Dossier : IMM-3256-20
Référence : 2023 CF 541
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Toronto (Ontario), le 14 avril 2023
En présence de monsieur le juge Henry S. Brown
ENTRE : |
JUAN CARLOS CABRERA ALVAREZ YOVANKA SANTOS CHINEA |
demandeurs |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
I. Nature de l’affaire
[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une décision datée du 23 juin 2020 par laquelle la Section de la protection des réfugiés [la SPR] a conclu que les demandeurs n’ont pas qualité de réfugié au sens de la Convention ni qualité de personne à protéger en raison de doutes quant à la crédibilité de leurs demandes d’asile.
II. Faits
[2] Les demandeurs sont un époux et une épouse de citoyenneté cubaine, qui seront désignés respectivement comme étant « le demandeur principal » et « la codemanderesse ». Voici leur description des faits.
[3] En bref, les demandeurs affirment que le demandeur principal a commencé à recevoir des menaces et à être surveillé après avoir dénoncé, lors d’une assemblée en milieu de travail, les modifications de la Constitution proposées par le gouvernement cubain. Le demandeur principal aurait été congédié de son emploi au sein du gouvernement parce qu’il n’était pas digne de confiance [traduction] « sur le plan politique » en raison de son discours antigouvernemental. Par la suite, le chef du comité pour la défense de la révolution aurait commencé à interroger la famille, les amis et les voisins du demandeur principal pour obtenir des renseignements sur lui. Le demandeur principal affirme qu’il s’est vu refuser l’accès à l’emploi et que la codemanderesse a été considérée comme une [traduction] « dissidente » et a été congédiée de son poste au sein du gouvernement après leur départ de Cuba.
[4] Les demandeurs avaient antérieurement présenté des demandes de visa de visiteur au Canada, le 10 juillet 2018. Les visas ont été délivrés quelques jours plus tard, le 17 juillet 2018. Craignant pour leur sécurité, les demandeurs ont utilisé ces visas pour venir au Canada le 8 mai 2019.
III. Décision faisant l’objet du contrôle
[5] La question déterminante pour le tribunal de la SPR était celle de la crédibilité. Dans ses motifs, la SPR a reconnu que le témoignage du demandeur principal concordait avec son exposé circonstancié, mais a estimé qu’il n’avait fait aucun effort pour obtenir des éléments de preuve corroborants auxquels on se serait attendu. Elle a conclu que le manque d’efforts n’était pas crédible selon la prépondérance des probabilités. Le tribunal a également tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité concernant une lettre présentée par le demandeur principal et provenant d’un ami du Parti communiste cubain. Compte tenu de ce qui précède, la SPR a conclu que le demandeur principal n’était pas un témoin crédible selon la prépondérance des probabilités.
[6] Par conséquent, la SPR a ensuite évalué la preuve documentaire et a conclu qu’elle n’appuyait pas une décision favorable à l’égard de la demande d’asile. Ces conclusions sont analysées plus en détail ci-après.
A. Le demandeur principal n’a pas été menacé
[7] En ce qui concerne le discours que le demandeur principal aurait fait à une assemblée en milieu de travail, la SPR a mentionné qu’il n’avait présenté aucune lettre de collègues confirmant cet événement et sa convocation subséquente au bureau d’un fonctionnaire. Durant l’audience, il a été demandé au demandeur principal s’il avait tenté d’obtenir des documents, mais en vain. Il a répondu qu’il avait obtenu tout ce qu’il voulait présenter. Il a affirmé qu’il ne pouvait pas obtenir plus de documents parce que beaucoup de gens craignaient les autorités de l’État et ne voulaient pas prendre de risques.
[8] La SPR a conclu qu’il n’était pas raisonnable de simplement présumer que ses collègues ne rédigeraient pas de lettre d’appui par crainte.
[9] Pour la même raison, le demandeur principal n’a pas tenté d’obtenir de document corroborant auprès de membres de sa famille ou d’amis. Dans un cas, il a oublié de le demander.
