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Date : 20230222


Dossier : T-517-22

Référence : 2023 CF 258

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 22 février 2023

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

KINISTIN SAULTEAUX NATION

Représentée par son conseil de bande

demanderesse (intimée)

et

MOHAMMED CHOUDHARY

défendeur (plaignant)

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Aperçu

[1] La demanderesse, la Kinistin Saulteaux Nation (la « Nation »), demande le contrôle judiciaire d’une décision rendue par la Commission canadienne des droits de la personne (la « Commission ») le 9 février 2022, au titre des paragraphes 49(1) et 40(4) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H-6 (la « LCDP »).

[2] Le défendeur, Mohammed Choudhary (M. « Choudhary »), a déposé une plainte à l’encontre de la demanderesse auprès de la Commission le 20 septembre 2018 dans laquelle il alléguait ,une discrimination au sens des articles 7 et 14 de la LCDP (« plainte de septembre 2018 »). M. Choudhary a ensuite déposé une plainte pour motif de discrimination à l’encontre de Greg Scott (M.« Scott »), un ancien employé de la Nation, le 22 novembre 2018 (« plainte de novembre 2018 »). Le dossier certifié du tribunal (le « DCT ») et la décision sous-jacente de la Commission ne font pas de distinction claire entre ces plaintes, et les désignent en grande partie comme une seule plainte. M. Choudhary n’a pas déposé de mémoire ni de documents dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire.

[3] Le 9 février 2022, la Commission a rendu sa décision selon laquelle la plainte de septembre 2018 de M. Choudhary devait être renvoyée au Tribunal canadien des droits de la personne (le « Tribunal »), mais elle n’a pas inclus la plainte de novembre 2018 déposée contre M. Scott dans sa décision, et elle a demandé au Tribunal d’entendre les deux plaintes dans le cadre d’une instruction commune.

[4] La demanderesse soutient que la Commission a commis une erreur en renvoyant la plainte de novembre 2018 de M. Choudhary au Tribunal, à la fois en demandant à ce dernier d’instruire de nouveau la plainte initiale de septembre 2018, et en demandant au Tribunal de mener une instruction commune en ce qui concerne la plainte connexe de novembre 2018.

[5] La Cour fait remarquer que, même si le dossier de la demanderesse désigne le procureur général du Canada (le « PGC ») à titre de défendeur dans la présente affaire, le PGC a déposé, le 14 mars 2022, une lettre auprès de la Cour l’informant qu’il ne serait pas partie à la présente demande de contrôle judiciaire.

[6] Pour les motifs qui suivent, je conclus que la décision de la Commission est raisonnable. Par conséquent, la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée.

II. Faits

A. La demanderesse et les incidents en cause

[7] La demanderesse est une bande au sens de la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I-5, et est représentée par son chef et les membres élus actuels de son conseil.

[8] M. Choudhary se présente comme étant Pakistanais. Il est un ancien employé de la demanderesse, pour laquelle il occupait le poste de dirigeant principal des finances. Il n’est pas membre de la Nation et a été congédié après une courte période d’emploi le 31 octobre 2018.

[9] Selon le DCT, la Commission a reçu une plainte de la part de M. Choudhary le 20 septembre 2018. Toutefois, le formulaire de dépôt d’une plainte sous-jacente est daté du 22 novembre 2018. Le DCT ne contient aucun formulaire de dépôt d’une plainte distinct indiquant qu’une plainte a été déposée avant novembre 2018. La demanderesse soutient que la plainte de septembre 2018 et celle de novembre 2018 sont des plaintes distinctes.

[10] Le formulaire de dépôt de la plainte de novembre 2018 énonce en détail de multiples commentaires négatifs qui auraient été faits à l’encontre de M. Choudhary au sujet des motifs protégés mentionnés plus haut, et il décrit plus précisément les commentaires formulés par M. Scott, qui était à l’époque le chef de la Nation. M. Choudhary a prétendu que la demanderesse a fait preuve à son égard de discrimination au sens des articles 7 et 14 de la LCDP à son travail pour des motifs fondés sur son sexe (homme), sa couleur, sa race et son origine nationale ou ethnique (pakistanaise), en lui faisant subir un traitement préjudiciable fondé sur ces motifs, et en omettant de fournir un milieu de travail exempt de harcèlement.

