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Date : 20230316


Dossier : T‑1218‑22

Référence : 2023 CF 364

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Toronto (Ontario), le 16 mars 2023

En présence de madame la juge Go

ENTRE :

DUANE ALAN THORNE

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] Le demandeur, M. Duane Alan Thorne, est citoyen canadien. Il détient un passeport canadien qui a été délivré à son nom le 21 février 2014 [le passeport].

[2] Le demandeur a fait l’objet de plusieurs accusations criminelles en 2022, et la Division de l’admissibilité au passeport et des enquêtes [la DAPE] d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada a récupéré son passeport pour le garder en lieu sûr jusqu’à ce que les accusations portées contre lui soient réglées [la décision contestée]. La décision contestée a été prise en vertu du pouvoir conféré à la DAPE par les alinéas 3d) et 9(1)b), le paragraphe 10(1) et l’article 11 du Décret sur les passeports canadiens, TR/81‑86 [le Décret].

[3] Le demandeur a déposé la présente demande de contrôle judiciaire en juin 2022 dans le but de contester la décision de la DAPE et de solliciter une déclaration portant que les alinéas 3d) et 9(1)b), le paragraphe 10(1) et l’article 11 du Décret [les dispositions contestées] sont invalides et inopérants [la demande].

[4] Les accusations criminelles dont le demandeur faisait l’objet ont depuis lors été retirées, et son passeport lui a été remis.

[5] Le demandeur souhaite que la Cour entende et tranche la demande malgré son caractère potentiellement théorique et qu’elle décide si les dispositions contestées portent atteinte aux droits que lui garantit l’article 6 de la Charte canadienne des droits et libertés, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R-U), 1982 c 11 [la Charte].

[6] Pour les motifs qui suivent, je refuse de me prononcer sur le bien-fondé de la demande, car elle est théorique. La demande de contrôle judiciaire sera donc rejetée.

II. Le contexte

[7] Le 23 février 2022, le demandeur a été arrêté et accusé de contacts sexuels et d’agression sexuelle, infractions prévues à l’alinéa 151a) et à l’article 271, respectivement, du Code criminel, LRC 1985, c C‑46. Le même jour, il a été mis en liberté après avoir remis une promesse à un agent de la paix. Cette promesse ne comportait aucune limite à sa capacité de quitter le Canada et ne l’obligeait pas à remettre son passeport.

[8] Le 29 mars 2022, soit après le dépôt des accusations, un enquêteur de la DAPE [l’enquêteur] a envoyé une lettre d’équité procédurale au demandeur dans laquelle il l’a informé que la DAPE avait l’intention de révoquer son passeport en vertu de l’alinéa 9(1)b) et du paragraphe 10(1) du Décret par suite d’une enquête en cours et a exigé qu’il retourne son passeport en application de l’article 11 du Décret.

[9] En réponse à la lettre de l’enquêteur, le demandeur a fait valoir, par l’intermédiaire d’un avocat, qu’il n’y avait aucune preuve qu’il présentait un risque de fuite, et que la perte de son passeport aurait une incidence sur la liberté de circulation que lui garantit la Charte.

[10] Le demandeur a retourné son passeport à la DAPE le 2 mai 2022.

[11] Le 13 mai 2022, l’enquêteur a écrit à l’avocat du demandeur et lui a fait savoir que la DAPE ne retournerait pas le passeport.

[12] Le 10 juin 2022, le demandeur a déposé son premier avis de demande en l’espèce, sur le fondement du courriel de la DAPE daté du 13 mai 2022.

[13] Le 29 juin 2022, la DAPE a pris la décision contestée, indiquant que le passeport du demandeur ne serait pas révoqué, mais qu’il serait gardé en lieu sûr jusqu’à ce que les accusations criminelles portées contre lui soient réglées. Dans sa décision, la DAPE a informé le demandeur qu’il pouvait présenter une demande de passeport à durée de validité limitée pour des considérations urgentes, impérieuses et d’ordre humanitaire.