[10] Par conséquent, la SPR a conclu que le demandeur principal n’avait fait aucun effort pour obtenir des documents afin d’étayer toutes les allégations sur lesquelles repose sa demande d’asile et qu’il n’avait pas expliqué de façon raisonnable pourquoi il ne l’avait pas fait. Elle a donc conclu, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur principal n’avait pas dénoncé le gouvernement à l’assemblée en milieu de travail. Elle a également tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité.
B. Le demandeur principal n’a pas été congédié
[11] La SPR a conclu de façon similaire que la lettre d’appui de l’ami du demandeur principal posait plusieurs problèmes de crédibilité. Plus précisément, la SPR a relevé les problèmes suivants : 1) le document est une impression d’un courriel, et non une lettre signée ou faite devant témoin; 2) le courriel provient d’une personne dont le nom est inconnu et est envoyé d’une adresse de courriel méconnaissable à une autre adresse de courriel méconnaissable; 3) l’auteur du courriel a mal orthographié le prénom et le nom de famille de l’expéditeur présumé et a omis son second nom de famille.
[12] La SPR a conclu qu’il était plus probable que le contraire que la lettre ne soit pas authentique. De l’avis de la SPR, il est peu probable qu’une personne ait mal écrit son nom plus d’une fois dans un courriel qu’elle a elle-même rédigé. De plus, elle a conclu que le fait que la lettre envoyée par courriel n’ait pas été transmise directement aux demandeurs par l’auteur du courriel mine également sa fiabilité.
[13] Compte tenu de ces doutes, la SPR a conclu que le collègue n’avait pas informé le demandeur principal du fait qu’il avait été congédié parce qu’il n’était pas [traduction] « digne de confiance sur le plan politique ». La SPR a également tiré une autre conclusion défavorable quant à la crédibilité globale du demandeur principal.
[14] Cette conclusion n’a pas été contestée à l’audience.
C. La famille n’a pas été interrogée
[15] La SPR a également jugé que le fait que le demandeur principal présume simplement que sa famille, ses amis et ses voisins ont peur de l’appuyer en lui fournissant une lettre n’est pas une excuse raisonnable pour ne pas en demander une. Compte tenu de l’absence d’éléments de preuve, la SPR a conclu que le demandeur principal n’avait pas établi, selon la prépondérance des probabilités, que les organismes d’application de la loi avaient interrogé sa famille, ses amis ou ses voisins. La SPR a tiré une autre conclusion défavorable quant à la crédibilité globale du demandeur principal.
D. Départ tardif de Cuba
[16] La SPR n’a pas admis l’explication du demandeur principal selon laquelle il a retardé leur départ de Cuba parce qu’il avait un bon emploi et qu’il croyait que les autorités de l’État l’oublieraient. Selon la SPR, si le demandeur principal croyait qu’il était persécuté en raison de ses opinions politiques et s’il sait que la libre expression n’est pas permise à Cuba, il serait raisonnable de fuir le pays à la première occasion. De plus, la SPR a mis en doute la croyance du demandeur principal selon laquelle les menaces se dissiperaient, vu l’intensité prétendument croissante de l’intérêt de l’État à son égard.
[17] Compte tenu de ces problèmes, la SPR a conclu que les explications du demandeur principal concernant son départ tardif et l’intérêt de l’État à son égard n’étaient pas crédibles. La SPR a également tiré une autre conclusion défavorable quant à la crédibilité. L’ensemble des conclusions quant à la crédibilité concernant le demandeur principal a amené la SPR à conclure que les autorités cubaines ne s’étaient jamais intéressées au demandeur principal.
E. La codemanderesse n’a pas été congédiée
[18] La SPR a également considéré comme étant problématique l’absence de documents corroborants concernant le prétendu congédiement de la codemanderesse et son statut de « dissidente ». Elle a rejeté l’observation du demandeur principal selon laquelle il n’avait pas pensé à obtenir une lettre du collègue de son épouse pour appuyer leur demande d’asile. La SPR a conclu que cette explication n’était pas raisonnable selon la prépondérance des probabilités. Compte tenu de ces facteurs, la SPR a conclu, selon la prépondérance des probabilités, que la codemanderesse n’était pas considérée comme une dissidente et n’avait pas été congédiée. La SPR s’est également fondée sur des conclusions défavorables antérieures concernant la crédibilité du demandeur principal et a conclu que la présomption de véracité avait été réfutée. Cette conclusion n’a pas été contestée à l’audience.
