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Date : 20230222


Dossier : T-12-22

Référence : 2023 CF 257

[TRADUCTION FRANÇAISE]

Ottawa (Ontario), le 22 février 2023

En présence de madame la juge Pallotta

ENTRE :

KAREN TYLER

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I. Introduction

[1] Dans le cadre de la présente demande de contrôle judiciaire, Mme Karen Tyler sollicite l’annulation de la décision rendue le 1er décembre 2021 (la décision de 2021) par la Commission canadienne des droits de la personne (la Commission) de ne pas statuer sur une plainte dans laquelle elle allègue que son ancien employeur, l’Agence du revenu du Canada (l’ARC), avait fait preuve de discrimination à son endroit.

[2] La Commission a décidé de ne pas statuer sur la plainte de Mme Tyler pour deux raisons. Premièrement, elle a conclu, aux termes de l’alinéa 41(1)e) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H-6 (la LCDP), que la plainte de Mme Tyler était tardive, que Mme Tyler n’avait pas raisonnablement expliqué les raisons pour lesquelles les documents nécessaires avaient été communiqués tardivement, et que cela avait pu grandement nuire à la capacité de l’ARC de répondre. Deuxièmement, la Commission a conclu, aux termes de l’alinéa 41(1)d) de la LCDP, que la plainte de Mme Tyler était vexatoire, dans la mesure où la quasi-totalité de ses allégations de discrimination en matière de droits de la personne avait été traitée dans le cadre d’une autre procédure.

[3] Mme Tyler fait valoir que la décision de la Commission était déraisonnable. Mme Tyler soutient que la Commission n’avait aucune raison de refuser de statuer sur sa plainte au motif qu’elle était tardive, alors qu’elle a été déposée dans le délai prévu à l’alinéa 41(1)e) de la LCDP. Elle déclare que le fait que la Commission s’est appuyée sur les retards dans la communication de documents ainsi que sur les préjudices qu’ils ont causés à l’ARC était à la fois déraisonnable et inéquitable sur le plan procédural, notamment parce que la Commission n’avait pas fixé de date limite pour la communication de documents et qu’elle n’a pas tenu compte de l’incidence de son propre retard sur la capacité de l’ARC à répondre. Mme Tyler prétend que le refus de la Commission de statuer sur sa plainte au motif qu’elle était vexatoire était également déraisonnable, parce que la Commission n’a pas examiné ses arguments et ses éléments de preuve selon lesquels l’autre procédure n’avait pas substantiellement abordé toutes ses allégations de discrimination. L’ARC avait défini le mandat de l’enquêteur et avait délibérément exclu de la portée de l’enquête les principales allégations de discrimination qu’elle avait soulevées.

[4] Pour les motifs qui suivent, la présente demande sera accueillie. Je conclus que Mme Tyler a établi que la décision de la Commission de ne pas statuer sur sa plainte était déraisonnable et devrait être annulée.

II. Le contexte

[5] Mme Tyler était employée contractuelle au centre fiscal de l’ARC à Winnipeg. Selon Mme Tyler, les faits ayant donné lieu à sa plainte en matière de droits de la personne ont commencé à la fin de 2014, lorsqu’elle travaillait comme examinatrice d’allègement pour les contribuables, dans le cadre d’un contrat à durée déterminée qui prenait fin le 26 juin 2015. À ce titre, Mme Tyler travaillait sous la direction d’un chef d’équipe qui, à son tour, relevait d’un gestionnaire responsable de son unité.

[6] Mme Tyler déclare qu’elle a été en congé de maladie non payé du 22 avril au 31 juillet 2015. Elle allègue que, alors qu’elle s’apprêtait à reprendre le travail le 31 juillet 2015, l’ARC l’a informée de sa décision de ne pas la réembaucher et lui a dit que son contrat avait pris fin le 26 juin 2015.

