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Date : 20230320


Dossier : IMM-4121-21

Référence : 2023 CF 374

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 20 mars 2023

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

HABAB AMIN ALI MOHAMED KHAIR

AHLAM OSMAN ABDELRAHMAN YAGOUB

NOURAN EBDELRAHIM MUDDATHIR HASSAN

demanderesses

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. APERÇU

[1] Habab Amin Ali Mohamed Khair, sa mère Ahlam Osman Abdelrahman Yagoub et sa fille Nouran sont des citoyennes du Soudan. Elles sont arrivées au Canada en provenance des États‑Unis le 17 mars 2020 et ont demandé l’asile. Elles allèguent qu’elles sont exposées à un risque de persécution au Soudan parce que Mme Yagoub a refusé de vendre la maison familiale à Khartoum aux Forces de soutien rapide (les FSR), une organisation militaire affiliée au Service national de renseignement et de sécurité du Soudan (le NISS). (Les FSR sont issues des milices janjawids.) Les demanderesses allèguent en outre qu’en tentant de contraindre Mme Yagoub à vendre la maison, les agents des FSR ont menacé Mme Khair de représailles pour son opposition passée au gouvernement.

[2] Dans une décision du 26 mai 2021, la Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié du Canada a rejeté les demandes d’asile. La SPR a conclu que la question déterminante était celle de l’absence d’un risque prospectif objectif au Soudan. Elle n’a pas exprimé de réserves quant à la crédibilité globale du récit des demanderesses sur leurs expériences au Soudan, y compris l’intérêt des FSR à obtenir leur maison. Elle a plutôt conclu que les demanderesses n’avaient pas établi qu’il existait une possibilité sérieuse qu’elles continuent à susciter l’intérêt des FSR si elles vendaient la maison (à une tierce partie ou aux FSR elles‑mêmes). La SPR a également conclu que les demanderesses n’avaient pas établi qu’elles étaient exposées à un risque sérieux de persécution parce qu’elles étaient des femmes ou, dans le cas particulier de Mme Khair, en raison de son profil politique. La SPR a donc conclu que les demanderesses ne sont ni des réfugiées au sens de la Convention ni des personnes à protéger.

[3] Les demanderesses sollicitent maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la SPR sur le fondement du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Comme je l’explique dans les motifs qui suivent, je ne suis pas convaincu qu’il y a lieu de modifier la décision de la SAR. La présente demande de contrôle judiciaire sera donc rejetée.

II. CONTEXTE

[4] Mme Khair, la demanderesse principale, est née en juillet 1983. Sa mère, Mme Yagoub, est née en juin 1954. Mme Yagoub a également une fille plus âgée qui vit au Canada et qui est citoyenne canadienne.

[5] Mme Khair a obtenu son diplôme de la faculté de droit de l’université Al Neelain à Khartoum en 2005. Pendant ses études universitaires, elle a fait partie d’une association d’étudiants en droit qui défendait les droits des détenus et des prisonniers. Elle a déclaré dans l’exposé circonstancié de son formulaire Fondement de la demande d’asile (le formulaire FDA) que le NISS avait surveillé les activités du groupe et avait menacé les membres (y compris Mme Khair) de graves conséquences s’ils poursuivaient leurs activités de défense des droits.

[6] Mme Khair est devenue avocate agréée au Soudan en 2008 et membre de l’Association du Barreau du Soudan en 2009. Elle a exercé la profession d’avocate à Khartoum de 2010 à novembre 2017, lorsqu’elle est partie pour l’Arabie saoudite après s’être mariée. Pendant son séjour en Arabie saoudite, Mme Khair a travaillé comme traductrice indépendante. Sa fille Nouran y est née en mai 2019. Après l’échec de son mariage, Mme Khair est retournée au Soudan avec sa fille le 23 décembre 2019. Son mari et elle ont divorcé peu de temps après. L’ex‑mari de Mme Khair, qui est également un ressortissant soudanais, est resté en Arabie saoudite.

[7] Mme Yagoub est propriétaire d’une maison dans un quartier aisé de Khartoum. Lorsque son mari (le père de Mme Khair) et elle ont divorcé en 1989, Mme Yagoub a continué d’y habiter, mais a loué une partie de la maison à des locataires. Le dossier dont je dispose ne me permet pas de savoir depuis combien de temps elle est propriétaire de la maison, mais il semble qu’elle y a élevé sa famille, y compris Mme Khair.