F. Absence de minimum de fondement
[19] Comme la présomption de véracité avait été réfutée, la SPR s’est ensuite demandé si la preuve documentaire pouvait à elle seule justifier une décision favorable relativement à la demande d’asile. En fin de compte, elle a conclu que la preuve documentaire déposée ne pouvait pas justifier une décision favorable à l’égard de la demande d’asile des demandeurs étant donné les conclusions défavorables quant à la crédibilité.
[20] De plus, la SPR a pris en compte la preuve objective sur le pays pour conclure qu’il est plus probable que le contraire que le gouvernement cubain ne fasse subir aucune conséquence aux demandeurs pour avoir présenté en vain une demande d’asile ailleurs.
IV. Questions en litige
[21] Les demandeurs soulèvent les questions suivantes :
1)La SPR a-t-elle commis une erreur en tirant des conclusions défavorables quant à la crédibilité en raison de l’absence d’éléments de preuve corroborants?
2)La SPR a-t-elle commis une erreur en tirant des conclusions défavorables quant à la crédibilité en raison du départ tardif des demandeurs de Cuba?
3)La SPR a-t-elle commis une erreur en concluant à l’absence de minimum de fondement de leur demande d’asile?
[22] Le défendeur soutient que les demandeurs n’ont pas établi l’existence d’une erreur justifiant l’annulation de la décision de la SPR.
[23] La question en litige est de savoir si la décision de la SPR était raisonnable.
V. Norme de contrôle
[24] La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, rendu en même temps que l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], le juge Rowe, s’exprimant au nom de la majorité, explique les attributs que doit présenter une décision raisonnable et les exigences imposées à la cour de révision qui contrôle une décision selon la norme de la décision raisonnable :
[31] La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, par. 85). Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l]a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, par. 97, citant Newfoundland Nurses).
[32] La cour de révision devrait se demander si la décision dans son ensemble est raisonnable : « … ce qui est raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen » (Vavilov, par. 90). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle-ci » (Vavilov, par. 99, citant Dunsmuir, par. 47 et 74, et Catalyst Paper Corp. c. North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 R.C.S. 5, par. 13).
[33] Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov, par. 100). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de justice que « la lacune ou la déficience [invoquée] […] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, par. 100).
[Non souligné dans l’original.]
[25] L’arrêt Vavilov exige également que la cour de révision se demande si la décision s’attaque de façon significative aux questions clés :
[128] Les cours de révision ne peuvent s’attendre à ce que les décideurs administratifs « répondent à tous les arguments ou modes possibles d’analyse » (Newfoundland Nurses, par. 25) ou « tire[nt] une conclusion explicite sur chaque élément constitutif du raisonnement, si subordonné soit-il, qui a mené à [leur] conclusion finale »(par. 16). Une telle exigence aurait un effet paralysant sur le bon fonctionnement des organismes administratifs et compromettrait inutilement des valeurs importantes telles que l’efficacité et l’accès à la justice. Toutefois, le fait qu’un décideur n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise. En plus d’assurer aux parties que leurs préoccupations ont été prises en considération, le simple fait de rédiger des motifs avec soin et attention permet au décideur d’éviter que son raisonnement soit entaché de lacunes et d’autres failles involontaires : Baker, par. 39.
[Non souligné dans l’original.]
VI. Analyse
A. Absence d’éléments de preuve corroborants
[26] Les demandeurs soutiennent que la SPR a commis une erreur en tirant des conclusions défavorables quant à la crédibilité en raison de l’absence d’éléments de preuve corroborants. Il s’agit de la question centrale dans le présent contrôle judiciaire, et, compte tenu de mes conclusions, de la question déterminante.