[7] En septembre 2015, Mme Tyler a déposé auprès de la Commission une plainte de discrimination. Dans une lettre datée du 8 août 2017 (la décision de 2017), la Commission a avisé Mme Tyler qu’elle avait décidé de ne pas statuer sur sa plainte aux termes de l’alinéa 41(1)a) de la LCDP, parce qu’elle devrait d’abord épuiser les autres procédures qui lui étaient ouvertes. Selon la décision de 2017, Mme Tyler pouvait s’adresser à nouveau à la Commission dans les 30 jours suivant la fin de l’autre processus, si elle estimait que les questions relatives aux droits de la personne n’avaient pas été traitées de façon adéquate, et si elle souhaitait que la Commission réactive sa plainte. La Commission vérifierait ensuite si l’autre processus avait traité les questions relatives aux droits de la personne de façon adéquate, et déciderait de statuer ou non sur sa plainte.

[8] En novembre 2015, Mme Tyler a déposé une plainte de harcèlement auprès de l’ARC à l’encontre du chef d’équipe et du gestionnaire de l’unité, dans laquelle elle alléguait qu’une série de mesures prises à son encontre avaient abouti au refus de l’ARC de prolonger son contrat d’emploi ou de la réembaucher. L’ARC a retenu les services d’un enquêteur externe qui a rejeté la plainte à l’issue de son enquête, et a délivré un rapport final en octobre 2017 (le rapport de l’enquêteur).

[9] Le 1er novembre 2017, Mme Tyler a écrit à la Commission pour lui demander de procéder à l’instruction de sa plainte. Elle a fait un suivi le 26 novembre 2017. Les 18 janvier et 8 février 2018, un analyste de la Commission (l’analyste) a envoyé des courriels à Mme Tyler pour lui demander de lui faire parvenir une copie du rapport de l’enquêteur. Mme Tyler lui a répondu qu’elle n’avait pas pu obtenir une copie électronique du rapport et qu’elle ne pouvait pas le numériser elle-même. Elle a affirmé qu’elle transmettrait le rapport à l’analyste dans les 24 à 48 heures. Mme Tyler croit avoir demandé à son époux d’envoyer le rapport de l’enquêteur à la Commission, mais elle n’a aucun document confirmant sa livraison.

[10] Mme Tyler a ensuite communiqué avec la Commission plus d’un an plus tard, soit en mars 2019. Elle s’est entretenue avec un représentant qui lui a dit que la Commission n’avait pas reçu le rapport de l’enquêteur. Mme Tyler a tenté d’envoyer le rapport par courriel. Le représentant lui a dit que le fichier était trop volumineux pour être envoyé par courriel, et que Mme Tyler devait l’envoyer par télécopieur ou par la poste. Mme Tyler a envoyé le rapport par télécopieur en avril 2019.

[11] Mme Tyler a fait un suivi auprès de la Commission en juin 2019. Après un échange, l’analyste lui a écrit, en juillet 2019, que la plainte serait réactivée et qu’elle passerait à l’étape suivante du processus.

[12] Aucune autre mesure n’a été prise pendant plus d’un an. Lorsque Mme Tyler a fait un suivi, elle a été informée que son dossier était [traduction] « dans la file d’attente » pour être assigné à un agent en vue d’un examen, ce qui pourrait prendre plusieurs mois.

[13] En novembre 2020, la Commission a envoyé à Mme Tyler une copie des observations écrites de l’ARC, et l’a invitée à y répondre. L’ARC avait fourni ses observations à la Commission des mois auparavant, soit en janvier 2020. Mme Tyler a soumis sa réponse à ces observations en décembre 2020.

[14] Le 1er septembre 2021, un agent (l’agent) a délivré un rapport, dans lequel il recommandait que la Commission ne statue pas sur la plainte de Mme Tyler, au titre des alinéas 41(1)d) et e) de la LCDP (rapport relatif aux articles 40 et 41). Il est déclaré dans ce rapport que son but est d’aider les commissaires à prendre une décision sur les mesures qui devraient être prises dans le cadre de la plainte. Il y est déclaré que les commissaires peuvent accepter ou rejeter les recommandations qui y sont formulées, et qu’ils prendraient leur propre décision, en fonction des renseignements contenus dans le rapport et de ceux fournis par les parties, en réponse au rapport. Les deux parties ont déposé des observations en réponse.