[14] Le demandeur a modifié son avis de demande pour contester la décision de la DAPE et demander des déclarations portant que les dispositions contestées étaient invalides et inopérantes.

[15] Le 6 octobre 2022, les accusations criminelles portées contre le demandeur ont été retirées. L’avocat du demandeur a demandé à la DAPE de retourner le passeport. L’enquêteur a répondu le 20 octobre 2022 que le passeport serait retourné, car le demandeur n’était [TRADUCTION] « plus visé par l’article 9 du [Décret] ». Il a aussi écrit :

[TRADUCTION]
Notez que la décision de suspendre notre enquête ne veut pas dire que le dossier [du demandeur] est clos, et celui-ci restera ouvert à des fins de surveillance. De plus, sachez que les demandes ultérieures de services de passeport feront l’objet de vérifications, y compris les nouveaux renseignements que la DAPE pourrait obtenir.

[16] Le demandeur a reçu son passeport le 24 octobre 2022.

III. Les questions en litige

[17] Conformément à une ordonnance du juge adjoint Horne, datée du 21 novembre 2022, le demandeur a déposé un dossier supplémentaire demandant à la Cour de décider en premier lieu si la demande est théorique et, le cas échéant, si la Cour devrait quand même l’entendre.

[18] En second lieu, par un avis de question constitutionnelle déposé conformément à l’article 57 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7, le demandeur a demandé à la Cour de conclure, si elle décide d’entendre la demande, que les dispositions contestées du Décret portent atteinte de manière injustifiable aux droits que lui garantit l’article 6 de la Charte.

[19] Le demandeur fait valoir, subsidiairement, que la décision contestée était déraisonnable parce qu’elle ne mettait pas en balance comme il se devait les droits garantis par l’article 6 de la Charte et les objectifs du Décret, ainsi que l’exige l’arrêt Doré c Barreau du Québec, 2012 CSC 12 [Doré].

[20] Le défendeur estime que la Cour ne devrait pas trancher la demande en raison de son caractère théorique. Il est d’avis que si la Cour décide néanmoins de trancher la demande et qu’elle conclut à l’existence d’une atteinte aux droits que garantit l’article 6 de la Charte au demandeur, cette atteinte est justifiée au sens de l’article premier de la Charte. Il soutient, subsidiairement, que la décision contestée met en balance comme il se doit les valeurs consacrées par la Charte et les objectifs du Décret.

[21] Dans ma décision, je ne traiterai que des questions en litige suivantes :

  • a)La demande est‑elle théorique?

  • b)Si oui, la Cour devrait‑elle quand même l’entendre?

IV. Analyse

A. La demande est‑elle théorique?

[22] Comme l’a énoncé la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Borowski c Canada (Procureur général), [1989] 1 RCS 342 [Borowski], une affaire est théorique lorsque la décision du tribunal n’aura « aucun effet pratique » sur les droits des parties et « qu’il ne reste plus de litige actuel » qui puisse modifier les droits des parties : à la p 353. Le principe général est que les tribunaux refuseront d’entendre une affaire qui est théorique, c’est-à-dire qui ne soulève « qu’une question hypothétique ou abstraite » : Borowski, à la p 353.

[23] Le demandeur fait valoir qu’il subsiste un litige actuel entre les parties parce que la DAPE continue de surveiller son dossier. Il se fonde sur la communication du 20 octobre 2022, dans laquelle l’enquêteur a écrit que [traduction] « les demandes ultérieures de services de passeport feront l’objet de vérifications, y compris les nouveaux renseignements que la DAPE pourrait obtenir », pour alléguer que ses demandes ultérieures de services de passeport seront soumises à un examen plus approfondi.

[24] Le demandeur affirme que les mesures que la DAPE a prises et celles qu’elle pourrait prendre à l’avenir découlent des accusations criminelles dont il a fait l’objet et de l’application de l’alinéa 9(1)b) du Décret. Il soutient de ce fait qu’une déclaration d’invalidité constitutionnelle éliminerait le fondement des mesures actuelles et futures de la DAPE qui se répercutent sur ses droits.