B. Le rapport de décision

[11] Le 1er décembre 2021, un agent des droits de la personne (l’« agent ») de la Commission a préparé un rapport de décision (le « rapport ») qui recommandait que la plainte de novembre 2018 soit renvoyée au Tribunal pour une audience. Le rapport soulignait que le rôle de la Commission n’est pas de rendre une décision sur la question de savoir si un acte discriminatoire a été commis ou non, mais de décider s’il convient de renvoyer une plainte au Tribunal pour un nouvel examen au cours duquel des témoins peuvent être entendus.

[12] Le rapport comprenait un aperçu détaillé des allégations de M. Choudhary et reconnaissait que la plainte faisait partie des deux plaintes connexes, qui seront présentées en même temps à la Commission. En décrivant la portée de cette plainte, l’agent a affirmé que le rapport ne traiterait pas des allégations de M. Choudhary concernant un traitement préjudiciable fondé sur le sexe ou la déficience au sens de l’article 7 de la LCDP et qu’il examinerait plutôt les allégations relatives au défaut de fournir un milieu de travail exempt de harcèlement fondé sur la couleur, la race et l’origine nationale ou ethnique, lesquelles allégations sont fondées sur l’article 14 de la LCDP. Ces allégations sont résumées de la façon suivante dans le rapport :

[traduction]

Au mois de mai 2018, ou vers cette date, sa collègue Marlene Campeau :

a fait un commentaire à Tamara Morrison (une autre collègue), du genre : « Je parie que les hommes de son pays battent les femmes. Il aime probablement ça, car il a le contrôle sur les femmes. »

a dit au plaignant qu’elle ne le voyait pas travailler très longtemps pour l’intimée, et que ses antécédents [race ou origine nationale ou ethnique] n’allaient pas arranger sa situation;

Le plaignant affirme que lorsqu’il a pris connaissance des propos tenus par Marlene Campeau à son sujet, il a fait part de ces commentaires au chef et au conseil de la demanderesse qui n’ont pris aucune mesure pour régler la situation;

Entre juin et août 2018, divers membres du personnel de l’intimée ont dit au plaignant qu’il était un « maudit Pakistanais radin ». Il s’est senti dévalorisé et rejeté pour tout le travail acharné qu’il a accompli pour s’assurer que l’intimée économise de l’argent;

Le 10 septembre 2018, au cours d’une conversation téléphonique avec Greg Scott, ce dernier a « bombardé [le plaignant] de jurons ». Plus précisément, le plaignant prétend que Greg Scott lui a dit d’« aller me faire foutre et de retourner d’où je venais, parce que je ne servais à rien et n’avais aucune valeur ».

[13] M. Choudhary a également prétendu avoir souffert de crises de panique causées par les problèmes au travail, et que son médecin lui a recommandé de prendre un congé pour raisons médicales à compter du 17 septembre 2018. La demanderesse a mis fin à son emploi le 13 octobre 2018, alors qu’il était en congé.

[14] L’agent a souligné que la recommandation a été préparée à la suite d’entrevues avec M. Choudhary, avec Tamara Morrison, une ancienne coordonnatrice des études postsecondaires pour la Nation (Mme « Morrison »), et avec Kalvin Nippi, un ancien conseiller de la demanderesse (M.« Nippi »). Le rapport indique que M. Scott n’a pas répondu aux demandes de commentaires faites par l’agent.