[15] Le 7 décembre 2021, la Commission a avisé Mme Tyler de sa décision de ne pas statuer sur sa plainte.

[16] La décision de 2021 est succincte. Elle est libellée ainsi :

[traduction]

Avant de rendre sa décision, la Commission a examiné le formulaire de plainte, le rapport pour décision et les observations que les parties avaient déposées en réponse au rapport pour décision. Après avoir examiné ces éléments, la Commission décide, aux termes de l’alinéa 41(1)e) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, de ne pas statuer sur la plainte pour les motifs suivants :

  • elle est tardive;

  • la plaignante n’a fourni aucune explication raisonnable en ce qui concerne les raisons pour lesquelles les documents nécessaires ont été communiqués tardivement;

  • l’intimée pourrait subir un grave préjudice en ce qui concerne sa capacité à répondre à la plainte en raison du dépôt tardif.

La Commission décide en outre, aux termes de l’alinéa 41(1)d) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, de ne pas statuer sur la plainte, parce que l’autre procédure a traité la quasi-totalité des allégations de discrimination dans le cadre de la plainte, et que cette dernière est vexatoire. Dans le cadre de cette autre procédure, le décideur avait compétence pour se prononcer sur les questions relatives aux droits de la personne, et la plaignante a eu la possibilité de présenter toutes ses allégations relatives aux droits de la personne.

III. Les questions en litige et la norme de contrôle

[17] Les questions en litige dans la présente demande sont de savoir si la décision de 2021 était déraisonnable, et si la Commission a agi à l’encontre des principes d’équité procédurale.

[18] Le caractère raisonnable de la décision de 2021 est examiné conformément aux lignes directrices énoncées par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration) c Vavilov, 2019 CSC 65 [Vavilov], au para 77. Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable est un contrôle fondé sur la déférence, mais rigoureux : Vavilov, aux para 12, 13, 75, 85. En appliquant la norme de la décision raisonnable, la cour de révision doit se demander si une décision possède les caractéristiques d’une décision raisonnable, soit la justification, la transparence et l’intelligibilité : Vavilov, au para 99. Une décision raisonnable doit être fondée sur une analyse intrinsèquement cohérente et rationnelle et est justifiée au regard des contraintes juridiques et factuelles auxquelles le décideur est assujetti : Vavilov, au para 85. Il incombe à la partie qui conteste la décision d’en démontrer le caractère déraisonnable : Vavilov, au para 100.

[19] L’allégation de Mme Tyler selon laquelle elle a été privée de son droit à l’équité procédurale est examinée selon une norme qui s’apparente à la norme de la décision correcte : Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69 [Chemin de fer Canadien Pacifique] au para 54. L’obligation d’équité procédurale est « éminemment variable », intrinsèquement souple et tributaire du contexte : Vavilov, au para 77, citant, entre autres arrêts, Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RSC 817 [Baker] aux para 22, 23. La question principale est de savoir si la procédure était équitable, eu égard à l’ensemble des circonstances : Chemin de fer Canadien Pacifique, au para 54.

IV. Analyse

A. La Commission a-t-elle commis une erreur en décidant de ne pas statuer sur la plainte de Mme Tyler aux termes de l’alinéa 41(1)e)?

[20] Mme Tyler soutient qu’il était incohérent que la Commission s’appuie sur l’alinéa 41(1)e) de la LCDP. Cet alinéa exige que la Commission statue sur une plainte, à moins que celle-ci « ait été déposée après l’expiration d’un délai d’un an après le dernier des faits sur lesquels elle est fondée, ou de tout délai supérieur que la Commission estime indiqué dans les circonstances ». Mme Tyler affirme avoir déposé sa plainte dans ce délai.

[21] Mme Tyler soutient que la décision de 2021 n’énonce aucune date limite qu’elle n’aurait pas respectée. Selon la décision de 2017, elle pouvait, dans les 30 jours suivant le rapport de l’enquêteur, demander que la plainte soit réactivée, et elle a demandé une réactivation dans le délai prescrit. Mme Tyler soutient que la décision de la Commission de rejeter sa plainte au motif d’un retard dans la communication du rapport de l’enquêteur était déraisonnable, car l’alinéa 41(1)e) de la LCDP n’autorise pas la Commission à rejeter une plainte au motif qu’un document a été présenté en retard. En outre, la Commission a violé les principes d’équité procédurale, parce qu’elle a omis de communiquer à Mme Tyler une date limite pour fournir le rapport de l’enquêteur, et ne l’a pas prévenue qu’un retard dans la communication de celui-ci pourrait entraîner le refus de statuer sur sa plainte.

