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Date : 20230308

Dossier : IMM‑777‑22

Référence : 2023 CF 315

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 8 mars 2023

En présence de monsieur le juge Mosley

ENTRE :

MD. SOMSUL ALAM TOFA

RAZIA SULTANA

MD SHOHABIB ALAM MAHDI

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire de la décision par laquelle la Section d’appel des réfugiés [la SAR] a confirmé la décision de la Section de la protection des réfugiés [la SPR] portant que les demandeurs n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger aux termes des articles 96 et 97 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR].

[2] Pour les motifs qui suivent, la demande sera accueillie.

II. Contexte

[3] Les demandeurs sont citoyens du Bangladesh. Ils ont demandé l’asile au Canada parce qu’ils craignaient d’être persécutés par le Bataillon d’action rapide (le Rapid Action Battalion, ou RAB), une organisation paramilitaire du Bangladesh.

[4] Le demandeur principal est vétérinaire et propriétaire d’une entreprise. Il affirme que, après un séjour en Angleterre en août 2019, il a été arrêté par les autorités bangladaises de l’immigration à l’aéroport de Dhaka. Il soutient que celles-ci ont saisi les 10 000 livres sterling qu’il transportait et qui avaient été recueillies pour la Fondation Moulana Bhasani, un organisme pour lequel il travaille. Il affirme qu’il s’est fait dire de se taire à propos de l’incident, sans quoi il « disparaîtrait ».

[5] En octobre 2019, le demandeur principal a parlé de cet incident à des amis, dont un journaliste. À la fin octobre, son épouse a vu une fourgonnette du RAB à l’extérieur de leur domicile. Les occupants du véhicule l’ont interrogée au sujet du demandeur principal. Elle a alors appelé le demandeur principal pour lui dire de ne pas rentrer à la maison. Après le travail ce soir-là, ce dernier est donc allé se cacher chez un ami. L’épouse du demandeur principal et leur fils ont également quitté le domicile familial et ont rejoint le demandeur principal dans un autre quartier, où ils sont restés pendant un mois. Le soir même ou le lendemain soir, le RAB a fait une descente au domicile du demandeur principal, à la recherche de ce dernier.

[6] La famille a quitté le Bangladesh à destination du Canada, où elle a présenté une demande d’asile en janvier 2020.

[7] La SPR a conclu que les demandeurs n’étaient ni des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger aux termes de l’article 96 et du paragraphe 97(1) de la LIPR. Selon le tribunal, la question déterminante était celle de la crédibilité. Celui-ci a conclu que la preuve et le témoignage du demandeur comportaient des divergences, des incohérences et des omissions importantes, lesquelles réfutaient la présomption de véracité.

[8] En appel, la SAR a jugé que la SPR n’avait pas commis d’erreur dans ses conclusions sur la crédibilité et a confirmé la décision. La SAR s’est concentrée sur les cinq principaux points qui suivent :

  • le fait que, dans son formulaire Fondement de la demande d’asile (FDA), le demandeur a omis de mentionner que les agents du RAB étaient retournés au domicile familial;

  • les éléments de preuve contradictoires concernant le départ de l’épouse et du fils du domicile familial;

  • le fait que le demandeur principal a continué de travailler pendant plusieurs heures après avoir reçu l’appel de son épouse l’informant de la présence du RAB à leur domicile;

  • les éléments de preuve contradictoires concernant les recherches que le RAB a menées dans le quartier des demandeurs;

  • le fait que les documents à l’appui n’ont pas permis de dissiper les doutes quant à la crédibilité.

III. Questions en litige

[9] La présente demande soulève deux questions :

1. La SAR a-t-elle commis une erreur dans ses conclusions sur la crédibilité?

2. La SAR a-t-elle commis une erreur dans son appréciation de la preuve documentaire?

IV. Analyse

A. Norme de contrôle

[10] Nul ne met en doute que la norme de contrôle qui s’applique à une décision de la SAR visée par une demande de contrôle judiciaire est celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov].

B. Conclusions sur la crédibilité

[11] Deux des conclusions de la SAR quant à la crédibilité ne sont pas mises en doute par les demandeurs. La première concerne l’incohérence relevée entre le témoignage du demandeur principal et son formulaire FDA en ce qui a trait à l’information transmise à son épouse au sujet de la visite du RAB au domicile familial le premier soir. La deuxième concerne les éléments de preuve contradictoires à propos du moment et de l’endroit où l’épouse et le fils se sont réfugiés après la visite du RAB.

[12] Les demandeurs mettent en doute la conclusion de la SAR selon laquelle la décision du demandeur principal de demeurer au bureau une heure ou deux après que son épouse l’a avisé de la visite du RAB à leur domicile était incompatible avec la crainte de persécution alléguée.

[13] Le demandeur principal a témoigné qu’il avait un travail important à faire au bureau avant de s’enfuir et qu’il avait demandé à son épouse de ne pas le rappeler au cas où l’on tentait de localiser son téléphone. La SPR ne lui a pas demandé en quoi consistait ce travail. Les demandeurs soutiennent que la question aurait dû lui être posée et que, en l’absence de plus amples renseignements, il n’était pas loisible à la SPR et à la SAR de conclure à l’invraisemblance de sa conduite.

[14] Il n’appartient pas à la Cour de conjecturer sur les raisons qui ont poussé le demandeur principal à demeurer au bureau après avoir appris que le RAB était à sa recherche. Cependant, je conviens que la SPR aurait dû poser la question au demandeur à l’audience et que le défaut de l’avoir fait compromet la conclusion d’invraisemblance des deux tribunaux. Toutefois, cette erreur, à elle seule, ne saurait être déterminante quant à l’issue de la présente demande. J’ai davantage de réserves en ce qui a trait à l’appréciation de la preuve documentaire par la SAR.

C. Appréciation de la preuve documentaire

[15] Au paragraphe 15 de ses motifs, citant la décision Sheikh c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration) (CA), [1990] 3 CF 238 à la page 244 [Sheikh], la SAR a estimé que la SPR était en droit d’écarter les documents corroborants étant donné que celle-ci avait conclu au manque de crédibilité du demandeur.

[16] L’un des documents les plus importants était l’affidavit de M. Rahman, un ami du demandeur principal, qui a fourni un élément de preuve confirmant que les demandeurs avaient logé chez lui pendant qu’ils se cachaient du RAB.

[17] La SAR a écarté l’affidavit de M. Rahman, car il contenait peu de renseignements de première main, et ce, malgré la jurisprudence établissant l’admissibilité de la preuve par ouï‑dire : Fahmy c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2015 CF 865. Plus important encore, la SAR n’a accordé aucun poids à l’affidavit, puisqu’elle avait déjà conclu que le RAB ne s’était pas véritablement rendu au domicile des demandeurs et que ses agents n’avaient pas vraiment recherché le demandeur principal. Aux yeux des demandeurs, il s’agit là d’un [traduction] « raisonnement inversé ».

[18] La jurisprudence étaye la thèse du défendeur selon laquelle, une fois que le tribunal s’est prononcé sur la crédibilité, il est raisonnable de sa part de conclure que la preuve corroborante ne permet pas de dissiper les doutes relatifs à la crédibilité : Kaiyaga c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 541 aux para 55‑56; Raza c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2021 CF 299 au para 43.

[19] Au paragraphe 17 de la décision Brahim c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1215, la Cour a écrit ceci :

Étant donné que la SPR n’a pas conclu que le demandeur était crédible, ni cru aux faits sous‑jacents à sa demande, il lui était tout à fait loisible de n’accorder aucune force probante à l’examen médical ou à la lettre de son cousin (Murji c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 148, au paragraphe 16; Danailov c Canada (MCI), [1993] ACF no 1019, au paragraphe 2; Garcha c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 1012, aux paragraphes 19 à 21, 2002 ACF no 1393).

[20] Cependant, selon un autre raisonnement, le tribunal doit examiner la preuve documentaire appuyant le récit du demandeur avant de tirer une conclusion sur sa crédibilité : Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2022 CF 1583 au para 26. J’estime que ce raisonnement s’applique mieux au contexte de la présente affaire.

[21] Dans une décision récente, le juge Favel a déclaré que « [l]a SPR est tenue d’examiner la preuve dans son ensemble avant de tirer une conclusion défavorable en matière de crédibilité » : Kaya c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2023 CF 123 au para 38.

[22] Au paragraphe 18 de la décision Li c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 307, le juge Norris a indiqué ceci :

[…] « la crédibilité d’un demandeur peut affecter le poids accordé à la preuve documentaire » (citant la décision Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2011 CF 288, aux paragraphes 21 et 22). Même s’il ne fait aucun doute que cette proposition est généralement vraie, les conclusions défavorables sur la crédibilité globale ne constituent pas à elles seules des motifs suffisants pour rejeter des éléments de preuve potentiellement corroborants. Avant de rejeter de tels éléments, le décideur doit les examiner indépendamment de ses préoccupations quant à la crédibilité du demandeur (Yu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1138, aux paragraphes 31 à 37; Lu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 846, aux paragraphes 33 à 35; et Ren, au paragraphe 27). Sinon, le raisonnement du décideur risque de soulever la même question que celle qui est en litige : on ne croit pas les éléments de preuve corroborants simplement parce qu’on ne croit pas le demandeur (Sterling c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 329, au paragraphe 12). Par ailleurs, comme l’a déclaré le juge Rennie (maintenant juge à la Cour d’appel fédérale) dans la décision Chen : « La Commission ne peut tirer une conclusion relativement à la demande en se fondant sur certains éléments de preuve et rejeter le reste de la preuve parce qu’elle est incompatible avec cette conclusion » (au paragraphe 20). […]

[Non souligné dans l’original.]

[23] Je conviens avec les demandeurs que, en l’espèce, la SAR a commis la même erreur que celle décrite par les juges Favel et Norris. C’est ce qui ressort clairement de l’appréciation de l’affidavit de M. Rahman par la SAR, qui a écrit ce qui suit, au paragraphe 17 de ses motifs :

Comme j’ai constaté que les agents du RAB ne se sont pas rendus chez l’appelant principal à sa recherche, et qu’ils ne l’ont pas non plus cherché à Tangail, je n’accorde aucun poids à ce document pour ce qui est d’établir le risque auquel les appelants prétendent être exposés.

[Non souligné dans l’original.]

[24] L’erreur consiste à avoir fait passer la conclusion avant la preuve : Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 311 au para 22. Quoi que la SAR ait pu penser du témoignage des demandeurs, l’affidavit de M. Rahman fournissait une preuve directe et incontestée du fait que les demandeurs s’étaient réfugiés chez lui. La SAR a donc fait une appréciation déraisonnable de l’affidavit.

[25] Je relève aussi des signes de [traduction] « raisonnement inversé » en ce qui concerne les lettres de Md Mainul Islam, un ami du demandeur principal, et de M. Haque, le voisin des demandeurs. On peut toutefois soutenir que la SAR n’a pas écarté ces lettres en raison de sa conclusion préalable sur le manque de crédibilité du demandeur. Elle a plutôt constaté que les lettres étaient intrinsèquement incohérentes et ne fournissaient pas assez de renseignements pour dissiper les doutes en matière de crédibilité qu’elle avait préalablement formulés.

[26] Dans sa lettre, Md Mainul Islam contredisait les formulaires FDA et les témoignages des demandeurs en affirmant que le demandeur principal lui avait raconté l’incident de l’aéroport une semaine après les faits, et non quelques mois plus tard. Cette contradiction a nui à la crédibilité de Md Mainul Islam, mais pas nécessairement à celle du demandeur principal, puisqu’il est raisonnable de croire que celui-ci ait un souvenir plus précis du moment où la conversation a eu lieu. En outre, le reste de la lettre contenait des renseignements que l’auteur avait appris du demandeur principal et, comme le demandeur principal lui-même n’avait pas été jugé crédible, le tribunal a tiré la même conclusion quant à la véracité du contenu de la lettre.

[27] La lettre de M. Haque, un voisin, faisait état d’une connaissance directe des visites du RAB au domicile des demandeurs après leur départ. Cet élément de preuve est pertinent en ce qui concerne les risques auxquels les demandeurs sont exposés. La SAR a relevé une contradiction entre le témoignage du demandeur principal indiquant qu’il avait quitté le Bangladesh sans en informer ses amis ni ses voisins et la déclaration de M. Haque dans sa lettre, à savoir qu’un ami commun avait été en mesure de lui fournir le numéro de téléphone des demandeurs au Canada. Il est difficile de savoir en quoi il s’agit d’une contradiction. Ce qui est clair, toutefois, c’est que la SAR a écarté la lettre en raison de ses doutes quant à la crédibilité du témoignage des demandeurs.

[28] Les lettres du secrétaire général de Tangail Zila Somity-U.K. et du secrétaire général de la Fondation Moulana Bhasani ont été écartées au motif qu’elles contenaient peu de renseignements de première main. Pourtant, le secrétaire général de Tangail Zila Somity-U.K. y confirmait le virement des 10 000 livres sterling au demandeur principal alors que ce dernier se trouvait à Londres, un fait important à l’appui de la demande.

[29] Je conviens avec le défendeur qu’il était raisonnable pour la SAR de n’accorder aucun poids à l’article du Daily Lokokatha. Cet article n’était d’aucune aide pour ce qui est d’établir les risques auxquels les demandeurs sont exposés.

V. Conclusion

[30] En plus de la faiblesse de la conclusion d’invraisemblance fondée sur le fait que le demandeur principal a tardé à quitter son bureau après avoir reçu l’avertissement de son épouse, l’appréciation que la SAR a faite de l’affidavit de M. Rahman et des autres documents à l’appui est suffisante, à mon avis, pour que je ne souscrive pas à la décision du tribunal. La présente demande sera donc accueillie, et l’affaire renvoyée à un autre commissaire de la SAR pour nouvel examen.

[31] Aucune question grave de portée générale n’a été proposée, et aucune ne sera certifiée.
JUGEMENT dans le dossier IMM‑777‑22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. La décision de la SAR est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal de la SAR différemment constitué pour nouvel examen.

  3. Aucune question n’est certifiée.

« Richard G. Mosley »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑777‑22

 

INTITULÉ :

MD. SOMSUL ALAM TOFA, RAZIA SULTANA, MD SHOHABIB ALAM MAHDI c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 13 FÉVRIER 2023

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE MOSLEY

 

DATE DES MOTIFS :

LE 8 MARS 2023

COMPARUTIONS :

D. Clifford Luyt

POUR LES DEMANDEURS

 

Jennifer Luu

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

D. Clifford Luyt

Avocat

Toronto (Ontario)

 

POUR LES DEMANDEURS

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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