[15] La demanderesse s’est opposée à l’examen de cette plainte par la Commission pour plusieurs motifs. L’agent a conclu, contrairement à la position de la demanderesse, que la Commission a compétence pour examiner les plaintes déposées contre des conseils de bande comme la Nation. Compte tenu de la position de la demanderesse selon laquelle la plainte est fondée sur du ouï-dire et est donc frivole, l’agent a conclu que la Commission ne pouvait décider de refuser de statuer sur une plainte à cette étape préliminaire que si elle est [traduction] « évidente et manifeste » et qu’à cette étape, les allégations devraient être considérées comme étant véridiques. L’agent a déclaré que M. Choudhary a fourni suffisamment de renseignements pour établir que la plainte repose sur une justification raisonnable, et qu’elle n’est donc pas frivole. L’agent a également conclu que les autres plaintes de M. Choudhary déposées conformément aux lois relatives au travail, et à la santé et à la sécurité au travail ne comprenaient pas les allégations de violation des droits de la personne, et qu’il n’était donc pas évident et manifeste que la Commission n’était pas tenue de statuer sur cette plainte.

[16] En vertu de l’article 49 de la LCDP, la Commission peut tenir compte de plusieurs facteurs pour décider s’il y a lieu de renvoyer une plainte au Tribunal. L’agent a tenu compte de trois de ces facteurs dans le rapport : 1) si les renseignements disponibles, s’ils sont véridiques, donnent à penser que la présumée discrimination a eu lieu; 2) si les renseignements donnés par les parties sont contradictoires; 3) quelle est la probabilité qu’une instruction aide la Commission à décider s’il est justifié d’examiner de nouveau les allégations.

[17] L’agent a résumé les renseignements fournis par Mme Morrison. Mme Morrison se présente comme étant caucasienne et a déjà travaillé pour la demanderesse. Elle a dit à l’agent que le lieu de travail était toxique avant que M. Choudhary n’entre en fonction, et qu’elle trouvait difficile d’y travailler. Mme Morrison a affirmé que le personnel de la demanderesse qualifiait M. Choudhary de [traduction] « Pakistanais stupide » et que Marlene Campeau (Mme « Campeau »), une autre employée de la Nation, a dit à Mme Morrison que [traduction] « les gens comme ça battent leurs femmes », en faisant référence à M. Choudhary. Mme Morrison a dit à l’agent que M. Scott avait fait des commentaires au sujet de M. Choudhary au bureau, comme le qualifier [traduction] « de mauvais type d’Indien », lui avait demandé pourquoi il ne portait pas de turban et avait dit [traduction] « l’idiot de Pakistanais, il ne comprend pas comment ça fonctionne chez nous ». Mme Morrison a déclaré qu’elle n’avait pas contesté ces commentaires parce qu’elle avait peur de M. Scott.

[18] L’agent a ensuite fait état de la position de la demanderesse selon laquelle les allégations étaient fondées sur le ouï-dire de tiers et que, depuis le moment où les actes présumés ont été commis, la Nation a élu un nouveau chef et un nouveau conseil. La demanderesse a également fait remarquer que M. Choudhary n’a déposé sa plainte qu’après que des employées eurent [traduction] « exercé des représailles à son endroit du fait de sa conduite à leur égard ». L’agent a également résumé les renseignements fournis par M. Nippi, un conseiller élu de la demanderesse à l’époque en cause. M. Nippi a dit à l’agent qu’il ne prêtait pas beaucoup d’attention aux autres [traduction] « questions administratives » soulevées au bureau, mais qu’il savait que M. Choudhary s’était plaint [traduction] « de quelque chose ». Il a déclaré qu’il n’avait pas été témoin des commentaires racistes formulés par M. Scott à l’endroit de M. Choudhary, et que les deux semblaient [traduction] « bien s’entendre », mais qu’il n’était pas très souvent au bureau.

[19] L’agent a fait remarquer que les renseignements fournis par Mme Morrison semblaient étayer la position de M. Choudhary. Ces deux personnes ont qualifié le milieu de travail de toxique. Mme Morrison a affirmé qu’on lui avait dit qu’elle était [traduction] « trop blanche » pour y travailler et elle a décrit en détail certains commentaires précis formulés par M. Scott à l’endroit de M. Choudhary. L’agent a également souligné que M. Nippi savait que M. Choudhary avait soulevé des questions au sujet du traitement qu’il subissait en milieu de travail, ce qui donne à penser que le personnel de la demanderesse était au courant de ces problèmes.

[20] Le paragraphe 65(2) de la LCDP dispose qu’un employeur peut limiter sa responsabilité à l’égard des actes discriminatoires commis par ses employés s’il prend toutes les mesures nécessaires pour l’empêcher et que, par la suite, il tente d’en atténuer ou d’en annuler les effets. L’agent a pris acte de la position de la demanderesse selon laquelle elle était dotée d’une politique pour lutter contre le harcèlement en milieu de travail, mais a conclu que la demanderesse n’avait fourni aucun renseignement démontrant qu’elle avait pris toutes les mesures nécessaires pour faire enquête sur les préoccupations de M. Choudhary, les empêcher ou les atténuer. L’agent a conclu qu’il y avait suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que les actes reprochés pouvaient constituer du harcèlement fondé sur la couleur, la race et l’origine nationale ou ethnique, au sens de l’article 14 de la LCDP.

[21] Dans une lettre datée du 7 janvier 2022, pour faire suite au rapport de la Commission, l’avocat de la demanderesse a présenté d’autres observations à l’intention de la Commission. La demanderesse a fait valoir que les allégations de M. Choudhary et les renseignements fournis par Mme Morrison concernaient M. Scott, qui n’était pas autorisé à agir au nom de la demanderesse, et dont les gestes contrevenaient à la politique intitulée Kinistin Saulteaux Nation Personal Policy and Regulations October 2013 (politique et règlement sur le personnel de la Kinistin Saulteaux Nation d’octobre 2013) (« politique de la KSN »). Par conséquent, la demanderesse a fait valoir que les allégations de M. Choudhary à son égard se limitent strictement à sa prétention selon laquelle la demanderesse a été informée des allégations, et a omis de prendre les mesures adéquates.

[22] La demanderesse a également fait valoir qu’aucun élément de preuve ne corrobore cette affirmation. Les commentaires de M. Nippi étaient trop vagues pour laisser croire que la demanderesse était au courant des allégations de M. Choudhary, et ces commentaires auraient pu porter sur l’une ou l’autre des autres plaintes que M. Choudhary a déposées contre la demanderesse ou sur la mesure disciplinaire qu’elle avait prise à son encontre. La demanderesse a fait valoir qu’il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer que M. Choudhary a officiellement fait part de ses allégations à la demanderesse, conformément à l’article 17 de la politique de la KSN, qui permet à un employé d’interjeter appel de l’action ou de l’inaction de la demanderesse s’il estime avoir été lésé. La demanderesse a soutenu qu’il n’était pas nécessaire que le Tribunal procède à un nouvel examen.

C. La décision faisant l’objet du contrôle

[23] Dans une décision datée du 9 février 2022, la Commission a rendu la décision selon laquelle elle demandait au Tribunal d’instruire les plaintes de septembre 2018 et de novembre 2018 à titre d’instruction commune, conformément au paragraphe 40(4) de la LCDP.

[24] La décideure (la « commissaire ») a affirmé que pour rendre sa décision, elle a examiné le formulaire de plainte de M. Choudhary, le rapport de décision et les autres observations déposées par la demanderesse à la suite de la publication du rapport. La commissaire a examiné à tour de rôle les trois points centraux de l’argumentation de la demanderesse.

[25] La commissaire a conclu que la première observation de la demanderesse, qui porte sur les allégations de M. Choudhary à l’encontre de M. Scott, dont la conduite a enfreint la politique de la KSM et qu’il n’était pas autorisé à agir au nom de la demanderesse, était inexacte. La commissaire a conclu que la plainte de M. Choudhary comprenait des allégations contre d’autres employés et non seulement à l’encontre de M. Scott. M. Choudhary a également prétendu que la demanderesse ne lui avait pas fourni un milieu de travail exempt de harcèlement et de discrimination, qu’elle n’avait pas pris les mesures nécessaires pour répondre à sa plainte et que son congédiement par la demanderesse constituait un acte discriminatoire.

[26] La commissaire n’a pas souscrit à l’affirmation de la demanderesse selon laquelle il n’y a pas suffisamment d’éléments de preuve pour démontrer qu’elle était au courant des allégations de M. Choudhary. Dans le rapport de la Commission, l’agent a souligné que le témoignage de M. Choudhary montrait qu’il s’était plaint directement au chef et au conseil en ce qui concerne le traitement qu’il subissait dans le milieu de travail, et a résumé les renseignements fournis par M. Nippi, qui savait que M. Choudhary s’était plaint de [traduction] « quelque chose ». La commissaire a conclu que, bien qu’il soit difficile de savoir à quoi cette affirmation fait référence, elle fait ressortir la possibilité que cette plainte ait pu être liée aux allégations de discrimination et de harcèlement.

[27] Enfin, la commissaire a fait remarquer que la demanderesse semblait vouloir dire qu’elle n’était plus l’intimée appropriée dans le cadre de la plainte parce qu’elle a un nouvel organe directeur et de nouveaux employés. La commissaire a conclu qu’au contraire, l’intimée dans le cadre de la plainte de M. Choudhary demeure la Nation, et non les employés à titre individuel.

[28] Pour les motifs qui précèdent et ceux qui sont énoncés dans le rapport, la commissaire a conclu qu’il était justifié de renvoyer la plainte au Tribunal pour qu’il procède à une nouvelle instruction. La commissaire a également demandé au Tribunal de procéder à une instruction commune des plaintes de septembre 2018 et de novembre 2018 après avoir conclu qu’elles sont essentiellement les mêmes en fait et en droit. La décision de renvoyer l’affaire au Tribunal pour qu’il procède à une instruction commune des plaintes fait l’objet de la présente demande de contrôle judiciaire.

III. Questions préliminaires

A. Requête en suspension

[29] Le 29 avril 2022, à la suite de la décision de la commissaire de renvoyer la plainte de M. Choudhary au Tribunal, la demanderesse a déposé une requête visant à suspendre la procédure du Tribunal, en attendant l’issue de la présente demande de contrôle judiciaire. La Nation et M. Choudhary ont tous deux fourni au Tribunal des représentations écrites sur la requête en suspension.

[30] Le 12 septembre 2022, le Tribunal a rendu sa décision selon laquelle la requête visant à suspendre la procédure présentée par la Nation était accueillie. La demanderesse a demandé l’autorisation de déposer cette décision à titre de preuve devant notre Cour le 4 novembre 2022, soit quatre jours avant l’audition de la demande de contrôle judiciaire, sans donner d’explications en ce qui a trait au dépôt tardif de la demande. Bien que notre Cour ait accepté l’affidavit pour dépôt, les motifs exposés ci-dessous ne portent pas sur la décision du Tribunal relativement à la requête visant à suspendre la procédure.

B. Monsieur Choudhary

[31] Le 18 mars 2022, M. Choudhary a signifié à la demanderesse un avis de comparution l’informant qu’il avait l’intention de s’opposer à la présente demande. Toutefois, M. Choudhary a omis de déposer cet avis de comparution auprès de notre Cour. M. Choudhary n’a pas non plus signifié ni déposé son affidavit à l’appui, ses pièces documentaires ou un dossier du défendeur.

[32] Dans les directives verbales émises le 18 juillet 2022, la juge adjointe Ring (« juge adjointe Ring ») a fait remarquer que M. Choudhary n’avait pas déposé d’avis de comparution ni pris de mesures pour participer à la présente instance. La juge adjointe Ring a donc ordonné que la demanderesse soit prête et assiste à l’audition de la demande de contrôle judiciaire à la date prévue.

IV. Questions en litige et norme de contrôle

[33] La présente demande de contrôle judiciaire soulève les deux questions suivantes :

  1. La décision de la commissaire est-elle raisonnable?

  2. La décision de la commissaire a-t-elle enfreint l’équité procédurale?

[34] La demanderesse fait valoir que la première question doit être examinée en fonction de la norme de la décision raisonnable (Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 aux para 16-17, 23-25) (« Vavilov »). La demanderesse soutient que la question de l’équité procédurale doit être examinée en fonction de la norme de la décision correcte. Je suis de cet avis sur les deux points.