[22] Mme Tyler déclare également que la Commission a commis une erreur en s’appuyant sur les conclusions erronées de l’agent, selon lesquelles elle n’avait pas fourni d’explication raisonnable quant au retard dans la communication des documents nécessaires, et selon lesquelles ce retard pourrait grandement nuire à la capacité de l’ARC de répondre. L’agent en est arrivé à ces conclusions lorsqu’il a examiné la question de savoir s’il devait exercer un pouvoir discrétionnaire afin de [traduction] « prolonger le délai fixé par la Commission »; toutefois, Mme Tyler affirme qu’elle n’a pas omis de respecter le délai fixé par la Commission et que l’agent n’avait aucune raison de se demander s’il fallait prolonger un délai qui n’existait pas. En outre, l’agent n’a pas tenu compte de faits cruciaux. Il a conclu que Mme Tyler n’avait fourni aucune explication raisonnable relativement au retard dans l’envoi du rapport de l’enquêteur, sans tenir compte du fait qu’elle croyait l’avoir envoyé lorsque l’analyste le lui avait demandé. De plus, l’agent a conclu que le retard de Mme Tyler pouvait grandement nuire à la capacité de l’ARC de répondre, sans tenir compte du retard qui était imputable à la Commission, notamment : neuf mois pour informer l’ARC de la lettre du 1er novembre 2017, dans laquelle Mme Tyler demandait la réactivation de sa plainte; quinze mois pour communiquer avec Mme Tyler après avoir reçu une copie du rapport de l’enquêteur, pour lui demander de répondre aux observations de l’ARC que la Commission avait reçues dix mois plus tôt; neuf mois pour fournir le rapport relatif aux articles 40 et 41, après avoir reçu les observations des parties.

[23] Le défendeur soutient que la Commission a droit à une très grande déférence dans l’exercice de sa fonction d’examen préalable, et qu’elle a exercé son pouvoir discrétionnaire de manière raisonnable lorsqu’elle a refusé de statuer sur la plainte, aux termes de l’alinéa 41(1)e) de la LCDP. Bien que la plainte de Mme Tyler ait été déposée dans le délai prescrit d’un an, il était raisonnable que la Commission considère qu’elle a tardé à fournir les renseignements nécessaires permettant de vérifier si un autre processus avait traité ses allégations de discrimination de façon adéquate. Le défendeur soutient que la Commission a aussi raisonnablement tenu compte de l’effet préjudiciable du retard sur l’ARC; il souligne que certaines des raisons pour lesquelles un délai est imposé à l’alinéa 41(1)e) concernent la protection de la capacité de recueillir des éléments de preuve crédibles, d’assurer l’équité envers les intimés et de faire en sorte que les plaignants fassent preuve de diligence raisonnable. Le défendeur affirme que la capacité de l’ARC à présenter une défense pleine et entière a été minée, parce que quatre témoins, dont le chef d’équipe et le gestionnaire d’unité, ne travaillaient plus à l’ARC.

[24] Je suis d’accord avec Mme Tyler pour dire que la Commission a conclu de manière déraisonnable que sa plainte était tardive. Dans le rapport relatif aux articles 40 et 41, il est accepté que Mme Tyler a déposé sa plainte dans l’année suivant le dernier acte allégué de discrimination, et il n’est fourni aucun fondement qui justifierait le rejet de la plainte de Mme Tyler aux termes de l’alinéa 41(1)e) de la LCDP. Il s’agit d’une lacune suffisamment grave qui rend déraisonnable la conclusion de la Commission au titre de l’alinéa 41(1)e).

