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Date : 20230321


Dossier : IMM-3368-21

Référence : 2023 CF 385

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 21 mars 2023

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

ERICK ALEJANDRO BARRON SALINAS

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Le demandeur est un citoyen du Mexique âgé de 32 ans. Il est arrivé au Canada pour la première fois en juin 2016 muni d’un visa de résident temporaire. Après être brièvement retourné au Mexique en novembre et décembre 2017, le demandeur est resté au Canada. Bien qu’il ait pu obtenir un permis d’études en 2017, le demandeur est maintenant sans statut au Canada. Il habite avec sa mère et sa sœur, qui sont toutes deux des résidentes permanentes du Canada.

[2] En juin 2020, le demandeur a présenté une demande de résidence permanente au Canada pour des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Il a fondé sa demande sur son établissement au Canada et sur les difficultés auxquelles sa mère et lui devraient faire face s’il devait retourner au Mexique.

[3] Dans une décision du 27 avril 2021, un agent principal d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada a rejeté la demande. L’agent a conclu que les facteurs sur lesquels le demandeur s’était appuyé n’étaient pas suffisants pour justifier une dispense pour considérations d’ordre humanitaire des exigences habituelles de la loi.

[4] Le demandeur sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette décision au titre du paragraphe 72(1) de la LIPR. Il soutient que la décision est déraisonnable. Comme je l’explique dans les motifs qui suivent, je suis d’accord avec lui. Par conséquent, la demande en l’espèce doit être accueillie et l’affaire doit être renvoyée pour nouvelle décision par un tribunal différemment constitué.

[5] Le paragraphe 25(1) de la LIPR permet au ministre d’accorder une dispense à un étranger qui demande le statut de résident permanent et qui est interdit de territoire ou qui ne se conforme pas à la loi. Le ministre peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables de la LIPR « s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient ». Lorsque le cas s’y prête, le pouvoir discrétionnaire d’accorder une dispense assure la souplesse voulue pour mitiger les effets découlant d’une application rigide de la loi : voir Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 19. La question de savoir si une dispense est justifiée dans un cas donné dépend des circonstances précises de l’affaire (Kanthasamy, au para 25).

[6] Il est bien établi que la norme de contrôle applicable à une décision relative à une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable (Kanthasamy, au para 44). La Cour suprême du Canada a confirmé, au paragraphe 10 de l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, qu’il s’agit de la norme de contrôle appropriée.

[7] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). La cour de révision doit faire preuve de retenue à l’égard d’une décision qui possède ces attributs (ibid). Pour qu’une décision soit jugée raisonnable, la cour de révision « doit être en mesure de suivre le raisonnement du décideur sans buter sur une faille décisive dans la logique globale; elle doit être convaincue qu’[un] mode d’analyse, dans les motifs avancés, […] pouvait raisonnablement amener le tribunal, au vu de la preuve, à conclure comme il l’a fait » (Vavilov, au para 102, guillemets internes et renvoi omis). En outre, « si des motifs sont communiqués, mais que ceux‑ci ne justifient pas la décision de manière transparente et intelligible […], la décision sera déraisonnable » (Vavilov, au para 136).

[8] Il incombe au demandeur de démontrer que la décision de l’agent est déraisonnable. Avant de pouvoir infirmer une décision pour ce motif, la cour de révision doit être convaincue « qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

[9] Je suis convaincu que le demandeur a établi que la décision de l’agent est déraisonnable sur un point essentiel.

[10] Pour étayer son affirmation selon laquelle il devrait faire face à des difficultés excessives s’il était obligé de quitter le Canada, le demandeur a fourni le rapport d’un psychologue clinicien qui avait diagnostiqué chez lui un trouble dépressif caractérisé. Ce rapport abordait le risque que le demandeur souffre d’une décompensation grave s’il retournait au Mexique, ainsi que les options de traitement au Mexique pour l’état du demandeur. Compte tenu de la nature du trouble de santé mentale du demandeur, de ses causes et du haut niveau de codépendance entre le demandeur et sa mère, le psychologue a prédit un risque important de décompensation si le demandeur devait retourner au Mexique. Renvoyant à une étude empirique sur les traitements en santé mentale au Mexique, le psychologue a également déclaré que les traitements de la dépression y sont dispensés de manière inadéquate. Le psychologue a donc conclu qu’il [traduction] « n’[était] pas recommandé que M. Barron retourne au Mexique avec l’espoir qu’une psychothérapie ou qu’un traitement psychiatrique compenserait les effets de son trouble dépressif caractérisé chronique ou qu’un traitement, sans sa mère, permettrait de rétablir sa capacité physique fonctionnelle ».