[8] Pendant le séjour de Mme Khair en Arabie saoudite, le cousin de Mme Yagoub, Omar Salih Abdelrahman Yagoub, qui vivait à proximité, passait à la maison pour prendre des nouvelles de Mme Yagoub.

[9] Selon les demanderesses, les FSR possèdent une propriété voisine, un grand immeuble de quatre étages qui était autrefois une école. Un certain nombre de soldats des FSR y sont basés. Le bâtiment a également été utilisé comme centre de détention temporaire.

[10] Lorsqu’elle travaillait comme avocate au Soudan, Mme Khair a continué à travailler pour des détenus, dont une personne qui était détenue dans l’établissement des FSR voisin de la maison de sa mère.

[11] Tard dans la soirée du 17 avril 2019, dix hommes armés affirmant être en possession d’un mandat de perquisition ont fait irruption dans la maison de Mme Yagoub. Celle‑ci et son cousin Omar étaient présents à ce moment‑là. Certains des hommes portaient des uniformes des FSR, tandis que d’autres étaient habillés en civil (les demanderesses croient que ces derniers étaient membres du NISS). Les hommes ont fouillé le rez‑de‑chaussée de la maison, affirmant qu’ils cherchaient des armes et des devises étrangères. Au moment de leur départ, les hommes ont dit à Mme Yagoub qu’ils avaient l’intention de prendre possession de la maison, mais qu’elle serait indemnisée pour cela. Lorsqu’on lui avait par la suite demandé, lors de son entrevue au point d’entrée, pourquoi les FSR l’avaient ciblée, elle avait donné l’explication suivante : [TRADUCTION] « Parce que ma maison se trouve à côté de leur propriété et qu’ils veulent les deux maisons. Tout le quartier est maintenant l’agence de sécurité nationale Janjaweer [sic]. »

[12] Craignant d’avoir d’autres contacts avec les FSR, Mme Yagoub a communiqué avec Mme Khair, qui a ensuite obtenu un visa de visiteur saoudien pour sa mère. Mme Yagoub est arrivée en Arabie saoudite le 10 mai 2019 et y est restée avec sa fille.

[13] À la mi‑mai 2019, Mme Yagoub a été informée par l’un de ses locataires que des membres des FSR étaient encore passés à la maison et la recherchaient. Les agents avaient dit aux locataires qu’ils prendraient possession de la maison et qu’ils (les locataires) devraient partir une semaine plus tard. Les locataires ont déménagé conformément aux instructions, mais les FSR n’ont pas pris possession de la maison.

[14] Tôt le matin du 24 août 2019, 15 hommes armés ont fait irruption dans la maison familiale d’Omar pendant que son épouse, leurs enfants et lui dormaient. Certains des hommes portaient des uniformes des FSR, tandis que d’autres étaient habillés en civil (encore une fois, les demanderesses croient que ces derniers étaient membres du NISS). Les hommes ont fouillé le domicile d’Omar pendant environ trois heures, affirmant qu’ils cherchaient des armes et des devises étrangères. Ils ont également demandé où se trouvait Mme Yagoub et quand elle serait de retour. Omar a été menotté et, à un moment donné, il a été frappé à la tête avec la crosse d’une arme à feu. Lorsqu’ils sont partis, l’un des hommes a dit à Omar de dire à Mme Yagoub qu’ils attendaient son retour.

[15] En octobre 2019, Mme Yagoub a dû retourner au Soudan parce que son visa de visiteur saoudien arrivait à échéance. Craignant toujours les FSR, elle n’est pas restée dans sa propre maison. Elle est plutôt allée habiter avec Omar et sa famille. Cependant, après que Mme Khair et sa fille sont revenues d’Arabie saoudite le 23 décembre 2019, elles sont toutes les trois restées dans la maison familiale.