[25] De plus, je suis d’accord avec Mme Tyler pour dire que la Commission s’est appuyée de façon déraisonnable sur les conclusions de l’agent quant au retard dans la communication du rapport de l’enquêteur, et de son incidence sur l’ARC. La déclaration de l’agent selon laquelle [traduction] « la question en litige que la Commission doit trancher est de savoir si elle doit exercer son pouvoir discrétionnaire en prorogeant le délai fixé par la Commission » n’est pas cohérente : Vavilov, aux para 102-104.

[26] Dans le rapport relatif aux articles 40 et 41, l’agent déclare que Mme Tyler savait le 12 février 2018 qu’elle devait fournir une copie du rapport de l’enquêteur, mais qu’elle a attendu plus d’un an avant de communiquer de nouveau avec la Commission. Il ajoute que Mme Tyler [traduction] « n’a fourni aucune explication raisonnable » relativement aux raisons qui l’avaient empêchée, pendant plus d’un an, d’envoyer le rapport de l’enquêteur ou de communiquer avec la Commission au sujet de sa plainte. L’agent ne mentionne pas que la Commission avait fixé un délai d’un an, ou tout autre délai, pour que Mme Tyler fournisse une copie du rapport de l’enquêteur.

[27] Selon le résumé des observations des parties fait par l’agent, l’ARC était d’avis que la plainte de Mme Tyler était tardive, parce que l’ARC avait été avisée que Mme Tyler avait réactivé sa plainte en août 2019 [traduction] « bien au-delà du délai de 30 jours » prévu dans la décision de 2017. L’ARC a fait valoir que le fait d’autoriser un tel retard serait préjudiciable, car l’absence de témoins clés aurait une incidence sur sa capacité à répondre. Toutefois, dans le rapport relatif aux articles 40 et 41, il est accepté que Mme Tyler a communiqué avec la Commission pour demander la réactivation de sa plainte dans le délai prescrit de 30 jours. S’il s’agissait du [traduction] « délai fixé par la Commission », Mme Tyler l’a respecté, et le retard dont s’est plainte l’ARC était en fait le retard de la Commission à aviser l’ARC.

[28] Le rapport relatif aux articles 40 et 41 et la décision de 2021 ne permettent pas de conclure que le délai prévu à l’alinéa 41(1)e), ou un délai fixé par la Commission, n’a pas été respecté, ou d’exiger de la Commission qu’elle examine s’il y a lieu d’exercer son pouvoir discrétionnaire afin de proroger un délai qui n’a pas été respecté. Mme Tyler a démontré que le refus de la Commission de statuer sur sa plainte aux termes de l’alinéa 41(1)e) était déraisonnable. Compte tenu de cette conclusion, il n’est pas nécessaire de se pencher sur les arguments de Mme Tyler en matière d’équité procédurale.

B. La Commission a-t-elle commis une erreur en décidant de ne pas statuer sur la plainte de Mme Tyler aux termes de l’alinéa 41(1)d)?

[29] Mme Tyler soutient que la conclusion de la Commission selon laquelle sa plainte avait été traitée de façon adéquate dans le cadre d’une autre procédure n’était ni justifiée ni rationnelle à la lumière des faits et du droit dont elle disposait. Elle fait valoir que les décisions relatives à l’article 41 sont rendues dès les premières étapes du processus, que la Commission ne devrait déclarer une plainte irrecevable que dans les cas les plus évidents et que les allégations de fait contenues dans sa plainte auraient dû être tenues pour avérées : Conroy c Institut professionnel de la fonction publique du Canada, 2012 CF 887 [Conroy] aux para 30‑33.

[30] Mme Tyler affirme qu’il n’était pas évident qu’il devait être mis fin de façon précoce à sa plainte comme vexatoire, aux termes de l’alinéa 41(1)d), en fonction du caractère adéquat du processus d’enquête de l’ARC. Elle avait expliqué la raison pour laquelle le processus de l’ARC était inadéquat, notamment parce qu’il n’avait pas traité de son allégation selon laquelle le refus de l’ARC de la réembaucher constituait un acte discriminatoire. Selon Mme Tyler, il était significatif que cette allégation ait été exclue du mandat de l’enquêteur de l’ARC, parce que le refus de la réembaucher la privait de plus de cinq ans de service continu et de prestations accumulées.