[25] Avec égards, je ne suis pas d’accord. À mon avis, la demande est théorique parce que le passeport a été remis au demandeur et que rien n’empêche plus celui-ci d’avoir accès à des services de passeport.

[26] Même si la communication du 20 octobre 2022 de l’enquêteur donne à penser que la DAPE continuerait de surveiller le dossier du demandeur, cette même communication confirme que l’enquête a été suspendue. Comme les accusations criminelles – la raison pour laquelle les mesures prévues par le Décret ont été prises au départ – ont été retirées et que le passeport a été retourné, il n’existe aucune preuve que l’accès du demandeur à des services de passeport est limité ou le sera, contrairement à ce qu’il prétend.

[27] Le défendeur fait référence à plusieurs affaires dans lesquelles la Cour a refusé d’entendre des contestations du Décret qui mettaient en cause des questions liées à la Charte parce que la décision contestée dans ces affaires n’avait plus d’effet sur les droits du titulaire du passeport : Jama c Canada (Procureur général), 2022 CF 37 [Jama] au para 2; Saint‑Vil c Canada (Procureur général), 2014 CF 48 [Saint‑Vil] aux para 5‑6 et 28; Kamel c Canada (Procureur général), 2010 CF 1309 [Kamel] aux para 10‑15.

[28] Le contexte factuel dans lequel s’inscrivaient les décisions Kamel, Saint‑Vil et Jama, est, à mon avis, différent de celui dont il est question en l’espèce. Je conviens toutefois que, en général, la jurisprudence entourant les contestations de décisions prises sous le régime du Décret confirme qu’une affaire est théorique quand le demandeur n’a plus besoin de la réparation demandée et que la question qui sous‑tendait la décision contestée a été réglée : Jama, au para 2, et Saibu c Canada (Procureur général), 2015 CF 255 au para 30.

[29] Je conviens également avec le défendeur que le simple fait que la DAPE puisse encore surveiller le dossier du demandeur ou que les demandes ultérieures de services de passeport du demandeur puissent faire l’objet de vérifications ne veut pas dire qu’il subsiste un litige actuel. Comme le défendeur le signale à juste titre, aucune preuve ne donne à penser qu’il existe une raison pour limiter l’accès du demandeur à un passeport dans l’avenir immédiat, vu que son passeport est valable jusqu’en 2024 et que les accusations criminelles ont été retirées : R c Oland, 2017 CSC 17 aux para 5 et 17. Je conviens de plus avec le défendeur que toute restriction qui pourrait être imposée à l’accès du demandeur à des services de passeport à l’avenir serait imputable à des situations différentes, qui pourraient être contestées à ce moment‑là.

[30] L’accès du demandeur à des services de passeport n’étant pas en péril, je conclus qu’il n’y a pas de litige actuel au sujet du droit du demandeur à des services de passeport : R c Finlay, [1993] 3 RCS 103 à la p 112; R c Adams, [1995] 4 RCS 707 au para 21. La demande est théorique.

B. La Cour devrait‑elle entendre la demande même si elle est théorique?

[31] Si une affaire est théorique, les tribunaux ne devraient l’examiner que s’il est dans l’intérêt de la justice ou dans l’intérêt du public de le faire : ES v Joannou, 2017 ONCA 655 [ES] au para 37.

[32] La Cour d’appel fédérale a récemment confirmé les trois facteurs que la Cour devrait prendre en considération pour décider s’il y a lieu d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour entendre une affaire théorique : Syndicat canadien de la fonction publique (Composante Air Canada) c Air Canada, 2021 CAF 67 [SCFP] au para 9, citant Amgen Canada Inc c Apotex Inc, 2016 CAF 196 [Amgen] au para 16 et Borowski, aux p 358‑363.

