Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20051103

Dossier : IMM-882-05

Référence : 2005 CF 1494

Ottawa (Ontario), le 3 novembre 2005

En présence de Monsieur le juge Blanchard

ENTRE :

JADALLAH SADAKAH

Demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

Défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

1.       Introduction

[1]                La présente porte sur une demande de contrôle judiciaire de la décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission), datée du 19 janvier 2005 excluant le demandeur de la définition de réfugié au sens de la Convention et de la qualité de personne à protéger aux termes des dispositions 1Fa) de la Convention.

[2]                Le demandeur, Jadallah Sadakah, demande par le biais de cette demande de contrôle judiciaire, l'annulation de la décision de la Commission.

2.       Contexte factuel

[3]                Les faits allégués par le demandeur, tels que reflétés dans la décision de la Commission, sont les suivants. Le demandeur est un ressortissant du Liban né en 1960. Alors que débute la guerre civile au Liban, le demandeur se joint, en 1975, aux Forces libanaises (FL) dans sa ville natale, Zahlé. Dès 1980, il s'implique davantage au sein des FL en participant aux discussions relatives aux mesures sécuritaires à prendre pour se protéger des Syriens. Le demandeur s'occupe de la défense de sa ville lorsqu'elle est bombardée en avril 1981 et en février 1982. Zahlé tombe aux mains des Syriens en 1985. Dès lors menacé en raison de son appartenance aux FL, le demandeur fuit à Beyrouth.

[4]                Lors d'une visite à Zahlé en 1988, le demandeur est arrêté et détenu durant près de trois semaines par les forces syriennes. Il allègue avoir été maltraité, soumis à des interrogatoires « musclés » portant sur ses relations avec Israël et accusé de collaborer avec les Israéliens. Il garde des séquelles physiques et psychologiques de cette détention.

[5]                Une fois le conflit entre les FL et l'armée libanaise du Général Aoun terminé, le demandeur retourne, en 1990, à Zahlé. En 1994, la faction milice des FL est dissoute par le gouvernement libanais et les FL arrêtent temporairement leurs activités. Les activités reprises, le demandeur s'implique secrètement dans la propagande du parti. Il raconte avoir été arrêté deux fois par les autorités libanaises, au début de l'année 1999 et en mars 1999. On l'oblige à signer une déclaration promettant de cesser toutes activités reliées au FL. Il allègue avoir respecté cette promesse.

[6]                En juin 2001, le demandeur voyage au Canada. Du Liban, sa femme l'informe que des agents étaient venus le rechercher à leur domicile suite à une démonstration, ayant pris une tournure tragique, où participaient des membres des FL en août 2001. Le même scénario se répète en mai 2002 après l'assassinat de Ramzi Irani. Le demandeur fait donc prolonger son permis de séjour au pays pour ensuite demander la protection du Canada en tant que réfugié.

[7]                La demande d'asile du demandeur a été entendue le 10 février, le 22 septembre et le 18 novembre 2004. Le 19 janvier 2005, la Commission rend sa décision négative. La demande d'autorisation pour introduire la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie le 26 mai 2005.

[8]                Le demandeur réclame la protection du Canada en vertu des articles 96 et 97 de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, c. 27 (la LIPR). Il allègue avoir une crainte bien fondée de persécution au Liban en raison de ses opinions politiques et de sa religion chrétienne.

[9]                Outre le témoignage du demandeur, la Commission dispose des éléments de preuve suivants : Formulaire de renseignements personnels (FRP) du demandeur, autres documents personnels, documents portant sur la situation sociopolitique au Liban.

3.               Décision contestée

[10]            La Commission s'en remet de prime abord à la définition de la notion de crimes contre l'humanité établie à l'article 6 du statut du Tribunal militaire international. La Commission détermine ensuite, en se fiant sur des éléments de la preuve documentaire au dossier, que les FL constituent une organisation terroriste aux fins limitées et brutales compte tenu des différents incidents auxquels les FL auraient été impliquées.

[11]            La Commission conclut que le demandeur avait connaissance de la nature de l'organisation des FL, malgré le fait qu'il ait tenté de convaincre la Commission du contraire et de minimiser son rôle au sein des FL. La Commission souligne que la simple appartenance à une organisation visant principalement des fins limitées et brutales n'entraîne pas toujours l'exclusion, cependant il s'agit de déterminer si le demandeur était au courant des violations des droits commises par les FL, s'il partageait les buts et activités des FL et, enfin, s'il existe des raisons sérieuses de penser qu'il a commis ou a été complice de crimes contre l'humanité. La Commission juge que le demandeur était beaucoup plus impliqué dans les activités des FL qu'il ne le laisse entendre.

[12]            La Commission tranche qu'il existe de sérieuses raisons de penser que le demandeur a été complice des crimes contre l'humanité commis par les FL et, de ces faits, l'exclut en vertu de l'article 1Fa) de la Convention en ces termes :

Le tribunal juge que le témoignage du demandeur a démontré une mémoire sélective quand il a été confronté avec les atrocités commises par les FL, et ceci pour délibérément essayer de mettre fin sur son rôle comme complice. Toutefois, le tribunal est d'avis que les connaissances du demandeur en ce qui concerne les actes et activités des FL et la durée de son affiliation avec les FL sans avoir quitté permettent au tribunal d'inférer et de conclure à la complicité du demandeur.

Le tribunal est d'avis qu'étant donné son enrôlement volontaire aux FL, sa participation active au sein de ces forces, son intérêt à agir comme gardien de corps armé pour un des chefs des FL, un rôle important, sa longue affiliation même après avoir pris connaissance des événements de Sabra et Chatila, il existe des raisons sérieuses de penser que le demandeur est complice du fait de sa participation consciente et personnelle à des crimes contre l'humanité commis par les FL.

4.       Question en litige

[13]            À mon avis, la présente demande de contrôle judiciaire soulève la question litigieuse suivante : La Commission a-t-elle rendu une décision susceptible de contrôle judiciaire en concluant que les FL constituent une organisation visant des fins limitées et brutales et que le demandeur est complice de crimes commis par les FL?

5.         Analyse

[14]            Le demandeur soutient que la Commission a, de façon erronée, qualifiée les FL d'organisation terroriste visant des fins limitées et brutales alors qu'aucun élément de preuve ne supporte cette conclusion. La preuve documentaire présentée à la Commission suggère plutôt que les FL sont une organisation politico-militaire à vocation défensive pour la protection des intérêts des communautés chrétiennes vis-à-vis les menaces des factions palestiniennes et de l'armée syrienne. Les FL ne sont inscrites sur aucune liste répertoriant les organisations terroristes.

[15]            La Commission s'est appuyée sur un article du Monde diplomatique, un article du journal Le Monde et un article du fil de presse Internet de « BBC News » pour conclure que ces preuves documentaires font état de différents incidents dans lesquels les FL ont été impliquées et qui décrivent « clairement cette organisation comme étant une organisation terroriste aux fins limitées et brutales » . La Commission juge que, selon cette preuve documentaire, les FL sont responsables de massacres survenus dans les camps de Sabra et Chatila. Elle se dit d'avis que « toutes ces sources ne peuvent ainsi tromper, y compris les observateurs des Nations Unies. »

[16]            J'ai révisé ces éléments de preuve documentaire et nulle part y fait-on référence aux FL en tant qu'organisation terroriste mais plutôt comme milices chrétiennes. Je suis d'avis que ces éléments de preuve sont insuffisants pour mener à la détermination qu'en tire la Commission. De plus, d'autres éléments de preuve au dossier, qui retracent l'historique des FL et expliquent leur fonctionnement, vont à l'encontre de la conclusion de la Commission. On y décrit l'organisation politique des FL et les milices des FL. Je fais référence, notamment, à l'article de Lewis W. Snider intitulé « The Lebanese Forces : Their Origins and Role in Lebanon's Politics » où on retrouve les passages suivants qui nous instruisent sur les FL, leurs activités politiques, leur milice ainsi que leur raison d'être :

The enduring political strength of the Lebanese Forces does not ultimately rest with the militia, but in their organizational structure, the effectiveness of their social programs and their ability to mobilize the population for political action.

[...]

The military arm of the Lebanese Forces remains a militia in the sense that it is basically a citizen army as distinct from a professional army. Many of its personnel hold civilian jobs or attend college at the same time as they are serving. The militia does not use the traditional system of military ranks. Authority derives from the responsibilities assigned to the commanders and other individuals.

[...]       

The mission of the Lebanese Forces militia is to rid Lebanon of all foreign forces. This implies being prepared to wage war not only against irregular forces such as the Palestinian guerrillas, but against regular armies such as Syria or possibly Israel. This means being able to wage war in rural as well as urban terrain.

[...]

More important than sheer numbers, however (the militia more than trebled in size from 4,000 to 12,000 in 1981), is its social composition. That is its second main source of strength. Its ranks include lawyers, business people, engineers, college faculty members and students as well as young people from both working and middle class strata.

[...]

The official position of the Lebanese Forces is that none of their activities has been aimed against the Lebanese government, nor are they intended to compete with the government's administrative apparatus.

[17]            J'estime que ces extraits illustrent bien le fait qu'il existe au dossier de la preuve suggérant que les FL ne sont pas en fait une organisation terroriste aux fins limitées et brutales, mais qu'elles sont plutôt une organisation politique dotée d'une milice. L'auteur reconnaît même, dans ce texte, la participation des FL aux massacres de Sabra et Chatila. Peu importe le bien-fondé de cette conclusion, et même en supposant qu'elle soit juste, je suis d'avis que cet état de fait ne suffit pas en soi, tel que l'a déterminé la Commission, à prêter aux FL le titre d'organisation terroriste visant des fins limitées et brutales. Par conséquent, je ne peux souscrire à l'argument du défendeur qu'il est manifeste que les actes décrits dans la preuve documentaire dont fait état la Commission sont des crimes contre l'humanité aux termes des instruments internationaux : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Hajialikhani, [1999] 1 C.F. 181.

[18]            La Commission ne s'est pas, à mon sens, livrée à une analyse de la preuve documentaire, mais a insisté sur le fait, fondé ou non, que les FL ont pris part aux massacres de Sabra et Chatila pour conclure qu'elles sont une organisation terroriste visant des fins limitées et brutales. Ceci n'est pas suffisant. Une organisation dite légitime, telle une armée, peut être responsable de crimes contre l'humanité sans pour autant être une organisation visant des fins limitées et brutales, telle une police secrète, par exemple : Moreno c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 1 C.F. 298. Il est vrai qu'il existe au dossier de la preuve indiquant que les FL ont commis sporadiquement des actes ou crimes contre l'humanité. Il existe également au dossier une preuve qui indique que les FL sont une organisation à vocation défensive pour la protection des intérêts des communautés chrétiennes au Liban. Je conviens avec le demandeur que la Commission n'a pas considéré ces éléments de preuve concernant la nature de l'organisation des FL. Par conséquent, le paragraphe 18.1(4)d) de la Loi sur les Cours fédérales, .L.R.C. (1985), ch. F-7, s.1; 2002, c.8, s.14, s'applique en l'espèce pour invalider la décision de la Commission puisqu'elle a été rendue sans tenir compte des éléments de preuve à sa disposition.

[19]            En outre, cette détermination erronée a amené, à mon avis, la Commission à appliquer un cadre d'analyse inapproprié pour trancher la question de la complicité du demandeur aux crimes contre l'humanité en question. En l'espèce, la Commission ne prête aucune crédibilité aux explications du demandeur relativement à ses activités politiques au sein des FL, particulièrement durant la guerre civile. Elle le juge non crédible pour les raisons suivantes :

-      le demandeur prétend avoir joint les FL en 1975 pour protéger Zhalé alors que la preuve documentaire indique qu'en 1975 les sérieux combats, selon la Commission, étaient localisés à Beyrouth et que les forces syriennes ont bombardé Zahlé six ans plus tard;

-      le demandeur présente un témoignage confus et contradictoire quant à son cheminement au sein des FL tandis qu'il témoigne de façon élaborée sur les informations internes des FL;

-      le demandeur est au courant des conflits et il n'est pas crédible qu'il ait été sans connaissance aucune des atrocités commises par les différentes factions;

-      le demandeur présente une explication évasive quant on lui demande d'expliquer pourquoi il n'a pas questionné ses chefs sur les événements de Sabra et Chatila;

-      le fait que le demandeur ait agi à titre de garde du corps officieusement pour un des chefs de la caserne où il a été hébergé indique à la Commission que les dirigeants des FL comptaient sur sa participation active, son dévouement et sa confiance;

-      le demandeur a été impliqué dans la propagande des FL rendant invraisemblable sa prétention qu'il n'a pas eu connaissance des opérations militaires menées par les FL;

-      en raison de ses nombreux voyages entre Zahlé et Beyrouth, il est raisonnable de penser que le demandeur avait une connaissance des actes et activités des FL.

[20]            Le principe général veut qu'une personne ne puisse avoir commis un crime contre l'humanité sans qu'il y ait un certain degré de participation personnelle et consciente : Murillo c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2003] 3 C.F. 287. La simple appartenance à une organisation impliquée sporadiquement dans la perpétration de crimes internationaux ne permet pas d'invoquer la disposition d'exclusion : Ramirez c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] 2 C.F. 306. Il faudra alors établir, dans les faits, qu'il existe des « raisons sérieuses de penser » que le demandeur a commis un crime contre l'humanité et, pour en venir à une conclusion de complicité, il faut que soit établie la « participation personnelle et consciente » de la personne en question : Mohammadc. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1995] A.C.F. no 1457 (QL), (1995) 115 F.T.R. 161; Bazargan c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1996] A.C.F. no. 1209 (QL).

[21]            La règle générale connaît une exception lorsque l'existence même de l'organisation repose sur l'atteinte d'objectifs politiques ou sociaux par tout moyen jugé nécessaire, soit lorsque l'organisation est jugée viser principalement des fins limitées et brutales : Moreno, supra. La présomption de complicité s'installe une fois cette étiquette accolée à l'organisation en question; la simple appartenance à une telle organisation implique nécessairement la participation personnelle et consciente à des actes de persécution : Ramirez, supra.

[22]            J'accepte donc l'argument du demandeur voulant que la conclusion erronée de la Commission voulant que les FL constituent une organisation terroriste visant des fins limitées et brutales a eu un impact majeur sur l'analyse de la question de complicité. Dans les cas où l'organisation ne porte pas cette étiquette, la complicité est une question factuelle : Sivakumarc. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 1 C.F. 433. La Commission n'a, en l'espèce, fait référence à aucun événement ou acte de la part du demandeur pouvant laisser entrevoir la participation de ce dernier, de près ou de loin, à la perpétration d'un crime contre l'humanité. De plus, je doute que la détermination de non crédibilité de la Commission soit suffisamment solide pour supporter les inférences qu'elle tire quant à la connaissance que pouvait avoir le demandeur des crimes contre l'humanité en question. Elle n'a pas, selon moi, tiré les conclusions de faits nécessaires pour conclure à la commission de crimes par le demandeur.

[23]            Conséquemment, je ne peux accepter l'argument du défendeur que le fait que le demandeur était au courant des événements survenus à Sabra et Chatila est suffisant pour répondre au critère énoncé dans l'affaire Penate c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1994] 2 C.F. 79. Pour les raisons précédemment exposées, je ne peux accepter cette prétention.

[24]            En somme, je suis d'avis que la décision contestée doit être cassée au motif que la Commission n'a pas analysé la nature de l'organisation en cause, ce qui a entraîné un examen de la complicité du demandeur en fonction d'une norme inappropriée.

6.       Conclusion

[25]            Pour les motifs énoncés ci haut, la demande de contrôle judiciaire est accordée et le dossier est renvoyé à la Commission pour réexamen par un commissaire différent.

[26]            Les parties n'ont pas proposé la certification d'une question grave de portée générale telle qu'envisagée à l'alinéa 74(d) de la LIPR. Je suis satisfait qu'une telle question ne soit soulevée en l'espèce. Aucune question ne sera certifiée.


ORDONNANCE

            LA COUR ORDONNE que :

1.         La demande de contrôle judiciaire est accordée et le dossier est renvoyé à la Commission pour réexamen par un commissaire différent.

2.         Aucune question n'est certifiée.

« Edmond P. Blanchard »

Juge


COUR FÉDÉRALE

Avocats inscrits au dossier

DOSSIER :                                         IMM-882-05

INTITULÉ :                                        Jadallah Sadakah c. MCI

LIEU DE L'AUDIENCE :                  Ottawa (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                le 24 août 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET

ORDONNANCE :                              Blanchard J.

DATE DES MOTIFS :                       le 3 novembre 2005

COMPARUTIONS :

Me Nicole Goulet                                                                      pour le demandeur

Me Sonia Barrette                                                                     pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Me Nicole Goulet                                                                      pour le demandeur

Gatineau (Québec)

John H. Sims, c.r.                                                                      pour le défendeur

Sous-procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.