[31] Mme Tyler déclare que la Commission s’est appuyée sur le rapport relatif aux articles 40 et 41 sans examiner ses arguments et ses éléments de preuve concernant les renseignements inexacts qu’il contenait. Bien qu’il soit courant que la Commission ne motive pas ses décisions ou prononce des motifs succincts indépendamment du rapport d’un agent relatif aux articles 40 et 41, Mme Tyler soutient que le fait [traduction] « d’approuver machinalement » le rapport relatif aux articles 40 et 41 n’était pas raisonnable dans les circonstances de sa plainte. Ses arguments et ses éléments de preuve concernant les lacunes du rapport relatif aux articles 40 et 41 étaient, pour utiliser les termes de la Cour, au paragraphe 40 de la décision Conroy, « suffisamment sérieux pour mériter qu’on les étudie plus avant, ou à tout le moins, pour qu’on les mentionne dans la décision de la Commission ». Mme Tyler affirme que le fait que la Commission ait omis de se pencher sur ses arguments rend la décision déraisonnable.

[32] Par exemple, en ce qui concerne le refus de l’ARC de la réembaucher, Mme Tyler affirme que l’agent a conclu qu’il n’était [traduction] « pas clair pourquoi [Mme Tyler] n’a[vait] pas soulevé cette question » dans le cadre de l’autre processus, alors qu’elle l’avait effectivement fait. L’ARC était chargée de définir le mandat de l’enquêteur et a délibérément exclu de sa portée les allégations relatives à la décision de ne pas la réembaucher. Elle avait aussi souligné que l’enquêteur de l’ARC n’avait pas apprécié la crédibilité ni tiré de conclusions de fait. Mme Tyler soutient que le fait que la Commission n’ait pas examiné ses principales observations était contraire au principe relatif aux motifs adaptés aux questions et préoccupations soulevées qui est énoncé dans l’arrêt Vavilov, et remet en question le fait que la Commission se soit montrée attentive et réceptive à ses observations.

[33] Mme Tyler s’appuie sur la jurisprudence de la Cour dans des affaires portant sur l’article 44 (c’est-à-dire la deuxième étape de contrôle de la Commission, lorsque celle-ci décide de renvoyer une plainte au Tribunal canadien des droits de la personne, après la tenue d’une enquête), selon laquelle il est inapproprié que la Commission fournisse une réponse courte sous forme de lettre type lorsqu’un plaignant a soulevé des erreurs factuelles importantes dans le rapport fondé sur l’article 44. Dans un tel cas, la Commission doit soit renvoyer l’affaire pour une enquête approfondie, soit fournir des motifs clairs quant aux raisons pour lesquelles il est inutile de procéder à une enquête approfondie : Egan c Canada (Procureur général), 2008 CF 649 aux para 13-15, et Dupuis c Canada (Procureur général), 2010 CF 511 aux para 16, 22; Herbert c Canada (Procureur général), 2008 CF 969 [Herbert] au para 26. Mme Tyler souligne le passage suivant tiré de la décision Herbert, au paragraphe 26 :

[…] Lorsque les parties, dans leurs observations au sujet du rapport, ne contestent pas les conclusions de fait tirées par l’enquêteur, mais présentent simplement des arguments pour obtenir une conclusion différente, il n’est pas inapproprié pour la Commission de fournir une réponse courte sous forme de lettre type. Cependant, lorsque ces observations font état d’omissions importantes ou substantielles dans l’enquête et étayent ces affirmations, la Commission doit mentionner ces divergences et préciser pourquoi, à son avis, elles ne sont pas importantes ou ne suffisent pas à mettre en doute la recommandation de l’enquêteur; sinon, on ne peut que conclure que la Commission n’a pas du tout pris en considération ces observations. […]

[34] Mme Tyler affirme que la Cour a accepté le fait que des principes similaires s’appliquaient dans le cadre du processus d’examen préalable et des rapports fondés sur les articles 40 et 41 : Conroy, aux para 38, 39-41; Hicks c Canada (Procureur général), 2008 CF 1059 au para 24.