[35] Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable est un contrôle fondé sur la déférence, mais rigoureux (Vavilov, aux para 12 et 13). La cour de révision doit déterminer si la décision faisant l’objet du contrôle est transparente, intelligible et justifiée, y compris eu égard à son raisonnement et à son résultat (Vavilov, au para 15). Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti (Vavilov, au para 85) La question de savoir si la décision est raisonnable dépend du contexte administratif en cause, du dossier dont dispose le décideur et de l’incidence de la décision sur les personnes qui en subissent les conséquences (Vavilov, aux para 88-90, 94, 133-135).

[36] Pour qu’une décision soit jugée déraisonnable, le demandeur doit démontrer que la décision comporte des lacunes suffisamment capitales ou importantes (Vavilov, au para 100). Toutes les erreurs ou préoccupations relatives à une décision ne justifient pas une intervention. La cour de révision doit s’abstenir d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur et de modifier ses conclusions de fait à moins de circonstances exceptionnelles (Vavilov, au para 125). Les lacunes ou insuffisances ne doivent pas être simplement superficielles ou accessoires par rapport au fond de la décision ni être des « erreur[s] mineure[s] » (Vavilov, au para 100; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Mason, 2021 CAF 156 au para 36).

[37] En revanche, le contrôle selon la norme de la décision correcte ne commande aucune déférence. Dans le contexte de l’équité procédurale, la question centrale est celle de savoir si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances, y compris les facteurs énoncés aux paragraphes 21 à 28 de l’arrêt Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817 (Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), [2019] 1 RF 121 au para 54).

V. Analyse

[38] La demanderesse soutient que la commissaire a conclu de façon déraisonnable que les plaintes de M. Choudhary devaient faire l’objet d’une nouvelle instruction de la part du Tribunal, et a manqué à l’équité procédurale en demandant au Tribunal de procéder à une instruction commune des plaintes. À mon avis, la décision de la commissaire est à la fois raisonnable et équitable sur le plan procédural.

A. Renvoi au Tribunal pour un nouvel examen

[39] La demanderesse soutient que la décision de la commissaire de renvoyer les plaintes de M. Choudhary au Tribunal est fondée sur une preuve insuffisante. M. Choudhary a allégué qu’en juin 2018 Mme Campeau a dit qu’elle ne le [traduction] « voyait pas travailler très longtemps pour l’intimée, la nation Kinistin » et que [traduction] « ses antécédents n’allaient pas arranger sa situation ». La demanderesse soutient qu’il ne s’agit pas d’un fondement suffisant à l’allégation selon laquelle M. Choudhary a déposé sa plainte auprès du chef et du conseil, qui n’y ont pas répondu de façon adéquate, et que M. Choudhary n’a fourni aucun autre renseignement pour corroborer cette allégation. La demanderesse fait valoir qu’elle n’a connaissance d’aucun registre ou procès-verbal portant sur une rencontre entre M. Choudhary et le personnel de la demanderesse.

[40] La demanderesse soutient que la commissaire s’est appuyée à tort sur le fait que M. Nippi savait que M. Choudhary s’était plaint de [traduction] « quelque chose » pour conclure que certains membres du personnel étaient au courant des problèmes de discrimination ou de harcèlement de M. Choudhary en milieu de travail. La demanderesse a informé la Commission que M. Choudhary avait déposé des plaintes par le biais d’autres mécanismes et que, par conséquent, la plainte concernant [traduction] « quelque chose » aurait pu faire référence à l’une ou l’autre de ces plaintes. M. Nippi n’a pas affirmé qu’il était au courant d’une plainte concernant le traitement que subissait M. Choudhary en milieu de travail, et il ne fournit donc pas suffisamment d’éléments de preuve pour corroborer l’allégation de discrimination et de harcèlement formulée par M. Choudhary.

[41] La demanderesse invoque la décision de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt R c Khelawon, 2006 CSC 57, pour faire valoir que la preuve par ouï-dire est en grande partie inadmissible et que la commissaire a donc commis une erreur en s’appuyant sur la preuve par ouï-dire. La demanderesse souligne, en particulier, que l’agent a omis de communiquer avec Mme Campeau pour obtenir des commentaires, bien qu’elle ait été nommée dans les allégations de M. Choudhary, et a omis de vérifier le moment et l’endroit où Mme Campeau a formulé son commentaire à partir de l’entrevue effectuée avec Mme Morrison. La demanderesse soutient donc que le fait que la commissaire se soit appuyée sur de la preuve par ouï-dire rend la décision déraisonnable.

[42] La demanderesse n’a pas fait ressortir d’erreur susceptible de contrôle dans l’évaluation des plaintes de M. Choudhary effectuée par la Commission. La plupart des observations de la demanderesse concernant ce point contestent la véracité des allégations de M. Choudhary. Toutefois, tant la décision de la commissaire que le rapport de décision indiquent explicitement qu’à ce stade de l’instance, le rôle de la Commission n’est pas d’évaluer si les actes présumés ont eu lieu. Les motifs de l’agent indiquent explicitement que la Commission ne tranche pas la question de savoir si des actes discriminatoires ont eu lieu, mais seulement celle de savoir s’il existe un motif raisonnable de renvoyer la plainte au Tribunal aux fins de nouvel examen, compte tenu des facteurs pertinents. En cas de renvoi, il incombe au Tribunal de décider si des actes discriminatoires ont eu lieu ou non. Par conséquent, la demanderesse impose à la Commission un fardeau d’appréciation de la preuve plus élevé, ce qui dépasse le mandat qui lui a réellement été confié. Les motifs de la commissaire et le raisonnement suivi par l’agent dans l’élaboration du rapport fournissent tous deux une justification transparente et intelligible pour en arriver à la conclusion de renvoyer les plaintes au Tribunal (Vavilov, au para 15).

[43] Il n’appartient pas non plus à la Cour d’apprécier à nouveau la preuve dont disposait le décideur (Vavilov, au para 125). Dans ses observations, la demanderesse demande à la Cour d’apprécier à nouveau les renseignements fournis par les témoins et d’en arriver à sa propre conclusion quant à la question de savoir s’il existe un motif raisonnable de procéder à un nouvel examen relativement aux allégations faites par M. Choudhary. Il s’agit d’une plainte au sujet du résultat définitif et non du caractère raisonnable de la décision dans son ensemble (Vavilov, au para 96).

B. Demande d’instruction commune des plaintes

[44] La demanderesse soutient que la commissaire a manqué à l’obligation d’équité procédurale en demandant au Tribunal d’instruire les deux plaintes en tant qu’instruction commune. La demanderesse soutient en outre que la Commission a manqué à l’obligation d’équité procédurale en omettant de prendre en compte l’alinéa 34(1)(1.2) de la LCDP, qui énonce que la LCDP doit être « interprétée et appliquée de manière à tenir compte des traditions juridiques et des règles de droit coutumier des Premières Nations ». La demanderesse soutient que la Commission a fait fi de façon déraisonnable de cette disposition en omettant de tenir compte de la politique de la KSN dans le cadre de son évaluation des allégations de M. Choudhary, et du droit d’appel précis que confère la politique de la KSN aux employés qui estiment avoir été lésés. La demanderesse fait remarquer que la Commission n’a pas aiguillé M. Choudhary vers ces procédures internes, et que M. Choudhary a omis d’interjeter appel au moyen de la politique la KSN.

