Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20230330


Dossier : T‑1168‑21

Référence : 2023 CF 448

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 30 mars 2023

En présence de monsieur le juge Southcott

ENTRE :

DR. REDDY’S LABORATORIES LTD. et DR. REDDY’S LABORATORIES, INC.

demanderesses

et

JANSSEN INC., JANSSEN ONCOLOGY, INC. et BTG INTERNATIONAL LTD.

défenderesses

ORDONNANCE ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La présente décision a trait à une requête qu’ont déposée les défenderesses, Janssen Inc., Janssen Oncology, Inc. et BTG International Ltd. [collectivement, Janssen], en vue de faire ajourner l’instruction de la présente action, engagée par les demanderesses, Dr. Reddy’s Laboratories Ltd. et Dr. Reddy’s Laboratories, Inc. [collectivement, DRL], en vertu de l’article 8 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité), DORS/93‑133 [le Règlement]. Dans le cadre de la présente action, DRL réclame des dommages‑intérêts contre Janssen en raison de la perte de ventes de son produit pharmaceutique à base d’acétate d’abiratérone.

[2] Dans la présente requête, Janssen cherche à faire ajourner l’instruction, actuellement censé commencer le 5 juin 2023, pour 10 jours, en attendant l’issue d’un appel intenté par Apotex Inc. [Apotex] dans le dossier de la Cour no A‑60‑23 [l’appel d’Apotex]. Apotex, qui n’est pas partie à la présente action, a porté en appel une ordonnance et les motifs connexes qui ont été rendus dans le cadre de la présente action, datés du 14 février 2023, en vertu de l’article 233 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106 [les Règles], et qui l’obligent à produire dans la présente action des documents liés à la question de savoir si et à quel moment Apotex concurrence DRL dans le monde hypothétique qui s’applique à la demande fondée sur l’article 8 de DRL (voir la décision Apotex Inc c Janssen Inc et al., 2023 CF 216 [l’ordonnance de production de documents]).

[3] Comme il est expliqué plus en détail ci‑après, la présente requête sera rejetée, parce qu’il n’est pas dans l’intérêt de la justice d’ajourner l’instruction.

II. Le contexte

[4] Janssen commercialise au Canada un médicament contre le cancer de la prostate à base d’acétate d’abiratérone sous le nom de ZYTIGA et elle a inscrit à l’égard de ce médicament le brevet canadien no 2,661,422 [le brevet 422] au Registre des brevets.

[5] DRL, de pair avec deux autres sociétés de produits pharmaceutiques génériques (Apotex et Pharmascience Inc. [PMS]), ont cherché à commercialiser un produit générique à base d’acétate d’abiratérone, et chacune d’entre elles a contesté la validité du brevet 422 en vertu du Règlement. À son tour, Janssen a engagé des actions en vertu de l’article 6 du Règlement contre DRL, Apotex et PMS, sollicitant une déclaration de contrefaçon du brevet 422 dans chaque cas.

[6] Sur consentement, les actions ont été instruites ensemble lors d’un procès commun. Le 6 janvier 2021, le juge Phelan a rejeté les actions de Janssen et a conclu que le brevet 422 était invalide (voir Janssen Inc c Apotex Inc, 2021 CF 7). Cette décision a été confirmée en appel (voir Janssen Inc c Apotex Inc, 2022 CAF 184).

[7] Le rejet, par le juge Phelan, des actions fondées sur l’article 6 a eu pour effet de donner naissance à des causes d’action pour chacune des trois parties DRL, Apotex et PMS à l’encontre de Janssen en vertu de l’article 8 du Règlement. Le 23 juillet 2021, DRL a engagé la présente action, sollicitant des dommages‑intérêts en vertu de l’article 8. (Séparément, dans d’autres dossiers de la Cour, Apotex et PMS sollicitent elles aussi des dommages‑intérêts en vertu de l’article 8 à l’encontre de Janssen.)

[8] Pour se défendre contre la présente action, Janssen allègue que DRL, dans le monde hypothétique, aurait affronté la concurrence de fabricants de produits génériques tiers. En lien avec cette allégation, Janssen a déposé une requête, en vertu des articles 233 et 238 des Règles, pour exiger la production de documents en la possession de tiers et l’interrogatoire préalable de ceux‑ci, soit Apotex et PMS (de pair avec des requêtes comparables dans les autres actions fondées sur l’article 8, sollicitant de façon générale les réparations prévues aux articles 233 et 238 des Règles à l’encontre d’Apotex, de PMS et de DRL [les tiers]). Les tiers se sont opposés aux requêtes de Janssen, invoquant divers arguments, dont une allégation (avancée vigoureusement par Apotex) selon laquelle Janssen s’était servie de renseignements obtenus par l’action fondée sur l’article 8 d’Apotex pour étayer sa requête dans les autres actions fondées sur l’article 8, contrevenant ainsi à la règle de l’engagement implicite. Janssen a nié cette allégation.