[27] Les demandeurs soulignent à juste titre que, mis à part l’absence d’éléments de preuve corroborants, la SPR n’a fourni aucun motif pour conclure que le récit du demandeur principal concernant les événements manquait de crédibilité. Selon les demandeurs, rien d’autre n’indiquait que son témoignage n’était pas crédible.
[28] À mon avis, la présente affaire repose sur l’application de l’exception ou de la dérogation aux principes énoncés dans la décision MalDonado c Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1980] 2 CF 302 (CA), comme la Cour l’a déclaré dans la décision Luo c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 823 [Luo]. Dans cette décision, la juge Strickland résume le droit ainsi :
[20] Toutefois, il a été conclu qu’il est erroné de tirer une conclusion défavorable quant à la crédibilité en s’appuyant seulement sur l’absence d’éléments de preuve à l’appui (He, aux paragraphes 22 et 24; Guven, au paragraphe 37; et Ismaili, au paragraphe 53). Cependant, dans les cas où il existe un motif valable de douter de la crédibilité du demandeur d’asile ou lorsque sa version des faits est invraisemblable, l’absence de preuve documentaire peut être valablement prise en considération pour les besoins de l’appréciation de la crédibilité du demandeur s’il se révèle incapable de fournir une explication raisonnable (Guven, au paragraphe 38, et Ismaili, au paragraphe 36). Il est en outre permis à la SPR de prendre en compte l’insuffisance des efforts déployés par le demandeur d’asile pour obtenir des éléments corroborants pour établir les éléments de sa demande d’asile et d’en tirer une inférence défavorable (Ismaili, au paragraphe 33).
[21] Il a été conclu dans d’autres précédents judiciaires à l’existence d’une exception ou d’une dérogation à la présomption de véracité formulée dans l’arrêt Maldonado, en ce sens qu’il est permis au décideur de tirer une inférence défavorable concernant le témoignage du demandeur d’asile dans le cas où ce dernier ne produit pas les éléments de preuve dont le décideur s’attend raisonnablement à ce qu’il dispose dans sa situation, et que le demandeur d’asile ne motive pas ce défaut de production par des explications raisonnables (Murugesu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 819, au paragraphe 30; Radics c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 110, aux paragraphes 30 à 32 (Radics); en outre, voir Tellez Picon c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 129, au paragraphe 12; Ryan c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 816, au paragraphe 19; Rojas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 849, au paragraphe 6 (Rojas); Ding c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 820, au paragraphe 15; Lakatos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 785, au paragraphe 26; Mowloughi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 270, au paragraphe 65; Delosevic c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 831, au paragraphe 14, et Jin c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 359, au paragraphe 28). C’est-à-dire que le décideur, en l’occurrence la SPR, n’est fondé à prendre en considération la non-production de documents corroborants que s’il a des motifs légitimes de douter de la crédibilité du demandeur d’asile, ou s’il n’admet pas les explications par lesquelles celui-ci essaie de justifier cette non-production alors qu’il serait raisonnable de penser qu’il peut se procurer les documents en question (Radics, au paragraphe 30). Dans un tel cas, la SPR doit « préciser la nature des documents qu’elle s’attendait à recevoir et tirer une conclusion à cet effet » (Rojas, au paragraphe 6).
[22] La réponse à la question de savoir s’il est raisonnable d’exiger des éléments de preuve corroborants dépend des faits de chaque espèce (Lopera c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 653, au paragraphe 31).
[23] En ce qui concerne la question de la vraisemblance, la SPR peut formuler des conclusions défavorables touchant la crédibilité du demandeur d’asile en se fondant sur l’invraisemblance de son récit, à condition que les inférences qu’elle tire soient raisonnables. Cependant, elle ne devrait formuler de telles conclusions que dans les cas les plus évidents, c’est-à-dire, seulement si les faits exposés débordent le cadre de ce à quoi on peut raisonnablement s’attendre, ou si la preuve documentaire établit l’impossibilité que les événements se soient produits comme le prétend le demandeur d’asile (Valtchev c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2001 CFPI 776, au paragraphe 7, et Lin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 683, au paragraphe 19).