[33] Les facteurs qu’il faut prendre en considération sont les suivants :

i. l’absence ou l’existence d’un contexte contradictoire;

ii. la question de savoir s’il y a une utilité pratique à trancher la question ou s’il s’agit d’un gaspillage des ressources judiciaires;

iii. la question de savoir si le tribunal outrepasserait son rôle en édictant le droit dans l’abstrait, une tâche réservée au législateur.

[34] De plus, comme l’a signalé le juge Fothergill dans la décision Jama, au paragraphe 36 : « On peut décider de ne pas appliquer strictement la doctrine du caractère théorique pour garantir que sera soumise aux tribunaux une question importante qui, prise isolément, pourrait échapper à l’examen judiciaire (Borowski, à la p 360). » En gardant cette précision à l’esprit, j’analyserai les trois facteurs que la Cour d’appel fédérale a énoncés dans l’arrêt SCFP.

Le contexte contradictoire

[35] Le demandeur invoque des affaires dans lesquelles la présence d’un contexte contradictoire a été établie lorsque les parties en cause ont des positions opposées, sont représentées par un avocat et continuent de « défendre avec vigueur leurs points de vue respectifs » : Doucet‑Boudreau c Nouvelle‑Écosse (Ministre de l’Éducation), 2003 CSC 62 au para 19 [Doucet‑Boudreau]; SCFP, au para 10; ES, au para 39. Étant donné que la position du défendeur au sujet de la question de nature constitutionnelle est contraire à celle du demandeur, celui-ci soutient qu’il est établi en l’espèce qu’il existe un contexte contradictoire.

[36] Le demandeur est d’avis que si notre Cour concluait que les dispositions contestées sont inconstitutionnelles, cela donnerait lieu à des conséquences accessoires vu l’intention qu’a la DAPE de garder son dossier ouvert à des fins de surveillance. Il réitère que la décision contestée découle de l’applicabilité de l’alinéa 9(1)b) du Décret, et il soutient que si cette disposition est jugée inconstitutionnelle, toute mesure prise ultérieurement sur le fondement de cet alinéa le serait elle aussi.

[37] Le défendeur fait valoir que l’existence même d’un contexte contradictoire n’est pas suffisante et que l’analyse doit également tenir compte de l’existence de conséquences accessoires pour les parties : Borowski, à la p 359. Il soutient qu’il n’existe aucune conséquence accessoire, car, peu importe l’issue de la demande, le demandeur continuera d’avoir accès à son passeport et on ignore si son accès à des services de passeport sera limité à l’avenir.

[38] À mon avis, la jurisprudence confirme la position du demandeur selon laquelle il existe un contexte contradictoire lorsque les parties en cause continuent de défendre leur position respective par l’intermédiaire d’un avocat, comme la Cour d’appel fédérale l’a mentionné en termes simples dans l’arrêt SCFP, au paragraphe 10 : « Le contexte est effectivement contradictoire : les deux parties, représentées par des avocats, adoptent des thèses opposées. »

[39] Contrairement à ce qu’affirme le défendeur, il semble ne pas être nécessaire qu’il existe des conséquences accessoires pour établir la présence d’un contexte contradictoire. La Cour d’appel fédérale n’a pas mentionné cet élément dans son analyse du contexte contradictoire dans des arrêts plus récents, comme SCFP (voir le paragraphe 10) et Amgen (voir le paragraphe 16), pas plus que la Cour suprême du Canada ne l’a fait dans l’arrêt Doucet‑Boudreau (voir le paragraphe 19). Au contraire, comme le demandeur l’a fait remarquer à l’audience, la Cour suprême, dans l’arrêt Borowski, a soulevé les conséquences accessoires à titre d’exemple d’une situation dans laquelle une relation contradictoire pouvait exister malgré la disparition du litige actuel : à la p 359.

[40] Je signale de plus que la Cour d’appel fédérale, dans l’arrêt Amgen, a décidé de ne pas entendre l’affaire parce que les droits n’étaient touchés que d’une manière « éloignée » ou « conjecturale » : au para 23. En revanche, dans l’arrêt Doucet‑Boudreau, la Cour suprême du Canada a décidé d’entendre l’affaire parce qu’elle a conclu que l’appel soulevait une question importante au sujet de la compétence des tribunaux supérieurs d’ordonner des réparations efficaces en vertu de la Charte, en tenant compte du coût social de l’incertitude du droit : au para 21.

