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Date : 20230309


Dossier : IMM-3780-21

Référence : 2023 CF 325

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 9 mars 2023

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

MYRA MARCELO GANADEN

FELMER URSUA GANADEN

AURIEL FELIX MARCELO GANADEN

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Les demandeurs sont des citoyens des Philippines. La demanderesse principale, Myra Marcelo Ganaden, est entrée au Canada pour la première fois en 2013 avec un permis de travail. Lorsqu’elle n’a pas pu renouveler son permis de travail, en 2016, elle a demandé et obtenu un permis d’études pour suivre un programme en gestion hôtelière au Collège Solomon, en Alberta. Elle a suivi et terminé le programme sur les conseils du collège et de son ancien consultant en immigration qui lui avaient dit qu’elle aurait le droit de demander un permis de travail postdiplôme une fois le programme terminé. Ces conseils étaient erronés.

[2] En 2017, l’époux de la demanderesse principale, Felmer Ursua Ganaden, est entré au Canada avec un permis de travail ouvert. Par la suite, il a obtenu un permis d’études.

[3] Entre-temps, leur fils Auriel (le demandeur mineur), né en juillet 2007, était resté aux Philippines avec ses grands-parents. Le deuxième enfant des demandeurs adultes, Aureus, est né au Canada en février 2019.

[4] En octobre 2020, les demandeurs ont présenté une demande de résidence permanente au Canada pour des motifs d’ordre humanitaire au titre du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR). Ils ont fondé leur demande sur leur établissement au Canada, les difficultés qu’ils connaîtraient s’ils devaient retourner aux Philippines et l’intérêt supérieur des enfants qui seraient directement touchés par la décision.

[5] Dans la décision du 20 mai 2021, un agent principal intérimaire d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada a rejeté la demande.

[6] Les demandeurs sollicitent maintenant le contrôle judiciaire de cette décision au titre du paragraphe 72(1) de la LIPR. Leur argument principal est que l’analyse de l’intérêt supérieur des enfants faite par l’agent est déraisonnable. Comme je l’explique dans les motifs qui suivent, je suis d’accord. Par conséquent, la présente demande doit être accueillie et l’affaire doit être renvoyée à un autre décideur pour une nouvelle décision.

[7] Le paragraphe 25(1) de la LIPR permet au ministre d’accorder une dispense à un étranger qui demande le statut de résident permanent et qui est interdit de territoire ou qui ne se conforme pas à la LIPR. Le ministre peut lui octroyer le statut de résident permanent ou lever tout ou partie des critères et obligations applicables de la LIPR, « s’il estime que des considérations d’ordre humanitaire relatives à l’étranger le justifient, compte tenu de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché ». Ce pouvoir discrétionnaire d’accorder une exception assure la souplesse voulue pour mitiger les effets découlant d’une application rigide de la loi selon le cas : voir Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 au para 19. La question de savoir si une dispense est justifiée dans un cas donné dépend des circonstances précises de l’affaire (Kanthasamy, au para 25).

[8] Le paragraphe 25(1) exige expressément que le décideur tienne compte de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché par la décision prise en application de cette disposition. L’application du principe de l’« intérêt supérieur de l’enfant […] dépen[d] fortement du contexte » en raison de « la multitude de facteurs qui risquent de faire obstacle à l’intérêt de l’enfant » (Kanthasamy, au para 35, citant Canadian Foundation for Children, Youth and the Law c Canada (Procureur général), 2004 CSC 4 au para 11 et Gordon c Goertz, [1996] 2 RCS 27 au para 20). Par conséquent, il doit tenir compte de « l’âge de l’enfant, de ses capacités, de ses besoins et de son degré de maturité » (Kanthasamy, au para 35). Protéger les enfants par l’application de ce principe signifie « décider de ce qui [...], dans les circonstances, paraît le plus propice à la création d’un climat qui permettra le plus possible à l’enfant d’obtenir les soins et l’attention dont il a besoin » (Kanthasamy, au para 36, citant MacGyver v Richards (1995), 22 RJO (3e) 481 (CA) à la p 489).

[9] Lorsque l’intérêt supérieur de l’enfant est en jeu, l’agent ne peut pas se contenter de mentionner qu’il prend cet intérêt en compte (Kanthasamy, au para 39). Au contraire, l’intérêt supérieur de l’enfant doit être « bien identifié et défini », puis examiné « avec beaucoup d’attention » eu égard à l’ensemble de la preuve (Kanthasamy, au para 39, renvois omis). De plus, lorsque (à l’instar du paragraphe 25(1) de la LIPR) la loi exige expressément la prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant directement touché, « cet intérêt représente une considération singulièrement importante dans l’analyse » (Kanthasamy, au para 40). « Puisque l’enfant peut éprouver de plus grandes difficultés qu’un adulte aux prises avec une situation comparable, des circonstances qui ne justifieraient pas une dispense dans le cas d’un adulte pourraient néanmoins la justifier dans le cas d’un enfant » (Kanthasamy, au para 41); cet aspect est important.

[10] Il est bien établi que la norme de contrôle applicable à une décision relative à une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire est celle de la décision raisonnable (Kanthasamy, au para 44). La Cour suprême du Canada a confirmé, au paragraphe 10 de l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65, qu’il s’agit de la norme de contrôle appropriée.

[11] Le contrôle judiciaire selon la norme de la décision raisonnable concerne non seulement le résultat, mais aussi la justification du résultat (lorsque des motifs sont requis) (Société canadienne des postes c Syndicat des travailleurs et travailleuses des postes, 2019 CSC 67 au para 29). Une décision raisonnable « doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov, au para 85). La cour de révision doit faire preuve de déférence à l’égard d’une décision qui possède ces attributs (ibid). Par ailleurs, « si des motifs sont communiqués, mais que ceux‑ci ne justifient pas la décision de manière transparente et intelligible […], la décision sera déraisonnable » (Vavilov, au para 136).

[12] Il n’appartient pas à la cour de révision qui applique la norme de la décision raisonnable d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur ou de modifier les conclusions de fait de ce dernier, à moins de circonstances exceptionnelles (Vavilov, au para 125). En outre, étant donné la nature discrétionnaire des décisions rendues en application du paragraphe 25(1) de la LIPR, règle générale, les cours de révision feront preuve d’une très grande retenue à l’égard des décisions des décideurs administratifs (Williams c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1303 au para 4). Par ailleurs, le contrôle selon la norme de la décision raisonnable n’est pas une simple formalité; ce type de contrôle demeure rigoureux (Vavilov, au para 13).

[13] Il incombe aux demandeurs de démontrer que la décision de l’agent est déraisonnable. Pour infirmer la décision pour ce motif, la cour de révision doit être convaincue « qu’elle souffre de lacunes graves à un point tel qu’on ne peut pas dire qu’elle satisfait aux exigences de justification, d’intelligibilité et de transparence » (Vavilov, au para 100).

[14] Lorsque l’agent a rendu sa décision relativement à la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, le fils aîné des demandeurs adultes avait presque quatorze ans et leur fils cadet avait deux ans. Les observations écrites fournies à l’appui de la demande soulignaient les avantages plus importants dont Auriel (le demandeur mineur) bénéficierait au Canada par rapport aux Philippines si la demande était accueillie et les désavantages considérables qu’Aureus (l’enfant né au Canada) subirait si la demande était rejetée et que la famille était obligée de retourner aux Philippines.

[15] Lorsqu’il a évalué l’intérêt supérieur des enfants, l’agent a tiré les conclusions suivantes :

  • Dans la plupart des cas, l’intérêt supérieur de l’enfant [traduction] « serait d’être près de ses parents, de voir comblés tous ses besoins essentiels pour vivre en matière de nourriture, de logement, de vêtements, d’éducation et de soins médicaux, et d’avoir le soutien social de sa famille et de ses amis ».

  • Si Auriel devait continuer à vivre aux Philippines, il continuerait de bénéficier du soutien des systèmes éducatif, médical et social philippins, ainsi que de celui de ses parents.

  • Aureus est encore [traduction] « très jeune » et [TRADUCTION] « peu d’éléments présentés en preuve font penser qu’il sera incapable de s’adapter » à la vie aux Philippines. Il y a aussi [traduction] « peu d’éléments présentés en preuve qui donnent à penser qu’il n’aura pas le soutien des systèmes éducatif, médical et social philippins » si la famille devait retourner aux Philippines. Plus important encore, il continuera de bénéficier du soutien de ses parents ainsi que de celui de son frère aîné.

  • L’agent a [traduction] « reconnu qu’il est difficile de suggérer qu’il serait préférable pour Aureus de vivre aux Philippines plutôt qu’au Canada, le Canada étant l’un des meilleurs pays où vivre dans le monde ».

  • L’agent a donc reconnu que l’intérêt supérieur des deux enfants militait en faveur d’une décision favorable.

  • Néanmoins, l’agent a conclu ce qui suit : [TRADUCTION] « À mon avis, [l’intérêt supérieur des enfants] n’est pas le facteur déterminant, car même si j’estime qu’il serait plus bénéfique qu’Auriel et Aureus résident au Canada, je ne crois pas que ce soit nécessaire à leur bien-être. »

[16] Je conviens avec les demandeurs que l’agent s’est concentré de façon déraisonnable sur la question de savoir si les besoins essentiels des enfants continueraient d’être comblés aux Philippines si la famille devait y retourner. Comme la Cour l’a souligné à plusieurs reprises, il est abusif de laisser entendre que l’intérêt d’un enfant à demeurer au Canada est en quelque sorte amoindri si l’autre pays offre un niveau de vie minimal. Voir notamment les décisions suivantes : Sebbe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2012 CF 813 au para 16; De Oliveira Borges c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 193 au para 9; Manriquez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 298 au para 22; McDonald c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 394 au para 29. C’est exactement ce qu’a fait l’agent dans la présente affaire.

[17] Le défendeur souligne à juste titre que, bien que l’intérêt supérieur des enfants soit un facteur important, il n’est pas nécessairement déterminant pour une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire et que le décideur doit soupeser et mettre en balance toutes les considérations pertinentes. Néanmoins, je suis convaincu que le caractère raisonnable de la pondération globale effectuée en l’espèce est remis en question par l’appréciation déraisonnable de l’intérêt supérieur des enfants faite par l’agent, une considération essentielle au regard du paragraphe 25(1) de la LIPR.

[18] Puisque cette conclusion suffit pour exiger que l’affaire soit examinée à nouveau, la Cour n’a pas besoin d’analyser les autres motifs pour lesquels les demandeurs contestent la décision.

[19] Pour les motifs qui précèdent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie, la décision rendue le 20 mai 2021 sera annulée et l’affaire sera renvoyée à un autre décideur pour un nouvel examen.

[20] Les parties n’ont soulevé aucune question grave de portée générale à certifier au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.

[21] Enfin, l’intitulé contient une faute d’orthographe dans le prénom du demandeur mineur. La Cour ordonne notamment la modification de l’intitulé visant à corriger cette erreur, avec effet immédiat.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3780-21

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. L’intitulé est modifié de façon à ce que le prénom du demandeur mineur soit correctement orthographié.

  2. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  3. La décision du 20 mai 2021 est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour une nouvelle décision.

  4. Aucune question de portée générale n’est énoncée.

« John Norris »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3780-21

INTITULÉ :

MYRA MARCELO GANADEN ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 16 juin 2022

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

DATE DES MOTIFS :

Le 9 mars 2023

COMPARUTIONS :

David Orman

POUR LES DEMANDEURS

Amy King

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

David Orman

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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