[11] L’agent chargé d’évaluer la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire a reconnu que le demandeur [traduction] « souffrait de problèmes de santé mentale », mais il n’a accordé [traduction] « qu’une certaine valeur aux autres conclusions de l’évaluation en l’absence d’éléments de preuve documentaire supplémentaires à l’appui des déclarations ». (Les préoccupations de l’agent semblent se rapporter principalement aux renseignements que le demandeur a fournis au psychologue au sujet de [traduction] « [sa] situation personnelle », y compris ses expériences passées, situation que l’agent a qualifiée de [traduction] « subjective puisqu’elle [était] vraisemblablement fondée sur des renseignements qui [avaient] été fournis à l’évaluateur par le demandeur (et sa mère) ».) Par conséquent, l’agent a [traduction] « accordé un certain poids à la santé mentale du demandeur, la considérant comme un élément défavorable (dans le cas où le demandeur serait renvoyé) dans le cadre de la présente demande ».

[12] Plus loin dans la décision, l’agent a noté que le demandeur avait fait valoir que, s’il était tenu de retourner au Mexique, [traduction] « il ne sera pas en mesure de trouver un emploi adéquat ou d’améliorer ses compétences » et que, [traduction] « à la suite de son diagnostic de trouble de santé mentale, il ne bénéficiera pas d’un traitement acceptable s’il est tenu d’y retourner ». L’agent a ensuite examiné les éléments de preuve relatifs aux conditions générales de l’économie et du marché de l’emploi au Mexique. Cependant, l’agent ne s’est jamais penché sur l’allégation du demandeur (étayée par le rapport du psychologue) selon laquelle il ne pourrait pas avoir accès à des traitements appropriés en santé mentale au Mexique. L’agent n’a pas non plus expliqué le rôle que ce dernier facteur a joué dans l’évaluation globale du bien‑fondé de la demande de dispense pour considérations d’ordre humanitaire.

[13] Le demandeur soutient que le défaut de l’agent de tenir compte du fait que des traitements appropriés en santé mentale ne sont pas accessibles au Mexique remet en question le caractère raisonnable de la décision. Le défendeur reconnaît que l’agent n’a pas expressément examiné ce facteur, mais il soutient qu’il ressort implicitement des motifs que l’agent n’a pas jugé qu’il était suffisant pour justifier une dispense. Selon lui, quand on l’interprète dans son ensemble eu égard au résultat, la décision satisfait aux exigences énoncées dans l’arrêt Vavilov malgré l’absence de conclusion explicite sur cette question.

[14] Je ne peux pas souscrire à l’argument du défendeur. Même s’il est vrai que l’agent a dû conclure que ce facteur était insuffisant (pris isolément ou combiné à d’autres facteurs) pour justifier une dispense pour considérations d’ordre humanitaire (autrement, la demande n’aurait pas été rejetée), les motifs ne permettent pas de comprendre pourquoi il a tiré pareille conclusion. En fait, nous ne savons même pas si l’agent a reconnu que le demandeur ne serait pas en mesure d’avoir accès à des traitements appropriés au Mexique ou, s’il a reconnu que cela ne serait pas le cas, quel poids a eu ce facteur dans la décision globale. Il ne s’agissait pas d’une question accessoire, mais d’une question centrale à la demande de dispense du demandeur. Bien que nous connaissions le résultat définitif, nous ne pouvons pas comprendre (en ce qui concerne une question centrale) la voie empruntée par l’agent pour arriver à ce résultat.

[15] Étant donné que l’agent a reconnu que le demandeur avait des [traduction] « problèmes de santé mentale » en se fondant sur le rapport du psychologue soumis en preuve et selon lequel le demandeur risquait de souffrir d’une décompensation s’il devait retourner au Mexique (ce à quoi l’agent a accordé [traduction] « un peu de poids ») et ne serait pas en mesure d’avoir accès à des traitements appropriés en santé mentale dans ce pays, il était tenu de rendre une décision à cet égard, puis d’expliquer quel poids avait eu ce facteur dans l’analyse globale. Comme l’indique l’arrêt Vavilov, « le fait qu’un décideur n’ait pas réussi à s’attaquer de façon significative aux questions clés ou aux arguments principaux formulés par les parties permet de se demander s’il était effectivement attentif et sensible à la question qui lui était soumise » (au para 128). Je suis d’avis que c’est le cas en l’espèce.

[16] La présente demande de contrôle judiciaire est donc accueillie. La décision de l’agent principal datée du 27 avril 2021 est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.

[17] Les parties n’ont soulevé aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3368-21

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de l’agent principal datée du 27 avril 2021 est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.

  3. Aucune question de portée générale n’est énoncée.

« John Norris »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3368-21

INTITULÉ :

ERICK ALEJANDRO BARRON SALINAS c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 9 août 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

DATE DES MOTIFS :

Le 21 mars 2023

COMPARUTIONS :

G. Michael Sherritt

Pour le demandeur

Meenu Ahluwalia

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Sherritt Greene

Calgary (Alberta)

 

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Calgary (Alberta)

Pour le défendeur

 

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