[41] Je suis d’avis que l’existence d’un contexte contradictoire est établie en l’espèce. Cependant, cette conclusion n’est pas déterminante pour trancher la question dont je suis saisie. Voyons maintenant les deux autres facteurs énoncés dans l’arrêt SCFP que je dois prendre en considération pour décider s’il y a lieu de me prononcer sur le bien‑fondé de la demande.

L’économie des ressources judiciaires

[42] Dans ses observations écrites, le demandeur a demandé à la Cour de prendre trois facteurs en considération pour décider s’il était utile de trancher l’affaire, compte tenu des limites imposées aux ressources judiciaires :

[traduction]

  • a)les questions jurisprudentielles échappent à l’examen judiciaire;

  • b)le tribunal dispose d’une argumentation et d’un dossier complets;

  • c)les questions soulevées sont d’une importance publique, sociale ou constitutionnelle et elles ont de vastes répercussions : ES, aux para 40‑41.

[43] À l’audience, le demandeur n’a pas plaidé le premier point de manière rigoureuse, mais il a tout de même souligné le nombre restreint de décisions rendues dans le cadre d’un contrôle judiciaire fondé sur l’alinéa 9(1)b) du Décret. Les six affaires qui ont été soumises à la Cour sont les suivantes : Courtemanche c Canada (Procureur général), 2020 CF 649 [Courtemanche]; Elangovan c Canada (Procureur général), 2020 CF 882 [Elangovan]; Al Nahawi c Canada (Procureur général), 2017 CF 1085; Haddad c Canada (Procureur général), 2017 CF 235 [Haddad]; Lipskaia c Canada (Procureur général), 2016 CF 526; El Shurafa c Canada (Procureur général), 2014 CF 789.

[44] Je ne suis pas convaincue par l’argument du demandeur que les dispositions contestées échappent à l’examen judiciaire. En fait, trois des affaires qu’il a citées soulevaient des questions liées à la Charte dans le contexte d’une décision prise en vertu de l’alinéa 9(1)b) : Haddad; Courtemanche; Elangovan.

[45] Même si la Cour n’a pas encore analysé la constitutionnalité de l’alinéa 9(1)b) du Décret en tant que telle, elle a examiné si une décision prise en vertu des dispositions contestées était déraisonnable au motif qu’elle ne mettait pas en balance comme il se devait les droits garantis à un demandeur par l’article 6 de la Charte et les objectifs du Décret, ainsi que l’exige l’arrêt Doré : voir Elangovan, au para 2. Dans la décision Haddad, cette question a été soulevée de manière subsidiaire, advenant que la Cour ne relève aucune erreur de droit : au para 28.

[46] Le fait que la Cour ait eu l’occasion d’examiner les droits garantis par la Charte à un demandeur dans le contexte de décisions prises sous le régime du Décret signifie que les dispositions contestées n’échappent pas à l’examen judiciaire. Au contraire, il est parfaitement possible qu’un autre demandeur conteste la suspension de son passeport en se fondant sur la constitutionnalité de l’alinéa 9(1)b, ainsi que sur le caractère raisonnable de la décision au regard des droits que lui garantit la Charte, comme le demandeur l’a fait en l’espèce.

[47] Le demandeur a également fait valoir par écrit que les instances criminelles sont souvent réglées avant que notre Cour puisse se prononcer sur le contrôle judiciaire d’une décision prise en vertu de l’alinéa 9(1)b). C’est ce qui s’est produit dans son cas. Il a souligné que, même lorsqu’il y a un procès, les délais dans lesquels se déroulent les affaires criminelles (compte tenu du délai habituel de 18 mois qui s’applique aux instances instruites devant une cour provinciale, selon le paragraphe 46 de l’arrêt R c Jordan, 2016 CSC 27), comparativement aux demandes de contrôle judiciaire, signifient vraisemblablement que les affaires de nature criminelle sont réglées en premier.