[29] La question en litige est plus précisément de savoir si la SPR a raisonnablement conclu que le demandeur principal n’avait pas présenté des éléments de preuve corroborants dont le décideur s’attendait raisonnablement à ce qu’il dispose dans sa situation, et si la SPR a raisonnablement conclu que le demandeur d’asile n’avait pas motivé ce défaut de production par des explications raisonnables. Les éléments de preuve qui manqueraient de façon déraisonnable seraient des lettres d’appui de collègues qui l’ont entendu parler à l’assemblée en milieu de travail, des lettres d’appui de membres de la famille ou d’amis et une lettre d’appui de Rosie, qui se trouvait au Canada. Il ne fait aucun doute que ces éléments de preuve corroborants n’ont pas été déposés.
[30] Relativement à la question de savoir pourquoi le demandeur principal n’a pas de lettres de collègues, la SPR signale et conclut ce qui suit :
[traduction]
[16] Le demandeur d’asile principal a répondu que « les Cubains vivent dans la peur. Les gens ne veulent pas prendre de risques, et je les comprends. » J’admets que la population a probablement peur des autorités de l’État, mais il est déraisonnable de simplement présumer que ses collègues ne lui écriraient pas de lettre d’appui parce qu’ils ont peur.
[17] Le demandeur d’asile principal n’a fait aucun effort pour obtenir des documents à l’appui de ce qui est essentiellement tout le fondement de sa demande d’asile. Il ne m’a pas fourni d’explication que j’ai jugée raisonnable pour justifier ce manque d’efforts.
[18] Par conséquent, je conclus que, selon la prépondérance des probabilités, le demandeur d’asile n’a pas dénoncé le gouvernement à l’assemblée en milieu de travail ni n’a été convoqué au bureau du contre-espionnage militaire.
[31] Appelé à préciser pourquoi il n’avait pas de lettres de sa famille ou de ses amis, le demandeur principal a donné la même réponse, que la SPR a jugée déraisonnable. Questionné au sujet de Rosie, il a répondu qu’il n’y avait pas pensé, ce que la SPR a également jugé déraisonnable.
[32] En toute déférence, les conclusions de la SPR à cet égard ne sont pas raisonnables, car elles ne s’attaquent pas de façon significative à la preuve objective sur les conditions dans le pays selon laquelle Cuba est un État policier autoritaire à parti unique, caractérisé entre autres par la répression de la dissidence et par la présence de multiples appareils étatiques effectuant une surveillance de masse des communications.
[33] Je présume, même si je ne tire pas de conclusion à cet égard, puisqu’il appartient au décideur de les évaluer lors du nouvel examen, que ces conditions pourraient raisonnablement être perçues comme étant susceptibles de créer au sein de la population cubaine une crainte de la dictature au pouvoir et, en conséquence, une crainte de prendre des risques pour aider les dissidents, comme le demandeur principal l’a déclaré.
[34] Un document sur les conditions dans le pays (Département d’État des États-Unis) fait état de ce qui suit :
[traduction]
Cuba est un État autoritaire dirigé par Miguel Díaz-Canel, président du Conseil d’État et du Conseil des ministres, l’ancien président Raúl Castro étant le premier secrétaire du Parti communiste (PC). Cuba a un système à parti unique dans lequel la constitution reconnaît le PC comme étant le seul parti légal et la plus haute entité politique de l’État. Le 11 mars, les citoyens ont voté pour la ratification d’une liste présélectionnée de 605 candidats à l’Assemblée nationale. Une commission de candidature du PC a présélectionné tous les candidats, et le gouvernement a activement empêché que des candidats non approuvés par le PC soient inscrits sur le bulletin de vote. Le 19 avril, l’Assemblée nationale a élu M. Díaz-Canel à la présidence du Conseil d’État et du Conseil des ministres. Ni les élections législatives ni les élections nationales ne sont considérées comme ayant été libres ou équitables.
Les dirigeants nationaux, y compris des militaires, ont exercé un contrôle efficace sur les forces de sécurité.