[35] Le défendeur soutient que l’agent a soigneusement analysé la question de savoir si les éléments centraux de la plainte de Mme Tyler avaient été traités de manière adéquate dans le cadre d’une autre procédure, selon les facteurs énoncés dans l’arrêt Colombie-Britannique (Workers’ Compensation Board) c Figliola, 2011 CSC 52, c’est-à-dire : i) s’il existait une compétence concurrente pour statuer sur les questions relatives aux droits de la personne; ii) si la question juridique tranchée au moyen d’un autre processus était essentiellement la même que celle soulevée dans la plainte relative aux droits de la personne; iii) la Commission a-t-elle offert la possibilité à la plaignante de connaître les éléments invoqués contre elle et de les réfuter? L’agent a conclu que la tentative de Mme Tyler de remettre en litige les différentes questions de discrimination était vexatoire; il a souligné que l’enquêteur de l’ARC avait le pouvoir de traiter les allégations relatives aux droits de la personne, qu’il a examiné la majorité des allégations que Mme Tyler tentait de soulever devant la Commission et qu’il a suivi un processus équitable, semblable à celui qui est prévu par la LCDP. En ce qui concerne la décision de l’ARC de ne pas réembaucher Mme Tyler, le défendeur soutient que l’agent a conclu que ces allégations étaient liées à d’autres allégations concernant l’évaluation du rendement au travail de Mme Tyler, lesquelles ont été prises en compte dans l’enquête de l’ARC.

[36] Le défendeur soutient que les motifs de la Commission étaient adéquats et complets. Le décideur n’est pas tenu de tirer une conclusion explicite sur toutes les questions dont il est saisi; si les motifs permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du décideur et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables, la décision est raisonnable : Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62 aux para 14-16. Le défendeur soutient que le rapport relatif aux articles 40 et 41 traitait des points centraux et que le dossier étaye amplement la décision de 2021 de la Commission.

[37] Je conclus que Mme Tyler a établi que le refus de traiter sa plainte au titre de l’alinéa 41(1)d) de la LCDP était déraisonnable. Mme Tyler avait soulevé des questions importantes et substantielles concernant les conclusions et les recommandations contenues dans le rapport relatif aux articles 40 et 41. Mis à part l’affirmation selon laquelle la Commission s’est penchée sur les observations des parties au sujet du rapport relatif aux articles 40 et 41, dans la décision de 2021, il n’a pas été pris en compte les arguments principaux formulés par Mme Tyler et on n’y a pas été sensible : Vavilov, aux para 127, 128; Conroy, aux para 38-40.

[38] Dans le rapport relatif aux articles 40 et 41, l’agent a pris acte du fait que l’allégation de Mme Tyler selon laquelle l’ARC avait refusé de la réembaucher ou de prolonger son contrat de travail pour des motifs de distinction illicite [traduction] « n’a[vait] pas été soulevée » dans le cadre de l’enquête de l’ARC, mais il a conclu qu’il n’était [traduction] « pas clair pourquoi la plaignante n’a[vait] pas soulevé cette question » et que [traduction] « la plaignante était tenue de s’assurer que toutes les questions relatives aux droits de la personne avaient été soulevées ». Je suis d’accord avec Mme Tyler pour dire qu’il était déraisonnable pour la Commission de s’appuyer sur ces conclusions sans tenir compte de ses observations selon lesquelles l’agent avait tort. Elle avait fait essentiellement valoir qu’elle avait soulevé la question et qu’il ne fallait pas lui reprocher un choix fait par l’ARC, l’organisme qui, selon elle, avait fait preuve de discrimination à son endroit, d’exclure une question qu’elle avait soulevée quant à la portée d’un mandat d’enquête que l’ARC contrôlait.