[48] L’argument du demandeur ne me convainc pas. Supposons que les accusations du demandeur n’avaient pas été retirées et qu’elles aient donné lieu à un procès, il aurait fallu que l’affaire criminelle soit instruite avant le 23 août 2023, en prenant pour base le délai de 18 mois, ce qui serait quand même environ six mois après la date à laquelle notre Cour a entendu la présente demande.

[49] Je prends acte des préoccupations qu’a soulevées le demandeur quant au fait que la constitutionnalité de l’alinéa 9(1)b) a des répercussions plus larges qui débordent le cadre de sa propre situation. Cependant, comme la Cour d’appel fédérale l’a confirmé dans l’arrêt SCFP, un « intérêt purement jurisprudentiel n’est pas suffisant pour répondre au critère du différend concret et tangible » : au para 7, citant Borowski, à la p 353.

[50] Dans le même ordre d’idées, la Cour d’appel fédérale a décrété ce qui suit au paragraphe 4 de l’arrêt Kozarov c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2008 CAF 185 [Kozarov], une affaire que le défendeur a citée :

[4] Malgré les habiles arguments des avocats, nous ne sommes pas convaincus que nous devrions nous éloigner du principe général suivant lequel les tribunaux ne devraient pas juger les affaires qui sont théoriques. Le fait que la question soulevée en l’espèce ressurgira vraisemblablement et que, du reste, elle a reparu, ne justifie pas en soi l’instruction d’une cause théorique. Le passage suivant des motifs rédigés par le juge Sopinka dans Borowski c. Canada (Procureur général), 1989 CanLII 123 (CSC), [1989] 1 R.C.S. 342, à la page 361, est particulièrement à propos en l’espèce :

Le simple fait, cependant, que la même question puisse se présenter de nouveau, et même fréquemment, ne justifie pas à lui seul l’audition de l’appel s’il est devenu théorique. Il est préférable d’attendre et de trancher la question dans un véritable contexte contradictoire, à moins qu’il ressorte des circonstances que le différend aura toujours disparu avant d’être résolu.

[Non souligné dans l’original.]

[51] Le demandeur soutient également que son argument subsidiaire à propos de la mise en balance des valeurs consacrées par la Charte dans la décision contestée revêt une certaine importance. Il ajoute qu’il permettrait à la Cour de fournir pour la première fois des indications « vitales » quant à la manière dont la DAPE devrait mettre en balance les questions qui mettent en cause des droits garantis par la Charte dans le cas où une décision est prise en vertu de l’alinéa 9(1)b), compte tenu de l’ampleur des affaires que les dispositions contestées peuvent englober et qui ne font peut-être pas intervenir le ou les objets législatifs du Décret. Là encore, je rejette cet argument au vu du fait que la Cour a déjà examiné des arguments semblables, formulés dans le contexte du contrôle de décisions prises sous le régime du Décret.

[52] Au paragraphe 18 de la décision Elangovan, la Cour s’est fondée sur les arrêts Kamel c Canada (Procureur général), 2009 CAF 21, et Kamel c Canada (Procureur général), 2013 CAF 103 [Kamel (CAF 2013)], pour énoncer le principe juridique suivant :

[…] La Cour d’appel fédérale a conclu que le refus de services de passeport porte atteinte à la liberté de circulation d’une personne, protégée par le paragraphe 6(1) de la Charte (Kamel c Canada (Procureur général), 2009 CAF 21 aux para 15 et 68 (décision Kamel 1); autorisation de pourvoi à la Cour suprême du Canada refusée, [2009] CSCR nº 124). Une décision qui ne tient pas compte de ces droits ou qui les restreint de manière disproportionnée n’est pas raisonnable (Kamel c Canada (Procureur général), 2013 CAF 103 au para 35).