[9] Le 14 février 2023, notre Cour a rendu l’ordonnance de production de documents, concluant que Janssen n’avait pas contrevenu à la règle de l’engagement implicite, et elle a fait droit en partie à la requête de Janssen. Il a été ordonné à Apotex et à PMS de produire des catégories précises de documents considérés comme pertinents par la Cour en vertu de l’article 233 des Règles pour utilisation dans le cadre de la présente action (et la Cour a accordé une réparation comparable dans les autres actions fondées sur l’article 8). La requête en interrogatoire préalable oral fondée sur l’article 238 des Règles a été rejetée.

[10] Le 24 février 2023, Apotex a porté en appel l’ordonnance de production de documents rendue dans le cadre de la présente action, ainsi que l’action fondée sur l’article 8 que PMS avait engagée. Ni PMS ni DRL ni Janssen n’ont interjeté un appel ou un appel incident. Les parties à l’appel se sont entendues sur le contenu du dossier d’appel, Apotex a signifié et déposé son mémoire des faits et du droit, et Apotex a signifié et déposé une requête visant à accélérer l’audition de l’appel, ce que les autres parties appuient. Dans la requête visant à accélérer l’audition de l’appel, les parties ont fait état de leurs dates mutuelles de disponibilité pour l’audition, soit les 25 ou 27 avril ou les 2, 3 ou 4 mai 2023.

[11] Comme elle n’a pas demandé de sursis d’exécution de l’ordonnance de production de documents en attendant l’issue de l’appel, Apotex a produit des documents en réponse le 6 mars 2023 [les documents produits en réponse]. Ce faisant, les avocats d’Apotex ont fait comprendre aux avocats de Janssen que leur cliente le faisait sous réserve de ses droits d’appel contre l’ordonnance de production de documents, y compris le droit de faire retourner ou détruire les documents produits en réponse si Apotex obtenait gain de cause en appel.

[12] Se fondant sur l’appel et sur la position qu’Apotex a adoptée au sujet de l’effet qu’aurait son succès en appel sur les documents produits en réponse, Janssen demande maintenant que l’instruction de la présente action soit ajournée jusqu’après l’issue de l’appel.

III. La question en litige

[13] La seule question à trancher dans le cadre de la présente requête consiste à savoir s’il est dans l’intérêt de la justice d’ajourner l’instruction de la présente action.

IV. Analyse

A. Principes généraux

[14] Notre Cour jouit du vaste pouvoir discrétionnaire d’ajourner l’une de ses propres procédures. Aux termes de l’alinéa 50(1)b) de la Loi sur les Cours fédérales, LRC (1985), c F‑7 [la Loi], la Cour fédérale a le pouvoir discrétionnaire de suspendre les procédures dans toute affaire lorsque l’intérêt de la justice l’exige. Dans le même ordre d’idées, le paragraphe 36(1) des Règles prévoit que la Cour peut ajourner une audience selon les modalités qu’elle juge équitables. En plus des pouvoirs que la Loi et les Règles lui confèrent, la Cour est également investie du plein pouvoir de réglementer ses instances et de contrôler l’intégrité de son propre processus (Hutton c Sayat, 2023 CAF 22 au para 7).

[15] Pour examiner s’il convient de suspendre sa propre procédure ou d’ajourner une audience, le critère que prévoient l’alinéa 50(1)b) de la Loi et le paragraphe 36(1) des Règles est le même. La Cour doit évaluer si, eu égard à l’ensemble des circonstances, l’intérêt de la justice justifie la suspension ou le report de l’audience (voir, p. ex., Viterra Inc c Grain Workers’ Union (International Longshoreman’s Warehousemen’s Union, section locale 333), 2021 CAF 41 au para 23; Mylan Pharmaceuticals ULC c Astrazeneca Canada, Inc, 2011 CAF 312 aux para 5, 14).

[16] La jurisprudence applicable a relevé un certain nombre de facteurs qui font partie de ceux que la Cour peut prendre en considération pour évaluer les circonstances pertinentes :

  1. l’intérêt public dans le déroulement équitable et rapide des instances;

  2. le principe général que les Règles sont appliquées de façon à permettre d’apporter une solution au litige qui soit juste, expéditive et économique;

  3. la durée de la suspension demandée;

  4. la raison pour la demande;

  5. la perte potentielle de ressources;

  6. le préjudice ou les inconvénients que subiraient les parties si la suspension était accordée ou refusée.

(voir ArcelorMittal Exploitation minière Canada S.E.N.C. c Canada (Procureur général), 2021 CF 998 [ArcelorMittal] au para 19)

[17] Bien que la Cour ait le vaste pouvoir discrétionnaire de décider s’il y a lieu d’ajourner une audience ou non, et que l’issue d’une requête visant à obtenir un telle réparation dépend en fin de compte de l’intérêt de la justice dans les circonstances particulières de l’espèce, la jurisprudence souligne également l’importance des ordonnances de fixation de l’échéancier et explique qu’une demande d’ajournement n’est pas une affaire banale (voir Smith c Canada, 2022 CAF 91 [Smith] au para 6, citant UHA Research Society c Canada (Procureur général), 2014 CAF 134; Mason c Canada (Procureur général), 2015 CF 926 [Mason] au para 19; Sawridge Band c Canada, 2006 CF 1218 [Sawridge Band] au para 81, citant Tucker c Canada, 2004 CF 1600 au para 6). Il a également été question de ce principe dans au moins deux directives de procédure publiées par la Cour (en 1993 et en 2013).

[18] Je suis d’avis qu’aucun de ces principes généraux n’est en litige entre les parties.

B. Est‑il dans l’intérêt de la justice d’ajourner l’instruction de la présente action?

[19] Comme il a été signalé plus tôt, la demande de Janssen d’ajourner l’instruction n’est pas uniquement fondée sur l’appel en instance; elle repose aussi sur la position qu’a adoptée Apotex quant à l’incidence qu’aurait le succès de l’appel sur les documents produits en réponse. Les arguments qu’invoque Apotex dans le cadre de l’appel comprennent la position selon laquelle Janssen a contrevenu à la règle de l’engagement implicite et que, si l’appel se révélait fructueux, la réparation qui en découlerait devrait inclure le retour ou la destruction obligatoires de ces documents.

[20] Janssen explique que, d’habitude, les documents produits en réponse et les renseignements qu’ils contiennent éclaireraient sa stratégie de procès. Elle se servirait des documents produits en réponse pour repérer les témoins à appeler au procès, pour mettre au point des questions à poser aux témoins experts et de fait, ainsi que pour cerner par ailleurs les mesures à prendre en vue de s’acquitter de son fardeau de prouver qu’Apotex concurrencerait DRL dans le monde hypothétique, ce qui aurait donc une incidence sur les dommages‑intérêts fondés sur l’article 8 que sollicite DRL. Cependant, Janssen explique de plus que, en raison du spectre de l’appel et de la possibilité qu’une telle utilisation cause un manquement à la règle de l’engagement implicite, elle s’est abstenue d’utiliser les documents produits en réponse. Elle fait valoir que ces circonstances l’empêchent de préparer sa cause comme il faut et qu’il lui est préjudiciable d’avoir à se rendre au procès dans ce climat d’incertitude.

[21] Janssen soulève également des doutes au sujet du préjudice que pourrait subir la Cour si elle venait à utiliser les documents produits en réponse dans le cadre de la préparation du procès ou du procès lui‑même et s’il était conclu, advenant qu’Apotex ait gain de cause en appel, que la Cour avait entendu des éléments de preuve et des arguments tirés de renseignements entachés. Janssen s’inquiète du fait que la Cour aurait dans un tel cas à séparer les renseignements entachés ou à reprendre le procès, ce qui entraînerait un gaspillage de ressources judiciaires.

[22] Janssen doute de la probabilité que la Cour d’appel fédérale rende une décision sur l’appel avant la tenue du procès. Elle soutient que, même s’il y avait pour l’appel un échéancier le plus accéléré possible qui pourrait mener à un résultat avant le début du procès, il y a peu de chance qu’un tel résultat soit disponible suffisamment tôt avant la tenue du procès pour qu’elle puisse changer l’orientation des décisions stratégiques qu’elle a prises dans le cadre de sa préparation au procès.

[23] Pour s’opposer à la requête de Janssen, DRL s’appuie sur des précédents qui qualifient de mesure exceptionnelle une demande d’ajournement d’un procès déjà prévu (voir Mason, au para 19; Parrish & Heimbecker Ltd c Mapleglen (Navire), 2004 CF 1197 au para 4; Superior Filter Recycling Inc c Canada, 2006 CAF 248 au para 2). DRL signale également que Janssen a été incapable d’orienter la Cour vers un précédent quelconque dans lequel un procès a été ajourné à cause d’un appel en instance sur une décision interlocutoire. Elle fait plutôt référence à la décision Jim Shot Both Sides c Canada, 2021 CF 282 [Jim Shot Both Sides] au paragraphe 23, dans laquelle le juge Zinn (même s’il a fait droit en fin de compte, pour d’autres raisons, à un ajournement demandé) a conclu que l’existence d’un appel en instance n’avait rien à voir avec une demande d’ajournement d’une audience déjà prévue.

[24] Janssen répond que les circonstances actuelles sont différentes de celles d’un appel interlocutoire caractéristique que l’on interjette en attendant la tenue d’un procès, à cause des obligations de nature déontologique que fait entrer en jeu l’allégation d’Apotex quant à un manquement à la règle de l’engagement implicite. La nature de cet engagement est expliquée dans l’ordonnance de production de documents (aux para 25‑26) :

[traduction]

25. La Cour d’appel fédérale a expliqué la nature de la règle de l’engagement implicite dans une décision récente : FibroGen, Inc c Akebia Therapeutics, Inc, 2022 CAF 135 [FibroGen], au paragraphe 45 :

45. La règle de l’engagement implicite s’applique aux documents obtenus et aux déclarations faites pendant l’interrogatoire préalable; ces éléments de preuve ne peuvent être utilisés, sauf pour le litige, à moins qu’une ordonnance du tribunal ne modifie l’engagement (Juman, au para 4) ou que les documents soient admis en preuve et versés au dossier public de la Cour. Il n’est pas pertinent de savoir si les réponses données ou les documents produits relèvent du secret professionnel ou sont confidentiels (Juman, au para 27).

26. Cet extrait de l’arrêt FibroGen fait référence à l’arrêt Juman c Doucette, 2008 CSC 8 [Juman], dans lequel la Cour suprême du Canada a expliqué la raison d’être de la règle de l’engagement implicite (aux para 24‑27). L’enquête préalable est une atteinte au droit de « garder pour soi ses pensées et ses documents ». Dans une action civile, l’intérêt qu’a le public à découvrir la vérité l’emporte sur le droit de la personne interrogée à sa vie privée, lequel mérite néanmoins une certaine protection. Par ailleurs, la partie qui a une certaine assurance que les documents et les réponses qu’elle fournit ne seront pas utilisés à des fins connexes ou ultérieures à l’instance où ils sont exigés sera incitée à donner des renseignements plus exhaustifs et honnêtes.

[25] Janssen soutient – et je ne suis pas d’avis que DRL le conteste – qu’il existe un élément de déontologie professionnelle dans la règle de l’engagement implicite, en ce sens que l’obligation de se conformer à l’engagement s’applique non seulement à la partie qui a reçu des éléments de preuve produits sous la contrainte d’un litige, mais aussi à son ou ses avocats. Cet élément, d’après moi, influence ce qui est, explique Janssen, sa décision de ne pas se servir des documents produits en réponse pendant que l’appel est en instance.

[26] DRL fait valoir que la correspondance échangée entre les avocats d’Apotex et de Janssen, ainsi que les observations écrites qu’Apotex a déposées dans le cadre de l’appel, une correspondance et des observations qui ont été déposés dans le dossier de la présente requête, montrent qu’Apotex n’affirme pas que Janssen manquerait à la règle de l’engagement implicite en se servant des documents produits en réponse pour se préparer au procès. Au contraire, DRL estime que la préoccupation d’Apotex est axée sur l’utilisation des documents produits en réponse au procès lui‑même, stade auquel ces documents seraient susceptibles de faire partie du dossier public.

[27] À l’appui de cette position, DRL fait référence à la correspondance d’Apotex et aux documents que celle‑ci a déposés, y compris ce qui suit :

  1. Lorsque l’avocat d’Apotex a envoyé les documents produits en réponse aux avocats de Janssen, il l’a fait sous forme de correspondance, indiquant qu’Apotex produisait ces documents sous réserve de ses droits d’appel, y compris le droit d’obtenir que les documents produits soient retournés ou détruits si Apotex obtenait gain de cause en appel. DRL soutient que la position d’Apotex, communiquée dans cette correspondance d’accompagnement, ne fait pas état d’allégations de manquement à la déontologie ou d’une réparation autre que le retour ou la destruction des documents produits en réponse si elle obtient gain de cause dans l’appel;

  2. Dans le mémoire des faits et du droit qu’elle a déposé à l’appui de l’appel, Apotex fait référence à des précédents cités dans l’ordonnance de production de documents et allègue que la Cour a commis une erreur en omettant de considérer ces précédents comme étayant la conclusion que Janssen a manqué à la règle de l’engagement implicite en déposant sa requête en vertu de l’article 233 des Règles. DRL soutient que les arguments qu’invoque Apotex sont axés sur les activités antérieures de DRL, dans le cadre de la présentation de la requête fondée sur l’article 233 des Règles, et non sur l’utilisation avant procès des documents produits en réponse, conformément à l’ordonnance de production de documents;

  3. Dans les observations écrites qu’elle a déposées à l’appui de sa requête en vue d’accélérer l’audition de l’appel, Apotex fait état de la distinction qui existe entre le fait de produire des documents à Janssen et l’utilisation que celle‑ci en fera au procès. Apotex explique que la production elle‑même a été faite « aux seuls avocats » en vertu d’une ordonnance conservatoire applicable, ce qui en limite nettement l’utilisation et la diffusion, mais qu’elle n’aurait aucun contrôle sur la manière dont les documents seraient diffusés s’ils étaient produits au procès. Apotex ajoute que si elle obtient en appel une décision favorable à la suite de l’utilisation des documents produits en réponse au procès, « le mal sera déjà fait ». DRL soutient qu’il ressort de ces observations qu’Apotex ne se soucie pas de l’utilisation que Janssen ferait des documents produits en réponse avant le procès, mais uniquement de leur utilisation au procès;

  4. Les observations écrites qu’Apotex a déposées à l’appui de sa requête en vue d’accélérer l’audition de l’appel indiquent aussi que, si l’audition est accélérée et si l’appel est tranché en sa faveur avant le début du procès, et s’il est ordonné par conséquent que les documents produits en réponse soient retournés ou détruits, Apotex (et Janssen) se retrouveront dans la situation dans laquelle elles auraient été si l’ordonnance de production de documents n’avait pas été rendue. DRL soutient que, à l’instar de la correspondance d’accompagnement qu’elle a transmise avec les documents produits en réponse, ces observations montrent qu’Apotex ne demande pas de réparation par suite d’allégations de manquement à la déontologie ou de réparation autre que le retour ou la destruction des documents produits en réponse si elle obtient gain de cause dans l’appel.

[28] Je ne suis pas d’accord avec la manière dont DRL qualifie la correspondance d’Apotex et les documents que cette dernière a déposés. Je ne vois rien dans tous ces documents qui fait valoir expressément la position selon laquelle Janssen manquerait à la règle de l’engagement implicite en se fondant sur l’ordonnance de production de documents et en utilisant les documents produits en réponse pour se préparer au procès en attendant l’issue de l’appel.

[29] Cependant, Janssen soutient de manière convaincante que la Cour devrait hésiter à se fonder sur les observations de DRL quant au sens et aux répercussions des positions d’Apotex. Étant donné que celle‑ci n’est pas partie à la présente requête en ajournement, la Cour n’a pas le bénéfice d’observations de sa part qui ont été formulées dans le contexte de la présente requête, et sur lesquelles Janssen et la Cour peuvent se fonder pour comprendre quelles positions Apotex pourrait adopter – ou non – dans l’appel. Il ne s’agit pas d’un sujet sur lequel la Cour peut ou devrait se prononcer dans le cadre de la présente requête. Au contraire, Janssen et ses avocats ont le droit d’évaluer le risque associé à l’appel en instance et de prendre leurs propres décisions à l’égard de l’utilisation des documents produits en réponse. Toutefois, je ne suis pas disposé à souscrire à l’observation de DRL selon laquelle l’inquiétude de Janssen quant aux répercussions de l’utilisation des documents produits en réponse avant la tenue du procès représente un spectre dont elle n’a pas à se soucier.

[30] Cependant, je trouve nettement plus convaincante l’observation de DRL selon laquelle ce spectre, c’est Janssen elle‑même qui l’a créé en raison du moment où elle a déposé sa requête fondée sur l’article 233 des Règles. Comme le signale DRL, et comme il a été reconnu dans l’ordonnance de production de documents (au para 86), même si Janssen a fait une première démarche auprès d’Apotex en vue d’obtenir la communication de documents en mai 2022, elle n’a pas mis en état sa requête fondée sur l’article 233 des Règles avant novembre 2022.

[31] Janssen offre des explications pour ce délai, dont le fait qu’elle s’est tout d’abord concentrée sur l’obtention de documents de la part de concurrents de produits génériques autres que les tiers ayant présenté une demande en vertu de l’article 8, sur le fait que les tiers ont fait valoir que la requête fondée sur l’article 233 des Règles ne devrait être entendue qu’après l’issue de la requête fondée sur l’article 220 des Règles que DRL a présentée (voir l’ordonnance de production de documents, aux para 55, 78) et sur le fait que l’audition de la requête fondée sur l’article 220 des Règles a elle‑même été reportée parce que sa date initiale coïncidait avec celle du jour férié en l’honneur du décès de la Reine Elizabeth II.

[32] Je ne suis pas convaincu que l’une quelconque de ces explications n’aide particulièrement Janssen. Je ne vois pas pourquoi celle‑ci se devait de retarder sa requête fondée sur l’article 233 des Règles jusqu’après s’être concentrée sur les concurrents de produits génériques autres que les tiers ayant présenté une demande en vertu de l’article 8 ou jusqu’après le règlement de la requête fondée sur l’article 220 des Règles de DRL.

[33] Comme il est indiqué dans l’ordonnance de production (aux para 86‑89), l’un des facteurs que la Cour a pris en considération dans le cadre de la requête fondée sur l’article 233 des Règles consistait à savoir si le fait d’accueillir la requête occasionnerait des délais ou des coûts ou perturberait la présente instance. Les tiers ont invoqué la décision Rovi Guides, Inc c Videotron GP, 2019 CF 1220 [Rovi] (conf 2019 CAF 321) au paragraphe 52, où il est décrété que le retard d’une partie à solliciter la production et la communication d’éléments de preuve d’un tiers peut être un motif suffisant pour rejeter une requête. Notre Cour a convenu avec les tiers que, étant donné qu’il restait moins de quatre mois avant le début de l’instruction de l’action de DRL, le moment où Janssen avait déposé sa requête était moins qu’idéal. Cependant, la Cour a ajouté que les circonstances n’étaient pas comparables à celles dont il était question dans l’affaire Rovi, où l’avocat de la partie requérante a reconnu que s’il était fait droit à la requête, même en partie, il faudrait nécessairement reporter l’instruction (voir Rovi, au para 53).

[34] La position que les tiers et Apotex en particulier ont adoptée, à savoir que les requêtes fondées sur les articles 233 et 238 des Règles de Janssen représentaient, ou causeraient, un manquement à la règle de l’engagement implicite, a été l’une des principales questions plaidées à l’audition de ces requêtes. Comme le soutient DRL, l’appel auquel Janssen fait maintenant face était entièrement prévisible de sa part. À mon avis, ces circonstances, dans lesquelles Janssen, qui a obtenu (en partie) la réparation qu’elle demandait dans sa requête fondée sur l’article 233 des Règles, et ce, sans indication aucune que cette réparation retarderait le procès, sollicite maintenant un ajournement du procès en raison d’un appel prévisible contre cette réparation, militent fortement contre le fait que l’intérêt de la justice favorise l’ajournement.

[35] En ce qui concerne précisément les facteurs énoncés plus tôt dans les présents motifs, et qui, dans la décision ArcelorMittal (au para 19), ont été considérés comme pertinents à l’égard de l’évaluation de l’intérêt de la justice, je signale qu’un grand nombre d’entre eux ont trait à l’intérêt public général d’arriver à une conclusion diligente du litige et de faire une utilisation rationnelle des ressources judiciaires, ce qui inclut la question du préjudice causé à la Cour par la perte du temps autrement dévolu à l’audience (voir Sawridge Band, au para 81). Il y a de bonnes raisons à cela. Comme l’a signalé la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Smith :

6. Dans UHA Research Society c. Canada (Procureur général), 2014 CAF 134, 2014 CarswellNat 1888 (WL Can) (UHA Research), le juge Stratas a fait un rappel utile de l’importance des ordonnances fixant l’audience. Comme il l’a souligné, une ordonnance fixant l’audience « n’est pas différente des autres ordonnances de la Cour : il s’agit d’un instrument juridique obligatoire selon son libellé » (UHA Research, au para 8). Autrement dit, il ne s’agit pas d’une banale directive et elle ne sera pas annulée « à moins qu’il y ait de nouveaux faits importants, des changements de circonstances marqués ou des raisons d’équité convaincantes », ce qui constitue une « exigence [...] rigoureuse [...] » (UHA Research, aux paras 9 et 10). Notre collègue a également souligné le préjudice pouvant découler d’un ajournement de dernière minute : le temps réservé pour l’audience « ne sera probablement pas utilisé, ce qui entraînera un gaspillage des ressources de la Cour », et lorsque la Cour doit se déplacer, comme c’est le cas en l’espèce, les dispositions prises longtemps d’avance pour le transport et l’hébergement devront vraisemblablement être modifiées, aux frais du trésor public (UHA Research, au para 14).

[36] Comme il a été signalé plus tôt, Janssen souligne l’éventualité d’un préjudice causé à la Cour et à l’intérêt public si le procès n’est pas ajourné. Cela soulève des questions concernant l’utilisation des documents produits en réponse soit dans le cadre de la préparation du procès, soit au procès lui‑même et, advenant qu’Apotex ait gain de cause dans son appel, la conclusion qui pourrait en découler, à savoir que la Cour aurait entendu des éléments de preuve et des arguments tirés de renseignements entachés. Janssen fait valoir que la Cour aurait dans ce cas à séparer les renseignements entachés ou à reprendre le procès, ce qui occasionnerait un gaspillage de ressources judiciaires.

[37] J’admets que les possibilités qu’évoque Janssen existent. Toutefois, elles sont également hypothétiques, car elles dépendent des décisions que prendra Janssen en fin de compte quant au fait de savoir si, de quelle manière ou jusqu’à quel point elle utilisera les documents produits en réponse lors des préparatifs du procès ou au procès lui‑même. Ces décisions peuvent à leur tour dépendre des positions qu’adoptera Apotex à mesure que l’appel évoluera. Les possibilités qu’évoque Janssen dépendent également du moment où la Cour d’appel fédérale rendra sa décision, ainsi que du résultat fondamental de cette décision et de la réparation quelconque qui sera accordée dans le cadre de celle‑ci. Je suis également conscient du raisonnement suivi dans la décision Jim Shot Both Sides (au para 23), à savoir que l’effet possible d’un appel en instance ne devrait pas avoir d’incidence sur les décisions que prend notre Cour à propos de son propre calendrier, raisonnement qui, selon moi, repose en partie du moins sur la nature hypothétique des conséquences d’un tel appel.

[38] À mon avis, les facteurs relatifs à l’intérêt public militent en faveur du rejet de la requête en ajournement.

[39] Quant à la durée de l’ajournement demandé, Janssen soutient qu’il ne pourrait s’agir que d’une affaire de quelques mois, ce qu’elle qualifie de délai court, et ses avocats ont fait remarquer qu’ils se rendraient disponibles pour de nouvelles dates de procès à l’automne de la présente année. DRL souligne que, à l’heure actuelle du moins, Janssen sollicite un ajournement pour une période indéterminée, car aucune date ou aucun échéancier précis n’ont été indiqués qui puissent correspondre aux calendriers des parties, de leurs avocats et de la Cour. À cet égard, DRL soutient que ces circonstances sont à distinguer de celle dont il était question dans la décision ArcelorMittal, où le juge McHaffie a fait droit à une requête en ajournement d’une durée d’environ neuf semaines, délai que la Cour a décrit comme n’étant ni d’une durée indéterminée ni de longue durée (aux para 21, 23). Je suis d’accord. Compte tenu surtout du manque de certitude quant au moment où le procès pourrait avoir lieu s’il était reporté par rapport aux dates fixées en juin 2023, ce facteur milite en faveur du rejet de la requête.

[40] Pour ce qui est du préjudice causé, Janssen fait valoir que le préjudice quelconque que subirait DRL peut être indemnisé par des intérêts avant jugement et des dépens. Cet argument, toutefois, ne considère la question du préjudice que sous un angle purement pécuniaire. Je souscris aux observations de DRL selon lesquelles la Cour devrait également tenir compte du préjudice inhérent au fait de l’obliger à perturber les plans qu’elle a dressés en préparation du procès déjà prévu.

[41] Le préjudice qu’un ajournement causerait à DRL est semblable au préjudice causé à l’intérêt public, comme il a été expliqué plus tôt, quoiqu’il soit propre aussi au stade particulier où se situe le présent litige et à l’imminence relative du procès. DRL se prépare à un procès d’une durée de deux semaines qui est censé commencer le 5 juin 2023, conformément à une ordonnance de fixation de l’échéancier datant du 6 octobre 2021. Les parties gèrent la présente affaire en fonction de délais fixés par l’entremise du processus de gestion de l’instance de la Cour, et il reste maintenant un peu plus de deux mois avant le début du procès. Comme le soutient DRL, ces circonstances sont nettement distinctes de celles dont il était question dans la décision ArcelorMittal, où le juge McHaffie a expliqué que la demande qu’il ajournait en était encore à ses premiers stades : aucun affidavit n’avait été déposé, aucun contre‑interrogatoire n’avait eu lieu ou aucune audience n’avait été ordonnée (au para 24).

[42] Pour ce qui est des intérêts de Janssen, les raisons pour solliciter l’ajournement et le préjudice ou les inconvénients qui lui seraient causés si sa demande était refusée sont des facteurs connexes. Comme il a été expliqué plus tôt dans les présents motifs, Janssen sollicite l’ajournement parce qu’elle affirme que l’appel l’empêche de préparer sa cause comme il faut et qu’elle subirait un préjudice s’il fallait qu’elle se rende au procès dans les circonstances actuelles. Comme il a été expliqué plus tôt, j’ai rejeté l’argument de DRL selon lequel les préoccupations de Janssen au sujet des conséquences de l’appel sont nécessairement infondées. Cela étant, j’admets que, si le procès a lieu comme prévu, cela risque de causer à Janssen un certain préjudice.

[43] Cependant, à l’instar des arguments qu’invoque Janssen au sujet d’un éventuel préjudice causé à la Cour, l’argument du préjudice causé à Janssen comporte lui aussi un élément hypothétique. La question de savoir si – et jusqu’à quel point – Janssen subira un préjudice peut dépendre des décisions qu’elle prendra en fin de compte au sujet de l’utilisation des documents produits en réponse, des positions adoptées par Apotex à mesure que l’appel se déroulera, du moment où la décision sera rendue dans l’appel, ainsi que du résultat fondamental de celui‑ci.

[44] Par ailleurs, comme le soutient DRL, il demeure loisible à Janssen de délivrer des assignations et d’obtenir ainsi d’Apotex des documents à produire en preuve au procès. À l’audition de la requête fondée sur l’article 233 des Règles, les tiers ont convenu qu’il s’agissait là de l’approche caractéristique à suivre pour l’introduction d’éléments de preuve de tiers lors d’un procès fondé sur l’article 8. Janssen souligne que, en accueillant la requête et en rendant l’ordonnance de production de documents, la Cour a admis que le facteur discrétionnaire, concernant la nécessité et la valeur probante des documents demandés, militait en faveur d’une ordonnance de production. Cependant, il ne s’agissait là que d’un seul des facteurs discrétionnaires pris en considération. Comme le souligne DRL, et comme il a été analysé plus tôt, un autre de ces facteurs était l’absence de délai ou de perturbation de l’instance.

[45] Compte tenu des facteurs et de l’analyse qui précèdent, je conclus qu’il n’est pas dans l’intérêt de la justice de faire droit à l’ajournement demandé.

V. Les dépens

[46] Comme DRL s’est opposée avec succès à la présente requête, Janssen devrait payer des dépens. Compte tenu des brèves observations orales des parties sur la quantification des dépens, mon ordonnance adjugera des dépens d’un montant forfaitaire de 2 000 $.


ORDONNANCE dans le dossier T‑1168‑21

LA COUR ORDONNE :

  1. La requête des défenderesses est rejetée.

  2. Les demanderesses ont droit aux dépens de la présente requête, d’un montant de 2 000 $.

« Richard F. Southcott »

Juge

Traduction certifiée conforme

C. Tardif


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

T‑1168‑21

INTITULÉ :

DR. REDDY’S LABORATORIES LTD. et DR. REDDY’S LABORATORIES, INC. c JANSSEN INC., JANSSEN ONCOLOGY, INC. et BTG INTERNATIONAL LTD.

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDITION :

LE 20 MARS 2023

ORDONNANCES ET MOTIFS :

LE JUGE SOUTHCOTT

DATE DES MOTIFS :

LE 30 MARS 2023


COMPARUTIONS :

M. Jonathan Giraldi

pour les demanderesses

Mme Stephanie Anderson

pour lA défenderesse (Janssen Inc. et BTG International Ltd.)

M. Orestes Pasparakis

M. William Chalmers

M. David Yi

pour la défenderesse (Janssen Oncology, INC.)

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Aitken Klee LLP

Ottawa (Ontario)

pour les demanderesses

Belmore Neiderauer LLP

Toronto (Ontario)

 

pour lA défenderesse (Janssen Inc. et BTG International Ltd.)

Norton Rose Fulbright Canada LLP

Toronto (Ontario)

pour la défenderesse (Janssen Oncology, INC.)

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.