[45] Je conclus que la décision n’a pas enfreint l’équité procédurale. La commissaire a expliqué de façon claire et intelligible la raison pour laquelle la plainte contre M. Scott a été incluse dans la plainte plus générale à l’encontre de la demanderesse; elle a affirmé que la plainte de M. Choudhary comprenait des allégations contre d’autres employés, que M. Choudhary alléguait que la demanderesse n’avait pas répondu de façon adéquate aux problèmes auxquels il était confronté en milieu de travail, et que la demanderesse avait, par la suite, omis de fournir à M. Choudhary un milieu de travail exempt de harcèlement. Pour ces motifs, la commissaire a conclu que les deux plaintes pouvaient être examinées dans le cadre d’une instruction commune. L’évaluation des allégations de M. Choudhary contre M. Scott est essentielle à l’évaluation des allégations contre la demanderesse en tant qu’employeur, et vice versa.

[46] Je ne suis pas non plus d’accord avec la demanderesse pour dire que la Commission a manqué à l’obligation d’équité procédurale en omettant de prendre en compte l’alinéa 34(1)(1.2) de la LCDP. Je conviens que cette disposition de la LCDP exige qu’il soit porté une attention particulière aux procédures de gouvernance interne des Premières Nations. Toutefois, la procédure d’appel contenue dans la politique de la KSN n’exige pas qu’un employé qui dépose une plainte en matière de discrimination le fasse au moyen de ce recours. En fait, la politique énonce explicitement que [traduction] « l’employé qui estime avoir été lésé par l’application de l’une ou l’autre des dispositions du présent manuel de politiques et procédures à l’intention du personnel peut engager la procédure d’appel ». La politique de la KSN ne fait qu’offrir une option interne à un employé s’il se sent lésé, et non un processus obligatoire qui, si l’employé n’y a pas recours, donne un fondement permettant de contester la crédibilité de ses allégations.

[47] Je ne crois pas que le fait que la Commission n’ait pas mentionné cette option qui est prévue dans la politique de la KSN équivaut à une violation de l’alinéa 34(1)(1.2) de la LCDP ou à un manque d’attention aux traditions juridiques et à la gouvernance des Premières Nations. Cette thèse n’est pas étayée par les éléments de preuve ou par les motifs donnés à l’appui de la décision. Il est inapproprié de contester les allégations de M. Choudhary au motif qu’il ne s’est pas prévalu de la procédure interne prévue dans la politique de la KSN. Ce n’est pas à cette l’étape de la procédure qu’il faut contester la crédibilité de la demande de M. Choudhary, et il est également inapproprié de lui reprocher ce qui aurait pu être une hésitation raisonnable d’engager une procédure d’appel mise en place par l’employeur contre lequel il dépose une plainte en premier lieu. Pour ces motifs, je conclus que la décision de la commissaire est équitable sur le plan de la procédure.

VI. Conclusion

[48] À mon avis, la décision de la commissaire de renvoyer les plaintes de M. Choudhary au Tribunal pour nouvel examen est raisonnable, et sa demande que le Tribunal examine les deux plaintes en tant qu’instruction commune est équitable sur le plan procédural. Ni l’une ni l’autre des parties n’a présenté d’observations concernant les dépens. La présente demande de contrôle judiciaire est par conséquent rejetée, sans frais.


JUGEMENT dans le dossier T-517-22

LA COUR STATUE que la présente demande de contrôle judiciaire est rejetée, sans frais.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-517-22

 

INTITULÉ :

KINISTIN SAULTEAUX NATION, REPRÉSENTÉE PAR SON CONSEIL c MOHAMMED CHOUDHARY ET LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

PAR VIDÉOCONFÉRENCE

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 NOVEMBRE 2022

 

JUGEMENT et motifs :

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS :

LE 22 FÉVRIER 2023

 

COMPARUTIONS :

Bruce J. Slkusar

 

POUR LA DEMANDERESSE (INTIMÉE)

 

PERSONNE N’A COMPARU

 

POUR LE DÉFENDEUR (PLAIGNANT),

MOHAMMED CHOUDHARY

 

PERSONNE N’A COMPARU

POUR LE DÉFENDEUR,

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bruce J. Slusar Law Office

Avocats

Saskatoon (Saskatchewan)

POUR LA DEMANDERESSE (INTIMÉE)

 

 

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