[53] La décision Elangovan est analogue à l’espèce, car M. Elangovan avait été accusé d’infractions semblables et son passeport avait été révoqué en vertu du pouvoir conféré à la DAPE par l’alinéa 9(1)b) du Décret. Dans ses observations, où il demandait à la DAPE de réexaminer la révocation, M. Elangovan a soutenu, comme le demandeur en l’espèce, que la décision portait atteinte aux droits que lui garantissent l’article 6 et l’alinéa 11d) de la Charte. Ainsi, contrairement à ce qu’allègue le demandeur en l’espèce, ce n’est pas la première occasion qui s’offre à la Cour de donner des indications sur la manière de procéder, dans ce contexte, à la mise en balance exigée par l’arrêt Doré.

[54] De plus, les affaires qui font ressortir le principe juridique relativement établi qui est énoncé ci‑dessus, dans l’extrait de la décision Elangovan, étayent la position du défendeur selon laquelle l’alinéa 9(1)b) du Décret n’échappe pas à l’examen judiciaire.

[55] Comme je l’ai mentionné ci-dessus, le « coût social de l’incertitude du droit » a été cité comme un facteur à prendre en considération pour décider s’il y a lieu ou non d’entendre une affaire théorique : Doucet‑Boudreau, au para 21. Dans le contexte de la présente affaire, il n’est pas évident qu’une telle « incertitude » existe. La Cour a eu la possibilité de procéder au contrôle judiciaire sur le fond de diverses décisions de refus et de révocation de passeport, comme dans la décision Elangovan et l’arrêt Kamel (CAF 2013). Il a été reconnu dans ces deux décisions que les décisions prises en vertu de l’alinéa 9(1)b) et de l’article 10.1 portent atteinte au droit garanti par l’article 6 de la Charte et qu’il faut donc les mettre en balance de façon à ne pas limiter ces droits de manière disproportionnée en vue d’atteindre les objectifs du Décret : Elangovan, au para 18, citant Kamel (CAF 2013), au para 35.

[56] De plus, comme l’a affirmé la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Kamel (CAF 2013), au paragraphe 47 :

L’évaluation de l’atteinte aux droits de M. Kamel supposait une pondération essentiellement dépendante de l’appréciation des faits en cause.

[57] Bien que l’on puisse soutenir qu’il subsiste une certaine incertitude quant à la constitutionnalité générale des dispositions contestées, je préfère m’en remettre aux indications de la Cour d’appel fédérale et ne pas analyser en profondeur cette question qui, sans aucun doute, se posera ultérieurement dans une affaire ayant un « véritable contexte contradictoire » : Kozarov, au para 4, citant Borowski, à la p 361.

Le rôle de la Cour

[58] Le dernier facteur énoncé dans l’arrêt SCFP tend à porter sur la question de savoir si les tribunaux considèrent que la question théorique qui leur est soumise est abstraite, en ce sens que l’affaire est transformée en renvoi d’initiative privée ou que le tribunal est invité à se livrer à un exercice qui « reviendrait à dire le droit simplement pour dire le droit » : SCFP, au para 13; Borowski, à la p 365. Dans ces situations, les tribunaux semblent parfaitement disposés à refuser d’entendre une affaire théorique. Par exemple, dans l’arrêt Borowski, la Cour suprême du Canada a décrété que même si les deux premiers facteurs avaient été remplis, le troisième facteur aurait tout de même empêché le tribunal d’exercer son pouvoir discrétionnaire pour entendre l’affaire théorique : à la p 365. La Cour suprême du Canada a expliqué :

L’appelant demande une opinion juridique sur l’interprétation de la Charte canadienne des droits et libertés en l’absence de loi ou d’acte gouvernemental qui donnerait lieu à l’application de la Charte. Seul le gouvernement peut le faire.

[59] En revanche, si l’affaire soumise aux tribunaux va au‑delà d’une simple demande d’interprétation d’une loi en l’absence de loi ou d’acte gouvernemental, cela peut donner lieu à un résultat différent. Par exemple, au paragraphe 48 de l’arrêt Nouveau‑Brunswick (Ministre de la Santé et des Services communautaires) c G(J), [1999] 3 RCS 46, la Cour suprême a établi une distinction en décrétant qu’une question était théorique, mais non abstraite :

Finalement, la Cour n’outrepasse pas son rôle institutionnel en entendant ce pourvoi. Contrairement à l’affaire Borowski, l’appelante ne demande pas une opinion juridique sur l’interprétation de la Charte en l’absence de loi ou d’acte gouvernemental qui donnerait lieu à l’application de la Charte. Si la question en l’espèce est théorique, elle n’est pas abstraite (voir Borowski, précité, à la p. 365).

[Non souligné dans l’original.]

[60] Le demandeur fait valoir que la Cour n’outrepasserait pas son rôle judiciaire en entendant sa demande, pas plus qu’elle ne créerait le droit dans l’abstrait, compte tenu de l’ensemble du dossier. Il soutient que le fait de déterminer la constitutionnalité d’une loi, et celui de savoir si un décideur a exercé son pouvoir discrétionnaire d’une manière conforme sur le plan constitutionnel, correspondent parfaitement au rôle de la Cour.

[61] Le défendeur affirme que la Cour risque d’outrepasser sa fonction juridictionnelle si elle entend la demande, car l’affaire obligerait à déterminer de manière générale si les dispositions contestées du Décret sont constitutionnelles. Il soutient que la Cour ne devrait pas offrir une opinion juridique générale : Borowski, à la p 365.

[62] J’ai déjà conclu que les décisions prises en vertu des dispositions contestées du Décret n’échappent pas à l’examen judiciaire, et qu’il n’existe aucun litige actuel, car le demandeur n’est plus soumis à une limite quelconque quant à l’accès à son passeport. J’ai également pris en considération, mais rejeté, les arguments conjecturaux du demandeur au sujet de l’éventuel examen plus approfondi que pourrait lui faire subir la DAPE s’il accédait ultérieurement à des services de passeport. Dans ce contexte, je conviens avec le défendeur que la seule question qui subsiste est la constitutionnalité des dispositions contestées.

[63] Je reconnais que la Cour peut compter sur un dossier complet, et les deux parties ont fourni des arguments valables sur la question de nature constitutionnelle dont la Cour était saisie. Cependant, je ne suis pas convaincue que, dans la présente affaire, la question en litige est d’une importance telle que toute incertitude du droit entraînerait un coût social élevé : Doucet-Boudreau, au para 21.

[64] En l’absence de tout litige actuel et de toute preuve d’atteinte à la liberté de circulation que la Charte garantit au demandeur, toute déclaration de ma part au sujet de la constitutionnalité des dispositions contestées serait formulée en l’absence d’un contexte factuel quelconque et considérée comme une intrusion dans le rôle du législateur.

[65] Pour tous les motifs qui précèdent, je refuse de me prononcer sur le bien‑fondé de la demande.

V. Conclusion

[66] La demande de contrôle judiciaire est rejetée en raison de son caractère théorique. L’affaire ne se prête pas à l’adjudication de dépens.


JUGEMENT dans le dossier T‑1218‑22

LA COUR REND LE JUGEMENT qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

  2. Aucune ordonnance n’est rendue quant aux dépens.

« Avvy Yao‑Yao Go »

Juge

Traduction certifiée conforme

Julie Blain McIntosh

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1218‑22

 

INTITULÉ :

DUANE ALAN THORNE c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 28 FÉVRIER 2023

 

JUGeMENT ET MOTIFS :

LA JUGE GO

 

DATE DES MOTIFS :

LE 16 MARS 2023

 

COMPARUTIONS :

Andrew Guaglio

 

POUR Le demandeur

 

Martin Anderson

Aida Kalaj

 

POUR Le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Andrew Guaglio

Fenton Law Barristers

Toronto (Ontario)

 

POUR Le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR Le défendeur

 

 

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