[16] En fin d’après‑midi, le 29 décembre 2019, huit hommes se sont présentés chez les demanderesses. Trois d’entre eux portaient l’uniforme des FSR, et les autres étaient en civil. Ils étaient tous armés. Ils ont demandé à entrer. L’un des hommes en civil, qui semblait être le responsable, a dit à Mme Yagoub qu’ils avaient cette fois une bonne offre à lui présenter. Si elle leur cédait la maison, elle recevrait 50 000 $ US. (Selon les demanderesses, ce montant représentait [traduction] « seulement une fraction » de la valeur de la maison.) Mme Yagoub a déclaré qu’elle ne voulait pas quitter la maison parce qu’elle en avait besoin pour ses filles. Les hommes lui ont dit qu’elle n’avait pas le choix; si elle causait des ennuis, ils s’empareraient de la maison de toute façon et elle ne recevrait rien. Lorsque Mme Khair a tenté d’intervenir, les hommes l’ont menacée. Mme Yagoub a dit aux hommes qu’elle allait réfléchir à l’offre. Ceux‑ci lui ont dit qu’ils reviendraient bientôt, mais ils ont averti Mme Yagoub et Mme Khair que d’ici là, elles ne devaient parler à personne de ce qui se passait.

[17] Le soir du 24 janvier 2020, deux hommes se sont présentés à la maison et ont dit à Mme Khair de les accompagner. Mme Khair croit qu’il s’agissait de membres du NISS. Ils l’ont emmenée à un bureau de la sécurité où un troisième homme l’a interrogée. Le troisième homme lui a dit qu’elle avait été amenée là parce que sa mère leur faisait perdre leur temps. Il lui a dit de dire à sa mère de donner sa maison aux FSR et elle serait récompensée. Sinon, elle serait chassée de force et ne recevrait rien. L’homme a dit à Mme Khair qu’ils savaient qu’elle était une opposante au gouvernement. Si elle ne coopérait pas et ne s’assurait pas que sa mère coopère aussi, ils ouvriraient ses dossiers relatifs à son opposition passée au gouvernement. L’homme a déclaré qu’ils savaient tout sur elle et que sa famille et elle n’avaient nulle part où se cacher. Bien que Mme Khair ait tenté de répondre poliment, à un moment donné, l’un des hommes a soudainement saisi son bras gauche, l’a tordu dans son dos et l’a égratigné avec un stylo.

[18] Mme Khair a finalement été reconduite chez elle, où elle est arrivée vers minuit trente. Elle a raconté à sa mère ce qui s’était passé. Elles ont passé la nuit chez Omar, mais elles sont finalement retournées chez elles.

[19] Les demanderesses ont commencé à prendre des dispositions pour quitter le pays, notamment en demandant des visas américains. Le visa américain de Mme Khair a été délivré le 26 février 2020. Ceux de sa fille et de sa mère ont été délivrés le 3 mars 2020.

[20] Laissant la maison aux soins d’Omar, les demanderesses ont quitté le Soudan pour les États‑Unis le 15 mars 2020. Un associé d’Omar a aidé les demanderesses à passer les contrôles de sortie à Khartoum.

[21] À leur arrivée à New York le 16 mars 2020, les demanderesses se sont rendues directement au point d’entrée de Fort Erie, en Ontario, et ont présenté des demandes d’asile.

[22] Dans leur témoignage devant la SPR, les demanderesses ont confirmé qu’elles ne savaient pas si leur famille au Soudan avait été de nouveau ciblée ou si le gouvernement soudanais avait tenté de les trouver.

[23] Il semble qu’Omar a quitté le Soudan peu de temps après les demanderesses. Dans une déclaration datée du 19 juin 2020 faite à l’appui des demandes d’asile des demanderesses, il a indiqué qu’il [traduction] « vi[vait] actuellement aux États‑Unis » et n’avait [traduction] « aucune autre information » concernant la maison des demanderesses.

III. DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[24] Lorsqu’elle a tiré la conclusion selon laquelle les demanderesses n’étaient pas des réfugiées au sens de la Convention ni des personnes à protéger, la SPR a commencé par souligner qu’il est « bien établi dans le droit canadien des réfugiés » qu’un demandeur d’asile doit prendre des mesures raisonnables pour atténuer le risque de préjudice auquel il est exposé dans le pays contre lequel il demande une protection s’il est en mesure de le faire. Le commissaire a noté, comme la Cour d’appel fédérale l’avait conclu au paragraphe 16 de l’arrêt Sanchez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CAF 99, que, lorsque les demandeurs d’asile sont capables « d’opérer des choix raisonnables et de se soustraire par là même à certains risques, on peut s’attendre à qu’ils optent pour une telle solution ».