Parmi les violations des droits de la personne qui ont été signalées, notons une exécution illégale et arbitraire par la police; des actes de torture infligés à des dissidents politiques, à des détenus et à des prisonniers par les forces de sécurité; des conditions carcérales déplorables et pouvant causer la mort; des cas d’arrestation et de détention arbitraires; des cas de détention de prisonniers politiques; et des cas d’ingérence arbitraire ou illégale dans la vie privée. Le gouvernement s’est livré à la censure et au blocage de sites, et la diffamation est criminalisée. Des limites ont été imposées à la liberté universitaire et culturelle; des restrictions ont été imposées au droit de réunion pacifique; la liberté d’association a été bafouée, les associations indépendantes n’étant notamment pas reconnues; et des restrictions ont été imposées à la liberté de mouvement interne et externe et à la participation à la vie politique. Il y a eu de la corruption officielle, de la traite de personnes, une interdiction des syndicats indépendants, et du travail obligatoire.
Sous la direction de leurs supérieurs, les fonctionnaires ont commis la plupart des violations des droits de la personne, n’ont mené aucune enquête sur les violations commises et n’ont intenté aucune poursuite contre les auteurs. L’impunité pour les agresseurs est demeurée répandue.
[35] À mon humble avis, la SPR a agi de façon déraisonnable lorsqu’elle a rejeté l’explication du demandeur principal concernant le fait qu’il n’avait pas fait appel à ses collègues, à ses amis ou à sa famille en raison de leur crainte et de leur réticence à prendre des risques en appuyant un dissident.
[36] Avant de rejeter l’explication, la SPR devait, suivant l’arrêt Vavilov, examiner attentivement la preuve objective sur les conditions dans le pays qui était susceptible de confirmer le caractère raisonnable de l’affirmation voulant que la population cubaine craigne son gouvernement, y compris son service du renseignement, son armée, sa police et l’appareil étatique participant au maintien de cet État à parti unique répressif et antidémocratique.
[37] À titre d’exemple, lorsque la SPR se demande si elle peut tirer une conclusion défavorable au sujet du témoignage d’un demandeur d’asile parce qu’il ne produit pas d’éléments de preuve dont le décideur s’attend raisonnablement à ce qu’il dispose dans sa situation et qu’il ne motive pas ce défaut de production par des explications raisonnables (voir Luo, para 21), il peut être nécessaire que la SPR évalue 1) d’abord si les conditions à Cuba sont telles qu’il peut raisonnablement être attendu des collègues, des membres de la famille ou des amis des dissidents qu’ils appuient les dissidents qui demandent l’asile parce qu’ils sont persécutés par les autorités cubaines ou, si leur crainte de l’État rend cela déraisonnable, 2) s’il était raisonnable de présumer que le soutien aux dissidents politiques ne serait pas offert à cause de la crainte de représailles de la part de l’État cubain.
[38] Ainsi, les évaluations de la crédibilité effectuées par la SPR ne se tiennent pas, et, bien entendu, la conclusion d’absence de minimum de fondement doit être annulée.
[39] L’espèce comporte d’autres questions, mais je ne formule aucune observation à leur égard parce que l’affaire sera réexaminée.
VII. Conclusion
[40] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie.
VIII. Question certifiée
[41] Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé de question de portée générale, et l’affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT dans le dossier IMM-3256-20
LA COUR REND LE JUGEMENT suivant : la demande de contrôle judiciaire est accueillie, l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour nouvelle décision, aucune question de portée générale n’est certifiée et aucuns dépens ne sont adjugés.
« Henry S. Brown »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM-3256-20 |
INTITULÉ :
|
JUAN CARLOS CABRERA ALVAREZ, YOVANKA SANTOS CHINEA c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE |
DATE DE L’AUDIENCE :
|
LE 4 AVRIL 2023 |
JUGEMENT ET MOTIFS :
|
LE JUGE BROWN |
DATE DES MOTIFS :
|
LE 14 avril 2023 |
COMPARUTIONS :
Ronald Shacter |
POUR LES DEMANDEURS |
Nicole Rahaman |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Silcoff, Shacter
Avocats
Toronto (Ontario)
|
POUR LES DEMANDEURS |
Procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR |