Dossier : IMM-3935-21
Référence : 2023 CF 442
[TRADUCTION FRANÇAISE]
Ottawa (Ontario), le 29 mars 2023
En présence de monsieur le juge Norris
ENTRE : |
TAIWO PETER AKINWUMI |
demandeur |
et |
LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
défendeur |
JUGEMENT ET MOTIFS
[1] Le demandeur est un citoyen du Nigéria âgé de 45 ans. En juin 2019, il est entré irrégulièrement au Canada en provenance des États‑Unis et a demandé l’asile. En septembre 2019, sa demande a été jugée irrecevable par la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada au motif qu’il avait déjà présenté une demande aux États‑Unis : voir l’alinéa 101(1)c.1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].
[2] En février 2020, le demandeur a présenté une demande de résidence permanente au Canada fondée sur des considérations d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR. La demande était fondée sur son établissement au Canada, les difficultés auxquelles il devrait faire face au Nigéria en raison de sa bisexualité, la stigmatisation dont il serait victime en raison de ses besoins en matière de soins de santé mentale et le fait que le traitement dont il avait besoin n’y était pas disponible.
[3] Dans une décision du 28 mai 2021, un agent principal d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada a rejeté la demande. L’agent a considéré que les facteurs invoqués par le demandeur étaient insuffisants pour justifier l’octroi d’une dispense au titre du paragraphe 25(1) de la LIPR et que sa demande de résidence permanente présentée depuis le Canada ne pouvait aboutir.
[4] Le demandeur sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette décision au titre du paragraphe 72(1) de la LIPR. Il affirme que la décision est déraisonnable, et je suis d’accord avec lui pour les motifs qui suivent. La présente demande doit donc être accueillie et l’affaire doit être renvoyée pour nouvel examen par un décideur différent.
[5] Le paragraphe 25(1) de la LIPR permet au ministre d’accorder une dispense à un étranger qui demande le statut de résident permanent et qui est interdit de territoire ou qui ne se conforme pas à la loi. Le ministre peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables au titre de la loi, uniquement s’il « estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient »
. Lorsque le cas s’y prête, le pouvoir discrétionnaire d’accorder une dispense assure la souplesse voulue pour mitiger les effets d’une application rigide de la loi (Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 19). La question de savoir si une dispense est justifiée dans un cas donné dépend des circonstances précises de l’affaire (Kanthasamy, au para 25).
[6] Le pouvoir discrétionnaire prévu au paragraphe 25(1) de la LIPR doit être exercé en tenant compte de la raison d’être équitable de la disposition (Kanthasamy, au para 31). Les décideurs doivent comprendre que les considérations d’ordre humanitaire s’entendent « des faits établis par la preuve, de nature à inciter tout homme raisonnable [sic] d’une société civilisée à soulager les malheurs d’une autre personne — dans la mesure où ses malheurs “justifient l’octroi d’un redressement spécial” aux fins des dispositions de la [LIPR] »
(Kanthasamy, au para 13, souscrivant à l’approche formulée dans la décision Chirwa c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1970] DCAI no 1). Les décideurs doivent donc interpréter et appliquer le paragraphe 25(1) de façon à pouvoir « répondre avec plus de souplesse aux objectifs d’équité qui [le] sous‑tendent »
(Kanthasamy, au para 33). En même temps, il n’est pas censé constituer un régime d’immigration parallèle (Kanthasamy, au para 23).
[7] Il est bien établi que la norme de contrôle applicable à une décision relative à une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable (Kanthasamy, au para 44). La Cour suprême du Canada a confirmé, au paragraphe 10 de l’arrêt Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, qu’il s’agit de la norme de contrôle appropriée.
[8] Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti »
(Vavilov, au para 85). La cour de révision doit faire preuve de retenue à l’égard d’une décision qui possède ces attributs (ibid). Pour qu’une décision soit jugée raisonnable, la cour de révision « doit être en mesure de suivre le raisonnement du décideur sans buter sur une faille décisive dans la logique globale; elle doit être convaincue qu’[un] mode d’analyse, dans les motifs avancés, […] pouvait raisonnablement amener le tribunal, au vu de la preuve, à conclure comme il l’a fait »
(Vavilov, au para 102, guillemets internes et renvoi omis). En outre, « si des motifs sont communiqués, mais que ceux‑ci ne justifient pas la décision de manière transparente et intelligible […], la décision sera déraisonnable »
(Vavilov, au para 136).
[9] Il incombe au demandeur de démontrer que la décision de l’agent est déraisonnable. Afin de pouvoir infirmer la décision pour ce motif, la cour de révision doit être convaincue « qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence »
(Vavilov, au para 100).
[10] Lorsqu’il a rejeté la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, l’agent a reconnu que le demandeur se définissait comme une personne bisexuelle. L’agent a également pris acte du fait qu’il lui avait été fourni de nombreux éléments de preuve qui démontraient combien les membres de la communauté LGBTQ au Nigéria étaient victimes de discrimination et d’atteinte aux droits de la personne. En outre, il a reconnu que le demandeur souhaitait rester au Canada pour se sentir en sécurité et libre d’exprimer et de vivre son orientation sexuelle. Cependant, l’agent a déclaré ce qui suit : [traduction] « Je comprends qu’il est difficile pour le demandeur de dissimuler son orientation sexuelle et de mener une double vie par crainte de discrimination, mais je constate qu’il a réussi à le faire sans difficulté pendant plus de 10 ans alors qu’il résidait au Nigéria. »
L’agent a également considéré qu’il n’y avait pas suffisamment d’éléments de preuve montrant que le demandeur est un homme homosexuel ou bisexuel ni qu’il sera perçu comme tel au Nigéria. L’agent a donc conclu que le demandeur n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve montrant qu’il risquait d’être victime de discrimination en raison [traduction] « de son orientation sexuelle ou de ses problèmes de santé mentale »
s’il rentrait au Nigéria.
[11] Je conviens avec le demandeur que le poids accordé à ce facteur par l’agent était déraisonnable. L’évaluation de l’agent reposait sur l’hypothèse selon laquelle le demandeur pourrait facilement gérer les difficultés auxquelles il serait exposé en raison de son identité sexuelle s’il dissimulait cette identité. Comme l’indique le juge Barnes au paragraphe 12 de la décision VS c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1150, « [u]n tel point de vue est tout simplement insensible et faux. Le fait d’obliger, sur le plan légal, les [LGBTQ] à faire preuve de discrétion remonte à l’époque où, contrairement aux couples hétérosexuels, les couples [LGBTQ] étaient censés dissimuler leur affection. Ce genre de façon de penser n’est pas approprié dans un examen fondé sur des considérations d’ordre humanitaire. »
[12] Le défendeur soutient la décision de l’agent et son argument selon lequel le demandeur n’avait pas présenté suffisamment d’éléments de preuve pour établir son identité sexuelle et que la question était donc purement théorique. Ce n’est pas de cette façon que j’interprète l’élément essentiel de la décision. Bien que la décision dans son ensemble puisse paraître ambiguë à cet égard et que les éléments de preuve à l’appui de la bisexualité du demandeur soient loin d’être convaincants, dans le passage déterminant cité plus haut, l’agent principal semble reconnaître l’identité sexuelle du demandeur comme en témoigne sa déclaration selon laquelle le demandeur devra la dissimuler, ce qui l’obligera à mener une [traduction] « double vie »
.
[13] Par ailleurs, je ne peux pas accepter l’argument subsidiaire du défendeur selon lequel, même si l’agent s’est sans doute mal exprimé, ce dernier a répondu de façon adéquate à l’observation faite par le demandeur dans sa demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire selon laquelle [traduction] « il sera obligé de vivre caché »
s’il doit retourner au Nigéria. Selon le défendeur, l’agent faisait simplement remarquer que le demandeur avait déjà vécu de la sorte au Nigéria, pendant de nombreuses années et sans incident. Je considère que l’approche de l’agent sur cette question n’est pas raisonnable. Dans le contexte d’une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, il est important de préciser que même si le demandeur a été capable de dissimuler son identité sexuelle auparavant et pourrait probablement la dissimuler à nouveau à l’avenir, être contraint d’adopter une telle attitude peut, en soi, représenter une épreuve difficilement surmontable pour une personne raisonnable dans une société civilisée. Le fait que l’agent n’a pas su prendre cet élément en considération et a plutôt envisagé comme une solution viable pour le demandeur la dissimulation de son identité sexuelle me mène à remettre en question le caractère raisonnable de la décision dans son ensemble.
[14] Le demandeur a également contesté le caractère raisonnable de l’évaluation de l’agent relative à ses besoins en matière de santé mentale. Étant donné que je suis convaincu que la demande doit aboutir sur le motif relatif à l’identité sexuelle du demandeur, il n’est pas nécessaire que je me penche sur ce motif de contrôle.
[15] Les parties n’ont soulevé aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.
JUGEMENT dans le dossier IMM‑3935‑21
LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :
La demande de contrôle judiciaire est accueillie.
La décision de l’agent principal datée du 28 mai 2021 est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour qu’il rende une nouvelle décision.
Aucune question de portée générale n’est énoncée.
« John Norris »
Juge
COUR FÉDÉRALE
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER
DOSSIER :
|
IMM-3935-21 |
INTITULÉ :
|
TAIWO PETER AKINWUMI c LE MINISTRE DE LA CITOYENETÉ ET DE L’IMMIGRATION |
LIEU DE L’AUDIENCE :
|
AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE
|
DATE DE L’AUDIENCE :
|
Le 25 août 2022
|
JUGEMENT ET MOTIFS : |
LE JUGE NORRIS
|
DATE DES MOTIFS :
|
Le 29 mars 2023
|
COMPARUTIONS :
Daisy Sun |
POUR LE DEMANDEUR |
Alison Engel‑Yan |
POUR LE DÉFENDEUR |
AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :
Aminder Kaur Mangat Avocate Toronto (Ontario) |
POUR LE DEMANDEUR |
Procureur général du Canada Toronto (Ontario) |
POUR LE DÉFENDEUR |