[25] La SPR a fait remarquer qu’il y avait une exception à ce principe « dans la situation où un demandeur d’asile ne peut éviter un préjudice qu’en renonçant à quelque chose [qui] concerne un principe de droit fondamental de la personne ou de dignité, comme la capacité de pratiquer librement la religion, l’expression d’une opinion politique ou une caractéristique personnelle immuable » [renvoyant à Sanchez, au para 18]. La SPR a conclu que cette exception ne s’appliquait pas aux demanderesses parce que tout ce qui est en jeu est un droit de propriété. La SPR a estimé qu’à cet égard, les circonstances de l’espèce étaient semblables à celles des affaires Kenguruka c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 895, et Malik c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 955, qui concernaient toutes deux le renoncement à une succession afin d’éviter un préjudice. La SPR a donc conclu qu’il n’était pas déraisonnable de s’attendre à ce que les demanderesses vendent la maison de Khartoum.

[26] La SPR a également conclu que les demanderesses n’avaient pas établi que les FSR avaient un quelconque intérêt envers elles, hormis leur intérêt à obtenir la maison. La SPR a noté que les demanderesses avaient donné des exemples précis de cas où les FSR avaient pris possession de la maison de personnes; toutefois, elles n’ont fourni aucun élément de preuve montrant que les FSR avaient continué de s’intéresser aux anciens propriétaires après qu’ils ont obtenu leur bien. De plus, il n’y avait aucune preuve objective relative à la situation dans le pays qui donnait à penser que les FSR « continue[nt] de prendre pour cibles les personnes à qui [elles] extorque[nt] des biens après leur cession ». La SPR a également souligné que, bien que les FSR aient tenté d’utiliser les activités politiques passées de Mme Khair comme moyen de pression pour obtenir la maison, « il ressort clairement de la preuve que, pour les RSF, il ne s’agissait que d’un outil et qu’il n’y avait aucun intérêt indépendant à l’égard de la demandeure d’asile principale en raison de son travail juridique antérieur ». De plus, les demanderesses ont confirmé qu’elles ne savaient pas si leur famille au Soudan avait été de nouveau ciblée ou si le gouvernement soudanais avait tenté de les trouver après qu’elles ont quitté le pays.

[27] Bref, la SPR a conclu qu’il existait moins qu’une possibilité sérieuse que les FSR continuent de s’intéresser aux demanderesses si la maison était vendue. Le commissaire de la SPR a ajouté ce qui suit : « Il se peut qu’il s’agisse d’une vente à une valeur nettement inférieure à celle du marché. Cela dit, j’estime que la perte des capitaux des demandeures d’asile ne constitue pas une forme de persécution ».

[28] Avant leur audience devant la SPR, les demanderesses avaient présenté des observations écrites détaillées à l’appui de leur demande. Entre autres choses, ayant anticipé que l’existence d’une possibilité de refuge intérieur (PRI) puisse être une question en litige, elles ont fait valoir qu’elles seraient exposées à un risque n’importe où au Soudan. À l’audience, le commissaire a demandé d’autres observations sur l’application du critère relatif à la PRI en l’espèce, en se concentrant sur la question de savoir si les demanderesses pouvaient déménager en toute sécurité dans un nouveau foyer à Khartoum. Les demanderesses ont présenté ces observations supplémentaires peu après l’audience. Elles ont continué d’affirmer qu’elles seraient exposées à un risque où qu’elles soient au Soudan, y compris dans n’importe quelle partie de Khartoum. Toutefois, le commissaire a finalement conclu que, eu égard aux conclusions énoncées ci‑dessus, il n’était pas nécessaire d’examiner le critère relatif à la PRI. Néanmoins, à titre subsidiaire, le commissaire a effectué une analyse de la PRI et a conclu que le fait de vendre la maison et de déménager ailleurs à Khartoum constituait une PRI viable.

[29] La SPR a également conclu que les activités politiques de Mme Khair ne créaient pas un risque indépendant de persécution. Elle a indiqué qu’elle avait travaillé comme avocate de 2010 à 2017 et qu’elle s’était occupée d’au moins quelques affaires en opposition au gouvernement. Toutefois, rien n’indique qu’elle a travaillé comme avocate depuis 2017. Bien que Mme Khair ait été une militante lorsqu’elle était étudiante en droit et qu’elle ait déclaré avoir été menacée par les autorités à ce moment‑là, il n’y avait aucune mention dans la lettre écrite par un ami et collègue de menaces postérieures à leur passage à la faculté de droit. De plus, comme il a déjà été mentionné, les demanderesses n’ont fourni aucune preuve montrant qu’elles suscitaient toujours un intérêt (y compris Mme Khair) depuis leur départ du Soudan en mars 2020.

[30] De plus, la SPR a fait remarquer que les activités politiques de Mme Khair avaient eu lieu sous le régime d’Omar Al‑Bashir. Le commissaire a conclu qu’il existait de nombreux éléments de preuve objectifs montrant que le gouvernement de transition dirigé par des civils qui avait remplacé le régime d’Al‑Bashir avait « considérablement [réduit] le risque auquel étaient exposés de nombreux citoyens soudanais à cause de l’expression d’opinions politiques critiques ». Après avoir examiné ces éléments de preuve en détail, le commissaire a conclu qu’il y avait eu une diminution importante de la répression politique de la part de l’État soudanais. Le risque qui subsiste dépend du profil particulier de la personne (par exemple, le soutien aux milices qui s’opposent au gouvernement actuel). Mme Khair ne correspondait pas à ce profil de risque parce que, même si elle acceptait de travailler pour la défense des droits des détenus à son retour, elle le ferait par les voies officielles en tant qu’avocate; elle ne participerait pas à des « activités politiques à risque plus élevé ».

[31] Enfin, la SPR a conclu que les demanderesses n’avaient pas établi qu’elles étaient exposées à un risque de persécution fondée sur le genre. La preuve sur la situation dans le pays a montré que le traitement réservé aux femmes au Soudan s’était quelque peu amélioré, même si elle a aussi montré que le viol et la violence familiale restaient répandus. Toutefois, les demanderesses ne correspondent pas au profil des femmes qui, selon les données sur la situation dans le pays, seraient exposées à un risque. Elles ne vivent pas dans des zones de conflit ou les zones rurales. Elles appartiennent au groupe ethnique majoritaire. Bien que les demanderesses adultes soient toutes deux divorcées, leur réseau familial comprend des hommes, ce qui atténue le risque de violence sexuelle. La famille disposerait de suffisamment de capital et autres ressources pour trouver un logement (même si elle devait vendre sa maison actuelle). Mme Khair est instruite et a déjà réussi à trouver du travail dans sa profession. La SPR a conclu que rien n’indiquait qu’elles étaient exposées à un risque plus élevé de violence fondée sur le sexe que toute autre femme célibataire de la classe moyenne. Bien que le risque au titre de l’article 96 n’ait pas à être personnalisé, en l’espèce, il n’était pas suffisant pour établir une possibilité sérieuse de persécution.

[32] La SPR a reconnu qu’il existait des éléments de preuve montrant que les demanderesses pourraient subir certaines formes de mauvais traitements fondés sur le genre, comme des obstacles à l’emploi ou à l’accès au logement. Cependant, la SPR a conclu que ces traitements équivalaient à de la discrimination et non à de la persécution. En outre, si les demanderesses étaient victimes d’une telle discrimination, elles pourraient utiliser le produit de la vente de la maison pour subvenir à leurs besoins et payer leurs dépenses de façon à devenir autonomes. Les demanderesses pouvaient également rester avec leurs proches à Khartoum. Selon Mme Khair, l’un de ces proches est un riche homme d’affaires. Le commissaire n’a pas accepté le témoignage de Mme Khair selon lequel ces proches ne les aideraient pas en raison de leurs problèmes avec les FSR, et il a conclu que cette déclaration était hypothétique et non crédible.

[33] Pour tous ces motifs, la SPR a conclu que les demanderesses n’étaient ni des réfugiées au sens de la Convention ni des personnes à protéger.

IV. NORME DE CONTRÔLE

[34] Les parties conviennent, et je suis d’accord avec elles, que la décision de la SPR est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable. Le contrôle judiciaire selon cette norme concerne non seulement le résultat, mais aussi la justification du résultat lorsque des motifs sont requis, comme c’est le cas en l’espèce (Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 au para 29).

[35] Une décision raisonnable doit être « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 au para 85). Une décision qui présente ces caractéristiques appelle une certaine retenue de la part de la cour de révision (ibid). En outre, « si des motifs sont communiqués, mais que ceux‑ci ne justifient pas la décision de manière transparente et intelligible […], la décision sera déraisonnable » (Vavilov, au para 136).

[36] Lorsqu’elle applique la norme de la décision raisonnable, la cour de révision n’a pas pour rôle d’apprécier ou d’évaluer à nouveau la preuve examinée par le décideur ni de modifier des conclusions de fait en l’absence de circonstances exceptionnelles (Vavilov, au para 125). Par ailleurs, le contrôle selon la norme de la décision raisonnable n’est pas une simple formalité; il s’agit d’un type rigoureux de contrôle (Vavilov, au para 13). Le caractère raisonnable d’une décision peut être compromis si le décideur « s’est fondamentalement mépris sur la preuve qui lui a été soumise ou n’en a pas tenu compte » (Vavilov, au para 126).

[37] Il incombe aux demanderesses de démontrer que la décision de la SPR est déraisonnable. Avant de pouvoir infirmer une décision pour ce motif, la cour de révision doit être convaincue « qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

V. QUESTIONS EN LITIGE

[38] Les demanderesses contestent le caractère raisonnable de la décision de la SPR pour un certain nombre de motifs. À mon avis, les principales questions en litige que soulève la présente demande sont les suivantes :

  • a)La SPR a‑t‑elle commis une erreur en concluant qu’il n’était pas déraisonnable de s’attendre à ce que les demanderesses vendent leur maison?

  • b)La SPR a‑t‑elle commis une erreur en concluant que les demanderesses ne seraient pas exposées à un risque prospectif objectif si elles vendaient leur maison (que ce soit aux FSR ou à une tierce partie)?

VI. ANALYSE

A. Vente de la maison

[39] Comme je l’ai indiqué ci‑dessus, la SPR a conclu qu’il était raisonnable de s’attendre à ce que les demanderesses vendent leur maison pour éviter le risque que posent les FSR. Les demanderesses contestent cette décision à plusieurs égards, mais lors de l’audition de la présente demande, elles se sont concentrées sur ce qu’elles considèrent comme deux erreurs clés de la SPR susceptibles de contrôle : 1) la SPR a présumé que les FSR indemniseraient bel et bien les demanderesses pour les biens dont elles voulaient s’emparer; et 2) la SPR n’a pas tenu compte du fait que le refus de céder la maison aux FSR constituait en soi l’expression d’une opinion politique. Je ne suis pas convaincu que la SPR a commis quelque erreur que ce soit.

[40] Premièrement, en ce qui concerne l’incidence financière que pourrait avoir pour les demanderesses le fait de céder leur maison aux FSR, même si je conviens avec les demanderesses qu’il ne faut pas simplement présumer que les FSR agiraient de bonne foi et donneraient suite à leur offre de les indemniser pour la perte de leur bien, je ne peux pas convenir que c’est ainsi que la SPR a abordé la question.

[41] Les demanderesses ont cité des exemples précis de saisies de biens par les FSR, mais elles n’ont produit aucun élément de preuve montrant que les propriétaires n’avaient pas été indemnisés. La SPR a reconnu que l’indemnisation pourrait ne pas correspondre à la juste valeur marchande de la maison. Cependant, rien ne montre les conséquences que le fait de recevoir une faible indemnisation, voire aucune, pour céder la maison aurait sur la situation financière des demanderesses. En d’autres termes, bien que la perte puisse être objectivement importante, il n’y avait guère de preuve de son incidence sur les demanderesses par rapport à leurs moyens. Notamment, dans les observations écrites qu’elles ont présentées après l’audience, les demanderesses se sont contentées de dire ce qui suit au sujet de l’incidence qu’aurait pour elles la perte de leur maison :

[traduction]

Dans l’éventualité où la maison serait vendue à bas prix aux agents de persécution, ou si les demandeures d’asile abandonnaient complètement la maison et éliminaient leur revenu de location, les demandeures d’asile auraient de la difficulté à trouver un emploi convenable pour subvenir aux besoins de leur famille de trois personnes, simplement parce qu’elles sont des femmes dans un pays majoritairement musulman.

[42] La SPR a conclu que, même en tenant compte du coût élevé de la vie à Khartoum, les demanderesses « n’[avaient] pas fourni d’éléments de preuve établissant qu’il leur serait impossible d’utiliser le produit de la vente pour subvenir à leurs besoins et payer leurs dépenses, malgré le fait que, en raison des obstacles liés au genre, il faut du temps à un ménage pour atteindre l’autosuffisance ». À mon avis, même si la SPR aurait dû expressément envisager la possibilité que les demanderesses ne reçoivent rien pour leur maison, en l’absence de toute preuve des répercussions que cela aurait sur elles, il lui était toujours loisible de conclure qu’il n’était pas déraisonnable de s’attendre à ce que les demanderesses renoncent à la propriété.

[43] Dans une perspective plus large de la question, il ne fait aucun doute qu’il serait déraisonnable de s’attendre à ce qu’un demandeur d’asile cède une entreprise ou un bien pour éviter un risque de préjudice si cela entraînait une privation des droits fondamentaux de la personne (p. ex., la laisser sans abri ou incapable de gagner un revenu de base) : voir Canada (Procureur général) c Ward, [1993] 2 RCS 689 aux p 738‑739; Sanchez, aux para 18‑19; Malik at para 30; and Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 595 aux para 16‑17. Les demanderesses font valoir que la jurisprudence sur laquelle s’appuie la SPR (les décisions Sanchez, Malik et Kenguruka) se distingue de l’espèce parce qu’elle concerne la perte d’une entreprise ou d’un héritage, et non d’une maison. Ces affaires sont effectivement différentes de la présente affaire à cet égard. Toutefois, en l’absence d’éléments de preuve montrant que les demanderesses ne pourraient pas trouver une nouvelle maison ou que la perte de leur maison leur porterait atteinte de façon fondamentale, la SPR a raisonnablement conclu que le principe sous‑jacent à ces affaires s’appliquait en l’espèce. Compte tenu du dossier dont elle disposait, la SPR a raisonnablement conclu que, même s’il y avait une incidence préjudiciable sur les intérêts économiques ou immobiliers des demanderesses, cela ne suffisait pas pour mettre en jeu un principe de droit fondamental de la personne.

[44] De plus, il ne faut pas oublier que la SPR a également conclu que les demanderesses avaient une autre option que de céder leur maison aux FSR (que ce soit contre une juste indemnisation ou non), soit de vendre la maison à une tierce partie (que ce soit à sa juste valeur marchande ou autrement). Les demanderesses ont soutenu devant la SPR qu’elles étaient dans l’impossibilité de vendre leur maison à une tierce partie, mais la SPR a conclu qu’il « n’exist[ait] aucun élément de preuve fiable à ce sujet ». Les demanderesses n’ont relevé aucun élément de preuve permettant de remettre en doute le caractère raisonnable de cette décision.

[45] Deuxièmement, je ne puis convenir qu’il était déraisonnable que la SPR ne considère pas que le refus des demanderesses de vendre la maison constituait (ou serait perçu comme étant) l’expression d’une opinion politique.

[46] Lorsqu’elles ont présenté leur demande d’asile devant la SPR, les demanderesses n’ont pas mentionné qu’il s’agissait de la raison pour laquelle elles refusaient de céder leur maison aux FSR, et elles n’ont pas non plus laissé entendre que leurs agents de persécution attribueraient leur refus de coopérer à des motifs politiques. Dans l’exposé circonstancié conjoint du formulaire FDA, la seule raison invoquée par Mme Yagoub pour expliquer son refus de céder la maison était qu’elle en avait besoin pour ses filles. Et le seul motif pour lequel les demanderesses prétendaient craindre les FSR était le simple fait qu’elles avaient refusé de céder leur maison. Rien n’indique qu’elles étaient également exposées à un risque du fait des raisons pour lesquelles elles avaient pris cette décision.

[47] Dans le cadre du contrôle judiciaire, toutefois, les demanderesses soutiennent maintenant que leur refus de vendre leur maison aux FSR constituait l’expression d’une opinion politique dans laquelle elles [traduction] « contestaient les intérêts politiques directs des FSR » étant donné que l’expropriation des biens était une pratique courante des FSR. Ce lien n’était, au mieux, qu’implicite dans l’exposé circonstancié qu’elles ont présenté à la SPR. Il n’a assurément jamais été abordé explicitement dans les observations écrites détaillées que les demanderesses ont présentées à la SPR.

[48] À mon avis, compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, le caractère raisonnable de la décision de la SPR n’est pas remis en cause par le fait qu’elle n’a pas examiné un argument qui n’avait pas été avancé au cours de la procédure devant elle et pour lequel le dossier ne contient que peu, voire pas du tout, d’éléments à l’appui.

B. Risque prospectif

[49] Les demanderesses soutiennent que la SPR a simplement fait des suppositions lorsqu’elle a conclu qu’elles ne susciteraient plus l’intérêt des FSR si elles leur cédaient la maison. Je ne suis pas d’accord avec elles.

[50] À mon avis, il était loisible à la SPR de conclure, d’après le dossier dont elle disposait, que les FSR n’agissaient pas pour des motifs mixtes, c’est‑à‑dire qu’ils n’avaient pas ciblé les demanderesses à la fois en raison de l’endroit où elles habitaient et de qui elles étaient, mais plutôt simplement parce qu’elles vivaient dans un endroit que les FSR voulaient pour leurs propres besoins opérationnels.

[51] Il incombait aux demanderesses d’établir que, si elles cédaient leur maison, elles continueraient de susciter l’intérêt des FSR, de sorte qu’il y avait au moins une possibilité sérieuse qu’elles soient exposées à un risque de persécution de la part des FSR (ou d’un autre agent de persécution). La SPR a conclu que les demanderesses n’avaient pas établi l’existence d’un tel risque. Bien que les menaces faisant référence aux activités politiques de Mme Khair aient été proférées dans le cadre des efforts déployés par les FSR pour obtenir la maison, la SPR a conclu qu’il s’agissait d’un motif purement instrumental et que les autorités de l’État n’avaient aucun intérêt à son égard. Au vu du dossier dont la SPR disposait, cette conclusion n’est pas déraisonnable. Entre autres choses, ce dossier indiquait que, mis à part à l’époque où elle était étudiante, plus de 15 ans auparavant, les activités politiques de Mme Khair n’avaient pas attiré l’attention des autorités de l’État de façon défavorable et, en outre, qu’il y avait eu depuis des changements politiques importants dans Soudan.

[52] Les demanderesses font également valoir que, indépendamment de la question liée à leur maison, la SPR a commis une erreur dans son évaluation du risque auquel elles seraient exposées en général et aux mains des FSR en raison de leur genre. À mon avis, il n’y a pas d’erreur dans la décision de la SPR à cet égard. Les observations des demanderesses n’équivalent à rien de plus qu’une contestation de l’appréciation des éléments de preuve pertinents par la SPR et à une invitation pour que la Cour apprécie de nouveau ces éléments de preuve et en arrive à une conclusion différente. Tel n’est pas le rôle de la Cour dans le cadre d’un contrôle judiciaire (Vavilov, au para 125; Doyle c Canada (Procureur général), 2021 CAF 237 aux para 2‑3).

[53] Enfin, dans leurs observations écrites sur la présente demande, les demanderesses ont soutenu que la SPR avait commis une erreur en ne procédant pas à une analyse appropriée du risque auquel elles étaient exposées au regard de l’article 97 de la LIPR. À mon avis, il n’y a pas d’erreur susceptible de contrôle dans la décision de la SPR à cet égard. Il ressort clairement de la décision de la SPR qu’elle comprenait les critères applicables au titre des articles 96 et 97 de la LIPR et qu’elle était consciente de la question du risque dans les deux dispositions. Elle a raisonnablement conclu que les demanderesses n’avaient pas établi qu’elles étaient des réfugiées au sens de la Convention ou des personnes à protéger. Elles n’ont pu montrer qu’il y avait lieu de modifier la décision rendue.

VII. CONCLUSION

[54] Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire sera rejetée.

[55] Les parties n’ont soulevé aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.

[56] Enfin, l’avis de demande de contrôle judiciaire désigne Mme Khair sous le nom de Habab Amin Ali Mohamedkhair, tout comme l’a fait la SPR dans sa décision. Le conseil a confirmé que l’orthographe du nom de la demanderesse principale est Habab Amin Ali Mohamed Khair. Par conséquent, dans le cadre du présent jugement, l’intitulé de la cause est modifié pour désigner Habab Amin Ali Mohamed Khair comme demanderesse principale.


JUGEMENT dans le dossier IMM-4121-21

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. L’intitulé est modifié pour que le nom de la demanderesse principale, Habab Amin Ali Mohamed Khair, soit correctement orthographié.

  2. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  3. Aucune question de portée générale n’est énoncée.

« John Norris »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-4121-21

INTITULÉ :

HABAB AMIN ALI MOHAMED KHAIR ET AUTRES c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 13 juin 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

DATE DES MOTIFS :

Le 20 mars 2023

COMPARUTIONS :

Mohamed Mahdi

POUR LES demanderesses

Kevin Spykerman

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mahdi Weinstock LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LES demanderesses

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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