[39] L’agent a poursuivi en déclarant que les allégations concernant le refus de l’ARC de réembaucher Mme Tyler étaient [traduction] « liées à » une série d’allégations de harcèlement et de remarques discriminatoires au sujet de son rendement au travail et que, dans ce cas, le défaut prétendu de la réembaucher était la conséquence ultime des autres allégations de Mme Tyler. Par conséquent, l’agent a conclu que la question fondamentale relative aux droits de la personne concernant la question de savoir si l’ARC [traduction] « a[vait] traité la plaignante de façon défavorable en s’appuyant sur un ou plusieurs des motifs discriminatoires prévus dans la Loi » avait été examinée dans le cadre de l’autre processus. Le défendeur soutient que les conclusions de l’agent à cet égard constituaient un fondement indépendant qui appuyait la recommandation de ne pas statuer sur la plainte aux termes de l’alinéa 41(1)d).

[40] L’argument du défendeur ne me convainc pas. Bien qu’il ne soit pas clair pourquoi l’agent a cru que des questions qui avaient été exclues du processus d’enquête de l’ARC avaient néanmoins été traitées par ce processus, je suis d’accord avec Mme Tyler pour dire que, lorsque les conclusions sont lues dans leur contexte, il ne semble pas que l’agent ait présenté d’autres éléments pour étayer un refus fondé sur l’alinéa 41(1)d).

[41] J’ajouterais que la décision de 2021 ne mentionne ni ne donne à entendre que la Commission croyait que l’agent fournissait des fondements indépendants pour recommander que la plainte soit rejetée aux termes de l’alinéa 41(1)d). En tout état de cause, la décision de 2021 ne mentionne pas que la Commission ne souscrivait pas aux conclusions de l’agent ou ne s’est appuyée que sur certaines d’entre elles pour étayer sa décision; au contraire, les motifs justifiant le rejet de la plainte par la Commission, aux termes de l’alinéa 41(1)d), semblent concorder avec ceux de l’agent énoncés dans le rapport relatif aux articles 40 et 41. Rien n’indique que les motifs de la Commission diffèrent de ceux de l’agent en raison des observations de Mme Tyler contestant la recommandation de l’agent.

[42] En résumé, Mme Tyler a établi que la Commission avait refusé de façon déraisonnable de statuer sur sa plainte aux termes de l’alinéa 41(1)d). La Commission a donné suite à la recommandation contenue dans le rapport relatif aux articles 40 et 41, sans examiner les arguments et les éléments de preuve, présentés par Mme Tyler, lesquels contestaient l’analyse et la recommandation de l’agent. Le fait que la Commission n’ait pas traité ces observations, qui étaient importantes, étayées par des éléments de preuve et essentielles à la plainte de Mme Tyler, a rendu déraisonnable le refus de la Commission de statuer sur la plainte de Mme Tyler aux termes de l’alinéa 41(1)d).

V. Conclusion

[43] Mme Tyler a établi que la décision de 2021 de ne pas statuer sur sa plainte aux termes des alinéas 41(1)d) et e) de la LCDP était déraisonnable.

[44] Mme Tyler demande que l’affaire soit renvoyée à la Commission, accompagnée de directives visant à ce que celle-ci accepte sa plainte comme ayant été déposée dans les délais qu’elle avait prescrits. Il n’est pas manifeste à mes yeux que ce résultat soit inévitable : Vavilov, aux para 141, 142. L’affaire sera renvoyée à la Commission pour nouvelle décision, sans directives d’en arriver à un résultat donné.

[45] Les parties se sont entendues sur les dépens dans le cadre de la présente demande. Par conséquent, la Cour n’est pas tenue de se prononcer sur les dépens.


JUGEMENT dans le dossier T-12-22

LA COUR STATUE :

  1. La demande est accueillie;

  2. La décision 2021 de la Commission est annulée;

  3. L’affaire est renvoyée à la Commission pour nouvelle décision;

  4. Compte tenu de l’entente entre les parties, aucune décision n’est rendue quant aux dépens.

« Christine M. Pallotta »

Juge

Traduction certifiée conforme

C Laroche

 


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-12-22

 

INTITULÉ :

KAREN TYLER c LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TENUE PAR VIDÉOCONFÉRENCE

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 NOVEMBRE 2022

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE PALLOTTA

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

 

LE 22 FÉVRIER 2023

 

COMPARUTIONS :

Amanda Montague-Reinholdt

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Geneviève Tremblay-Tardif

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

RavenLaw LLP

Avocats

Ottawa (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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