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Date : 20230321


Dossier : IMM-3593-22

Référence : 2023 CF 384

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 21 mars 2023

En présence de monsieur le juge Henry S. Brown

ENTRE :

NAVDEEP SINGH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET

DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Nature de l’affaire

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel des réfugiés [la SAR] rendue le 31 mars 2022 par laquelle la SAR a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR], qui avait conclu que les demandeurs n’avaient pas qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger en raison de l’existence d’une possibilité de refuge intérieur [la PRI] viable ailleurs en Inde.

II. Contexte factuel

[2] Pour rendre sa décision, la SAR s’est fondée sur les faits importants ci‑dessous.

[3] Le demandeur principal [le DP] travaillait pour son parti politique. Il a tenté de dénoncer la corruption politique et a dénoncé l’exploitation des agriculteurs pauvres par un politicien local. J’utiliserai le terme « agent de persécution » pour désigner le politicien local. En janvier 2016, le DP a été approché par deux membres du parti politique de l’agent de persécution qui lui ont demandé soit d’adhérer à leur parti, soit de cesser de critiquer l’agent de persécution et les politiques de leur parti.

[4] Dix hommes armés sont entrés dans la maison du DP en novembre 2016 et l’ont agressé parce qu’il n’avait pas cessé son travail politique comme il en avait reçu l’instruction. Le DP a été hospitalisé plusieurs jours à la suite de cette agression. Il a tenté de déposer un rapport de police après sa sortie de l’hôpital, mais les policiers ont refusé d’accepter sa plainte.

[5] À la mi‑décembre, il a commencé à recevoir de fréquents appels téléphoniques de menaces des « hommes de main » de l’agent de persécution et il a remarqué qu’il était suivi.

[6] Il a ensuite été arrêté et placé en détention le 15 janvier 2017.

[7] Six policiers l’ont violemment agressé parce qu’il avait fait fi des avertissements lui enjoignant de cesser de causer des ennuis à l’agent de persécution. Il a perdu connaissance.

[8] Le DP a continué de faire son travail en raison de son importance, mais après une tentative d’incendie de son immeuble d’habitation en mai 2017, il a su qu’il n’était pas en sécurité en Inde. Son épouse lui a dit qu’il ne pouvait pas continuer son travail politique parce que cela mettait la famille en danger. Ils ont déménagé chez un parent et ont obtenu des visas pour pouvoir fuir le pays.

III. Décision faisant l’objet du contrôle

[9] En gros, la SAR a convenu avec la SPR que les demandeurs avaient des PRI ailleurs en Inde. Étant donné que j’accueille la demande de contrôle judiciaire, je ne ferai aucun commentaire sur les conclusions, sauf sur ce que je considère comme la question déterminante, à savoir une évaluation déraisonnable du premier volet de l’analyse de la PRI sur le plan de la motivation.

IV. Question en litige

[10] Les parties conviennent que la seule question que la Cour doit trancher en l’espèce est celle de savoir si la décision de la SAR était raisonnable.

V. Norme de contrôle applicable

[11] La norme de contrôle applicable est celle de la décision raisonnable. Dans l’arrêt Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67, qui a été rendu en même temps que l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], le juge Rowe, s’exprimant au nom des juges majoritaires, explique les attributs que doit présenter une décision raisonnable et les exigences imposées à la cour de révision qui procède au contrôle de la décision selon la norme de la décision raisonnable :

[31] La décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, par. 85). Par conséquent, lorsqu’elle procède au contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, « une cour de révision doit d’abord examiner les motifs donnés avec “une attention respectueuse”, et chercher à comprendre le fil du raisonnement suivi par le décideur pour en arriver à [l]a conclusion » (Vavilov, par. 84, citant Dunsmuir, par. 48). Les motifs devraient être interprétés de façon globale et contextuelle afin de comprendre « le fondement sur lequel repose la décision » (Vavilov, par. 97, citant Newfoundland Nurses).

[32] La cour de révision devrait se demander si la décision dans son ensemble est raisonnable : « … ce qui est raisonnable dans un cas donné dépend toujours des contraintes juridiques et factuelles propres au contexte de la décision particulière sous examen » (Vavilov, par. 90). Elle doit se demander « si la décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité, et si la décision est justifiée au regard des contraintes factuelles et juridiques pertinentes qui ont une incidence sur celle‑ci » (Vavilov, par. 99, citant Dunsmuir, par. 47 et 74, et Catalyst Paper Corp. c North Cowichan (District), 2012 CSC 2, [2012] 1 RCS 5, par. 13).

[33] Lors d’un contrôle selon la norme de la décision raisonnable, « [i]l incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable » (Vavilov, par. 100). La partie qui conteste la décision doit convaincre la cour de justice que « la lacune ou la déficience [invoquée] [. . .] est suffisamment capitale ou importante pour rendre [la décision] déraisonnable » (Vavilov, par. 100).

[Non souligné dans l’original.]

VI. Analyse

[12] Il est bien établi qu’il existe un critère à deux volets pour évaluer une PRI, un principe juridique établi dans l’arrêt de la Cour d’appel fédérale Rasaratnam c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1992] 1 CF 706 (CA) : le tribunal doit être convaincu, selon la prépondérance des probabilités 1) qu’il n’existe aucune possibilité sérieuse que le demandeur d’asile soit persécuté dans la ville proposée comme PRI, ce qui nécessite une évaluation des moyens et de la motivation de l’agent de persécution de poursuivre le demandeur d’asile dans la PRI, et 2) que, compte tenu de toutes les circonstances, y compris les circonstances qui lui sont particulières, la situation dans la ville proposée comme PRI était telle qu’il ne serait pas déraisonnable pour le demandeur d’asile d’y chercher refuge.

[13] Bien que la lacune fondamentale dans la décision de la SAR dont il est question ci‑dessous n’ait pas été invoquée par les parties, la Cour s’estime obligée d’accorder le contrôle judiciaire proprio motu, c’est‑à‑dire de sa propre initiative.

[14] Dans son évaluation de la question de la motivation, la SAR a conclu ce qui suit :

[44] J’estime que l’appelant principal n’a pas un profil politique important qui pourrait motiver [l’agent de persécution] à le retrouver s’il devait s’installer dans une autre région. Je reconnais que [l’agent de persécution] s’est adress[é] à la police locale en 2017 pour faire de l’appelant principal un exemple. Cependant, il s’est écoulé une longue période depuis, soit environ quatre ans et demi, et les circonstances ont changé puisque l’appelant principal n’est plus actif sur la scène politique et ne se mêle plus des affaires et des activités politiques de [l’agent de persécution], ce qui était à l’origine des problèmes survenus entre eux. Bien que les « hommes de main » de [l’agent de persécution] aient cherché les appelants dans leur ancien secteur récemment, j’estime que cela ne signifie pas qu’ils sont prêts à se déplacer dans tout le pays pour leur causer d’autres préjudices, d’autant plus que l’appelant principal ne s’exprime pas, n’est pas actif en politique et n’a pas dit qu’il avait l’intention de reprendre ses activités politiques ou de recommencer à critiquer [l’agent de persécution]. Par conséquent, j’estime que l’appelant principal n’est pas un adversaire ou un obstacle important pour [l’agent de persécution] comme il l’était autrefois, de sorte que [l’agent de persécution] consacrerait plus de temps et de ressources aux efforts visant à chercher et à poursuivre les appelants ailleurs.

[Non souligné dans l’original.]

[15] En toute déférence, la Cour ne peut permettre que la décision soit conservée parce qu’elle comporte une lacune fondamentale qui contrevient au droit central et contraignant en matière de protection des réfugiés et qui, par conséquent, va à l’encontre des principes du contrôle judiciaire.

[16] J’ai examiné cette conclusion et les faits de l’espèce, et il m’apparaît que la SAR oblige le DP à renoncer à ses activités politiques à son retour dans la ville proposée comme PRI ou qu’elle approuve une conclusion tout aussi inadmissible, à savoir que, pour obtenir une protection contre l’agent de persécution, le DP doit vivre dans la « clandestinité politique » dans la ville proposée comme PRI.

[17] La SAR a notamment conclu que l’agent de persécution s’était adressé à la police locale en 2017 pour faire du DP un exemple. Il convient de rappeler que le DP a été arrêté et placé en détention le 15 janvier 2017. Six policiers l’ont violemment agressé parce qu’il avait fait fi des avertissements lui enjoignant de cesser de causer des ennuis à l’agent de persécution. Le DP a été si violemment battu qu’il a perdu connaissance.

[18] De plus, en mai 2017, on a tenté d’incendier l’immeuble d’habitation de la famille.

[19] Cette attaque extrêmement violente contre le DP et la tentative potentiellement meurtrière contre sa famille par l’agent de persécution ont été écartées par la SAR comme preuve de la motivation de ce dernier. Bien que la période écoulée ait été l’un des facteurs, la SAR a également déclaré que le DP n’était plus actif sur la scène politique et ne se mêlait plus des affaires et des activités politiques de l’agent de persécution. Ces facteurs sont énoncés dans la première partie du paragraphe qui vient d’être mentionné.

[20] La SAR ne s’est pas arrêtée là. Elle a plutôt répété les conditions dans lesquelles elle considérait que les demandeurs pouvaient être renvoyés en toute sécurité, et elle les a étoffées. La SAR a énoncé ces conditions et a conclu que l’agent de persécution n’avait aucun motif, et je cite, « d’autant plus que l’appelant principal ne s’exprime pas, n’est pas actif en politique et n’a pas dit qu’il avait l’intention de reprendre ses activités politiques ou de recommencer à critiquer [l’agent de persécution]. Par conséquent, j’estime que l’appelant principal n’est pas un adversaire ou un obstacle important pour [l’agent de persécution] comme il l’était autrefois, de sorte que [l’agent de persécution] consacrerait plus de temps et de ressources aux efforts visant à chercher et à poursuivre les appelants ailleurs. »

[21] Il m’apparaît que la SAR a perdu de vue l’un des aspects fondamentaux de la protection des réfugiés, à savoir qu’une demande d’asile fondée sur le motif de la persécution politique ne peut être rejetée sous prétexte que le demandeur a cessé ses activités politiques. Pareil rejet irait à l’encontre des objectifs de la Convention relative au statut des réfugiés, 28 juillet 1951, 189 RTNU 137, et de l’adhésion du Canada à celle‑ci par l’intermédiaire de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, dont l’un des objectifs est d’offrir une protection internationale à ceux qui craignent d’être persécutés du fait de leurs opinions politiques.

[22] L’évaluation des risques dans une ville pouvant constituer une PRI est prospective. Je ne suis pas convaincu que l’évaluation de la SAR était prospective. Dans la mesure où elle l’était, et même si cela n’était peut‑être pas intentionnel, la SAR semble avoir accepté et approuvé l’imposition de conditions inacceptables au retour des demandeurs dans une ville pouvant constituer une PRI, à savoir qu’après son arrivée dans la ville proposée comme PRI, le DP ne devait ni s’exprimer, ni être actif en politique, ni reprendre ses activités politiques, ni recommencer à critiquer l’agent de persécution.

[23] À mon humble avis, ces conditions ne peuvent être imposées à un demandeur d’asile dont la demande est fondée sur le motif de la persécution politique dans son pays d’origine, pas plus qu’elles ne peuvent être des conditions d’une PRI.

VII. Conclusion

[24] La présente demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

VIII. Question à certifier

[25] Aucune des parties n’a proposé de question de portée générale, et l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3593-22

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit : La demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision est annulée, l’affaire est renvoyée pour nouvel examen par un tribunal différemment constitué, aucune question n’est certifiée et aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3593-22

 

INTITULÉ :

NAVDEEP SINGH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 15 MARS 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

DATE DES MOTIFS :

Le 21 MARS 2023

COMPARUTIONS :

Felix Chakirov

POUR LE DEMANDEUR

Rachel Beaupré

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Blanshay Law

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

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