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Date : 202302240301


Dossier : T-232-22

Référence : 2023 CF 217

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 24 février 1ᵉʳ mars 2023

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE:

LOUIS VUITTON MALLETIER et LOUIS VUITTON CANADA, INC.

 

demanderesses

et

SHEINE REYES ROSALES ALIAS ENIEHS SELASOR

 

défenderesse

JUGEMENT ET MOTIFS MODIFIÉS

I. Introduction

[1] Les demanderesses, une société mère et sa filiale canadienne, sont bien connues dans le marché de la fabrication et de la distribution de marchandises de luxe. Elles ont appris que la défenderesse se livrait à la commercialisation et à la vente de produits Louis Vuitton contrefaits en ligne, plus précisément par l’entremise de divers comptes Facebook qu’elle exploitait.

[2] Les demanderesses souhaitent faire cesser ces activités au motif qu’elles violent leurs marques de commerce canadiennes déposées. Les demanderesses ont présenté une requête ex parte en vue d’obtenir un jugement par défaut, après l’expiration du délai de production de la défense.

[3] Pour les motifs qui suivent, je suis convaincu que les demanderesses ont établi que la défenderesse s’est livrée à des activités qui violent leurs marques de commerce, et qu’elle a continué à exercer ces activités même après avoir reçu une mise en demeure, puis une deuxième en même temps que de la signification de la déclaration relative à l’action intentée par les demanderesses. La requête visant à obtenir un jugement par défaut sera donc accueillie, quoique suivant des modalités légèrement différentes de celles proposées par les demanderesses quant à la réparation.

II. Contexte

[4] Les demanderesses, qui sont propriétaires des droits, titres et intérêts conférés par les marques de commerce déposées Louis Vuitton (les marques en cause), soutiennent que la défenderesse a violé certaines de ces marques, qui sont reproduites à l’annexe A. Les demanderesses emploient ces marques en liaison avec des produits et services pour lesquels ces marques sont enregistrées; elles commercialisent et vendent des produits de détail de luxe, notamment des sacs à main et des accessoires pour femmes. Louis Vuitton Canada est le distributeur exclusif des produits Louis Vuitton authentiques au Canada.

[5] Au début de l’année 2020, les demanderesses ont appris que la défenderesse annonçait divers produits en vente, notamment des sacs à main, des petits articles de cuir et des accessoires portant des étiquettes et des marques de commerce Louis Vuitton. Elle exerçait ces activités par l’entremise de plateformes de commerce électronique et de médias sociaux associées à son nom, notamment facebook.com.

[6] Par l’intermédiaire de leurs représentants légaux et d’un enquêteur privé engagé à cette fin, les demanderesses ont entrepris des démarches pour communiquer avec la défenderesse afin d’acheter certains des produits portant les marques en cause Louis Vuitton. La défenderesse vendait ses produits par l’entremise d’un groupe privé Facebook sous le nom « CANADA BASED Pinoy Community Luxury for Less ». Le nom de la défenderesse (Sheine Reyes-Royales) était associé à ce groupe Facebook. Un employé du cabinet d’avocats qui représente les demanderesses dans la présente affaire s’est joint au groupe privé Facebook, et a déposé en preuve des captures d’écran montrant des annonces de divers produits portant les marques en cause Louis Vuitton, ainsi que deux grosses boîtes, sur lesquelles sont apposées des étiquettes adressées à la défenderesse. Sur la page où figurent les boîtes, on peut voir que la défenderesse a ajouté une mention indiquant que les produits se trouvant à l’intérieur des boîtes étaient déjà vendus.

[7] Les demanderesses ont appris que la défenderesse faisait également des affaires par l’entremise d’un autre profil Facebook, sous le nom « Canada Luxuryforless » et la preuve qu’elles ont présentée comprend des captures d’écran tirées de cette page, lesquelles montrent divers sacs à main pour femmes et autres produits portant les marques en cause Louis Vuitton. Les représentants du cabinet d’avocats se sont organisés pour acheter des articles portant les marques en cause Louis Vuitton annoncés sur cette page. Un enquêteur privé engagé par le cabinet d’avocats a acheté les produits, qu’il a payés par virement électronique à une adresse courriel associée à la défenderesse.

[8] Par la suite, le 5 mars 2020, les demanderesses ont envoyé une mise en demeure à la défenderesse, qui en a accusé réception au moyen d’une signature. L’enquêteur privé qui a envoyé la lettre affirme dans son affidavit que la défenderesse a dit qu’elle n’avait pas de marchandises contrefaites en sa possession, et qu’elle a nié avoir violé les droits conférés aux demanderesses par les marques en cause. La défenderesse a dit qu’elle collaborerait avec les demanderesses.

[9] Or, en juin 2020, les demanderesses ont appris que la défenderesse continuait de commercialiser et de vendre des produits portant les marques en cause Louis Vuitton, en se servant, cette fois-ci, de son profil Facebook personnel sous le nom de « Sheine Rosales ». Des captures d’écran tirées de cette page Facebook montrent un assortiment de vingt-quatre sacs à main pour femmes, dont certains portent les marques en cause Louis Vuitton, accompagné de la mention [traduction] « [un] aperçu des stocks à venir […] ». La défenderesse a également fait enregistrer une entreprise en Ontario sous le nom « SHEINE’S LUXURYFORLESS » en juillet 2020.

[10] De nouvelles activités ont été signalées en juillet 2021, cette fois-ci sous le profil Facebook « Sheinerosales Newaccount », et une capture d’écran de cette page montre des produits portant les marques en cause Louis Vuitton offerts en vente. En décembre 2021 et en janvier 2022, les demanderesses ont pris connaissance de nouveaux groupes Facebook créés par la défenderesse sous les noms « Heather’s Closet Toronto » et « Eniehs Selasor » (le nom de la défenderesse écrit à l’envers).

[11] Un représentant du cabinet d’avocats a assisté à une vente en direct sur la plateforme Facebook Live (qui a autorisé la défenderesse à tenir des événements de vente en direct) tenue sur la page Facebook « Heather’s Closet Toronto ». Une image numérique de la vente en direct montre un assortiment de plusieurs petits sacs à main et de quelques sacs plus gros portant les marques en cause Louis Vuitton, sur laquelle on peut également voir que l’événement durait depuis 40 minutes au moment où la capture d’écran a été faite. On y voit également de nombreux commentaires de participants à la vente en direct; il semble que les achats aient été conclus lors de ces échanges après quoi des échanges avaient lieu par courriel. Le représentant confirme que la vente a été animée par la défenderesse qu’il a reconnue grâce à des photos de cette dernière provenant des comptes de médias sociaux mentionnés précédemment. Au cours de la vente, le représentant a passé une commande pour l’achat de deux sacs à main portant les marques en cause Louis Vuitton, et la vente a été conclue lors d’échanges par courriels suivis de virements électroniques à des adresses courriel associées à la défenderesse.

[12] En octobre 2022, les demanderesses ont trouvé une autre page Facebook associée à la défenderesse, et ont acheté d’autres marchandises Louis Vuitton lors d’une vente en direct sur cette page Facebook. Le représentant a confirmé que la défenderesse animait la vente et que, encore une fois, la vente a été conclue au moyen d’un virement électronique à une adresse courriel associée à la défenderesse.

[13] De plus, la preuve montre que les produits ont été expédiés à partir d’adresses associées à la défenderesse et que le nom et l’adresse domiciliaire de cette dernière figuraient sur l’adresse de retour de certains colis. De plus, les divers achats ont été payés au moyen de virements électroniques à des adresses courriel associés à la défenderesse.

[14] Le 10 février 2022, les demanderesses ont envoyé une deuxième mise en demeure à la défenderesse, ainsi que la déclaration.

[15] La défenderesse n’a déposé aucune défense ni aucune autre requête ou communication devant la Cour. Le 30 décembre 2022, les demanderesses ont déposé une requête ex parte en vue d’obtenir un jugement par défaut.

III. Questions en litige

[16] La seule question en litige est celle de savoir si les demanderesses ont démontré qu’elles avaient droit à un jugement par défaut, et dans l’affirmative, quelles mesures de réparation doivent être accordées.

IV. Analyse

A. Principes de droit – Jugement par défaut

[17] Dans le cadre d’une requête en jugement par défaut présentée en application de l’article 210 des Règles des Cours fédérales (les Règles), toutes les allégations formulées dans la déclaration doivent être tenues pour niées (Ragdoll Productions (UK) Ltd c Personnes inconnues, 2002 CFPI 918 aux para 23 à 24). Le demandeur doit d’abord établir que la déclaration a été signifiée au défendeur et que ce dernier n’a pas déposé de défense dans le délai prévu à l’article 204 des Règles. Deuxièmement, la preuve présentée doit permettre à la Cour de conclure, selon la prépondérance des probabilités, que le demandeur a établi sa prétention (Louis Malletier AMA c Yang, 2007 CF 1179 au para 4 [Louis Vuitton 2007]). La Cour doit donc répondre à deux questions : 1) celle de savoir si la partie défenderesse est en défaut; et 2) celle de savoir s’il existe une preuve qui appuie la prétention de la partie demanderesse (voir, par exemple, Canada c Zielinski Brother’s Farm Inc, 2019 CF 1532 au para 1).

[18] Il convient de souligner que le jugement par défaut n’est jamais automatique; il s’agit d’une ordonnance discrétionnaire : Johnson c Gendarmerie royale du Canada, 2002 CFPI 917 au para 20; Chaudhry c Canada, 2008 CF 356 au para 17. Comme dans toutes les affaires de nature civile, et particulièrement lorsqu’il s’agit d’une affaire ex parte, le « juge du procès doit examiner la preuve attentivement » et cette preuve « doit toujours être claire et convaincante pour satisfaire au critère de la prépondérance des probabilités » : FH c McDougall, 2008 CSC 53 aux para 45 et 46, cité avec approbation dans NuWave Industries Inc c Trennen Industries Ltd, 2020 CF 867 au para 17.

[19] Bien que le juge doive examiner attentivement la preuve, il ne lui appartient pas de soulever des moyens de défense que la partie défenderesse n’a pas invoqués : Trimble Solutions Corporation c Quantum Dynamics Inc, 2021 CF 63 aux para 35 à 37.

B. Application des principes

[20] L’analyse qui suit expose les raisons pour lesquelles je suis convaincu que les demanderesses se sont acquittées du fardeau qui leur incombait pour obtenir un jugement par défaut.

1) La défenderesse est en défaut

[21] Les demanderesses ont signifié leur déclaration à la défenderesse le 10 février 2022, mais cette dernière n’a présenté aucune défense ni aucune requête en vue de proroger le délai pour déposer une défense.

[22] La défenderesse est donc en défaut.

[23] Il convient de souligner en l’espèce que, bien que la requête pour jugement par défaut ait été présentée ex parte, les demanderesses ont indiqué à l’audience qu’elles avaient envoyé le dossier de requête à la défenderesse par courriel et que cette dernière en avait accusé réception au cours d’une conversation téléphonique qui a eu lieu avant l’audience. Malgré tout, la défenderesse n’a pas participé à l’audience.

2) La preuve appuie la prétention de la demanderesse

[24] La preuve exposée précédemment montre que la défenderesse commercialise et vend une variété de produits portant les marques en cause Louis Vuitton, par l’entremise de diverses pages Facebook et d’événements de vente en direct hébergés sur des pages Facebook auxquels elle est associée.

[25] Les représentants des demanderesses, y compris les employés du cabinet d’avocats qui les représente dans la présente instance, ainsi qu’un enquêteur privé engagé par le cabinet d’avocats, ont organisé l’achat de plusieurs produits de la marque Louis Vuitton, et des échanges de courriel relatifs à ces achats ont été déposés en preuve. De plus, des virements de fonds électroniques pour ces achats ont été envoyés à des adresses courriel associées à la défenderesse.

[26] Par ailleurs, le nom et l’adresse domiciliaire de la défenderesse figuraient sur l’emballage de certains produits expédiés aux demanderesses. Dans le cadre de l’une des transactions, c’est le mari de la défenderesse qui avait livré les produits à l’enquêteur privé, qui l’a reconnu en raison de leur interaction lorsqu’il avait signifié la déclaration à la défenderesse.

[27] La preuve établit de façon accablante que la défenderesse se livrait à la commercialisation et à la vente de produits portant les marques en cause Louis Vuitton.

[28] Dans son affidavit, M. John Maltbie, directeur de la propriété intellectuelle, affaires civiles de la division nord‑américaine de Louis Vuitton Malletier, a confirmé que ces produits étaient contrefaits. M. Maltbie affirme avoir été formé pour reconnaître les différences entre les marchandises Louis Vuitton authentiques et les produits contrefaits.

[29] Afin de déterminer si les produits étaient contrefaits, M. Maltbie a examiné des photos des différents produits achetés par les représentants des demanderesses auprès de la défenderesse, comme il a été décrit précédemment. M. Maltbie explique en quoi les produits figurant sur les photos diffèrent des marchandises Louis Vuitton authentiques. Il n’est pas nécessaire de les examiner en détail; la preuve révèle clairement qu’il y a de nombreux indices que les produits vendus par la défenderesse sont contrefaits. Bien que, comme nous le verrons plus loin, j’ai soulevé des questions sur certains aspects du dossier, je suis convaincu que la preuve permet de démontrer que les produits de la défenderesse ne sont pas des marchandises Louis Vuitton authentiques.

3) La défenderesse a violé les marques de commerce des demanderesses

[30] D’après mon examen de l’ensemble de la preuve, et compte tenu des observations écrites et orales de l’avocat des demanderesses sur ce point, je suis convaincu que ces dernières ont établi que la défenderesse a violé les marques de commerce. La défenderesse commercialisait et vendait des produits portant des inscriptions visant à reproduire les marques en cause des demanderesses, et elle profitait ainsi de la réputation de ces dernières sur le marché. Il s’agit là exactement de ce qu’on entend par violation d’une marque de commerce, conformément aux interdictions prévues aux alinéas 7b) et 7c) de la Loi sur les marques de commerce, LRC, 1985, c T-13 [la Loi].

[31] Selon l’article 19 de la Loi, l’enregistrement d’une marque de commerce à l’égard de produits et services donne à son propriétaire le droit exclusif à l’emploi de celle-ci en liaison avec ces produits et services. La preuve révèle que les marques en cause Louis Vuitton étaient apposées sur les produits commercialisés et vendus par la défenderesse lors de leur expédition à l’acheteur. Cette pratique constitue un emploi, au sens de l’article 4 de la Loi. La défenderesse a donc contrevenu à l’article 19.

[32] L’article 20 interdit, entre autres, la publicité ou la vente de produits en liaison avec une marque de commerce qui crée de la confusion avec une marque de commerce déposée. La confusion doit être évaluée en fonction des critères énoncés au paragraphe 6(5) de la Loi. La preuve établit que la défenderesse a obtenu, commercialisé et vendu des produits comportant des similitudes avec les marques en cause des demanderesses. Ces produits étaient destinés à créer de la confusion avec des marchandises Louis Vuitton authentiques.

[33] Selon les facteurs énoncés au paragraphe 6(5), il ne fait aucun doute que la vente de ces produits par la défenderesse créerait de la confusion sur le marché. Le consommateur ordinaire aurait difficilement pu savoir si les produits étaient authentiques ou non. La défenderesse a donc commis l’infraction prévue à l’article 20.

[34] La vente, par la défenderesse, de produits contrefaits est également susceptible de déprécier la valeur de l’achalandage attaché aux produits authentiques des demanderesses et de miner la confiance des consommateurs dans les marchandises des demanderesses. Ces facteurs, qui sont pris en compte depuis longtemps par notre Cour dans les affaires de contrefaçon de produits, sont pertinents en l’espèce. La présence d’un plus grand nombre de produits Louis Vuitton contrefaits sur le marché diminuera sans aucun doute la valeur de la marque.

[35] Plusieurs commentaires formulés par la défenderesse sur les différentes pages Facebook par l’entremise desquelles elle exerçait ses activités montrent qu’elle savait exactement ce qu’elle faisait. Par exemple, elle affirmait que les produits qu’elle vendait étaient des [traduction] « articles de luxe de catégorie supérieure » ou qu’ils étaient d’une « qualité supérieure équivalant au produit authentique », ce qui indique qu’elle savait qu’elle vendait des produits contrefaits. De plus, la défenderesse a poursuivi ces activités après avoir accusé réception d’une première mise en demeure, laquelle énonçait en détail les allégations des demanderesses.

[36] Pour ces motifs, la requête des demanderesses pour jugement par défaut sera accueillie. La seule question qui reste à trancher est celle des mesures de réparation appropriées.

4) Les mesures de réparation

[37] Les demanderesses sollicitent une injonction et une ordonnance de restitution des produits contrefaits, ainsi que des dommages-intérêts compensatoires de 80 000 $ et des dommages-intérêts punitifs de 100 000 $, plus les dépens. J’accorde toutes les mesures de réparation demandées par les demanderesses, quoique selon des modalités légèrement différentes.

a) Injonction

[38] La défenderesse a continué à agir de manière illégale longtemps après avoir reçu la première mise en demeure et s’est organisée pour ne pas être retrouvée afin d’exercer ses activités. La défenderesse a ouvert et fermé des pages Facebook en utilisant différents noms, et a changé de modèle d’affaires, passant de la vente par la publication de simples annonces aux ventes en direct sur Facebook. Ces changements se sont produits après l’accusé de réception de la première mise en demeure. Le comportement de la défenderesse témoigne d’une intention d’éviter de répondre aux efforts déployés par les demanderesses pour faire respecter leurs droits. L’injonction est une mesure appropriée pour mettre fin à la conduite illégale délibérée de la défenderesse (Lululemon Athletica Canada Inc c Campbell, 2022 CF 194 [Lululemon] aux para 29 à 31).

b) Restitution des produits contrefaits

[39] Dans les affaires de violation de marques de commerce, il est courant d’ordonner à l’auteur de l’acte répréhensible de restituer (ou de confirmer la destruction) des produits contrefaits en sa possession. Étant donné que la défenderesse a continué à agir de manière illégale, même après avoir promis aux demanderesses qu’elle ne se livrerait plus à des activités de contrefaçon, pareille ordonnance est justifiée en l’espèce.

c) Dommages-intérêts pour violation de la marque de commerce

[40] Lorsque, comme en l’espèce, la partie demanderesse n’est pas en mesure de prouver l’existence d’un préjudice réel en raison de son incapacité à obtenir des informations de la part de la partie défenderesse ou de l’absence d’autres moyens raisonnables de quantifier les ventes illégales de produits contrefaits, la Cour et la Cour d’appel fédérale ont reconnu que des dommages-intérêts compensatoires symboliques peuvent être appropriés (Popsockets LLC c Case World Enterprises Ltd, 2019 CF 1154 au para 42, citant Kwan Lam c Chanel S de RL, 2016 CAF 111 [Kwan Lam] aux para 17 et 18; Nintendo of America Inc. c King of Windows Home Improvements Inc, 2021 CF 291 au para 8).

[41] Suivant cette approche, les demanderesses sollicitent une somme de 8 000 $ pour chaque cas de contrefaçon établi, soit un total de 80 000 $, plus des intérêts avant et après jugement. Pour réclamer cette somme, les demanderesses s’appuient sur le fait que l’entreprise de la défenderesse s’apparente à un magasin [traduction] « traditionnel », plutôt qu’à une entreprise temporaire comme un kiosque dans un marché aux puces. Selon leur raisonnement, le nombre de cas de contrefaçon qu’elles ont établi (y compris la preuve de l’annonce ou de l’offre en vente de marchandises contrefaites, combinée à la preuve relative aux produits qu’elles ont achetés) devrait être multiplié par 8 000 $. Comme les demanderesses ont démontré l’existence de dix cas de contrefaçon par grâce aux produits contrefaits achetés auprès de la défenderesse, elles réclament des dommages-intérêts compensatoires de 80 000 $.

[42] Les demanderesses soutiennent que la défenderesse exploitait son commerce en ligne, et que, par conséquent, son [traduction] « magasin » était ouvert au public canadien (en effet, il était ouvert à toute personne ayant accès à Facebook qui se joignait à son groupe, et ce, peu importe où elle se trouvait dans le monde). La défenderesse a annoncé activement et de manière continue la vente de ces produits au moyen d’annonces, de simples publications et de ventes en direct, tous par l’entremise de multiples profils et groupes en ligne.

[43] Compte tenu de ce qui précède, les demanderesses soutiennent que les dommages-intérêts compensatoires devraient être calculés en tenant compte de la jurisprudence dont le contexte se rapporte à des espaces commerciaux, plutôt qu’à celle dont les faits concernent des emplacements plus temporaires comme les marchés aux puces. Les demanderesses reconnaissent que les jugements dans lesquels les tribunaux ont accordé des réparations beaucoup plus élevées en raison de l’importation et de la distribution de produits contrefaits à grande échelle ne sont pas applicables en l’espèce.

[44] L’évolution de l’approche de la Cour en matière de dommages-intérêts compensatoires dans les affaires de contrefaçon a été exposée en détail dans la décision Louis Vuitton Malletier AMA c Wang, 2019 CF 1389 [Wang], et il n’est pas nécessaire de reprendre cette analyse. La jurisprudence examinée dans la décision Wang portait sur des activités de contrefaçon qui allaient d’activités d’importation et de distribution à grande échelle (ce qui n’est pas applicable en l’espèce), aux ventes dans des magasins [traduction] « traditionnels » et aux ventes effectuées à partir de locaux temporaires comme des kiosques de marché aux puces. Au fil du temps, la Cour a établi qu’il avait lieu de fixer un montant conventionnel au titre des dommages-intérêts compensatoires, étant donné l’impossibilité de rassembler des éléments de preuve permettant d’établir les profits de l’auteur de la contrefaçon ou les pertes de la partie demanderesse avec un degré de certitude mathématique. Pour les locaux de commerce de détail fixes, des dommages‐intérêts compensatoires de l’ordre de 6 000 $ par cas de contrefaçon ont été jugés appropriés (plus récemment ajustés à 8 000 $ pour tenir compte de l’inflation : Kwan Lam, au para 18). Dans le cas d’activités temporaires comme les kiosques de marché aux puces, les dommages-intérêts ont été fixés à 3 000 $ par cas de contrefaçon. La question qui se pose en l’espèce est celle de savoir comment traiter les cas de contrefaçon dans le contexte d’activités en ligne.

[45] Le juge Grammond a récemment étudié ce point dans la décision Lululemon, où il était question de vente en ligne dans des circonstances qui présentent une certaine similitude avec la présente affaire. Dans l’affaire Lululemon, la défenderesse, qui exploitait son entreprise en ligne, importait et vendait sciemment des produits contrefaits. Elle vendait ses marchandises à un groupe de clients et, à cet égard, il semble que son fonctionnement était assez semblable à celui de la défenderesse en ce qui a trait à l’utilisation de groupes Facebook privés et à la tenue d’événements de vente en direct sur Facebook, qui n’étaient ouverts qu’aux [traduction] « membres » qui se joignaient à ses groupes. J’ouvre ici une parenthèse pour souligner que certaines ventes de la défenderesse ont eu lieu par l’entremise de pages Facebook qui étaient accessibles à un public plus large.

[46] Dans la décision Lululemon, le juge Grammond a jugé nécessaire de « modifier la méthode de détermination des dommages‑intérêts forfaitaires » (au para 50), qui consistait à multiplier une somme forfaitaire par un nombre de cas de contrefaçon. Se fondant sur la preuve dans cette affaire, le juge Grammond a adjugé à la demanderesse des dommages-intérêts de 8 000 $, calculés selon une somme compensatoire de 1 000 $ par violation. La considération principale était la preuve de « l’ampleur » de l’activité de contrefaçon, notamment des indications selon lesquelles les commandes de produits contrefaits de la défenderesse étaient généralement de l’ordre de 1 800 $ à 2 200 $ et une déclaration selon laquelle elle avait réalisé un bénéfice de 389 $ pour un seul cas de contrefaçon.

[47] En l’espèce, la difficulté à déterminer la méthode appropriée pour calculer le montant des dommages-intérêts compensatoires est exarcerbée par l’absence de preuve du volume des ventes ou de la valeur des commandes de la défenderesse. Contrairement à l’affaire Lululemon, les demanderesses en l’espèce n’ont pas tenté de suivre de près des activités de la défenderesse sur les différentes pages Facebook.

[48] La difficulté à évaluer des dommages-intérêts en l’absence d’information sur le volume des ventes ou les bénéfices n’est pas une situation unique. L’une des raisons pour lesquelles la Cour a eu recours à la méthode de l’estimation des dommages-intérêts fondée sur une somme forfaitaire était pour éviter d’indemniser les défendeurs récalcitrants qui ne tiennent pas de registres commerciaux fiables ou choisissent de ne pas participer à l’instance. La doctrine repose, en partie, sur l’idée que pareils défendeurs non collaboratifs ou malhonnêtes ne devraient pas obtenir d’avantage financier en refusant aux demandeurs et à la Cour l’accès aux renseignements utiles à partir desquels les dommages-intérêts pourraient être calculés : Ragdoll Productions (UK) Ltd. c Personnes inconnues, 2002 CFPI 918 aux para 32 et 44 (voir aussi Wang, aux para 120 à 121).

[49] Je suis d’accord avec le juge Grammond pour dire qu’il est nécessaire d’adapter la méthode de l’adjudication fondée sur une somme forfaitaire adoptée dans les décisions antérieures, étant donné que la violation en l’espèce découle du commerce et de la vente en ligne. Ce faisant, toutefois, il convient de répéter que les plafonds en dollars des diverses sommes forfaitaires adjugées étaient fondés sur l’idée que le montant des dommages-intérêts devait tenir compte de la nature et de l’étendue des activités de contrefaçon. C’est pourquoi des sommes forfaitaires différentes ont été fixées pour les violations commises par des importateurs à grande échelle, au moyen de ventes dans des locaux de commerce de détail fixes ou dans des kiosques de marché aux puces. L’étendue et l’ampleur de l’entreprise ont été déterminantes dans l’évaluation de l’importance du préjudice subi par le propriétaire de la marque de commerce.

[50] Il convient également de rappeler que « l’attribution de dommages‑intérêts dans les cas de contrefaçon de marchandises a pour but de compenser la dépréciation de l’achalandage, plutôt que la perte de ventes […] » (Lululemon, au para 44). L’étendue et l’ampleur des activités de contrefaçon sont pertinentes pour évaluer l’incidence négative des produits contrefaits sur l’achalandage accumulé par le propriétaire de la marque de commerce.

[51] Enfin, pareils dommages‐intérêts compensatoires sont le fruit des efforts déployés par la Cour pour déterminer la somme appropriée, en fonction de la preuve qui lui est soumise, combinés à une saine appréciation de l’entreprise et du marché, mais sans toutefois se livrer à de pures conjectures : Wang, au para 122. Il s’agit, en somme, de mettre en balance des facteurs dans le but d’accorder une somme équitable au demandeur, sans pour autant punir ou récompenser le défendeur récalcitrant.

[52] En ce qui concerne les faits mis en preuve en l’espèce, les éléments suivants sont dignes de mention :

  • Certaines ventes ont eu lieu par l’entremise de groupes Facebook « privés », de sorte que seuls les membres pouvaient trouver le groupe ou y avoir accès; d’autres ventes étaient plus largement accessibles aux utilisateurs de Facebook qui s’ajoutaient à la liste d’amis de la défenderesse.

  • Plusieurs captures d’écran des différentes pages utilisées par la défenderesse montrent les annonces d’environ 20 à 30 produits contrefaits, ce qui cadrerait avec le volume de marchandises que pourraient vraisemblablement contenir les deux grosses boîtes de carton figurant sur l’une des pages de la défenderesse, et la mention distincte suivante sur une autre page : [traduction] « Je vais finir deux boîtes encore… puis revenir à la base [précommande] ».

  • En ce qui concerne le nombre de clients potentiels pour les produits, il y a très peu de renseignements : une capture d’écran montre 694 abonnés pour l’une des pages Facebook, tandis qu’une autre capture d’écran liée à une autre page Facebook montre que 33 personnes ont répondu à l’événement de vente en direct organisé par la défenderesse, 15 d’entre elles ayant répondu « Participe » et 18 autres ayant répondu « Intéressé ». De plus, il appert que la page « Heather’s Closet Toronto » avait reçu 11 623 mentions « J’aime » avant que Facebook la ferme.

  • Le prix de vente des marchandises contrefaites achetées de la défenderesse variait de 70 $ à 150 $, et un autre produit était annoncé à 170 $; l’une des captures d’écran montre un sac contrefait que la défenderesse a vendu pour 150 $, alors qu’un sac comparable sur le site authentique de Louis Vuitton était annoncé à 1 890 $. Il n’y a aucune information sur le coût d’achat de la marchandise contrefaite.

[53] Il est impossible de parvenir à une estimation précise du volume ou de la valeur des ventes réalisées par la défenderesse par l’intermédiaire de ces différents sites. La preuve révèle qu’au fil du temps, elle a vendu ses stocks pour ensuite les remplacer, achetant parfois un certain volume à l’avance ou, à d’autres occasions, n’achetant des produits qu’après l’achat confirmé d’un client. Compte tenu de la preuve au dossier, je peux déduire que la défenderesse vendait habituellement des produits contrefaits en lots d’environ 25 articles, et que le prix de vente moyen était de 150 $, de sorte que ses revenus totaux pour chaque lot seraient de l’ordre de 3 750 $. Ces chiffres sont comparables au volume des ventes et aux prix dans l’affaire Lululemon (voir para 51).

[54] Compte tenu des facteurs énoncés dans la jurisprudence et de la démarche adoptée par le juge Grammond dans l’affaire Lululemon, je suis convaincu que la somme forfaitaire appropriée en l’espèce est de 1 000 $ par cas de contrefaçon. Par conséquent, j’accorderai des dommages-intérêts compensatoires de 10 000 $, plus les intérêts avant et après jugement.

[55] J’en suis venu à cette conclusion à la lumière des différentes considérations découlant de la preuve en l’espèce. Premièrement, la preuve limitée dont je dispose quant à l’étendue et l’ampleur de l’entreprise de la défenderesse fait état d’une entreprise relativement modeste, qui s’apparente davantage à ce que l’on pourrait observer dans un marché aux puces plutôt que dans un magasin de détail régulier. Sur les photos des annonces publiées par la défenderesse et des captures d’écran prises lors des événements de vente Facebook Live, les produits contrefaits n’étaient pas nombreux. Il y avait des assortiments de produits disposés sur le plancher ou placés sur des étagères, mais l’impression générale qui s’en dégageait était celle d’une entreprise qui, à une autre époque, se serait retrouvée dans un marché aux puces. S’il est arrivé qu’elle annonce un nombre beaucoup plus important de produits « d’imitation bas de gamme », aucune telle preuve ne m’a été soumise.

[56] Deuxièmement, comme il a été mentionné précédemment, les activités de la défenderesse se déroulaient en grande partie par l’entremise de groupes Facebook privés, ou n’étaient autrement accessibles qu’à un public restreint. Bien que la défenderesse ait exercé certaines de ses activités de façon plus ouverte, aucune preuve ne démontre qu’elle a fait de la publicité ou exercé des activités à plus grande échelle.

[57] Compte tenu de l’ensemble de ces considérations, et compte tenu de la similitude factuelle entre l’ampleur et la nature de l’entreprise en l’espèce et l’entreprise de contrefaçon dans l’affaire Lululemon, je conclus qu’une somme forfaitaire de 1 000 $ par cas de contrefaçon est appropriée pour compenser la perte de valeur de l’achalandage des demanderesses attaché aux marques en cause découlant de la commercialisation et de la vente en ligne par la défenderesse en l’espèce.

[58] S’agissant de cette conclusion, je tiens à souligner que c’est la somme que j’ai jugée appropriée en l’espèce compte tenu des faits propres à la présente affaire. Mes motifs ne doivent pas être interprétés comme fixant une nouvelle norme qui s’applique à toutes les ventes en ligne. Par exemple, la preuve d’un suivi plus systématique des ventes en ligne sur une période prolongée, et une preuve plus étoffée sur la « portée » de l’activité en ligne ou la présence de la partie défenderesse pourraient permettre de mieux saisir l’ampleur des activités. La preuve de l’incidence des produits « d’imitation bas de gamme » de produits de luxe sur la réputation globale du propriétaire de la marque de commerce aiderait également à calculer la perte d’achalandage sur le marché. Ces éléments ne sont mentionnés qu’à titre d’exemple; il existe de nombreux types d’éléments de preuve utiles qui pourraient aider un tribunal à évaluer le montant de dommages-intérêts approprié pour les ventes en ligne de produits contrefaits.

d) Dommages-intérêts punitifs

[59] Les raisons justifiant l’octroi de dommages-intérêts punitifs dans une affaire de contrefaçon ont été examinées de manière exhaustive dans les décisions Wang (aux para 181 à 192) et Lululemon (aux para 55 à 57), et il est inutile de les répéter dans l’affaire qui nous occupe. Chaque cas doit être évalué en fonction des faits qui lui sont propres, en appliquant les facteurs énoncés au paragraphe 94 de l’arrêt Whiten c Pilot Insurance Co, 2002 CSC 18, [2002] 1 RCS 595.

[60] Il faut d’abord se demander si des dommages-intérêts punitifs sont justifiés, à la lumière des faits. Je n’ai aucune difficulté à conclure que l’octroi de dommages-intérêts punitifs est approprié en l’espèce, compte tenu du caractère planifié et délibéré de la conduite de la défenderesse, à savoir le fait qu’elle a continué à exercer les activités de contrefaçon après avoir reçu l’ordre de cesser celles-ci et parce qu’elle a pris des mesures pour dissimuler ses activités après avoir été démasquée initialement. Ce type de comportement a été jugé comme justifiant l’octroi de dommages-intérêts punitifs dans des affaires de contrefaçon antérieures : voir Louis Vuitton 2007, aux para 48 et 49; Kwan Lam, aux para 24 à 26; Wang, aux para 186 à 192; Lululemon, aux para 58 à 64.

[61] L’étape suivante consiste à évaluer le montant qu’il convient d’accorder au titre des dommages-intérêts punitifs, en tenant compte de l’objectif global consistant à dissuader la défenderesse ainsi que d’autres qui pourraient être enclins à adopter son modèle d’affaires et du montant octroyé au titre des dommages-intérêts compensatoires.

[62] Les demanderesses ont sollicité des dommages-intérêts punitifs de 100 000 $, compte tenu de la nature du comportement de la défenderesse et du fait qu’elles demandaient une somme de 80 000 $ au titre des dommages-intérêts compensatoires.

[63] Comme je l’ai mentionné précédemment, j’accorde aux demanderesses des dommages-intérêts compensatoires de 10 000 $, en me fondant en partie sur les facteurs énoncés par le juge Grammond dans la décision Lululemon. Dans cette affaire, il a accordé une somme de 30 000 $ à titre de dommages‑intérêts punitifs compte tenu du degré de culpabilité de la défenderesse et considérant l’échelle relativement réduite de son entreprise.

[64] Des facteurs similaires m’amènent à conclure que la somme sollicitée par les demanderesses serait excessive en l’espèce. Pour les motifs exposés précédemment, j’accorderai plutôt des dommages-intérêts punitifs de 30 000 $.

C. Dispositif et dépens

[65] Pour les motifs qui précèdent, la défenderesse devra payer aux demanderesses la somme de 10 000 $ à titre de dommages-intérêts compensatoires, plus les intérêts avant et après jugement au taux de 5 % par année. De plus, la défenderesse devra payer aux demanderesses la somme de 30 000 $ à titre de dommages-intérêts punitifs (aucun intérêt n’est payable sur cette somme). Je rendrai également une injonction et une ordonnance de restitution de toute marchandise contrefaite en possession de la défenderesse.

[66] Les demanderesses réclament des dépens de 1 500 $. J’estime que cette somme est appropriée dans les circonstances.

V. Remarques finales

[67] La présente affaire témoigne de l’évolution du commerce illégal de produits de luxe contrefaits, qui se faisait autrefois dans les marchés aux puces ou les rayons de magasins de détail, comme on le voit dans les décisions antérieures, et qui s’effectue désormais dans le contexte d’entreprises en ligne exploitée sur diverses plateformes. À l’audience, j’ai soulevé un certain nombre de questions concernant la preuve rassemblée par les demanderesses à l’appui de leur action, et je reviendrai sur certaines d’entre elles pour terminer, en espérant que mes commentaires puissent profiter aux futurs demandeurs qui cherchent à faire respecter leurs droits dans le contexte de la vente en ligne de marchandises contrefaites.

[68] En l’espèce, la preuve révèle que la vente en ligne de produits contrefaits a été découverte initialement par un ancien employé du cabinet d’avocats qui représente les demanderesses, ou, à tout le moins, que l’ancien employé a pris connaissance des activités. Un employé actuel de ce même cabinet a déposé en preuve des éléments faisant état de la découverte initiale des activités illégales ainsi que des efforts subséquents qui ont été déployés pour trouver des activités illégales en ligne et pour organiser des achats. Les demanderesses et l’ancien employé du cabinet ont affirmé que ces démarches étaient nécessaires puisque, comme la défenderesse exerçait ses activités en partie par l’entremise de groupes Facebook privés, il fallait user d’un subterfuge pour avoir accès aux pages pertinentes.

[69] Bien que je reconnaisse que le fait d’enquêter sur des activités en ligne puisse comporter certaines difficultés qui ne sont pas présentent dans le cas des kiosques de marché aux puces ou des magasins de détail, il n’en demeure pas moins que la Cour est liée par les règles de preuve et de procédure, et qu’elle a l’obligation de fonder sa décision sur la meilleure preuve disponible (voir ME2 Productions, Inc. c M Untel, 2019 CF 214).

[70] En l’espèce, bien qu’il eût été préférable de se prononcer à partir d’éléments de preuve présentés par des personnes autres que des employées du cabinet d’avocats représentant les demanderesses, j’étais convaincu que les éléments de preuve produits décrivaient en grande partie ce qui avait été observé en plus des captures d’écran ayant servi à appuyer les affirmations. La preuve a été en grande partie présentée par l’enquêteur privé et un employé des demanderesses qui a été formé pour repérer la marchandise contrefaite. Compte tenu de l’ensemble de la preuve au dossier, j’ai conclu que les demanderesses avaient établi le bien-fondé de leur demande.

[71] Toutefois, dans des causes futures, ce type de preuve pourrait ne pas être admissible. Les demanderesses et des sociétés semblables qui cherchent à faire respecter les droits qui leur sont conférés par leurs marques de commerce pourraient avoir intérêt à confier à des tiers indépendants l’enquête visant à prouver la contrefaçon en ligne et la stratégie d’acquisition des marchandises dont elles ont besoin pour établir le bien-fondé de leur demande. Le fait qu’il est difficile d’avoir accès à des groupes Facebook privés ou à des ventes en ligne ne peut servir d’excuse pour contourner les règles habituelles, y compris la règle générale selon laquelle les employés de cabinets d’avocats dont les services ont été retenus dans le cadre d’un litige ne devraient généralement pas fournir de preuve par affidavit au sujet d’un aspect litigieux ou potentiellement litigieux d’une affaire : voir l’analyse récente de la Cour dans la décision Rebel News Network Ltd. v Guilbeault, 2023 CF 121 aux para 50 à 61.

 


JUGEMENT dans le dossier T-232-22

LA COUR REND LE JUGEMENT suivant :

  1. La requête en jugement par défaut présentée par les demanderesses est accueillie.

  2. La défenderesse a violé les marques de commerce canadiennes déposées dont les demanderesses sont propriétaires et qui sont reproduites à l’annexe A (ci-après appelées collectivement les « marques de commerce en cause ») au moyen de l’annonce, de la vente et du commerce de marchandises au Canada portant une ou plusieurs des marques de commerce en cause sans le consentement, l’autorisation ou la permission des demanderesses, en contravention de l’article 19 de la Loi sur les marques de commerce, commettant ainsi l’infraction prévue à l’article 20 de la Loi sur les marques de commerce.

  3. Il est interdit à la défenderesse d’offrir en vente, d’importer, d’exposer, d’annoncer, de vendre, de fabriquer ou de distribuer des marchandises qui ne sont pas celles des demanderesses et qui portent une ou plusieurs des marques de commerce en cause, ou d’en faire autrement le commerce.

  4. La défenderesse doit restituer toutes les marchandises Louis Vuitton contrefaites et tous les produits portant l’une des marques de commerce en cause qu’elle a en sa possession, sous sa garde ou sous son contrôle.

  5. J’accorde aux demanderesses des dommages-intérêts compensatoires de 10 000 $, portant intérêt avant et après jugement au taux de 5 % par année.

  6. J’accorde aux demanderesses des dommages-intérêts punitifs de 30 000 $.

  7. Des dépens d’un montant forfaitaire de 1 500 $ sont adjugés aux demanderesses.

« William F. Pentney »

Juge

Traduction certifiée conforme

Mélanie Lefebvre


ANNEXE A


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :

T-232-22

INTITULÉ :

LOUIS VUITTON MALLETIER et LOUIS VUITTON CANADA, INC. c SHEINE REYES ROSALES ALIAS ENIEHS SELASOR

LIEU DE L’AUDIENCE :

AUDIENCE TENUE Par vidéoconférence

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 25 janvier 2023

JUGEMENTS ET MOTIFS :

LE JUGE PENTNEY

DATE DES MOTIFS :

LE 24 février 2023

DATE DES MOTIFS MODIFIÉS :

LE 1er MARS 2023

COMPARUTIONS :

David S. Lipkus

Pour les demanderesses

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

David S. Lipkus

Kestenberg Siegal Lipkus LLP

Toronto (Ontario)

Pour les demanderesses

 

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