’explique pas pourquoi ni dans quelle mesure le fait que Mme Ali soit prête à se séparer de sa famille et distendre d’autres liens qu’elle entretient à Bahreïn a eu une incidence sur la conclusion qu’il a tirée, selon laquelle ces liens étaient [traduction] « insuffisants pour [inciter Mme Ali] à quitter le pays à la fin de la période de séjour autorisée au Canada »
.
[12] S’agissant de l’objet de la visite, à savoir la poursuite du programme d’études proposé, l’agent des visas a affirmé avoir examiné les antécédents scolaires et le plan d’études de Mme Ali. Selon l’agent, les études visées étaient [traduction] « mal justifiées »
et les avantages [traduction] « ne sembl[aient] pas justifier les coûts ni les difficultés que suppose le fait d’étudier à l’étranger »
. Encore une fois, la Cour et Mme Ali se trouvent réduites à des conjectures sur ce qui a mené l’agent à tirer cette conclusion.
[13] Il ne fait aucun doute que l’agent des visas qui, dans le contexte d’une demande de permis d’études, examine la question de savoir si le demandeur quittera le Canada à la fin de la période de séjour autorisée peut, voire doit, évaluer le plan d’études : Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227, art 216(1)b); Vavilov, aux para 126‑128; Zhang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1679 [Zhang] au para 20; Farnia c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 511 [Farnia] au para 18. Le plan d’études qui soulève des doutes ou présente des lacunes quant à son caractère raisonnable ou rationnel peut porter l’agent des visas à conclure que le demandeur n’a pas établi qu’il est un véritable étudiant qui a l’intention et la capacité de suivre un programme d’études : Farnia, au para 18; Hamid c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 886 au para 24. Un tel raisonnement doit cependant être exposé de manière adéquate; il ne devrait pas équivaloir à de simples conseils en orientation professionnelle axés sur la « valeur de l’apprentissage »
pour le demandeur : Zhang, aux para 20, 21; Naeem v Canada (Citizenship and Immigration), 2022 FC 391 aux para 15‑18, 23; Jalilvand c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1587 au para 18, citant la décision Lingepo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 552 au para 18 et la décision Adom c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 26 au para 16; Najmi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 132 [Najmi] au para 25.
[14] En l’espèce, l’agent des visas n’a fourni aucune explication à l’appui de ses déclarations selon lesquelles le plan d’études de Mme Ali était [traduction] « mal justifi[é] »
et les avantages du programme d’études proposé [traduction] « ne sembl[aient] pas justifier les coûts ni les difficultés que suppose le fait d’étudier à l’étranger »
. Même au vu du dossier, la Cour ne peut comprendre quels doutes entretenait l’agent ni pourquoi ces doutes l’ont porté à conclure qu’il n’était pas convaincu que Mme Ali quitterait le Canada à la fin de son séjour.
[15] En ce qui concerne la question des liens familiaux et celle du plan d’études, le ministre a attiré l’attention sur des éléments du dossier et fait remarquer que des portions de la demande de Mme Ali étaient susceptibles de soulever des préoccupations, qui pourraient justifier le rejet de la demande. Je comprends que les observations du ministre sur ces questions se voulaient une réponse aux observations présentées par Mme Ali au sujet de la grande qualité de sa demande de permis d’études. Toutefois, ces observations ne peuvent tenir lieu de substitut au raisonnement de l’agent des visas pour démontrer le caractère raisonnable de la décision. En fait, le rôle de la Cour consiste à vérifier si la décision rendue par l’agent des visas était justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques qui ont une incidence sur celle‑ci, et non à examiner le dossier pour chercher à savoir s’il était justifié pour l’agent des visas, ou s’il le serait pour la Cour, de tirer la même conclusion : Vavilov, au para 86; Najmi, au para 26.
[16] Par conséquent, je conclus que la décision de l’agent des visas est déraisonnable et qu’elle doit être annulée. Compte tenu de cette conclusion, il n’est pas nécessaire que j’examine l’argument avancé par Mme Ali selon lequel l’agent des visas a injustement tiré des conclusions défavorables quant à sa crédibilité sans lui donner l’occasion de dissiper les doutes qu’il entretenait. Étant donné que les demandes des enfants étaient liées à la demande de Mme Ali et que l’agent des visas les a rejetées en raison de l’issue de la demande de celle‑ci, les décisions de rejet de ces demandes doivent également être annulées.
[17] Aucune des parties n’a proposé de question à certifier, et je conviens que la présente affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT dans le dossier IMM-1237-22
LA COUR STATUE :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie. Les décisions datées du 7 février 2022, par lesquelles l’agent des visas a rejeté les demandes de permis d’études des demandeurs, sont annulées, et les demandes sont renvoyées à un autre agent pour nouvelles décisions.
« Nicholas McHaffie »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM-1237-22 |
INTITULÉ :
|
RABIA AKRAM MOHAMMAD AKRAM MOHAMMAD AMIN ALI ET AUTRES c
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 8 FÉVRIER 2023
|
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE MCHAFFIE
|
DATE DU JUGEMENT |
LE 26 AVRIL 2023
|
COMPARUTIONS :
Ugochukwu Udogu |
POUR LES DEMANDEURS |
Brad Bechard |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Ugochukwu Udogu
Avocat Toronto (Ontario)
|
POUR LES DEMANDEURS |
Procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR |