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Date : 20230306


Dossiers : T-1533-21

T-1534-21

Référence : 2023 CF 311

Toronto (Ontario), le 6 mars 2023

En présence de monsieur le juge Diner

ENTRE :

SONIA RICHARD

demanderesse

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1] Mme Sonia Richard [demanderesse] se pourvoit en contrôle judiciaire de la décision du directeur général en gestion du milieu du travail [directeur général] du ministère de la Défense nationale de rejeter deux griefs qu’elle avait présentés (RT-GRIEF-000493 et RT-GRIEF-000335) à l’encontre (i) des conclusions d’une enquête jugeant des allégations de harcèlement portées contre elle et (ii) d’une mesure disciplinaire subséquemment imposée.

I. Contexte et faits

[2] Mme Richard est travailleuse sociale à la base de Bagotville pour le ministère de la Défense [employeur] depuis 2012.

[3] De septembre 2014 à l’été 2015, Mme Richard a occupé par intérim le poste de chef d’équipe de la clinique de santé mentale. Dans ce poste, Mme Richard supervisait ses anciens collègues, dont Mme Bouchard et Mme Gauthier. D’octobre 2017 à avril 2018, Mme Richard a été en arrêt maladie.

[4] Le 14 novembre 2017, Mme Richard a déposé auprès de l’employeur une plainte pour violence en milieu de travail contre ses collègues, Mme Bouchard et Mme Gauthier ainsi que contre sa superviseure. Les services de ProActive Security ont été retenus pour mener l’enquête sur la plainte de Mme Richard. Selon les conclusions du rapport d’enquête paru le 20 février 2019, les allégations de Mme Richard relatives à la violence en milieu de travail ne sont pas fondées.

[5] Les 20 et 21 juin 2018, Mmes Bouchard et Gauthier ont déposé chacune auprès de l’employeur une plainte formelle de harcèlement contre Mme Richard. À la suite de ces plaintes, le major Simard a effectué une évaluation interne des allégations.

[6] Le 30 octobre 2018, le major Simard a avisé Mme Richard des résultats de l’évaluation interne. Il a conclu que les allégations répondaient à la définition de harcèlement et a invité Mme Richard à répondre à ces allégations.

[7] Le 27 novembre 2018, Mme Richard a présenté au major Simard ses observations préliminaires sur les plaintes de harcèlement de Mmes Bouchard et Gauthier.

[8] Le 19 février 2019, le major Simard a avisé Mme Richard que les services de Me Néron de Simner Corporation [enquêteur Néron] avaient été retenus pour qu’il enquête sur les allégations de harcèlement de Mmes Bouchard et Gauthier.

[9] Le 10 juillet 2019, le major Simard a transmis à Mme Richard une copie du rapport d’enquête provisoire de l’enquêteur Néron [rapport provisoire] afin de recueillir ses commentaires. Le 26 juillet 2019, Mme Richard a remis au major Simard ses commentaires sur le rapport provisoire.

[10] Le 26 novembre 2019, l’enquêteur Néron a produit son rapport final dans lequel il a conclu que cinq des six allégations de harcèlement soulevées par Mme Bouchard étaient fondées et justifiées [rapport Néron]. La plainte de harcèlement de Mme Gauthier a été fermée par le major Simard au cours de l’enquête.

[11] Le 11 décembre 2019, le major Simard a transmis le rapport Néron à Mme Richard, la reconnaissant coupable de harcèlement en milieu de travail. Le major Simard a également avisé Mme Richard qu’en conséquence, elle serait convoquée à une audience disciplinaire.

[12] Le 19 décembre 2019, Mme Richard a écrit à l’employeur pour contester les conclusions du rapport Néron et pour l’informer qu’elle renonçait à la tenue d’une audience disciplinaire.

[13] Le 20 janvier 2020, le major Simard a tout de même convoqué Mme Richard à une audience disciplinaire – bien qu’elle ait donné avis qu’elle y renonçait – pour lui donner la possibilité de faire part de toute circonstance atténuante qu’elle jugerait importante pour la détermination de la mesure disciplinaire appropriée. Mme Richard n’a pas participé à l’audience disciplinaire.

[14] Le 21 janvier 2020, Mme Richard a déposé un premier formulaire de grief, RT-GRIEF-000335 [grief 335], contestant la validité et l’équité procédurale du rapport Néron.

[15] Le 19 février 2020, le major Simard a envoyé une lettre à Mme Richard pour lui faire part de la mesure disciplinaire imposée par l’employeur à la suite des conclusions du rapport Néron, soit une lettre de réprimande, datée du 19 février 2020 [lettre de réprimande].

[16] Le 20 mars 2020, Mme Richard a déposé un second formulaire de grief, RT-GRIEF-000493 [grief 493], contestant la lettre de réprimande.

[17] Le 18 mai 2021, Mme Richard et ses avocats ont assisté à l’audience au palier final pour les griefs 335 et 493. Mme Livingston, une agente chargée des recours de l’équipe de gestion du milieu de travail à la Défense nationale, était présente à l’audience et a pris des notes. Conformément à la procédure de grief de l’employeur, le pouvoir de trancher les griefs est délégué au directeur général – dans la présente instance le directeur Hooey –, mais c’est un agent qui participe à l’audience et prépare le rapport qui est ensuite envoyé au directeur général pour qu’il puisse prendre une décision sur le grief.

[18] Le 9 septembre 2021, le directeur Hooey a rejeté les griefs 335 et 493 au palier final. La décision du directeur Hooey de rejeter le grief 335 fait l’objet de la demande de contrôle judiciaire dans le dossier T-1533-21 et la décision du directeur Hooey de rejeter le grief 493 fait l’objet de la demande de contrôle judiciaire dans le dossier T-1534-21.

II. Questions préliminaires

A. L’affidavit de Mme Richard daté du 8 novembre 2021

[19] Le procureur général du Canada [PGC ou défendeur] fait valoir que l’affidavit de Mme Richard du 8 novembre 2021 contient des déclarations contraires au paragraphe 81(1) des Règles des cours fédérales, DORS/98-106 [Règles]. Le PGC affirme que les paragraphes 21 à 24, 27, 29, 59, 60, 73 et 75 de l’affidavit de Mme Richard vont au-delà des faits et contiennent des opinions, des arguments, du ouï-dire ou des conclusions de droit. Le PGC demande donc à la Cour de radier ces paragraphes de l’affidavit ou de ne pas en tenir compte.

[20] La demanderesse concède que les paragraphes 21 à 24, 27 et 29 de son affidavit contiennent des opinions, des arguments, du ouï-dire ou des conclusions de droit et que la Cour ne devrait pas en tenir compte. Toutefois, la demanderesse conteste les affirmations du PGC par rapport aux paragraphes 59, 60, 73 et 75 et maintient qu’il s’agit de descriptions des faits, tel qu’elle les percevait.

[21] La Cour accueille les arguments de la demanderesse par rapport à son affidavit du 8 novembre 2021, et radie uniquement les paragraphes 21 à 24, 27 et 29, qui contiennent des déclarations contraires au paragraphe 81(1) des Règles.

B. Les pièces jointes au mémoire de Mme Richard

[22] Le PGC fait valoir que plusieurs pièces jointes au mémoire de Mme Richard ne figurent pas dans son affidavit, n’ont pas fait l’objet d’une demande en vertu de l’article 317 des Règles et ne figurent pas parmi les engagements pris envers Mme Richard. Le PGC demande donc à la Cour de radier du dossier les pièces suivantes :

  • Courriel du 27 février 2015 entre Mme Richard et Mme Bouchard;
  • Courriel du 5 mars 2015 entre Mme Richard et Mme Bouchard;
  • Courriel du 30 juillet 2015 entre Mme Richard et Mme Bouchard;
  • Lettre d’appréciation du 4 août 2015;
  • Courriel du 21 décembre 2018 du major Simard.

[23] Mme Richard maintient qu’elle a envoyé la lettre d’appréciation du 4 août 2015 à l’enquêteur Néron lors du processus d’enquête et qu’il était déraisonnable de ce dernier de ne pas la mentionner dans son rapport. Mme Richard demande à la Cour de tenir compte de la lettre d’appréciation, parce qu’elle a été présentée à l’enquêteur Néron et qu’elle est hautement pertinente puisqu’elle témoigne de sa bonne foi et de sa crédibilité au moment des faits allégués.

[24] La Cour tient compte de la lettre d’appréciation du 4 août 2015, mais radie du dossier les courriels entre Mme Richard et Mme Bouchard, ainsi que le courriel du 21 décembre 2018 du major Simard, étant donné que la demanderesse n’a pas démontré que ces courriels satisfont aux critères énoncés par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Première nation de Namgis c Canada (Pêches et Océans), 2019 CAF 149 au paragraphe 10, applicables à l’admission d’éléments de preuve dont ne disposait pas le décideur administratif.

III. Questions en litige

[25] Les questions en litige sont les suivantes :

  1. La décision du directeur général de rejeter le grief 335 est-elle raisonnable?
  2. La décision du directeur général de rejeter le grief 493 est-elle raisonnable?
  3. L’équité procédurale dans le cadre de l’enquête de harcèlement a-t-elle été respectée?

[26] La norme applicable au contrôle judiciaire des deux décisions du directeur général est celle de la décision raisonnable, c’est-à-dire une décision qui est « fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles » (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16-17, 85 [Vavilov]).

[27] Pour les questions relatives à l’équité procédurale, la Cour doit se demander si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 au para 54).

IV. Position des parties et analyse

A. La décision du directeur général de rejeter le grief 335 est-elle raisonnable?

[28] Mme Richard estime que les décisions du directeur général de rejeter les deux griefs ne sont pas raisonnables parce qu’elles ne reconnaissent pas que l’enquête menée par l’enquêteur Néron était imparfaite et partiale parce que (i) la plainte de Mme Bouchard était prescrite, donc l’enquête était entachée d’une erreur de droit, et (ii) l’enquêteur n’a pas considéré des faits pertinents et a refusé d’entendre des témoins clés proposés par Mme Richard.

[29] Le PGC estime que les décisions contestées sont raisonnables et que l’idée maîtresse des observations de Mme Richard est d’amener la Cour à réévaluer et réexaminer les éléments de preuve pour qu’elle tire une conclusion différente de celle de l’enquêteur. Or, le PGC fait valoir que, selon les principes cités dans les arrêts Vavilov au paragraphe 125, Green c Canada (Affaires autochtones et Développement du Nord), 2017 CF 1121 aux paragraphes 50 et 51, et Lewis c Canada (Procureur général), 2021 CF 1385 aux paragraphes 42 et 43, il n’appartient pas à la Cour de réévaluer la preuve d’un enquêteur dans le cadre d’un contrôle judiciaire.

[30] Le point de départ de l’examen du caractère raisonnable d’une décision est la décision administrative elle-même ainsi que les motifs fournis par le décideur qui expliquent le processus décisionnel (Vavilov au para 81). La décision du directeur général de rejeter le grief 335 est raisonnable parce que le directeur Hooey explique son processus décisionnel et comment il en est arrivé à conclure qu’il n’y avait aucune raison pour lui de douter de la validité et de l’équité procédurale du rapport Néron.

[31] Dans ses lettres rejetant les griefs 335 et 493, toutes deux datées du 9 septembre 2021, le directeur Hooey explique que, avant de rendre ses décisions finales, il a examiné le rapport Néron à la lumière du Guide d’enquête pour l’application de la Politique sur la prévention et la résolution du harcèlement [Politique] et de la Directive sur le processus de traitement des plaintes de harcèlement [Directive] produits par le Conseil du Trésor. Dans ses lettres du 9 septembre 2021, le directeur Hooey répond aux arguments relatifs au rapport Néron que Mme Richard fait valoir dans son grief, soit le fait (i) que la plainte était prescrite et (ii) que l’enquêteur Néron n’a pas considéré des faits pertinents et des témoins clés.

[32] Il faut faire preuve de déférence envers les décideurs administratifs tels que le directeur Hooey dans l’analyse du caractère raisonnable de leur décision (Vavilov aux para 12, 13, 75 et 85), et le rôle de la Cour n’est pas de réévaluer la preuve. Mme Richard ne s’est pas acquittée de son fardeau de démontrer que les décisions du directeur général sont déraisonnables (Vavilov au para 100; Burlacu c Canada (Procureur général), 2021 CF 339 au para 45; Samson c Canada (Procureur général), 2021 CAF 212 au para 7).

[33] Les arguments que Mme Richard a présentés devant la Cour répètent essentiellement ceux qu’elle a présentés au major Simard dans sa lettre du 19 décembre 2019 et ceux qu’elle a présentés au directeur Hooey dans le formulaire de grief déposé le 21 janvier 2020. Ces deux décideurs administratifs ont examiné ses arguments et lui ont donné l’occasion d’être entendue, à l’audience disciplinaire le 20 janvier 2020 (à laquelle elle a refusé de participer) et à l’audience sur le grief le 18 mai 2021. Le major Simard et le directeur Hooey ont tous deux conclu que l’enquête de harcèlement avait été bien menée et qu’il n’y avait aucune raison de douter de sa validité et de ses conclusions.

i. La plainte de Mme Bouchard n’était pas prescrite

[34] Mme Richard soutient que l’enquête était entachée d’une erreur de droit et qu’il était donc déraisonnable de la part du directeur général de souscrire aux conclusions de l’enquête et de rejeter les griefs de Mme Richard. Elle fait valoir que la plainte de Mme Bouchard était prescrite parce que les faits sous-tendant cinq des six allégations remontaient à plus de 12 mois avant la date du dépôt de la plainte et que l’incident qui s’est produit le 31 août 2017 avait été ajouté à la plainte dans l’unique but de respecter le délai de prescription. Étant donné que cet incident n’a pas été reconnu par l’enquêteur Néron comme étant un geste de harcèlement et que toutes les autres allégations portaient sur des faits en dehors du délai de prescription de 12 mois, Mme Richard estime que la plainte aurait dû être entièrement rejetée.

[35] L’enquêteur Néron a déterminé à bon droit que la plainte de Mme Bouchard était admissible et que les allégations étaient recevables. Dans l’introduction de son rapport, il explique qu’il s’est appuyé sur la Directive pour juger la recevabilité de la plainte et ainsi rejeter l’interprétation de Mme Richard du délai de prescription :

En l’espèce, il a été déterminé que l’évènement du 31 août rencontrait, sur une base prima facie, les critères pour déposer une plainte en harcèlement. Qui plus est, cedit évènement fait l’objet de la présente enquête.

Or, les directives sur le processus de traitement des plaintes de harcèlement n’indiquent pas que le dernier incident doit répondre, selon la prépondérance de la preuve, à toutes les exigences après enquête, s’il y a harcèlement. Il suffit que le dernier évènement allégué ait eu lieu dans les 12 mois précédant le dépôt de la plainte.

En l’espèce, l’évènement du 31 août 2017 répond à cette exigence, car il constitue le dernier évènement allégué de harcèlement soulevé par Mme Bouchard contre Mme Richard.

[36] De plus, dans sa lettre, le directeur Hooey examine les arguments que Mme Richard a soulevés lors de l’audience au palier final – les mêmes qu’elle a avancés devant la Cour – au sujet du délai de prescription :

[…] conformément à la politique de harcèlement du ministère, j’estime que les six allégations ont été correctement retenues par l’agent responsable. La détermination finale à savoir si chaque allégation répond ou non à la définition de harcèlement n’est pas utilisée pour évaluer si la plainte doit être retenue ou non au stade de l’enquête.

[37] L’enquêteur Néron et le directeur Hooey ont correctement appliqué les dispositions pertinentes de la Directive et de la Politique. Le dernier incident de harcèlement allégué par Mme Bouchard – une rencontre d’équipe durant laquelle Mme Richard a insisté plusieurs fois pour que Mme Bouchard réponde à une question à laquelle elle avait déjà répondu, puis l’a accusée de ne pas collaborer devant tous ses collègues, la forçant à quitter la réunion – a eu lieu dans les 12 mois du délai de prescription et correspond, sur une base prima facie, à la définition de harcèlement énoncée dans la Politique :

Comportement inopportun d’une personne qui offense une autre personne en milieu de travail, y compris pendant toute activité ou dans tout lieu associé au travail, et dont l’auteur savait ou aurait raisonnablement dû savoir qu’un tel comportement pouvait offenser ou causer préjudice. Il comprend tout acte, propos ou exhibition qui diminue, rabaisse, humilie ou embarrasse une personne, ou tout acte d’intimidation ou de menace.

[38] Le directeur Hooey a raisonnablement appuyé les conclusions de l’enquêteur Néron selon lesquelles la plainte de Mme Bouchard n’était pas prescrite.

ii. L’enquêteur Néron ainsi que les décideurs administratifs le major Simard et le directeur Hooey ont pris en compte tous les éléments de preuve pertinents

[39] Mme Richard soutient que l’enquêteur Néron n’a pas tenu compte de tous les éléments de preuve pertinents. Dans ses arguments écrits, Mme Richard soutient d’une part qu’elle a été en arrêt de maladie d’octobre 2017 à avril 2018, pour cause de trouble d’adaptation sévère et pour syndrome de stress post-traumatique en lien avec le harcèlement infligé par Mme Bouchard au travail, et d’autre part que la plainte de Mme Bouchard a été déposée en réponse à la plainte pour violence en milieu de travail de Mme Richard et qu’il s’agissait de représailles à son égard. À l’audience, l’avocat de Mme Richard a souligné que les éléments de preuve ignorés par l’enquêteur Néron sont les témoins qu’a proposés par Mme Richard que l’enquêteur a refusé de questionner ainsi qu’une lettre d’appréciation qui témoigne de la bonne foi de Mme Richard.

[40] Je note tout d’abord que les noms de certains des témoins proposés par Mme Richard ont été portés à l’attention de la Cour pour la première fois par un affidavit soumis à la Cour un jour ouvrable avant l’audience, alors que la date d’audience avait été fixée depuis plus de quatre mois et que le dépôt des dossiers des parties remontait à plus de huit mois.

[41] Mme Richard allègue que, lors du processus d’enquête, elle aurait présenté une liste de témoins à l’enquêteur Néron et que ce dernier aurait refusé d’en tenir compte, lui répondant qu’il s’agissait de son enquête et non celle de Mme Richard. Cette allégation contredit les propos qu’elle a tenus dans sa lettre du 26 juillet 2019, dans laquelle elle fournit ses commentaires sur le rapport provisoire. Dans cette lettre, elle invoque « le refus de l’enquêteur de nous informer des témoins qu’il a choisi d’interroger, nous empêchant ainsi d’identifier certains autres témoins pouvant contredire les faits rapportés par les témoins choisis ». Mme Richard mentionne dans sa lettre qu’elle n’a pas pu identifier d’autres témoins pour l’enquêteur Néron alors qu’elle soutient devant la Cour que l’enquêteur Néron a refusé de questionner les témoins qu’elle aurait proposés.

[42] Dans tous les cas, le choix des témoins, tel que l’indique la Politique, relève de la discrétion de l’enquêteur. Qui plus est, certains des témoins dans la liste de Mme Richard n’ont certes pas été questionnés par l’enquêteur Néron, mais leurs rôles par rapport aux allégations ont été considérés dans l’enquête par l’entremise d’autres témoignages et de preuves documentaires.

[43] En ce qui concerne l’arrêt de maladie de Mme Richard, l’enquêteur Néron rappelle dans son rapport, « comme l’a confirmé l’honorable juge Zinn de la Cour fédérale du Canada dans l’arrêt Shoan c Procureur général du Canada [2016 CF 1003], il est important pour un enquêteur de ne pas étendre la portée de l’enquête au-delà du mandat et d’adhérer strictement à celui-ci ». L’enquêteur Néron a noté l’arrêt de maladie de Mme Richard et a raisonnablement déterminé que ces faits dépassaient le mandat de son enquête.

[44] De plus, l’enquêteur Néron a noté :

En d’autres mots, il est important d’examiner objectivement les allégations de harcèlement déposées par Mme Bouchard à l’égard de Mme Richard, sans aller au-delà de ce qui a été prescrit par le mandat, et de ne pas être influencé injustement par des suppositions portant sur le style de gestion de Mme Richard tel qu’allégué par des témoins.

[45] Ses observations témoignent du fait qu’il était objectif à l’égard des suppositions sur le style de gestion de Mme Richard, bien qu’il n’ait pas mentionné la lettre d’appréciation.

[46] Par ailleurs, il était raisonnable pour le directeur Hooey de souscrire aux conclusions du rapport Néron et de conclure que l’enquêteur avait objectivement et raisonnablement tenu compte de tous les éléments de preuve pertinents. Un décideur de grief tel que le directeur Hooey est présumé avoir pris en compte toute la preuve qui lui a été présentée (Boulos c Canada (Alliance de la fonction publique), 2012 CAF 193 au para 11; Garcia Cuevas c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2021 CF 1478 au para 28).

[47] Finalement, je rappellerai également le principe important que la Cour doit garder à l’esprit : « [i]l se peut que les motifs ne fassent pas référence à tous les arguments, dispositions législatives, précédents ou autres détails que le juge siégeant en révision aurait voulu y lire, mais cela ne met pas en doute leur validité ni celle du résultat au terme de l’analyse du caractère raisonnable de la décision » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 au para 16; Vavilov au para 128).

[48] En l’espèce, les motifs fournis par l’enquêteur Néron dans son rapport et par le directeur Hooey dans ses lettres du 9 septembre 2021 sont plus que suffisants pour que l’on comprenne leur processus décisionnel. En effet, les motifs de l’enquêteur sont détaillés et examinent les arguments saillants soulevés, résumant à la fois les points positifs et négatifs avancés par les témoins et les acteurs principaux.

B. La décision du directeur général de rejeter le grief 493 est-elle raisonnable?

[49] Mme Richard affirme qu’à la lumière des faits pertinents qui ont été ignorés par l’enquêteur Néron, de l’enquête qu’il a menée malgré la plainte prescrite et de la partialité qu’il a affichée en faveur de Mme Bouchard, la mesure disciplinaire qui a découlé de l’enquête et qui lui a été imposée constitue du harcèlement de la part de l’employeur. Mme Richard estime que la décision du directeur général de maintenir la mesure disciplinaire et de rejeter son grief était donc déraisonnable.

[50] La Cour ayant déterminé (i) que la plainte de Mme Bouchard n’était pas prescrite et (ii) que ni l’enquêteur ni le directeur n’ont écarté d’éléments de preuve pertinents, la décision du directeur Hooey de rejeter le grief 493 et de maintenir la mesure disciplinaire imposée par le major Simard est raisonnable.

[51] Mme Richard n’a présenté aucun argument hormis son propre désaccord pour établir que la mesure disciplinaire était déraisonnable. La mesure disciplinaire imposée par l’employeur, et maintenue par le directeur Hooey dans sa décision de rejeter le grief 493, est proportionnelle aux actions commises par Mme Richard, soit du harcèlement en milieu de travail, parce que l’employeur a tenu compte des facteurs atténuants et aggravants (Patanguli c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 291 au para 21). La partie centrale de la lettre de réprimande contenant les mesures disciplinaires prises à l’encontre de la demanderesse est reproduite ci-dessous à l’annexe A des présents motifs.

C. L’équité procédurale dans le cadre de l’enquête de harcèlement a-t-elle été respectée?

[52] Mme Richard reproche à l’enquêteur Néron d’avoir été partial envers Mme Bouchard dans son enquête parce qu’il a attribué plus de crédibilité au témoignage de cette dernière qu’à celui de Mme Richard. À l’audience, l’avocat de Mme Richard a également fait observer que les audiences sur les griefs se sont déroulées devant Mme Livingston et donc que Mme Richard n’a jamais eu l’occasion d’être entendue par le directeur Hooey, le décideur administratif. Mme Richard affirme que la partialité de l’enquêteur Néron et le fait que l’audience sur les griefs ne se soit pas déroulée devant le directeur Hooey sont des contraventions aux principes de justice naturelle et d’équité procédurale.

[53] Je ne souscris pas aux arguments de la demanderesse et j’estime que l’équité procédurale a été respectée, tant durant le processus de traitement des griefs que durant l’enquête de harcèlement. Mme Richard n’a pas de droit inhérent de comparaître devant le décideur administratif, mais un droit d’être entendue. Ce principe de justice naturelle a été respecté, Mme Richard a eu la possibilité d’être entendue à plusieurs reprises : elle a soumis ses commentaires préliminaires au major Simard avant que l’enquête formelle n’ait débuté; elle a fourni ses commentaires sur le rapport d’enquête provisoire avant la parution du rapport final; elle a contesté le rapport Néron et la mesure disciplinaire au moyen d’observations écrites et d’une comparution devant un agent chargé des recours de l’équipe de gestion du milieu de travail à la Défense nationale durant le processus de grief.

[54] Quant à la crainte de partialité, selon la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Committee for Justice and Liberty c L’Office national de l’énergie, [1978] 1 RCS 369 à la page 394 :

La crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. […] ce critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question […] de façon réaliste et pratique? […] »

[55] L’allégation de Mme Richard de crainte de partialité n’est pas fondée. Le rapport Néron traite de la crainte de partialité et explique que l’enquêteur Néron n’avait aucune raison de favoriser Mme Bouchard ou Mme Richard puisqu’il ne connaissait ni l’une ni l’autre. Pour chaque allégation de harcèlement, le rapport Néron présente la perspective de Mme Bouchard, celle de Mme Richard, ainsi que celle des témoins, et fait la synthèse et l’analyse des éléments de preuve pour en arriver à une conclusion raisonnable.

[56] Le directeur Hooey a raisonnablement appuyé la position de l’enquêteur Néron sur la crainte de partialité, réitérant ses observations selon lesquelles l’enquêteur n’avait aucune raison d’être partial dans ses lettres du 9 septembre 2021. Compte tenu de toutes les circonstances et de la preuve, je conclus que, de façon réaliste et pratique, il n’y avait pas de crainte de partialité raisonnable. Le simple fait que Mme Richard n’ait pas souscrit aux conclusions de l’enquêteur Néron ne suffit pas à établir une crainte de partialité raisonnable.

[57] Finalement, l’avocat de Mme Richard a soutenu à l’audience pour la première fois, dans ses arguments au sujet de l’équité procédurale, que les rapports de griefs préparés par Mme Livingston et remis au directeur Hooey pour décision au palier final étaient en anglais uniquement. Lorsque j’ai demandé à l’avocat de Mme Richard s’il présentait un argument de droit linguistique à la dernière minute, il s’est contenté de ne pas donner de précisions, répétant simplement qu’il notait le fait que les rapports de griefs étaient en anglais uniquement.

[58] Je note qu’aucun argument de droit linguistique n’a été soulevé ni dans les avis de demande, ni dans les plaidoiries, ni dans les mémoires durant tout le déroulement du présent contrôle judiciaire. Il est donc trop tard pour que l’avocat de Mme Richard avance un tel argument à la onzième heure, lors de la conclusion de sa plaidoirie devant la Cour, sans expliquer le raisonnement derrière cet argument, sans invoquer de loi, ni de politique de bilinguisme, ni de jurisprudence pour étayer cet argument. Je souligne que la demanderesse a disposé de presque 18 mois pour modifier son avis de demande ou soulever un argument de droit linguistique depuis le dépôt de son avis de demande à la Cour le 8 octobre 2021. En l’espèce, cet argument ne semble être qu’une tentative de dernière chance par l’avocat de la demanderesse de plaider tout ce qui est imaginable devant la Cour.

V. Dépens

[59] Les parties ont tenté sans succès de s’entendre sur les dépens avant la conclusion de l’audience. La demanderesse a finalement demandé des dépens de 5 000 $ tandis que le défendeur a demandé des dépens de 3 500 $.

[60] Le paragraphe 400(1) des Règles confère à la Cour « le pouvoir discrétionnaire de déterminer le montant des dépens, de les répartir et de désigner les personnes qui doivent les payer ». Après avoir pris en considération les facteurs énumérés au paragraphe 400(3) des Règles, ainsi que les arguments des parties, j’estime qu’il est approprié d’accorder des dépens de 2 000 $ au défendeur.

VI. Conclusion

[61] Pour les motifs qui précèdent, je suis d’avis que Mme Richard n’a pas réussi à démontrer en quoi les décisions du directeur Hooey étaient déraisonnables. Les décisions, dans leur ensemble, possèdent les attributs d’une décision raisonnable, soit une décision fondée sur une « analyse intrinsèquement cohérente » et justifiée « au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti » (Vavilov au para 85).


JUGEMENT dans les dossiers T-1533-21 et T-1534-21

LA COUR STATUE que :

1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2. La demanderesse payera des dépens de 2 000 $ au défendeur.

« Alan S. Diner »

Juge


ANNEXE A

Extrait de la lettre de réprimande, signée par le major Simard le 19 février 2020,

incluant la sanction contre la demanderesse

 

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIERS :

T‑1533-21 ET t-1534-21

INTITULÉ :

SONIA RICHARD c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

QUÉBEC (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 6 FÉVRIER 2023

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE DINER

DATE DES MOTIFS :

Le 6 MARS 2023

COMPARUTIONS :

Éric Le Bel

Pour LA DEMANDERESSE

Marc Séguin

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Fradette & Le Bel, avocats

Saguenay (Québec)

Pour LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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